QUELS ECLAIRAGES PEUT FOURNIR L’ETUDE DE L’ALIMENTATION PREHISTORIQUE ? Christian Demigné, Unité des Maladies Métaboliques et Micronutriments, INRA Clermont-Ferrand/Theix 63122 St Genès Champanelle La famille des singes présente une diversité alimentaire très large : une majorité d’espèce est omnivore à prédominance végétarienne (consommation d’éléments végétaux peu lignifiés tels que fruits, pousses, racines) avec une consommation opportuniste de produits animaux (insectes, mollusques, œufs etc…). On trouve par contre des adaptations végétariennes très poussées, avec des pré estomacs développés (Nasique) ou grâce à une hypertrophie du gros intestin (Gorille). Par contre, on ne trouve pas de primates en haut de l’échelle des prédateurs. Il faut noter que les spécialisations des primates supérieurs (pongidés) ne préfigurent guère celles des hominidés (gorille et orang-outang sont essentiellement végétariens) et les chimpanzés présentent des modes d’alimentation qui ne sont pas très éloignés de ceux de singes moins évolués dont ils partagent souvent l’habitat. Notons cependant que les chimpanzés peuvent se comporter en carnassiers (chasse en bande) et utiliser quelques outils sommaires. Ces remarques sont en accord avec les données suggérant une ségrégation très précoce des hominidés des autres singes supérieurs, même si les différences de génome sont minimes. Dans ces conditions, ils est très difficile de spéculer sur le mode d’alimentation des préhominidés si ce n’est qu’il devait correspondre à celui d’omnivores opportunistes afin de ménager de larges possibilités d’adaptation. Scénarios d’hominisation et alimentation Le scénario actuellement en vogue suppose un confinement de populations de préhominidés, à l’occasion de l’ouverture du rift est-africain, dans une zone initialement boisée évoluant vers un type de savane arborée plus sec (voire steppe) obligeant ces sujets à s’adapter ou disparaître. Selon ce schéma, les pré-hominidés seraient passés à une locomotion bipède prédominante qui leur aurait permis à la fois de localiser les prédateurs à plus grande distance mais aussi de se lancer eux-mêmes dans une carrière de prédateurs de second rang et/ou de charognards. Ces changements profond de mode de vie auraient été accompagnés d’une amélioration de la dextérité manuelle et du volume cérébral. Ces modifications auraient alors constitué un avantage évolutif qui se serait auto-entrenu jusqu’à l’hominisation complète. Si on considère l’écosystème existant actuellement dans les parcs nationaux, en Afrique par exemple, on discerne mal comment un bipède de la taille d’un pré-hominidé (1,3-1,5 m) pourrait à la fois capturer des proies à son échelle (petits ruminants, oiseaux, autres animaux) souvent très rapides, avoir le temps de les consommer en présence de grands prédateurs et de charognards très actifs sans lui-même devenir une proie facile. En tout cas, cette niche écologique, à supposer qu’elle ait jamais existé, n’aura jamais été réoccupée après la disparition des pré-hominidés. C’est pourquoi un scénario alternatif a été proposé, dans lequel les débuts de l’hominisation ont pour théâtre non pas une savane, mais l’interface entre plans d’eau et terre ferme (zones lacustres, estuaires, rivages marins). Le choix de ces zones riches en proies à Université d'été de Nutrition 2003 – Clermont-Ferrand – 17-19 septembre 2003 101 leur portée (coquillages, crustacées, poissons voire oiseaux), aurait eu plusieurs conséquences décisives sur l’évolution des pré-hominidés. D’une part la richesse en acides gras essentiels (outre celle en protéines et minéraux divers) aurait favorisé la croissance du cerveau, mais les contraintes de la locomotion en eau peu profonde auraient aussi imposé la bipédie comme mode de locomotion privilégié. Ainsi, on constate que des singes bonobos n’ont pratiquement jamais (2%) recours à la bipédie sur la terre ferme, mais l’utilisent quasi-systématiquement (90%) lorsqu’ils progressent dans l’eau. Conséquences métaboliques d’une alimentation enrichie en produits animaux chez le pré-hominidés Les deux théories postulent en tout cas le passage par une nourriture omnivore avec une contribution croissante de produits d’origine animale, donc une augmentation de l’apport en protéines ainsi qu’en lipides. Ces lipides d’origine animale présentent une richesse