Le Théâtre de l’Odéon, qui a
ouvert ses portes en 1782, est
sans doute la plus ancienne sal-
le de théâtre parisienne enco-
re debout. Elle a été construite,
sur les anciens terrains de l’hô-
tel de Condé, par les architec-
tes Charles de Wailly (1730-1798) et Marie-
Joseph Peyre (1730-1785). Nés la même
année, tous deux couronnés d’un prix de
Rome, ce sont des représentants du style
néoclassique, qu’ils vont contribuer à popu-
lariser. Ils s’associeront pour construire un
théâtre à proximité du palais du Luxem-
bourg. Ils présenteront plusieurs projets.
Celui qui sera accepté est conçu sur un plan
rectangulaire. La façade principale est
parée d’une colonnade rectiligne, des ponts,
de chaque côté, conduisent à des cafés
situés dans les bâtiments qui flanquent le
théâtre, de l’autre côté de la rue. Une arcade
fait le tour de l’édifice. A l’intérieur, un vesti-
bule carré, planté de colonnes doriques,
s’ouvre à deux escaliers symétriques.
Il s’agit là du premier édifice monumen-
tal entièrement voué à l’art théâtral. La salle
à l’italienne, la plus grande de Paris, peut
loger 1913 places. Première innovation : il
n’y a plus de places debout au parterre, tout
le monde est assis. La seconde vient de
l’éclairage par des quinquets. Des mécon-
tents se moquent de cette « carrière de sucre
blanc », la couleur qui domine dans la déco-
ration. La nouvelle salle est confiée au Théâ-
tre français, qui restera ici onze ans
(1782-1793). Il occupe là sa quatrième sal-
le : après la salle des machines au château
des Tuileries (1770-1782), l’hôtel des Comé-
diens-du-Roi, rue des Fossés-Saint-Ger-
main (1689-1770) et l’hôtel Guénégaud
(1680-1689).
C’est au futur Odéon qu’est créé, en 1784,
Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais, par
les Comédiens français, qui montent égale-
ment le Charles IX, de Marie-Joseph Ché-
nier (le frère du poète guillotiné), une tragé-
die qui stigmatise la monarchie et fait scan-
dale. «SiFigaro a tué la noblesse, Charles IX
tuera la royauté », prophétise Danton en sor-
tant du théâtre, qui change de nom en 1789,
pour devenir, avec la même troupe, le Théâ-
tre de la Nation.
Sur scène, les « révolutionnaires »
conduits par Talma, affrontent les
« Noirs » réactionnaires, qui seront
d’ailleurs arrêtés et emprisonnés. On y joue
L’Esclavage des Noirs ou l’Heureux naufrage,
d’Olympe de Gouges, féministe révolution-
naire, qui finit sur l’échafaud. Le 3 décem-
bre 1793, le Théâtre de la Nation est fermé. Il
rouvre un an plus tard, sous le nom de Théâ-
tre de l’Egalité, doté d’un grand amphithéâ-
tre à l’antique qui avale loges et balcons. En
1796, avec le Directoire, c’est le théâtre qui
disparaît : voué à la « chorégraphie grec-
que », il ne s’appelle plus que l’Odéon.
D’ailleurs, il brûle en 1799 et reste abandon-
né pendant huit ans.
Napoléon le fait reconstruire par Chal-
grin (l’architecte de l’Arc de triomphe), qui
abaisse la toiture, repousse d’une travée le
mur du fond, refait entièrement le décor du
foyer, où il introduit des colonnades en
faux marbre jaune, ouvre une rotonde où il
place des cariatides de stuc et parvient à
caser une cheminée « retour d’Egypte ».
L’établissement dénommé Théâtre de l’Im-
pératrice prend le
nom de Théâtre
Royal dès la Res-
tauration pour
rebrûler derechef
sous les yeux de
Louis XVIII, en
1818. L’architecte
Baraguay, qui
reconstruit
l’Odéon, suppri-
me les deux petits
ponts le reliant
aux maisons de la
rue Corneille et
de la rue Molière
(aujourd’hui
Rotrou). Sage pré-
caution contre les incendies, il édifie un
mur pour mieux isoler la salle de la scène.
L’Odéon continue son existence mouve-
mentée. Si, en 1830, Victor Hugo gagne la
bataille d’Hernani à la Comédie-Française
(rue de Richelieu), Alfred de Musset perd
celle de La Nuit vénitienne à l’Odéon, où il
est sifflé. En revanche, en 1843 triomphe la
Lucrèce de Ponsard, une tragédie néoclassi-
que avec une ex-romantique dans le rôle-
titre, Marie Dorval, elle aussi passée à l’en-
nemi – elle venait de créer (sans succès) Les
Burgraves, de Victor Hugo. George Sand
(François le Champi), Edmond de Gon-
court (La Maréchale) et Alphonse Daudet
(Jack) y créent des pièces. Transformé en
ambulance pendant la guerre de 1870, res-
tauré par Duquesne en 1875, l’Odéon a vu
longtemps les galeries à arcades qui l’entou-
rent occupées par des bouquinistes.
