au Moyen-Orient - ULB

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LES FRONTIÈRES DU MOYEN-ORIENT À L’HEURE DE DAECH
g é o p o l i t i q u e , g é o é c o n o m i e , g é o s t r at é g i e e t s o c i é t é s d u m o n d e a r a b o - m u s u l m a n
Magazine trimestriel • Numéro 28
Octobre-Décembre 2015 • 10,95 €
Les États-Unis au Moyen-Orient
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Quel avenir après l’accord sur le nucléaire ?
WWW.MOYENORIENT-PRESSE.COM
république islamique d’iran
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A : 12.50 €, BEL : 12 €, CDN : 16.50 $, CH : 20 FS, D : 12 €, DOM : 11.50 €, MAR : 130 MAD, TOM : 1500 CFP, PORT. Cont. : 12 €
Une influence en déclin ?
Sommaire
Moyen-Orient no 28 • Octobre-Décembre 2015
10
© UN Photo/Mark Garten
6 Actualités - Agenda
10 Regard de Mohammad-Reza Djalili et
Thierry Kellner sur l’Iran
DOSSIER ÉTATS-UNIS
15
16 Repères États-Unis : Cartographie
18 Obama au Moyen-Orient : une diplomatie de l’instant
Entretien avec Charles-Philippe David
23 Repères politique : Le lobbying aux États-Unis :
quand le Moyen-Orient joue le jeu de Washington
15
© AFP Photo/Mandel Ngan
Julian Pecquet
26 Les États-Unis et la Syrie : une diplomatie
de l’incompréhension
Matthieu Rey
32 La révolution égyptienne selon Washington :
un soutien aveugle à l’autoritarisme ?
Chaymaa Hassabo
38 Repères défense : Quel avenir stratégique
pour la Ve flotte américaine à Bahreïn ?
Jean-Loup Samaan
42Les États-Unis et le conflit israélo-arabe :
une valse à quatre temps
Antoine Coppolani
60
© AFP Photo/Safin Hamed
48Le Moyen-Orient : la nouvelle « mission »
des évangéliques américains
Fatiha Kaouès
54 Repères culture : La « diplomatie du hip-hop » :
un soft power américain dans les pays musulmans
Hisham Aidi
56 Les Arabes et le Moyen-Orient
dans le cinéma américain
Entretien avec Laurence Michalak
GÉOPOLITIQUE
60
60L’état des frontières au Moyen-Orient
84
© Shutterstock/Eugene Sergeev
Entretien avec Richard Schofield
66 Le Sud-Liban, un espace structuré par
les confrontations
Daniel Meier
72 Quelles frontières pour Ninive ? Rapports de
force dans une région irakienne stratégique
Cyril Roussel
78 Le pont Allenby : la « porte de sortie » des Palestiniens
Véronique Bontemps
VILLES
84
84 Métropole du Golfe confessionnalisée :
Manama, capitale de Bahreïn
92
© Futuropolis
Jean-Paul Burdy
BD • LIVRES • WEB
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
92
5
de Mohammad-Reza
Djalili et Thierry
Kellner sur l’Iran
© DR
© DR
Regard
Respectivement
professeur émérite
à l’Institut de hautes études
internationales et du développement
de Genève et maître de conférences du
département de science politique de
l’université libre de Bruxelles (ULB).
Ils ont cosigné plusieurs ouvrages, le
dernier étant L’Iran (La Boétie, 2013)
Le 14 juillet 2015, un accord sur le nucléaire iranien été trouvé après
douze ans
de négociations. Pouvez-vous analyser les principaux points
de ce texte ?
L’accord se compose d’un texte central et de cinq annexes : c’est un document de 159 pages très détaillé. En reconnaissant
à l’Iran le droit à l’enrichissement de l’uranium, il prévoit la mise en place d’une coopération dans le domaine du nucléaire
pacifique et plafonne pendant dix ans le nombre de ses centrifugeuses à 5 060 (contre 19 000). Seuls les modèles les plus
anciens sont autorisés. Pendant quinze ans, le pays ne pourra pas conserver sur son territoire plus de 300 kilogrammes
d’uranium enrichi à moins de 3,67 % sous forme d’UF6 (hexafluorure d’uranium). L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pourra vérifier pendant vingt ans son parc de centrifugeuses et durant vingt-cinq ans sa production de concentré d’uranium. L’Iran s’engage à mettre en œuvre et à ratifier le Protocole additionnel, qui permet des inspections de l’AIEA.