variable en acides gras polyinsaturés à longue chaîne (PUFA). La conversion par l’organisme des acides gras polyinsaturés en C18 provenant des végétaux (acide linoléique et linolénique) en PUFA à longue chaîne (LC-PUFA : acide arachidonique (n-6®AA) ou en acide docosahexanoïque (n3®DHA)) est considérée comme très limitante en raison d’un taux élevé d’oxydation des PUFA, accompagné d’un faible taux de conversion des PUFA en AA ou DHA. Par contre, les organismes aquatiques contiennent des quantités bien plus élevées de LC-PUFA que les produits carnés (2,5 à 100 fois plus de DHA). On trouve ces acides gras également dans le cerveau des mammifères et dans le jaune d’œuf, en particulier d’oiseaux marins. Ces acides gras sont absolument indispensables à l’édification du tissu cérébral, ainsi qu’à celle du placenta complexe des primates. Le groupe de Crawford (…) pense donc que les hominidés auraient pu entamer leur évolution dans des zones proches de plans d’eau, tout au moins pendant la période au cours de laquelle le cerveau a connu une augmentation rapide de taille (de 350 g à 1300 g). Cependant, on sait bien que les hommes primitifs ne se sont pas cantonnés à cet écosystème et ont colonisé des milieux très variés y compris des zones très continentales. Il faut donc supposer que les hominidés ont « résolu » le problème de l’apport de LC-PUFA, en particulier au cours de la gestation/lactation. Pourtant, de nombreux facteurs (activité physique intense, épisodes de déficit en protéines) auraient souvent entraîné un besoin en PUFA pouvant être 5-10 fois supérieur à celui des hommes actuels. Conséquences métaboliques du développement cérébral Parallèlement, ce développement cérébral pose un problème métabolique puisque le cerveau ne consomme pratiquement que du glucose et, chez l’adulte à l’état basal, le cerveau consommerait près de 50% du glucose entrant dans le pool de l’organisme (ce pourcentage diminuant lorsque d’autres besoins sont activés). Ce pourcentage est encore plus élevé chez le jeune enfant et peut dépasser 70%. Il est difficile de savoir de quelles quantités de glucides disposaient les hominidés les plus anciens (fruits, graines, racines), mais si on considère qu’ils s’étaient clairement différenciés du mode de vie largement végétarien des singes, il est plausible qu’ils n’aient eu que fort peu de glucides à leur disposition (10-125 g/j, à comparer aux 250-400 g actuels). Dès lors, ils devaient assurer une partie de leur apport en glucose via la néoglucogenèse à partir de divers précurseurs : acides aminés (d’où la nécessité d’un taux protéique nettement supérieur aux besoins d’entretien), glycérol et également certains acides gras à courte chaîne (acide propionique) issus des fermentations digestives. Cette situation métabolique peut permettre un apport satisfaisant en glucose dans un contexte de bonne disponibilité alimentaire, mais les périodes glaciaires récentes ont conduit les groupes humains présents dans les zones froides ou tempérées froides à supporter de 102 Université d'été de Nutrition 2003 – Clermont-Ferrand – 17-19 septembre 2003 longues périodes caractérisées par une absence quasi-totale de glucides, végétaux du moins. Les rares sources restantes étaient alors le glycogène du foie des animaux abattus, éventuellement les contenus digestifs. Dans ces conditions, la majeure partie de l’apport en glucides se faisait par néoglucogenèse à partir d’acides aminés. Cette situation conduit à des adaptations métaboliques proches du jeûne, caractérisées par une néoglucogenèse hépatique très active ainsi que par une résistance périphérique à l’insuline. Le vieillissement des organismes était ainsi très accéléré. Cette évolution a pu s’opérer de façon rapide, indépendamment d’une évolution du génome -extrêmement lente- grâce à des adaptations épigénétiques (empreintes métaboliques acquises au cours de la vie fœtale par exemple). Cependant, il n’est pas exclu que la répétition des épisodes glaciaires ait eu aussi un effet de sélection en faveur d’individus dont le génome permettait une épargne très forte de glucose et un stockage très efficace de lipides. Le passage à l’agriculture, qui ne date que de quelques 10 000 ans, a permis de disposer de quantités de glucides (amidon en particulier) totalement inusitées pour l’organisme humain. La disponibilité de quantités