Ideologie et technique du contrôle territorial (2003 - ceias

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Communication au colloque EHESS-Centre de Recherches Historiques sur "Le
gouvernement à distance", amphithéâtre du 105 boulevard Raspail, 23 mai 2003.
IDEOLOGIE ET TECHNIQUE DU CONTROLE TERRITORIAL
DANS L'EMPIRE BRITANNIQUE DES INDES
Jacques Pouchepadass
Quelques précisions d'abord sur l'objet de notre réflexion. La question du
gouvernement à distance ne se pose pas exactement dans les mêmes termes
selon qu'elle concerne le rapport entre le gouvernement et ses propres agents, ou
le rapport entre gouvernants et gouvernés. Les termes diffèrent également selon
qu'on l'envisage sous l'angle de la décision politique ponctuelle, ou qu'il s'agit à
proprement parler du gouvernement, lequel s'inscrit dans la durée. Mais une
évidence s'impose dans tous les cas, c'est que la distance est une notion relative.
L'effet de la distance varie bien entendu d'abord avec le degré d'éloignement
physique, et avec les techniques disponibles à une époque donnée pour franchir
cet obstacle ou le surmonter. Et il varie tout autant selon le degré de proximité
morale ou idéologique, ou au contraire d'antagonisme ou d'incompréhension, qui
rapproche ou sépare l'instance gouvernante de ceux qu'elle entend gouverner.
Sans qu'il soit besoin de citer Rousseau ("Le plus fort n'est jamais assez fort
pour être toujours le maître, etc.", Contrat social, I, 2 ), il est clair que, si la
distance physique interdit la présence continue de moyens matériels de
contrainte sur le domaine entier que l'instance de gouvernement prétend
contrôler, celle-ci ne peut survivre sans la capacité de susciter et d'entretenir
chez les gouvernés un certain degré d'adhésion volontaire. On sait depuis
toujours qu'il n'y a pas de gouvernement durable par la seule coercition, et donc
sans instauration d'une légitimité dont les normes sont intériorisées par les
gouvernés, et suscitent chez eux un certain degré de consentement à la
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domination qu'ils subissent. Autrement dit, le gouvernement à distance, lorsqu'il
se perpétue, ne se ramène pas à la séquence unidirectionnelle décisionexécution-réception et à la pure logique des moyens. Il est fondamentalement,
comme tout pouvoir par définition, de nature relationnelle.
Il peut être utile de rappeler à ce sujet les analyses bien connues de
Foucault, dans La volonté de savoir et d'autres essais, où il explique précisément
que le pouvoir est une notion "strictement relationnelle" (126), et non pas "une
opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés qui se
répercute du haut en bas à partir d'un foyer unique jusque dans les profondeurs
du corps social" (124). Cela, c'est le point de vue très réducteur de la
géopolitique, qui ne tient compte que d'un seul acteur, l'Etat, qui ne voit le
pouvoir que dans son aspect spatial hiérarchisé, et qui pose que tout pouvoir
vient d'en haut. Pour Foucault, au contraire, le pouvoir n'est pas "quelque chose
qui s'acquiert (..), qu'on garde ou qu'on laisse échapper". Le pouvoir "est
partout" dans les relations sociales, qui sont par nature dissymétriques, et ces
rapports de force multiples "servent de support à de larges effets de clivage qui
parcourent l'ensemble du corps social". Les structures de pouvoir organisé ne
sont que la "cristallisation institutionnelle" de ces "lignes de force générales qui
traversent les affrontements locaux, et les relient". D'où il résulte finalement,
selon lui, que "le pouvoir vient d'en bas" (122-124).
Ce qui nous intéresse ici, c'est la façon dont le pouvoir en tant
qu'institution fonctionne et s'exerce à distance. Mais il faut retenir de Foucault
cette notion du caractère foncièrement contingent du pouvoir institutionnalisé,
en tant que cristallisation de l'infinité mouvante des rapports de force dont le
corps social est tissé (121-122). On ne peut voir le gouvernement à distance
comme un simple flux de décisions qui parcourt du haut en bas une hiérarchie de
niveaux de pouvoir articulés. Comme tout pouvoir, il s'exerce dans un champ de
communication et de circulation, et à travers la mise en œuvre permanente de
stratégies relationnelles. On rejoint là un très vieil axiome de la philosophie
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politique, qui est devenu central dans les théories contractuelles de l'Etat des 17e
et 18e siècles, et qui a survécu à l'extinction de ces théories parce qu'il est
empiriquement irrécusable: un pouvoir qui dure vient dans une large mesure
d'"en bas", parce que la contrainte pure est insuffisante pour le perpétuer sans
une forme ou une autre de consentement implicite de la part des dominés, et
donc sans un discours de légitimation du pouvoir et de justification de
l'obéissance dont les normes sont intégrées par tous. Sur cette dialectique de la
contrainte et de la légitimité, en somme du pouvoir et de l'autorité, on peut aussi
rappeler les analyses de Maurice Godelier, qui tient non seulement que "tout
pouvoir de domination associe indissolublement la violence et le consentement",
mais que "de ces deux composantes la force la plus forte n'est pas la violence,
mais le consentement des dominés à leur domination" (L'idéel et le matériel,
205).