Toutes les étapes du cycle du combustible et de la filière d’approvisionnement nucléaire seront monitorées. Et Téhéran
autorise une enquête sur son programme passé.
En contrepartie, les sanctions adoptées par l’Union européenne et les États-Unis visant les secteurs de la finance, de l’énergie
et du transport seront levées dès la mise en œuvre par l’Iran de ses engagements, attestée par un rapport de l’AIEA. Ce devrait
être fait début 2016. La même procédure sera suivie pour lever les six résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des
Nations unies contre l’Iran depuis 2006. Les mesures liées à la lutte contre la non-prolifération nucléaire contenues dans ces
résolutions sont cependant maintenues pendant dix ans ou jusqu’à ce que l’AIEA ait attesté le caractère pacifique du programme iranien. Si Téhéran ne respecte pas de manière significative l’un ou l’autre de ses engagements, les sanctions seront
remises en place quasi automatiquement. Celles relatives aux missiles balistiques et aux importations d’armes offensives
sont maintenues.
Les sanctions ont eu un coût important sur la société. Quels ont
été
leurs effets ? Comment les autorités du pays vont-elles gérer
l’ouverture économique ?
On l’oublie souvent, mais structurellement, l’économie iranienne souffre de décennies de mauvaise gestion. Celle-ci serait
responsable de 80 % des difficultés économiques de l’Iran (1). Et ses effets ont été renforcés par les conséquences combinées
des sanctions et de la chute importante des prix du pétrole. Les exportations iraniennes de brut ont été divisées par deux,
passant de 2,53 millions de barils par jour en 2011 à 1,10 million en 2014, selon l’OPEP, alors que les prix se contractaient,
accentuant d’autant les contraintes pesant sur une économie toujours dépendante du secteur pétrolier malgré des essais
de diversification. Le coût des sanctions au cours de ces dix dernières années a été évalué à 480 milliards d’euros, soit
une année de PIB de l’Iran. L’inflation est montée jusqu’à 45 % en juin 2013, selon le Fonds monétaire international (FMI),
10
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
© AFP Photo/Atta Kenare
© Xinhua/Yin Bogu
© UN Photo/Mark Garten
« Avec la signature de l’accord du 14 juillet 2015, les
perspectives économiques pourraient s’améliorer. […]
Téhéran a laissé entendre qu’il se préparait à ouvrir une
« nouvelle page » dans ses relations avec le monde ».
la valeur de la monnaie nationale a été divisée
par trois par rapport au dollar et la récession
a été de 6,6 % en 2012. Tout cela a amené à
une prise de conscience du coût exorbitant du
programme nucléaire.
Avec la signature de l’accord du 14 juillet 2015, les perspectives économiques pourraient s’améliorer. Une partie des avoirs
iraniens gelés à l’étranger pourraient être libérés, un montant qui varie de 50 milliards à 150 milliards de dollars selon les
estimations. Ce serait une bouffée d’oxygène. Téhéran a laissé entendre qu’il se préparait à ouvrir une « nouvelle page » dans
ses relations économiques avec le monde. La compagnie nationale de pétrole (NIOC) prévoit de lancer des appels d’offres
pour 40 projets après la levée des sanctions. Les investisseurs internationaux, y compris occidentaux, sont intéressés par les
potentialités iraniennes, mais, prudents, il n’est pas sûr qu’ils se précipitent dans le pays (2). C’est pourtant ce que Hassan
Rohani espère afin de consolider sa position face à ses critiques conservateurs, en montrant notamment à la population qui
l’a porté au pouvoir, mais aussi à ceux qui, au sein de l’élite politique iranienne, restent sceptiques, les dividendes économiques que peut produire cet accord.
Finalement, étant données ses faiblesses structurelles, la relance réelle de l’économie prendra du temps. Avec la levée des
sanctions, elle pourrait croître de 3 à 7 %, ce qui est insuffisant pour réduire le taux de chômage (officiellement de 10,3 % en
2014, mais sans doute plus proche de 20 %). Il ne faut pas non plus oublier que les diverses sanctions pesant sur Téhéran ne
seront levées que progressivement et qu’elles pourraient être réimposées en cas de violation de l’accord par l’Iran.