importantes de glucose fut un grand avantage pour la nutrition cérébrale, mais aussi pour ralentir une néoglucogénèse souvent trop intense à partir des acides aminés, ce qui accélérait fortement le vieillissement de l’organisme. Cependant, les hommes dotés des mécanismes d’épargne de glucose très poussés durent s’adapter à la nouvelle situation. Heureusement, les conditions n’étaient pas encore favorables (très faible sédentarité) au développement des syndromes métaboliques associant diabète, obésité, maladies cardiovasculaires, troubles rénaux. En fait, certains auteurs estiment que le métabolisme de l’homme aurait eu effectivement le temps, après l’âge glaciaire, d’évoluer vers une variante mieux adaptée à un apport glucidique élevé (bonne sensibilité à l’insuline, métabolisme moins glucogénique…). Cette adaptation dépendrait de la précocité du passage à l’agriculture, et ceci expliquerait pourquoi les populations européennes actuelles présentent une sensibilité au diabète notablement moindre que celle de certaines populations restées plus longtemps sur un statut de chasseurs/cueilleurs (indiens Pima, aborigènes d’Australie…). La maîtrise des apports glucidiques a sans doute joué un rôle déterminant pour que l’homme acquière un métabolisme d’épargne de l’azote compatible avec une bonne longévité. L’homme est maintenant bien adapté à consommer des régimes plutôt élevés en glucides complexes et ce type d’apports glucidiques est important dans la prévention du diabète de type 2. A ce stade de l’évolution humaine, une forte disponibilité en céréales et en féculents divers est le seul mode d’alimentation compatible avec des densités humaines élevées. Par contre, l’expansion incontrôlée de l’offre en glucides purifiés et en matières grasses, crée le terrain au développement de nombreuses maladies de civilisation (diabète, obésité, MVC voire cancers) et nous connaissons encore très mal les conséquences épigénétiques provoquées par l’abondance des calories vides. Contrôle de l’impact du catabolisme protéique sur le métabolisme minéral chez les hominidés et l’homme moderne On attribue aux hommes préhistoriques un régime très riche en protéines, pouvant dépasser les 250 g/j, avec une contribution minoritaire mais non négligeable (» 30%) des protéines végétales. Avec de tels apports, une large part des acides aminés constitutifs est oxydée (vers la néoglucogenèse notamment) et ce processus génère des quantités importantes d’ions sulfate provenant du catabolisme des acides aminés soufrés (méthionine, cystéine). Cet anion fixe est excrété par les reins, après neutralisation par du bicarbonate de potassium. Le potassium n’est pas présent dans l’alimentation sous forme de bicarbonate, mais sous forme d’autres sels qui peuvent être fixes (phosphates) ou métabolisables (anions organiques tels que citrate ou malate). Ces derniers sont les précurseurs du bicarbonate de potassium disponible au niveau Université d'été de Nutrition 2003 – Clermont-Ferrand – 17-19 septembre 2003 103 des reins. Les sels d’anions organiques de potassium se trouvent presque exclusivement dans les fruits et les légumes. Un apport insuffisant de ces sels de potassium en présence d’une production élevée d’ions sulfate entraîne un état d’acidose métabolique latent dans l’organisme et l’oblige à mobiliser des cations à partir des stocks de l’organisme, que ce soit le potassium des muscles ou le calcium de l’os. Lorsque l’état d’acidose métabolique se prolonge sur de longues périodes, on observe une diminution significative du calcium osseux (ostéopénie) avec éventuellement une fragilisation du squelette, ainsi qu’une accentuation du catabolisme protéique (par rapport à l’anabolisme) pouvant conduire à une fonte musculaire. Le chlorure de sodium peut, de son côté, aggraver les pertes urinaires en calcium. Les rations préhistoriques étaient riches en potassium (8-12 g/j, à comparer aux 2-3 g/j des régimes actuels), dont une part importante sous forme d’anions organiques, et très pauvres en sodium (autour de 30 mEq/j). L’apport de sodium dans les sociétés industrialisé a énormément augmenté, presque exclusivement sous forme de chlorure : il est de l’ordre 100 à 300 mEq/j. Cette transition, relativement récente (quelques millénaires, avec une aggravation très récente), face à un génome qui n’a pratiquement pas évolué