subversion, car le détournement des savoirs s’opère dans le secret de l’acte poétique, et il
se fait si discrètement qu’il n’est pas toujours perceptible à la première lecture.
12 Je n’en développerai ici qu’un exemple, mais il me semble significatif de l’exploitation que
le poète fait du langage juridique. Saint-John Perse emprunte en effet assez souvent au
langage technique que s’est donné la science juridique. C’est-à-dire le langage le plus
précis, le plus exact, et celui dans lequel semble se réaliser, avec la plus grande justesse
possible, l’adéquation du nom avec le concept auquel il renvoie ou avec l’objet qu’il
désigne. Ainsi lorsque parfois il inclut une expression juridique dans une matrice
rythmique, il lui fait subir une dénaturation partielle9, ou même totale si elle est toute
proche d’une expression de sens différent ou opposé, comme dans l’exemple suivant,
extrait de l’Invocation d’Amers :
[...] la Mer, immense et verte comme une aube à l’orient des hommes,
La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos
frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes – la Mer elle-même notre veille,
comme une promulgation divine...
[...] J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée, la Mer en fête de nos
songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,
Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme
domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle
et qui fut jouée aux dés...10
13 Soient ici les deux comparaisons successives, comme domaine de franchise et comme terre de
mainmorte, toutes deux empruntées au vocabulaire juridique, mais de sens opposé : un
domaine de franchise est affranchi de toute taxe, alors qu’une terre de mainmorte est
assujettie au droit de mainmorte. La construction syntaxique les met en parallèle alors
que leurs sèmes devraient les opposer. Mais, à l’évidence, ce qui motive leur
rapprochement, c’est que les mots qui les composent présentent des récurrences
phoniques internes m/r domaine de franchise/terre de mainmorte ; et des récurrences
phoniques externes avec le contexte f/fr m/r, er/or mer/mor puisqu’elles sont inscrites à
l’intérieur d’un ensemble où dominent les sèmes mer, immense, fête, verte dont les
signifiants contiennent ces phonèmes.
14 Par ailleurs elles constituent l’une et l’autre un groupe de huit syllabes comme ceux du
verset précédent qui contenait aussi ces phonèmes :
la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que
l’on fête.
15 Enfin, la comparaison qui suit, comme province d’herbe folle, et qui, dans un même groupe
de huit syllabes, contient encore ces phonèmes, consomme avec le sème de la folie la
disparition de la logique rationnelle. La mer immense et verte est le domaine de la liberté
absolue qui se danse sans se dire sur les variations d’un rythme à base octosyllabique.
C’est ainsi que le poème subvertit un langage scientifique, en l’occurrence celui du droit,
et donne à sentir la joie de la liberté, mais en évitant l’usage du concept puisqu’elle
emporte sur un rythme spécifique les images qui suffisent à l’évoquer.
16 Les mêmes remarques pourraient être faites à propos d’autre langages :
• langage technique comme celui de la marine, par exemple, qui fonctionne surtout au niveau
du signifié puisqu’il fournit abondamment au poème tout un vivier de vocables ou
d’expressions qui appartiennent à la thématique de la connaissance et de la création :
Secret du monde, va devant ! Et l’heure vienne où la barre
Nous soit enfin prise des mains !... J’ai vu glisser dans l’huile sainte les grandes
oboles ruisselantes de l’horlogerie céleste,
Saint-John Perse : une philosophie au miroir de la poétique
Noesis, 7 | 2005
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