Antoine (1858-1943), le fondateur du
Théâtre libre, restera sept ans à l’Odéon
(1906-1914), le temps de monter 364 piè-
ces, une par semaine. Aussi bien Tartuffe de
Molière que Ramuntcho de Loti. Il engage-
ra aussi de gros travaux, supprimant « 300
mauvaises places » – il en reste alors 1264 !
–, aménageant l’orchestre en pente, repei-
gnant la salle couleurs « feuille morte » et
« vieil or ». Il y monte Shakespeare, notam-
ment pour son « arrivée », Jules César, avec
De Max dans le rôle-titre et à l’aide d’une
figuration nombreuse dont il maîtrise les
amples mouvements. Il essaie également
des dispositifs transformables (dans Corio-
lan et Roméo et Juliette) et multiplie les
décors. Le père du théâtre naturaliste s’y
ruine. C’est le « dauphin rétif » d’Antoine,
Firmin Gémier (1869-1933), le futur créa-
teur du Théâtre national populaire, qui
reprendra un temps l’Odéon (1922-1930).
De 1946 à 1959, l’Odéon devient la
« deuxième salle » de la Comédie-Françai-
se, dite du Luxembourg. Nouveau ministre
des affaires culturelles du général de Gaul-
le, André Malraux s’empresse de confier
l’Odéon, devenu Théâtre de France, à Jean-
Louis Barrault, qui le gardera neuf ans. Le
temps d’y monter Tête d’or, de Claudel, spec-
tacle inaugural à l’issue duquel le général
aurait déclaré à son ministre : « Ce Claudel,
il a du ragoût. » Mais Barrault monte aussi
Ionesco (Rhinocéros, Le Piéton de l’air), Bec-
kett (Oh les beaux jours), Duras (Des jour-
nées entières dans les arbres), et, bien sûr,
Genet. Les Paravents, qui feront scandale,
seront joués sous protection policière.
Arrive 1968 et le joli mois de mai.
L’Odéon occupé est le théâtre de fabuleux
happenings improvisés, tandis que Bar-
rault est débarqué. Il devient un « centre
expérimental », chargé d’accueillir des
troupes de province ou de l’étranger. En
1971, la Comédie-Française, dirigée par
Pierre Dux, récupère le théâtre. En 1975, un
Italien flamboyant, Strehler, directeur du
Piccolo Teatro de Milan, est invité à y mon-
ter Goldoni. Après lui, on y verra Vitez et
Roger Blin. Jack Lang met fin à ces ambiguï-
tés : le nouveau ministre de la culture de
François Mitterrand, en 1983, le confie à
Giorgio Strehler, qui en fera l’Odéon-Théâ-
tre de l’Europe. Lluis Pasqual lui succédera
en 1990. Et après lui Lavaudant, en 1996.
La nouvelle institution vient ainsi de passer
vingt ans sans changer d’étiquette – un
exploit pour l’Odéon. a
Emmanuel de Roux
L
’Odéon vient de fêter ses 200 ans
quand, en 1983, il devient Théâtre de
l’Europe. Il est alors attribué à la
Comédie-Française, qui cède la place six
mois par an à la nouvelle institution. C’est
le début d’une histoire essentielle qui
aujourd’hui semble aller de soi, mais fut
longtemps conflictuelle.
Cette histoire est avant tout celle d’un
homme, un des grands maîtres de la mise
en scène du XXesiècle, l’Italien Giorgio Stre-
hler, pour qui l’Europe n’était pas une idée,
mais une réalité. D’abord par sa famille :
né en 1921 à Trieste d’un père d’origine
autrichienne et d’une mère d’origine fran-
çaise, il a grandi entre trois langues, à un
poste-frontière de la Mitteleuropa.
Ensuite, par sa génération : Strehler a
eu vingt ans pendant la seconde guerre
mondiale. Il a été soldat, et résistant. Il
avait la guerre en horreur et le désir indes-
tructible de bâtir, à travers le théâtre qu’il a
très tôt choisi, une Europe autre que celle
dont aujourd’hui on désespère parfois : cel-
le qui représente « une certaine idée de
l’homme, avant même la création d’un systè-
me de gouvernement », comme il l’écrivait
dans Le Monde, en 1979.
Cette Europe-là passerait par les croise-
ments et les échanges, bien sûr, mais aussi
et surtout par « un théâtre d’art pour tous »,
à la hauteur de l’exigence jamais démentie
du travail mené par Strehler en son Piccolo
Teatro de Milan, fondé en 1947 et devenu
un phare en Europe : « Nous avons
toujours pensé le théâtre comme une
institution morale, comme un geste respon-
sable : le Théâtre de l’Europe ne veut pas
renoncer à ce principe. »
L’élection de François Mitterrand à la
présidence de la République, en 1981, et la
nomination de Jack Lang au ministère de
la culture ont été décisives dans la création
du Théâtre de l’Europe, indissociablement
liée à la victoire de la gauche. Ami de lon-
gue date de Strehler, Jack Lang soutient le
projet, dans l’effervescence de la nouvelle
ère politique et culturelle française.
Les statuts de l’acte fondateur du Théâ-
tre de l’Europe tiennent en quelques pages.