Pour les Iraniens, la fin des sanctions représente la promesse d’un avenir meilleur, chose qu’a
comprise le président Hassan Rohani, ainsi que des citoyens américains engagés pour la paix.
Dans quelle mesure l’Iran représente-t-il un marché économique d’avenir
pour
les investisseurs dans un Moyen-Orient en crise ?
L’Iran est l’un des derniers grands marchés pas totalement inclus dans l’économie globale et d’où les Occidentaux étaient
absents en raison des sanctions. Avec 80,84 millions d’habitants (2014), soit une population plus importante que celles
combinées de ses sept voisins du golfe Persique, et une classe moyenne avide de consommer, c’est un marché alléchant
dont personne ne souhaite manquer les opportunités. L’Iran jouit d’une position géographique privilégiée. Pays pivot, il relie
les zones du golfe Persique et du Moyen-Orient, du Caucase, de la Caspienne, de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud. Il est
aussi riche en ressources (pétrole, gaz, minerais…). Ses nécessités d’investissement sont énormes. Rien que dans le secteur
des hydrocarbures, il aurait besoin de 230 milliards à 260 milliards de dollars dans les cinq ans à venir. Du côté iranien,
l’optimisme est de mise parmi les entrepreneurs. Téhéran a d’ailleurs appelé les compagnies européennes à se préparer à la
réouverture de son économie.
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
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Malgré cet optimisme et l’intérêt du marché iranien, il ne faut pas négliger les obstacles majeurs à l’essor de la coopération économique. Il faut aussi relever la corruption, les lourdeurs bureaucratiques, les difficultés liées au cadre juridique,
le protectionnisme et le nationalisme économique – certains secteurs réservés ou fermés à l’investissement étranger –, les
risques politiques, etc. Dans son rapport Doing Business 2015, la Banque mondiale classe l’Iran au 130e rang mondial
(sur 189) en matière de facilité pour développer les affaires ! Un facteur à garder en mémoire. L’économie iranienne a aussi
été considérablement étatisée sous le régime islamique. Certains groupes liés au pouvoir – fondations religieuses, Pasdaran,
bassidjis – ont acquis des intérêts et contrôlent de larges parts de l’économie du pays qu’ils ne sont pas près d’abandonner.
Ce sont des concurrents redoutables pour tout acteur souhaitant pénétrer le marché iranien. Une transformation structurelle
prendra donc du temps.
L’élection du président Hassan Rohani en juin 2013 est-elle le début d’une
ouverture
intérieure sociale, religieuse et économique ? Quelle est la
vision de la frange la plus conservatrice du régime aux accords et peut-elle
limiter l’ouverture ?
Contrairement aux espoirs d’amélioration suscités à l’étranger par l’élection du « modéré » Hassan Rohani en 2013 et aux
attentes de la population iranienne en matière d’ouverture et de Droits de l’homme, la situation a continué de se dégrader.
Un constat amer partagé par le rapporteur spécial de l’ONU qui relevait, en mars 2015, la recrudescence des exécutions
capitales (753 personnes en 2014, chiffre le plus élevé depuis douze ans), le renforcement de la censure, l’emprisonnement
de journalistes et de militants, les discriminations envers les femmes et les minorités. Difficile de parler dans ces conditions
d’« ouverture » du régime.
On notera par ailleurs que les conservateurs en Iran n’ont pas manqué de dénoncer l’accord du 14 juillet 2015, dont ils
craignent les répercussions à long terme pour l’évolution du régime. Ils se sont ingéniés à jeter le doute sur ses visées réelles,
le présentant comme une tentative destinée à accroître le poids des forces pro-occidentales afin d’obtenir in fine un changement de régime. Dans ce climat, certains craignent que ce courant ne cherche à répondre de manière radicale à l’ouverture
potentielle que l’accord offre à l’Iran en accroissant la pression sur les opposants, les critiques du régime, les démocrates et
les intellectuels.
ARMÉNIE
Ankara
TURQUIE
AZERBAÏDJAN
Erevan
AZ.
Mer
Tabriz
Une guerre froide saoudo-iranienne au Moyen-Orient ?