par rapport à la période préhistorique, entraîne plusieurs graves conséquences : risque d’hypertension, incidence accrue de l’ostéoporose, catabolisme azoté excessif. Il faut remarquer que, pendant les épisodes glaciaires, les hommes préhistoriques ingéraient sans doute un régime à prédominance carnivore et très pauvre en fruits et légumes au cours de la période hivernale. La question se pose donc de savoir s’ils subissaient des périodes d’acidoses métaboliques, et quelles étaient leur conséquence sur des organismes présentant des dépenses énergétiques très élevées. Contrairement aux hommes modernes, l’apport de sel (minime) ne risquait pas d’aggraver cette situation critique. Dans quelle mesure, ces situations métaboliques limites, étaient un facteur de diminution de longévité ? Ceci reste une question ouverte. Quels enseignements tirer de l’étude de l’alimentation pré-historique ? Il est probable que l’apport de nombreux autres nutriments a considérablement varié au cours des âges, comme le résume le tableau 1, ainsi que celui de certains aliments qui étaient inconnus de nos prédécesseurs tels que les céréales après cuisson ou les produits laitiers. La maîtrise du feu, qui a largement précédé celle de l’agriculture, a probablement eu des conséquences considérables en rendant ingestibles (et digestibles) des aliments auparavant peu consommables. Cette révolution a dû élargir la palette d’aliments entrant dans la ration de l’homme préhistorique, mais elle a pu aussi altérer certains constituants alimentaires dans la mesure où les premiers systèmes de cuisson étaient sans doute assez frustres. Néanmoins, en se basant aussi sur l’observation des derniers chasseurs-cueilleurs subsistant actuellement, il apparaît que les régimes préhistoriques devaient être limités en glucides mais relativement riches en protéines et sans doute aussi en lipides. En outre, ces régimes étaient très riches en minéraux ou micronutriments divers, ainsi qu’en fibres. Pour autant, faut t’il préconiser un tel type de régime pour l’homme moderne ? Ceci n’est pas évident car ces régimes étaient consommés par des populations présentant une dépense énergétique très élevée, mais aussi une faible espérance de vie ce qui pouvait occulter les conséquences défavorables à long terme de certains modes d’alimentation, sur les maladies dégénératives par exemple. D’autre part, c’est l’agriculture et plus particulièrement la maîtrise de la culture et du traitement des céréales qui a permis l’essor démographique de l’humanité. Néanmoins certaines conclusions intéressantes peuvent être tirées de cette remontée dans le temps : l’importance de l’apport de potassium pour l’intégrité des tissus structuraux (os, muscles) et le caractère superflu et néfaste d’un apport élevé de sodium, l’importance d’un apport équilibré en acides gras (notamment ceux de la série n-3) qui suppose aussi un excellent statut en facteurs antioxydants, l’intérêt des glucides complexes lentement dégradés 104 Université d'été de Nutrition 2003 – Clermont-Ferrand – 17-19 septembre 2003 par opposition aux glucides rapides générateurs d’hyperglycémies et de sécrétions insuliniques excessives. De nombreuses questions restent encore sans réponse : apports en calcium durant les différences périodes préhistoriques, apport hivernal en potassium et vitamine C durant les périodes glaciaires, importance relative de l’évolution du génome et des modifications épigénétiques en particulier au cours des derniers millénaires. Tableau 1 : Estimation des apports en micronutriments chez les primates au cours du processus d’hominisation Nutriment Singes Hominidés/ Homme préhistorique Homme préhistorique (ère glaciaire) Amidons Sucres Fibres faible élevé très élevé faible moyen élevé très faible très faible faible très élevé faible élevé élevé élevé faible Protéines faible élevé très élevé moyen moyen Lipides saturés Lipides insaturés faible faible faible élevé élevé élevé moyen moyen élevé moyen Potassium Sodium Calcium très élevé faible faible élevé faible faible ? faible ? faible faible ? Vitamine C Polyphénols très élevé très élevé élevé élevé faible ? faible ? Sociétés traditionnelles (agriculture) moyen faible/moyen moyen moyen moyen Université d'été de Nutrition 2003 – Clermont-Ferrand – 17-19 septembre 2003 Actuel faible très élevé élevé moyen/faible faible 105