Je traite ici d'une configuration historique particulière de ce dispositif,
celle qui était à l'œuvre dans l'Empire britannique des Indes. Les empires sont
évidemment des cas emblématiques de gouvernement à distance. Mais le cas
moderne des empires coloniaux de la France et de l'Angleterre, du point de vue
qui nous occupe, présente un caractère spécifique, car il s'agit là d'empires qui
ne résultaient pas des ambitions conquérantes de pouvoirs despotiques, mais de
l'expansionnisme de régimes libéraux. Ils avaient été constitués et ils étaient
gérés dans la durée à l'initiative des représentants élus de peuples souverains,
des élus et des gouvernants qui pourtant refusaient aux populations d'outre-mer
qu'ils administraient l'application du credo libéral et l'exercice des libertés
fondamentales auxquelles ils devaient leur propre statut d'autorité. C'est
pourquoi ils en justifiaient le maintien au nom de l'intérêt des populations, en
recourant à un discours légitimant inspiré par l'idéologie moderne du progrès, et
imprégné d'une rhétorique de la mission civilisatrice. Les historiens coloniaux
britanniques expliquaient d'ailleurs la genèse de l'Empire des Indes non pas
comme le produit d'une dynamique expansionniste concertée, mais comme un
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accident de l'histoire (un empire conquis, selon la formule célèbre de l'historien
victorien Sir John Seeley, "in a fit of absent-mindedness" [dans un accès de
distraction]).
Cette particularité a évidemment influé sur les modalités de gouvernement
à distance mises en œuvre dans l'Inde britannique, qui ont été marquées par le
souci de rechercher un consensus d'obéissance chez les dominés. Ces empires où
la distance entre les centres de pouvoir (les métropoles) et les gouvernés était la
plus grande qu'on puisse imaginer étaient en même temps ceux où le souci de
gouverner au plus près des gouvernés était le plus constamment affiché. Ce n'est
pas ici le lieu de présenter en détail l'appareil et les techniques du pouvoir
européen dans l'Inde colonisée, mais j'aimerais focaliser sur un aspect particulier
de la méthode de gouvernement adoptée par les Britanniques pour répondre à
cette exigence à la fois politique et morale, à savoir le principe de la circulation
des agents du pouvoir.
La circulation est une modalité universelle du politique. En particulier,
l'itinérance voire le nomadisme du souverain et de ses agents à tous les échelons
est un trait courant de l'Etat prémoderne depuis la plus haute Antiquité et sous
toutes les latitudes, en Inde comme ailleurs. Cette mobilité doit s'analyser sous
deux aspects, d'une part d'un point de vue strictement fonctionnel, comme
pratique politique de l'espace et technique de gouvernement, et d'autre part d'un
point de vue plus relationnel, comme stratégie de la présence, qui met en jeu
l'idéologie, l'imaginaire, la symbolique du pouvoir, et qui vise à susciter, à
entretenir ou à restaurer chez les gouvernés, à travers le temps fort du face à
face, cette adhésion à l'autorité indispensable pour suppléer à la discontinuité de
la présence.
