Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique

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Noesis
7 | 2004
La philosophie du XXe siècle et le défi poétique
Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la
poétique
Éveline Caduc
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/23
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2004
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Éveline Caduc, « Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique », Noesis [En ligne],
7 | 2004, mis en ligne le 15 mai 2005, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://noesis.revues.org/23
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Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
Saint-John Perse : une philosophie au
miroir de la poétique
Éveline Caduc
Que savons-nous de l’homme, notre spectre, sous sa cape de laine et son grand feutre
d’étranger1 ?
1
Cette question de la suite III de Chronique fait écho au testament pictural qu’avait laissé
Gauguin, la grande toile peinte à Tahiti, qui est maintenant au Museum of Fine Arts de
Boston, D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?. C’est là en fait la question que
l’on trouve à l’origine de toute création artistique. Question du grand âge aussi, dont la
réponse aura été incessamment différée. Question sans autre réponse que celle de l’œuvre
faite. Qu’elle soit littéraire, plastique ou musicale, l’œuvre d’art constitue en effet en ellemême une conquête de la connaissance. C’est donc elle qu’il nous faut interroger pour
définir le mode d’être-au-monde du poète et la pratique qu’il y exerce pour le connaître.
2
Or cette pratique recouvre ce qu’il est convenu d’appeler une poétique dans sa plus large
acception de « faire artistique », comme le dit Saint-John Perse dans son Discours de
Florence pour la célébration du septième centenaire de Dante, en 1965 : « Poésie, science
de l’être ! Car toute poétique est une ontologie2 » ; et déjà dans son Discours de Stockholm :
« Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète
de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la
vraie “fille de l’étonnement” selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut la
plus suspecte. [...] Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, “le réel absolu”, elle en est
bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de
complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même3. »
3
L’hypothèse qu’implique ma lecture de Saint-John Perse, comme celles que j’ai proposées
de Mallarmé, d’Apollinaire, d’Éluard, de Char, de Glissant ou de Bonnefoy, est que la
pratique poétique recouvre, dans les techniques qu’elle met en oeuvre, l’action que le
poète exerce sur le monde pour le connaître.
4
« Étranger... Voyageur... Poète nostalgique non d’un passé mais d’un ailleurs... », ces titres
que Perse donnait à Valéry Larbaud pourraient être les siens. Et la marche continue vers
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Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
les lointains, à la recherche d’une réponse, rythme sa présence au monde sur les deux
temps, faible et fort, du mètre iambique cher à Claudel. Le temps faible pour la réduction
et l’équivalence, le temps fort pour l’inflation lyrique qui porte le poète à l’excès ou à
l’aberration dans l’éclair de l’instant.
5
Voilà tracée la figure d’une spirale4, dans cette alternance d’une neutralité linéaire et
d’une inflation qui soulève le monde en larges mouvements réguliers, comme dans la
suite III d’Exil :
Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes
grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant
5
Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible .
6
Or il importe peu qu’elle soit à jamais réductible à un sens certain cette seule et longue
phrase sans césure. Ce qui est remarquable chez Saint- John Perse, c’est que le texte du
poème soit chaque fois pris dans le rythme de son objet, et que le rythme lui-même y
fasse sens, que cette continuité d’une même dynamique dans le devenir du monde et dans
le cours du poème soit marquée par tout un jeu de récurrences phonétiques et qu’une
même cellule rythmique, reprise sur le mode répétition/variation, assure la dynamique
du poème sans solution de continuité. Comme elle assure aussi la continuité de l’» œuvre
en marche » puisqu’on peut la retrouver d’un poème à l’autre (du moins depuis Anabase),
liée ou non à d’autres cellules rythmiques.
7
Or, qu’est-ce que le rythme en poésie ? À la question posée, trois réponses au moins :
8
1) Pour le poète, dans le langage, une mémoire du corps au monde : souffle, sang et
muscle6.