OUZBÉKISTAN
Douchanbé TADJIKISTAN
TURKMÉNISTAN
Achgabat
Caspienne
CHINE
Kurdistan
Damas
Tel-Aviv
Amman
ISRAËL 2
JORDANIE
Arak
IRAK
Bagdad
Sinaï
ÉGYPTE
Géopolitique régionale et course à l’atome
La menace chiite vue d’Arabie saoudite
La menace sunnite vue d’Iran
Influence/ingérence de l’Iran
Influence/ingérence de l’Arabie saoudite
Territoires de conflits
Pays ayant des centrales nucléaires,
construites ou en projet
Pays disposant de l’arme nucléaire
Site nucléaire majeur en Iran
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
ARABIE
SAOUDITE
IRAN
Bandar
Abbas
BAHREÏN
Riyad
QATAR
Abou
Dhabi
ÉMIRATS
ARABES UNIS
Islamabad
1
AFGHANISTAN
Bouchehr
Golfe
Persique
Hassa
Mer
Rouge
12
Natanz
Ispahan
KOWEÏT
C
Kaboul
ire
Beyrouth
Hérat
hem
Le Caire
SYRIE
ac
Mer
Méditerranée
LIBAN
Meched
Téhéran
PAKISTAN
INDE
Baloutchistan
Karachi
Golfe
d’Oman
Mascate
La Mecque
OMAN
Sanaa
YÉMEN
2. TERRITOIRES
PALESTINIENS
Océan
Indien
250 km
1. Pays considéré capable
d’acquérir l’arme nucléaire
Moyen-Orient n o 28, 2015 © Areion/Capri
Voir aussi Moyen-Orient n o 27, p. 38-39
Sources : Rédaction de Moyen-Orient, 2015 ; CNRS, Mondes iranien et
indien, 2015 ; Manuel d’histoire critique, Le Monde diplomatique,
2014 ; Bruno Tertrais, Fondation pour la recherche stratégique, 2013
Regard de Mohammad-Reza Djalili
et Thierry
Kellner sur l’Iran
Douze ans de négociations, et après ?
Prévisions…
8
6
4
2
0
-2
-4
-6
… avec l’accord
… sans l’accord
Revenus des exportations de pétrole iranien
En milliards de dollars
80
60
40
20
0
Taux de chômage officiel
En pourcentage de la population active
15
10
5
0
20112012
20122013
20132014
20142015
20152016
20162017
20172018
Chronologie du dossier nucléaire iranien
Rapprochement
Tensions
Août 2002
Des dissidents iraniens révèlent un programme secret
d’enrichissement d’uranium sur les sites de Natanz et Arak
Février 2003
Le président iranien Mohammad Khatami
(1997-2005) reconnaît l’existence du site
de Natanz, mais assure que le nucléaire sera civil
Juin 2003
La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni (groupe
UE-3) entament des négociations avec l’Iran,
auxquelles les États-Unis refusent de participer
Octobre 2003
Accord de Téhéran entre l’Iran et le groupe UE-3. L’Iran
suspend son programme d’enrichissement d’uranium
Août 2005
Mahmoud Ahmadinejad est élu président
Juin 2006
La Chine, la Russie et les États-Unis rejoignent les trois
pays européens déjà engagés dans les négociations,
formant ainsi le groupe 5+1
Juillet 2006
Première résolution du Conseil de sécurité, qui demande
à l’Iran de suspendre son programme nucléaire
Décembre 2006 - juin 2010
Le conseil de sécurité de l’ONU approuve, à quatre
reprises, des sanctions progressives envers l’Iran
Été 2010
Cyberattaque menée par les États-Unis et Israël
contre la centrale de Natanz : un cinquième des
centrifugeuses est mis hors service
Janvier 2012
L’AIEA affirme que l’uranium iranien est enrichi à 20 %
Juillet 2012
L’Union européenne interdit l’importation
de pétrole iranien et décide d’un gel des avoirs
de la banque centrale d’Iran dans l’UE
Mars 2013
Les États-Unis et l’Iran entament
des discussions secrètes à Oman
Juin 2013
Élection à la présidence iranienne de Hassan
Rohani, ex-négociateur du dossier nucléaire
14 juillet 2015
Signature d’un accord définitif
Moyen-Orient n o 28, 2015 © Areion/Capri
Croissance du PIB
En pourcentage
Sources : Bijan Khajehpour, « The Economic
Significance of the Nuclear Deal for Iran », Wilson
Center, juin 2015 ; Rédaction de Moyen-Orient, 2015
Se dirige-t-on vers une normalisation des relations avec les États-Unis,
à laquelle
s’oppose une partie importante de la classe politique américaine ?