Son statut officiel repose, lui, sur la con-
fiance plus que sur un contrat précis, ce qui
sera assez vite source de malentendus, de
bagarres et de coups bas. Mais qu’importe,
en ce 3 novembre 1983, la première de
La Tempête, de Shakespeare, dans une
mise en scène signée du Maestro, donne le
coup d’envoi d’une saison qui concrétise
un rêve.
Cette première saison permet d’enten-
dre également Kleist, avec Minna von Barn-
helm, une autre mise en scène de Strehler,
Lumières de Bohême, de Valle Inclan, mon-
tées par l’Espagnol Lluis Pasqual, et La
Bataille d’Arminius, de Kleist, mise en scè-
ne par l’Allemand Claus Peymann.
L’année suivante, Strehler crée, en fran-
çais, L’Illusion comique, de Corneille,
rebaptisée L’Illusion, avec Gérard Desarthe
dans le rôle principal, – un triomphe, et un
spectacle emblématique des dialogues
artistiques au-delà des frontières.
Dans les trois premières années du Théâ-
tre de l’Europe, on verra ainsi Dostoïevski
par Youri Lioubimov, ou Shakespeare et
Ibsen par Ingmar Bergman, tandis que Ugo
Tognazzi viendra jouer en français sous la
direction de Jean-Pierre Vincent, dans Six
personnages en quête d’auteur, de Pirandello.
Ce brassage des langues et cette confron-
tation des esthétiques, qui seront par la
suite souvent soutenus par le Festival
d’automne, sont les vecteurs d’une
ouverture qui pourrait s’appeler l’utopie
pragmatique. En témoigne une revue,
Théâtre en Europe, lancée en 1984 qui,
aujourd’hui encore, reste un modèle et une
terre de rencontres inégalée.
Une maison et un statut
A l’issue de son premier mandat, en
1986, Strehler affiche légitimement sa fier-
té : le Théâtre de l’Europe existe. Mais il
est menacé. En 1986, Jean Le Poulain suc-
cède à Jean-Pierre Vincent à la direction
de la Comédie-Française, qui retrouve ses
prérogatives sur l’Odéon. Retour donc à la
situation d’avant 1983. Le Théâtre de l’Eu-
rope n’est plus à demeure, il est l’invité du
Français, qui, à partir de 1987, l’accueille
quatre petits mois par an, de mars à juillet.
La France vit à l’heure de la cohabita-
tion, l’Odéon aussi. Cela ne l’empêche pas
de faire venir Luca Ronconi, Andrei
Konchalovsky ou le splendide Théâtre
Katona de Budapest, juste avant l’effon-
drement du bloc soviétique. La tension
monte en 1988. Nommé par Jack Lang,
qui a retrouvé son poste après la présiden-
tielle, Antoine Vitez succède à Jean Le
Poulain à la Comédie-Française.
Giorgio Strehler choisit alors de
frapper un grand coup. A un an de
l’échéance de son second mandat, il écrit
une lettre au président de la République
dans laquelle il réclame un siège et un sta-
tut permanents pour le Théâtre de l’Euro-
pe. Parmi ceux qui appuient sa demande,
il y a Samuel Beckett, Heiner Müller,
Maurizio Pollini, Sir John Gieldgud...
François Mitterrand entend. L’Odéon
devient à partir de 1990 la maison du
Théâtre de l’Europe, dont la direction est
confiée au successeur de Strehler, le Cata-
lan Lluis Pasqual. Ce dernier restera six ans
à Paris, appelant Patrice Chéreau, Peter
Zadek, Deborah Warner, Lev Dodine,
Klaus Michael Grüber, Luc Bondy, Robert
Wilson, Georges Lavaudant.
Dans ces années-là, une autre Europe
se dessine. L’effondrement du bloc soviéti-
que signe la fin d’un monde bipolaire. Des
repères idéologiques s’effacent, de
nouvelles questions se posent. Georges
Lavaudant, qui succède à Lluis Pasqual en
1996, maintient le cap et la barre. Krystian
Lupa, Romeo Castellucci ou Christoph
Marthaler entrent dans l’histoire du
Théâtre de l’Europe, qui continue à se
réinventer. a
B. Sa.
A l’automne sortira un livre, piloté par Colette
Godard, sur le Théâtre de l’Europe
Grâce au
flamboyant Italien
Giorgio Strehler
(1921-1995),
le fondateur du
Piccolo Teatro
de Milan (ici ,en
répétition), l’Odéon
devient en 1983 le
Théâtre de l’Europe.
LUIGI CIMINAGHI/ PICCOLO
TEATRO DI MILANO
En 1789 est créé
le « Charles IX »
de Chénier,
qui stigamiste
la monarchie.
« Si “Figaro”
a tué la noblesse,
“Charles IX” tuera
la royauté », dit Danton
à la sortie du spectacle
Inauguré par Marie-Antoinette
en 1782, le Théâtre de l’Odéon
vit au miroir de la société et de
la politique françaises
Deux siècles riches
d’une histoire mouvementée
Vingt ans d’une Europe à inventer
II
ODÉON