9
2) Pour le lecteur, l’auditeur ou le critique, ce qui permet de retrouver, dans un texte
poétique, des modules métriques, syllabiques, accentuels ou phonétiques dont la
succession, les récurrences et la proximité, bref la répartition dans le poème, sont
perçues par l’oreille (« oreille interne » comme le dit le poète, ou oreille tout court pour
les autres) et permettent de définir une périodicité plus ou moins régulière. C’est aussi ce
qui, dans le présent, fait sentir à la fois le passé et le futur du texte. Quels que soient ses
variations, ses effets de rupture ou ses irrégularités, le rythme constitue donc un élément
de stabilité dans l’aberration des images du texte parfois surprenantes, si ce n’est
subversives.
10
3) Dans le texte lui-même, le rythme est l’aventure du discours où se réalise la fusion du
sujet dans l’acte d’énonciation, de l’objet qu’il mime (terre, mer, vent, etc.) et du poème
qu’il construit. Processus qui relève de cette loi d’équivalence dont Perse parle si souvent 7
. Chez Saint-John Perse, le rythme figure physiquement le thème : il a donc une valeur
iconique. Le rythme n’a pas de sens, mais il fait sens. Il n’est peut-être pas extérieur au
sens comme il l’aurait été pour « Le Cimetière marin », aux dires de Valéry, mais il est
consubstantiel au sens. Dans les poèmes de Saint-John Perse, le rythme participe donc
étroitement de la connaissance poétique. Or tous les savoirs convoqués sont exploités en
fonction des impératifs rythmiques que s’est donnés le poète. Car Saint-John Perse est de
« ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir 8 ».
11
Cette articulation d’un savoir pourvu d’une terminologie spécifique, scientifique ou
technique, et de la connaissance poétique se fait généralement sous la forme du
détournement et, comme on s’y attend chez un poète, par la poétisation ou la
métaphorisation du langage scientifique ou technique. Et c’est souvent par une véritable
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Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
subversion, car le détournement des savoirs s’opère dans le secret de l’acte poétique, et il
se fait si discrètement qu’il n’est pas toujours perceptible à la première lecture.
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Je n’en développerai ici qu’un exemple, mais il me semble significatif de l’exploitation que
le poète fait du langage juridique. Saint-John Perse emprunte en effet assez souvent au
langage technique que s’est donné la science juridique. C’est-à-dire le langage le plus
précis, le plus exact, et celui dans lequel semble se réaliser, avec la plus grande justesse
possible, l’adéquation du nom avec le concept auquel il renvoie ou avec l’objet qu’il
désigne. Ainsi lorsque parfois il inclut une expression juridique dans une matrice
rythmique, il lui fait subir une dénaturation partielle9, ou même totale si elle est toute
proche d’une expression de sens différent ou opposé, comme dans l’exemple suivant,
extrait de l’Invocation d’Amers :
[...] la Mer, immense et verte comme une aube à l’orient des hommes,
La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos
frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes – la Mer elle-même notre veille,
comme une promulgation divine...
[...] J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée, la Mer en fête de nos
songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme
domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle
et qui fut jouée aux dés...10
13
Soient ici les deux comparaisons successives, comme domaine de franchise et comme terre de
mainmorte, toutes deux empruntées au vocabulaire juridique, mais de sens opposé : un
domaine de franchise est affranchi de toute taxe, alors qu’une terre de mainmorte est
assujettie au droit de mainmorte. La construction syntaxique les met en parallèle alors
que leurs sèmes devraient les opposer. Mais, à l’évidence, ce qui motive leur
rapprochement, c’est que les mots qui les composent présentent des récurrences
phoniques internes m/r domaine de franchise/terre de mainmorte ; et des récurrences
phoniques externes avec le contexte f/fr m/r, er/or mer/mor puisqu’elles sont inscrites à
l’intérieur d’un ensemble où dominent les sèmes mer, immense, fête, verte dont les
signifiants contiennent ces phonèmes.
14
Par ailleurs elles constituent l’une et l’autre un groupe de huit syllabes comme ceux du
verset précédent qui contenait aussi ces phonèmes :
la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que
l’on fête.