Si la signature de l’accord du 14 juillet 2015 marque une étape essentielle dans la reprise du dialogue entre Washington et
Téhéran, le processus de rétablissement de rapports bilatéraux normalisés sera long et semé d’embûches, tant la méfiance
a dominé leurs relations depuis 1979. Un sondage d’opinion réalisé aux États-Unis et publié en juillet 2015 montre que
la normalisation est un horizon encore lointain (3). Parmi les 79 % d’Américains qui ont entendu parler de l’accord, seuls
38 % l’approuvent, tandis que 48 % le désapprouvent (14 % n’ont pas d’opinion). Les républicains y sont plus hostiles que
les démocrates, mais même chez ces derniers, un quart le désapprouve. De nombreux Américains restent donc méfiants
et doutent de l’engagement de Téhéran à le respecter. En ce qui concerne l’évolution des rapports des deux pays, l’opinion
américaine est divisée : 42 % de ceux qui ont entendu parler de l’accord disent qu’il y aura peu de changements dans les
liens bilatéraux, contre 28 % qui pensent que les relations vont se dégrader, et 25 %, au contraire, qu’elles s’amélioreront.
Les monarchies arabes du Golfe craignent de perdre la protection américaine, ainsi
qu’une
partie de leur domination économique dans la région. Ces peurs sont-elles
fondées ? N’existe-t-il pas des points de convergence entre Téhéran et Riyad ?
Il est peu probable que les États-Unis abandonnent leur soutien aux monarchies pétrolières pour un rapprochement incertain
avec le régime iranien. Ce que ces pays craignent, c’est la montée en puissance sur le plan économique de l’Iran, qui pourrait
éventuellement contribuer au renforcement de son budget militaire (2,3 % du PIB en 2014). Mais même dans ce cas, il sera
difficile pour Téhéran de consacrer des sommes comparables à celles de ses voisins des rives sud du golfe Persique – l’Arabie
saoudite accorde 10,8 % de son PIB aux dépenses militaires en 2014. Quant aux Américains, ils seraient ravis d’un rapprochement irano-saoudien qui leur permettrait d’appuyer leur stratégie dans la zone sur deux piliers, comme ce fut le cas dans
les années 1970. En ce qui concerne les intérêts communs saoudo-iraniens, la lutte contre l’organisation de l’État islamique
peut entrer dans cette catégorie à condition que les deux pays atteignent un modus vivendi dans leurs rapports et mettent un
terme à la guerre froide qui les oppose depuis le déclenchement des « printemps arabes ».
On considère que Téhéran dirige un « arc chiite » au Moyen-Orient. Cette
grille
de lecture confessionnelle n’est-elle pas en contradiction avec la volonté
de l’Iran de s’affirmer comme un pilier de stabilité ?
Il ne fait aucun doute que l’Iran a contribué à la création du Hezbollah au Liban, mais il n’est pas à l’origine des faiblesses de l’État libanais qui ont permis l’édification de cette milice chiite plus puissante que les forces armées nationales.
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
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© AFP Photo/Mohammed Huwais
Regard de Mohammad-Reza Djalili
Des partisans houthistes
manifestent dans les
rues de Sanaa, la
capitale du Yémen, le
11 février 2015.
et Thierry
Kellner sur l’Iran
Téhéran n’est pas à l’origine de la guerre civile syrienne. Il s’y est impliqué au départ,
à la fois pour défendre le régime de Bachar al-Assad et pour tenter de conserver son
rôle d’acteur important dans les affaires du Levant. En Irak, il est devenu un acteur
de premier ordre grâce à l’intervention américaine de 2003 qui a porté les chiites au
pouvoir à Bagdad et non en raison de l’efficacité de sa politique étrangère. À Bahreïn, le soulèvement de la majorité chiite relève du contexte local et des « printemps
arabes » plutôt que d’une opération menée par Téhéran. De même au Yémen : si
l’Iran aide financièrement les houthistes et leur livre de l’armement depuis 2009,
c’est le contexte local qui explique la prise de Sanaa, en septembre 2014, par ce
mouvement plutôt que le rôle iranien.
