Méditation quantique (14)
Quand James Joyce note que « dans l'espace m'attend ce qui doit dans le temps m'échoir, inéluctablement », il vise
d'abord, comment en douter, une dimension d'expérience individuelle, non pas d'emblée collective ou commune. Et
pourtant la puissance d'espace-temps ainsi caractérisée n'affecte chacun de nous dans sa singularité qu'en la
confirmant dans ses propriétés d'échantillon d'un genre : ce qui m'attend et me surprendra ne t'attend et ne te
surprendra pas moins (car le réel, avant toute autre qualité, le réel primordial, c'est ce qui nous touche et nous
assigne à cette même dépendance première, éprouvée et connue quand nous communiquons et comme ce qui nous
rend aptes à communiquer entre nous : « nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la
parole », Montaigne, et cette parole, dès le premier cri, fait d'abord place à ce qui nous affecte tous chacun à son
tour). Pour expliciter l'intuition condensée de Joyce, on devra donc dire : affecté par cette puissance, l'est chacun de
nous, et de nous tous il n'y en a pas un qui ne le soit - car nous « tenons les uns aux autres » par la parole, laquelle
passe par la voix, par le registre de nos voix, par la pluralité et la multiplicité infinie de ce registre. Ne pas confondre
ce singulier (la voix, la tienne, la mienne, notre empreinte vocale unique en son genre) et ce pluriel (la parole, le
régime du verbe, sa syntaxe notre bien commun). Ne pas oublier, non plus et surtout, qu'à cette passivité d'être
affecté par l'espace-temps correspond l'activité d'un être modifiant l'espace-temps, pesant sur lui, y intervenant
comme « cause » aussi bien qu'il s'y tient comme « effet ».
D'où la question de toujours : ce singulier et ce pluriel, cette voix et ce verbe, ce passif et cet actif de l'affect,
comment les articuler selon leur justesse même, celle des proportions sans lesquelles le vivant ne pourrait en aucun
cas se réguler, c'est-à-dire se perpétuer en se renouvelant (perpétuer la multiplicité des genres de vie à travers celle
des singularités qui engendrent la vie) ? Comment les composer sans trahir ce qui, entre eux, dissone aussi, et
garantit que, du singulier et du pluriel, aucun des deux ne peut l'emporter ; ce qui assure que leur architecture,
fractale comme celle d'une boucle, est toujours à refaire parce qu'en changent les courbures, le rayon, les
extensions, les ondulations ? Question rythmique, question musicale qui, on le voit, on l'entend, vaut aussi bien
comme question philosophique.
À première vue, en dépit de son originalité évidente (attribuer l'espace comme une rétention ou une suspension du
temps), la proposition de Joyce bute sur un des ponts aux ânes de toute réflexion philosophique : ce qui affecte
chaque sensibilité s'adresse certes à elle dans sa singularité (c'est moi Socrate qui souffre, qui doute, qui marche),
mais ne l'affecte que selon toutes ses possibilités et propriétés stéréotypées de variante d'un type (Socrate est un
homme - tel ou tel). Ma qualité d'individu singulier ne s'entretient donc pas par opposition à ma qualité d'individu
générique échantillon d'humanité, mais en relation manifeste avec elle : singulier et pluriel, individu et genre
marquent des domaines de réalité, des multivers aussi peu interchangeables ou substituables que, dans n'importe
quelle classification, le tout et la partie. L'écart qui fonde ainsi toute composition de domaines de réalité spécifiques
ne rend pas seulement le monde intelligible : le monde, qui est un complexe de mondes, un multivers, s'entretient et
vit de cet écart entre singularité et pluralité, cas et type, différence et répétition. D'où la question nécessairement
appelée par l'intuition de Joyce : ce qui m'affecte dans mon expérience de l'espace-temps (niveau égologique)
m'indique-t-il aussi les formes d'une expérience commune, anthropologique ? Peut-on approcher, décrire ou
circonscrire le différentiel ou les interférences de ces deux échelles d'intensité du même événement d'espace-temps
affectant une singularité et une communauté ? Peut-on même dire qu'il s'agisse du même événement ? Les durées
brèves du singulier relèvent-elles du même savoir que les durées longues du sens commun ? (« Non », répond
Descartes, qui situe même là, dans ce hiatus, la nécessité du philosopher.)
Sur ce point même commencent les véritables difficultés : aucun de nous ne peut jamais s'assurer avec certitude
que ce qui l'affecte dans sa singularité affecte aussi, et dans quelle proportion, le monde commun où il s'intègre.
Chacun de nous présume qu'il ne déroge pas au lot commun, mais aucun de nous n'a jamais la certitude qu'il en va
bien ainsi, et ce doute n'a jamais cessé de hanter la conscience réflexive. Plus ou moins, chacun de nous se projette
en autrui, mais cette identification procède de la sensibilité et de l'empathie, l'entendement ne faisant que suivre, en
fournissant les arguments qui élèvent ce vécu disparate de l'existence d'autrui à hauteur de raisonnement - ou y
échouent en révélant la part dangereuse d'artifices disponibles en cas de panne de la conscience.
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