L'Inde coloniale au 19e siècle était dominée par la plus grande puissance
de la planète. On peut penser que le régime colonial britannique, étant donné la
supériorité écrasante de l'appareil militaire et policier dont il disposait dans le
sous-continent indien, était à l'abri de toute menace. L'Armée des Indes, avec
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250 000 hommes au XIXe siècle, était une des plus grandes armées permanentes
du monde et certainement la plus grande d'Asie. Mais on ne pouvait oublier que
ces troupes étaient pour les trois quarts composées d'indigènes, et que leur
loyauté était conditionnée en partie au moins par la régularité du versement de la
solde (sujet périodique de mutineries), et par le respect des préséances sociales
et des règles rituelles dans cette vaste collectivité. L'effectif de la population
britannique dans la colonie fut toujours microscopique en regard de la
population du pays (40 000 personnes vers 1830, dont 35 000 soldats, sur 250
millions d'habitants). Le cadre des administrateurs coloniaux expatriés ne
dépassait pas un millier d'hommes, et l'administration du pays était assurée au
quotidien par une immense infrastructure de personnel indigène. Il y avait donc
toujours un sentiment de vulnérabilité derrière l'assurance officielle, et on eut la
preuve que la supériorité britannique n'était pas inébranlable lorsque éclata la
grande rébellion de 1857-58, qui provoqua presque du jour au lendemain
l'effondrement de l'appareil de gouvernement dans une grande partie de la plaine
du Gange. Le pouvoir colonial, comme les pouvoirs indigènes antérieurs, avait
bien conscience de dépendre largement du consentement tacite de ses sujets
pour se perpétuer. Certes, la réputation d'invincibilité de l'armée britannique
jouait un rôle essentiel dans la permanence de ce consentement. Mais pour
garantir sa viabilité dans la durée, le pouvoir colonial savait qu'il était tenu
d'entretenir dans l'esprit du peuple une image de légitimité et de bienveillance,
tâche particulièrement ardue dans un environnement culturel aussi totalement
étranger. Un haut responsable britannique (W. Chaplin, Commissaire du
Deccan) écrivait en 1819: nous devons "travailler de toutes nos forces à
entretenir cet empire de l'opinion que nous valent notre pouvoir, notre justice et
notre modération, et dont chacun sait qu'il est le principal support de notre
administration". Cette conviction était largement partagée, et reprenait ce que
Hume a dit quelque part dans son Traité sur la nature humaine, au siècle
précédent (1739): "C'est sur l'opinion (et non sur la force) que tout
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gouvernement est fondé, le plus despotique et militaire, aussi bien que le plus
populaire et le plus libre".
Pour préserver cet acquiescement tacite de la population à la domination
britannique, selon les théoriciens autorisés de la politique coloniale, il fallait
absolument et prioritairement entretenir le contact direct entre maîtres
britanniques et sujets indiens. Cette conviction était d'autant plus enracinée
qu'on avait à l'époque une théorie de ce qu'on appelait le "gouvernement
oriental" (oriental government), d'après laquelle l'indigène n'obéit et n'est loyal
qu'à un maître visible et identifié, parce qu'il ne comprend pas, ni ne respecte,
une abstraction comme le gouvernement ou l'Etat: en d'autres termes, il est (pour
reprendre une formule de M. Bloch: Société féodale, 566) dans l'"incapacité à
concevoir le lien politique autrement que sous l'aspect du face à face". Cette
théorie n'était pas dépourvue de tout appui empirique, mais elle prenait la forme
chez les coloniaux d'un dogme à la fois essentialiste et évolutionniste, aveugle
de surcroît aux multiples continuités qui reliaient cet imaginaire politique là à
celui des sociétés modernes. Ce cliché s'est révélé très durable, et dans la même
formulation simpliste: une commission nommée par le gouvernement
britannique en 1927 pour réfléchir à une réforme du régime constitutionnel de
l'Inde (la commission Simon) disait encore dans son rapport: "Ce que veut la
grande masse de la population indienne, c'est le gouvernement personnel". La
question était donc: comment produire du gouvernement personnel quand on
gouverne à distance?
Une réponse partielle à cette question était depuis longtemps la mise en
scène de la circulation du vice-roi des Indes, sous la forme de tournées
ponctuées de processions et d'assemblées solennelles. Mais cette stratégie
rituelle de mise en présence de la personne du vice-roi ne pouvait pas suffire à
l'échelle d'un espace comme le sous-continent indien. La véritable réponse a été
une stratégie extrêmement démultipliée de circulation des administrateurs à
l'échelon du district (l'Inde britannique était composée de 267 districts, le district
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moyen étant de la taille de deux départements français, et peuplé en 1920 d'un
peu moins d'un million d'habitants). A la base de cette stratégie, il y avait un
idéal du gouvernement personnel, exalté par la mythologie des grands pionniers
de la colonisation de l'Inde, et centré sur la figure de l'administrateur de district
comme homme de terrain, qui passe sa vie à cheval, qui écoute les doléances des
villageois rassemblés, qui prononce ses jugements en public du haut de sa selle
sous l'arche d'entrée du village ou debout sous un arbre en plein champ, et qui
les rédige sur son genou. Le concours d'entrée dans le cadre des administrateurs
coloniaux
comportait
d'ailleurs
des
épreuves
d'équitation
qui
étaient
éliminatoires. Et il y avait dans le milieu colonial un adage selon lequel la valeur
d'un administrateur de district varie en proportion inverse de l'usure de ses fonds
de culotte, ce qui signifie qu'il était mauvais pour l'avancement de se montrer
plus enclin à faire carrière dans les bureaux qu'à mouiller sa chemise sur le
terrain.