15
Enfin, la comparaison qui suit, comme province d’herbe folle, et qui, dans un même groupe
de huit syllabes, contient encore ces phonèmes, consomme avec le sème de la folie la
disparition de la logique rationnelle. La mer immense et verte est le domaine de la liberté
absolue qui se danse sans se dire sur les variations d’un rythme à base octosyllabique.
C’est ainsi que le poème subvertit un langage scientifique, en l’occurrence celui du droit,
et donne à sentir la joie de la liberté, mais en évitant l’usage du concept puisqu’elle
emporte sur un rythme spécifique les images qui suffisent à l’évoquer.
16
Les mêmes remarques pourraient être faites à propos d’autre langages :
• langage technique comme celui de la marine, par exemple, qui fonctionne surtout au niveau
du signifié puisqu’il fournit abondamment au poème tout un vivier de vocables ou
d’expressions qui appartiennent à la thématique de la connaissance et de la création :
Secret du monde, va devant ! Et l’heure vienne où la barre
Nous soit enfin prise des mains !... J’ai vu glisser dans l’huile sainte les grandes
oboles ruisselantes de l’horlogerie céleste,
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Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
De grandes paumes avenantes m’ouvrent les voies du songe insatiable,
Et je n’ai pas pris peur de ma vision, mais m’assurant avec aisance dans le
saisissement, je tiens mon oeil ouvert à la faveur immense, et dans l’adulation.
Seuil de la connaissance ! avant-seuil de l’éclat !... Fumées d’un vin qui m’a vu naître
et ne fut point ici foulé.
La mer elle-même comme une ovation soudaine ! Conciliatrice, ô Mer, et seule
intercession !... Un cri d’oiseau sur les récifs, la brise en course à son office,
Et l’ombre passe d’une voile aux lisières du songe...
Je dis qu’un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel. Et l’étoile apatride chemine
dans les hauteurs du Siècle vert... Ils m’ont appelé l’Obscur et mon propos était de
mer.
*
Révérence à ton dire, Pilote. Ceci n’est point pour l’œil de chair,
11
Ni pour l’œil blanc cilié de rouge que l’on peint au plat-bord des vaisseaux .
• ou langage scientifique, comme celui de l’ornithologie.
17
Le vocabulaire de l’ornithologie concerne aussi le signifié de l’œuvre. Car l’oiseau y est
une des images thématiques importantes, même s’il n’est pas le support d’images
longuement développées (exception faite pour certains éléments de son corps : l’aile ou la
plume principalement). Bien souvent Saint-John Perse se contente de nommer l’oiseau,
comme on donne un titre. Ce choix d’une référence limitée à une catégorie manifeste déjà
une sélection du général, de ce qui est modélisable, qui caractérise l’acte de connaissance.
18
Mais nommer ne suffit pas, même si, du fait de l’illusion cratyléenne, la nomination
permet de prendre possession du réel et d’en opérer l’avènement poétique. En nommant
l’oiseau, Saint-John Perse fait résonner toutes les harmoniques de son image thématique.
Or cette image traverse toute la profondeur de l’œuvre et se retrouve principalement
dans les deux champs de la conquête de la connaissance et de la création poétique.
19
Nommer l’oiseau, c’est l’essentialiser dans l’une des deux significations qu’il prend pour
le poète:
20
a) dans le poème qui leur est consacré, les oiseaux désignent souvent les mots dans leur
migration. C’est ainsi que les mots du langage commun ou des langages techniques
deviennent mots poétiques:
Dans la maturité d’un texte immense en voie toujours de formation, ils ont mûri
comme des fruits, ou mieux comme des mots : à même la sève et la substance
originelle. Et bien sont-ils comme des mots sous leur charge magique : noyaux de
force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la
prémonition.
[...]
Ils sont, comme les mots, portés du rythme universel ; ils s’inscrivent d’eux-mêmes,
et comme d’affinité dans la plus large strophe errante que l’on ait vue jamais se
12
dérouler au monde .