La mise en place de facto de ce que certains ont baptisé le « croissant chiite »
relève donc davantage de circonstances favorables bien exploitées par Téhéran que
d’une véritable stratégie. Cette « construction » est fragile. Les chiites, minoritaires
dans le monde musulman et même à la seule échelle du Moyen-Orient, sont très
fragmentés. L’alignement de Téhéran sur les causes chiites – même s’il tente de s’en défendre – a fait tomber sa politique
étrangère dans le piège du sectarisme qu’elle avait pourtant longtemps réussi à éviter, l’Iran se présentant non pas comme
une république « chiite », mais comme le meilleur soutien à l’unité islamique et le champion de la lutte des masses musulmanes contre l’« arrogance mondiale » et les régimes musulmans liés à l’Occident. Cette situation est dangereuse. Enfermé
dans les limites strictes du chiisme, Téhéran ne fait pas le poids face à l’immensité des communautés sunnites. La coloration
sectaire de sa politique étrangère couplée à ses ambitions régionales a déjà pour effets contre-productifs de stimuler la résistance des populations sunnites en Syrie, en Irak et ailleurs, de rapprocher les puissances régionales, de réduire les rivalités
interarabes qu’il pouvait instrumentaliser jusque-là et, au contraire, de fédérer les États arabes sunnites et le monde sunnite en
général autour de la crainte de voir l’Iran chiite étendre son influence dans tout le Moyen-Orient. Étant donnée cette situation,
on voit mal comment Téhéran pourrait s’affirmer comme un « pilier de la stabilité » pour cette région.
Un « lâchage » du régime de Damas par Téhéran est-il envisageable ?
On peut espérer que la signature de l’accord du 14 juillet 2015 influencera le climat au Moyen-Orient dans le sens d’une
« détente » et, partant, permettra une évolution des relations de Téhéran avec son voisinage.
Mais il faut être conscient que l’aspect régional de la politique étrangère iranienne ne dépend
pas des mêmes personnes que le dossier du nucléaire : tandis que le ministère des Affaires
étrangères et le président s’occupent du second, le premier relève des Gardiens de la révolu••• otes •••
tion. Seule une transformation profonde du régime pourrait modifier cet état de fait.
(1) Bijan Khajehpour, « The EcoDepuis 2011, Téhéran a fait le pari du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Son imnomic Significance of the Nuclear
plication en Syrie a été massive et son influence s’est accrue dans le pays, créant par là
Deal for Iran », Wilson Center,
même de nouveaux intérêts. À la suite de revers militaires enregistrés par Damas au début
2 juin 2015.
de l’année 2015, Téhéran a intensifié son assistance par l’intermédiaire de ses relais irakiens
(2) Elizabeth Rosenberg et Sara
et du Hezbollah libanais. En juin 2015, il annonçait la signature d’un pacte de défense avec
Vakhshouri, « Iran’s Economic
Reintegration: Sanctions Relief,
Damas au titre duquel plusieurs milliers de combattants auraient été déployés. En juillet, il
Energy, and Economic Growth
lui a accordé un milliard de dollars de crédit supplémentaire pour soutenir son économie
Under a Nuclear Agreement with
moribonde. L’Iran a donc pris des gages pour asseoir son influence en Syrie et s’assurer qu’il
Iran », Center for a New American
Security, 23 juin 2015.
sera tenu compte de ses intérêts lors d’une éventuelle négociation sur l’avenir de ce pays.
Dans ces conditions et vu le prix élevé payé par Téhéran sur le terrain, un « lâchage » de
(3) Pew Research Center, Iran NuBachar al-Assad ne semble pas être envisagé à court terme. Et il ne se fera pas sans contreclear Agreement Meets With Public
Skepticism: Little Confidence in
parties importantes.
n
N
Entretien réalisé par Guillaume Fourmont
14
Moyen-Orient 28 • Octobre - Décembre 2015
Iran’s Leaders to Live Up to Deal,
21 juillet 2015.
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