Cette insistance sur la nécessité pour les administrateurs de circuler
répondait bien sûr d'abord à la simple évidence pratique que l'efficacité des
pouvoirs est toujours intermittente, surtout quand le rayon d'action est vaste, et
que le seul pouvoir réellement efficace est le pouvoir exercé sur place. Tout
l'appareil local de l'Etat était indigène, et une des plus vieilles règles de
l'administration coloniale était: "Ce qui n'est pas inspecté n'est pas fait". A ce
constat s'ajoutaient d'autres motivations pratiques: d'une part c'est au fil de ses
tournées sur le terrain qu'un administrateur apprenait véritablement le pays.
D'autre part, l'expérience montrait qu'on détectait et qu'on réglait vite et mieux
sur place une foule de problèmes dont le règlement à distance et par des
procédures formelles prenait des mois, avec des risques d'erreur largement
accrus.
Mais ce souci d'efficacité pratique n'était qu'un aspect des choses.
L'administrateur de district était l'instrument par excellence de la communication
politique entre l'Etat colonial et ses sujets. On lui apprenait qu'il fallait à la fois
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impressionner, faire sentir concrètement au peuple la grandeur et la puissance de
l'Etat, parce qu'il n'y a pas d'autorité sans une certaine distance, et en même
temps être accessible au villageois de base, manifester une espèce de
bienveillance paternelle, faire sentir aux faibles qu'ils avaient un protecteur
fiable contre l'oppression des forts et les malheurs de l'existence. Il était,
autrement dit, l'outil principal de cette stratégie relationnelle conçue pour
régénérer constamment cet "empire de l'opinion" sur lequel la stabilité du
régime était censée reposer au moins en partie. Et le signe de l'importance qu'on
accordait dans les sphères officielles à cette circulation des administrateurs, c'est
la réglementation de plus en plus volumineuse dont on l'a entourée.
Réglementation qui concernait la saison, la durée en nombre de mois et le
calibrage géographique des tournées, les indemnités kilométriques de
déplacement auxquelles elles donnaient droit, la liste des opérations d'inspection
à effectuer dans chaque bureau, la panoplie des équipements à emporter, y
compris les dimensions précises des tentes plus ou moins spacieuses affectées
aux fonctionnaires en tournée et à leur personnel selon leur rang hiérarchique,
les règles de stockage et de vérification périodique de ce matériel pendant
l'année, etc. Le temps passé et la qualité du travail effectué sur le terrain par les
fonctionnaires constituaient un élément d'appréciation essentiel pour leur
notation et leur avancement.
Il faut bien sûr s'interroger sur l'efficacité réelle de cette stratégie de la
présence en regard de ses objectifs affichés de contrôle administratif et de
communication politique. Quand on lit certains témoignages sur les tournées que
les collecteurs de district britanniques faisaient dans les premières régions
conquises vers la fin du XVIIIe siècle, à la tête de cortèges qui traversaient les
campagnes au rythme des éléphants et des bœufs, on voit bien qu'elle
déployaient des réminiscences de la royauté, et mettaient en scène une véritable
ritualité (ou en tout cas théâtralité) politique destinée à frapper les consciences.
Le contraste est absolu avec la tournée de routine expéditive et motorisée qui est
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devenue la règle à la fin de l'époque coloniale, trajet effectué en coup de vent au
cours duquel l'administrateur descend dans un gîte d'étape administratif de
bourgade quand il ne peut pas regagner le chef-lieu le jour même. Le constat
paradoxal qui s'impose alors, c'est que plus les moyens de transport et de
communication s'améliorent et deviennent rapides, plus la relation directe entre
gouvernants et gouvernés perd à la fois en durée et en substance. La vaste
littérature des souvenirs publiés par les coloniaux britanniques montre
clairement une régression de ce point de vue entre l'époque où les
administrateurs effectuaient leurs tournées à cheval, précédés au village d'étape
par leur camp volant qui voyageait en char à bœufs, et l'entrée en scène de
l'automobile. Le cheval, en effet, permettait d'aller partout, alors que
l'automobile, avant l'essor de la Jeep, ne s'écarte guère du réseau des voies
carrossables, dont la densité est faible. Ces souvenirs disent de même que
l'arrivée du télégraphe a entraîné une baisse de la connaissance que les
administrateurs avaient de leurs ressorts, et que celle du téléphone, en rendant
beaucoup de déplacements inutiles, a joué dans le même sens. A quoi
s'ajoutaient la lourdeur toujours croissante des tâches d'écriture, et notamment
la multiplication des rapports à compiler à dates fixes, qui vissait chaque année
davantage l'administrateur à son bureau du chef-lieu, et aussi la fréquence des
transferts d'une affectation à l'autre, qui l'empêchait de toute façon d'acquérir
une véritable familiarité avec sa circonscription.