21
b) et l’oiseau (principalement l’oiseau de proie dont les récurrences sont si nombreuses)
désigne surtout le poète lui-même qui épie le mot pur: « la pure amorce de ce chant »
22
Exploités à l’un ou l’autre niveau (du signifiant ou du signifié), les savoirs convoqués
contribuent à l’illustration et au développement des deux thèmes conjoints de la
connaissance et de la création qui constituent le signifié principal de l’œuvre de SaintJohn Perse et en font la modernité, si l’on admet que l’inscription dans le poème de
réflexions sur le poème en cours constitue bien l’un des indices de cette modernité. Mais
Saint-John Perse pratique aussi une subversion joyeuse de tous les savoirs pour
l’avènement d’une connaissance poétique incessamment reconduite, d’une vérité
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Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
dévoilée à mesure que sont démystifiées toutes les certitudes, même celle d’une
connaissance poétique puisqu’il semble impossible de parvenir jamais au songe de Dieu,
comme le donne à entendre le dernier verset qu’il ait écrit :
Singe de Dieu, trêve à tes ruses13 !
23
Quelle que soit la réponse à la question de « Sécheresse » : « Ô temps de Dieu, nous seras-tu
14
enfin complice ? », c’est assurément le rythme dans lequel sont prises les images du texte
qui en porte aussi le sens. C’est le rythme qui impose une présence autre, qui est aussi
présence de l’être. Et la poésie, alors, est dite « science de l’être ».
24
Ne serait-ce là qu’une métaphore de poète ? Ce sera aux philosophes qui ne « désertent
[pas] le seuil métaphysique » d’en décider !
NOTES
1. « Chronique », dans Œuvres complètes [OC], Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1972, p. 394.
2. OC, p. 453.
3. OC, p. 444.
4. Pour l’analyse de cette figure, cf. Éveline Caduc, Saint-John Perse, Connaissance et Création,
José Corti, 1977, voir chap. « Les opérations de la connaissance », p. 106- 143.
5. Exil, OC, p. l26.
6. Cf. André Spire, Plaisir poétique, plaisir musculaire. José Corti, 1949, rééd. 1986.
7. Cf. « Lettre à la Berkeley Review », dans OC, p. 566 : « Faisant plus que témoigner ou
figurer, [la poésie] devient la chose même qu’elle appréhende, qu’elle évoque ou suscite;
faisant plus que mimer, elle est finalement, cette chose elle-même, dans son mouvement
et sa durée ; elle la vit et l’agit unanimement, et se doit donc, fidèlement, de la suivre,
avec diversité, dans sa mesure propre et dans son rythme propre. »
8. Amers, OC, p. 268.
9. Dans une communication au colloque de 1979 du Centre Saint-John Perse d’Aix-enProvence, intitulée « Le droit dans l’oeuvre de Saint-John Perse », Patrick Wachsmann en
avait fait la démonstration à partir de l’expression d’Amers « la mer imprescriptible » :
« Qualifier la mer d’imprescriptible, par exemple, c’est exploiter les ressources
phonétiques de l’adjectif et la précision du terme juridique pour l’appliquer à une réalité
qui n’en est, évidemment, nullement justiciable dans l’ordre du juridique (dire que la mer
n’est pas susceptible d’appropriation par prescription n’a pas grand sens en droit) : il y a
utilisation d’un concept précis à des fins purement poétiques, consistant à rapprocher un
substantif et un adjectif qui semblaient ne jamais devoir se rencontrer, pour produire un
effet inattendu concourant à magnifier la mer et le principe de liberté qui est en elle. » (
Espaces de Saint-John Perse 1-2, Publications de l’université de Provence, 1979)
10. « Invocation », dans Amers, OC, p. 259.
11. « Strophe 2 », dans Amers, OC, p. 282.
12. Oiseaux, OC, p. 417-418. 13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard,
1975, p. 16 14. Ibid., p. 15.
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13. « Sécheresse », Chant pour un équinoxe, Paris, Gallimard, 1975, p. 16
14. Ibid., p. 15.
AUTEUR
ÉVELINE CADUC
Spécialiste de Saint-John Perse, enseigne la littérature française contemporaine à
l’Université de Nice
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