Il est donc possible de soutenir que, plus les techniques de communication
se sont améliorées, plus la distance entre gouvernants et gouvernés a grandi.
Assurément, la mise en œuvre rapide en cas de besoin des moyens de coercition
policiers et militaires que le gouvernement tenait en réserve est devenue en
même temps plus facile, ce qui compensait en un sens l'usure de la stratégie de
recherche du consentement. En raison de la superficialité croissante de
l'administration,
cet "empire de l'opinion" si longtemps considéré comme
essentiel au maintien de la suprématie britannique a manifestement commencé à
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se fissurer au cours des années qui ont précédé la première guerre mondiale, et
l'emprise du gouvernement sur le pays n'a plus cessé ensuite de faiblir. C'est
précisément l'époque où la Grande Bretagne a entamé en Inde un processus de
désengagement graduel qui s'est poursuivi au fil de réformes constitutionnelles
successives, grandement accéléré à partir de 1918 par le développement du
nationalisme de masse gandhien et par la perte de légitimité du pouvoir colonial
qui s'en est suivie. Il y avait en effet dès lors deux légitimités concurrentes dans
chaque localité, celle de l'administrateur de district et celle de la section locale
du Congrès nationaliste, qui l'un et l'autre se posaient en gardiens de l'intérêt
public. Ambiguïté à laquelle l'accession de l'Inde et du Pakistan à l'indépendance
en 1947 a mis fin.
On a bien entendu souvent affirmé que, depuis le début de la conquête
jusqu'aux indépendances, le seul fondement véritable du régime colonial dans le
sous-continent indien a été la suprématie militaire britannique, et que la stratégie
relationnelle paternaliste du gouvernement n'a jamais été, pour la démocratie
imlpériale anglaise, qu'un moyen d'apaiser sa mauvaise conscience et d'assouvir
un fantasme de légitimité. Il est d'ailleurs incontestable que le pouvoir
britannique en Inde avait pour priorités le maintien de l'ordre, la gestion de la
fiscalité et le service des intérêts économiques de la métropole. C'est-à-dire que
le souci constant d'instaurer au moins l'apparence d'une proximité avec la
population par la circulation des agents de l'Etat allait de pair, le plus souvent,
avec l'abstention prudente de toute politique interventionniste de progrès social,
et avec le respect ostensible d'une différence culturelle d'ailleurs essentialisée
ou même reconstruite.
En d'autres termes, le régime colonial en Inde n'aurait été qu'un régime de
coercition continue, appuyé sur des stratégies relationnelles visant à manipuler
les imaginaires, et dont la bienfaisance affichée était pure propagande.
On peut assurément souscrire à une telle analyse, mais ce qui nous
intéresse alors est de savoir comment une telle manipulation a pu fonctionner
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aussi longtemps à l'échelle du sous-continent tout entier et de manière si
effective. D'une façon générale, il me semble essentiel, si l'on veut réfléchir
utilement sur le gouvernement à distance, de s'interroger sur son envers, c'est-àdire sur les formes de proximité, qui peuvent relever de l'imaginaire politique,
dont il est forcément doublé quand il se perpétue dans la durée. Dans le cas de
l'Inde britannique, c'est à partir du moment où cette forme de proximité a
commencé à se défaire que le système s'est mis à vaciller. L'ironie de l'histoire,
c'est que la stratégie relationnelle que l'Etat colonial mettait en œuvre, cette
technique de la distance qu'était la circulation régulière des agents du
gouvernement, a elle-même contribué à cet effritement. C'est Benedict Anderson
qui a développé après d'autres l'idée que l'unification administrative et la
circulation des fonctionnaires ont partout contribué dans le monde colonial à la
formation de ce sentiment collectif d'appartenance qui fonde l'imaginaire de la
nation, ce que Norbert Elias, dans La société des individus, appelle l'habitus
national. Autrement dit, en s'employant par ce biais à surmonter la difficulté du
gouvernement à distance, le pouvoir britannique en Inde a finalement contribué
à sa propre destruction.
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