DÉCONSTRUCTION :

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UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II – LE MIRAIL
UNIVERSITÉ CHARLES DE PRAGUE
UNIVERSITÉ DU LUXEMBOURG
FERNANDO FACO DE ASSIS FONSECA
DÉCONSTRUCTION :
Un geste de résistance
Toulouse 2010
2
UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II – LE MIRAIL
UNIVERSITÉ CHARLES DE PRAGUE
UNIVERSITÉ DU LUXEMBOURG
Master 2
ERASMUS MUNDUS EUROPHILOSOPHIE
Fernando FACO DE ASSIS FONSECA
DECONSTRUCTION: UN GESTE DE RESISTANCE
Mémoire de recherche dirigé par Jean-Marie Vaysse.
Soutenu le 18 juin 2009.
3
RÉSUMÉ
Il s‟agit de comprendre la déconstruction chez Derrida fondamentalement comme un geste de
résistance contre toute sorte de totalitarisme. En ce sens, dés que l‟objectif présent ici infère
qu‟il y ait déjà un contenu politique propre à la déconstruction, notre tâche consiste, à cet
égard, en travailler cela plutôt comme un point d‟arrivée et non comme un point de partie. En
d‟autres termes, l‟idée générale de cette recherche a pour fonction développer, d‟une façon
bien structurée, un chemin où la déconstruction va être pensée d‟un point de vue foncièrement
politique, ayant toujours comme but de la comprendre comme un mouvement assez particulier
de résistance. Pour tel but il faut, avant tout, comprendre deux autres champs fondamentaux
du travail de la déconstruction, dont un apparemment théorique et l‟autre apparemment
pratique. C‟est pourquoi il faut absolument penser l‟idée de futur en tant qu‟ « à venir » ou
comme promesse, et aussi l‟idée de l‟autre comme une altérité radicale, c'est-à-dire comme
trace. Finalement on peut penser comment la déconstruction s‟engage effectivement dans un
mouvement politique et propose, ainsi, une sorte de résistance qui ne soit pas un mouvement
d‟opposition quelconque, mais essentiellement un mouvement qui déconstruit la
métaphysique (ici formellement identique au système totalitaire) à partir de son propre excès.
Autrement dit, la résistance ne vient pas ici du dehors, comme une sorte de mécanisme
extérieur au système métaphysique, mais plutôt comme la production propre de ce système
qui le conduit à sa propre déconstruction. La déconstruction en tant que résistance signifie, en
un seul mot, la libération du système de son axe central, produisant, ainsi, des différences
avec soi-même et se déplaçant, ainsi, dans un mouvement continuel, au-delà de toute attente,
d‟où il n‟y a ni d‟origine ni de télos.
Mots clés : déconstruction, résistance, altérité, « à venir », promesse.
4
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION .......................................................................................................................... 6
DE QUEL AVENIR…? LE PROGRAMME ET LA PROMESSE DANS LA PENSÉ DE DERRIDA ............................. 11
L'idée même d' "à venir" ................................................................................................................. 11
Le futur et l“à venir“ .................................................................................................................. 11
La pensée de la présence ............................................................................................................. 12
Ousia et Grammè ....................................................................................................................... 15
La Phoné et l‘Ecriture ................................................................................................................ 16
La dangereuse écriture ............................................................................................................... 17
La trace ................................................................................................................................... 19
La différance ............................................................................................................................. 20
La Promesse d‟un à venir ................................................................................................................ 22
La folle loi ................................................................................................................................ 25
Le devoir devant la loi ................................................................................................................ 28
QUI ARRIVE…? L‟AUTRE ET L‟ÉTHIQUE DE L„IMPOSSIBLE .................................................................. 32
L’arrivée de l‘autre .................................................................................................................... 32
Penser l‘impossible .................................................................................................................... 35
L’autre qui donc je suis ............................................................................................................... 37
De l’hôte à la condition d‘otage .................................................................................................... 39
L’heritage et le “oui“ de la responsabilité ...................................................................................... 41
DE QUEL POLITIQUE…? AMITIÉ, DÉMOCRATIE ET JUSTICE CHEZ DERRIDA ........................................... 43
De passage en Egypte ................................................................................................................. 44
Politique de l‘amitié ................................................................................................................... 46
Ami/Ennemi chez Carl Schmitt ..................................................................................................... 48
L’ennemi pur et ses contradictions ................................................................................................ 50
L’ami pur et ses possibilités ......................................................................................................... 53
Pourquoi la démocratie? ............................................................................................................. 58
Démocratie et sécret ................................................................................................................... 60
Déconstruction et démocratie ....................................................................................................... 61
Droit et justice
.......................................................................................................................... 63
Retour à l‘Egypte ...............................................................................Erreur
! Signet non défini.
5
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................................ 67
Œuvres de Derrida.................................................................................................................. 67
Littérature secondaire........................................................................................................... 67
Autres œuvres ........................................................................................................................ 68
Film ........................................................................................................................................ 68
6
Introduction
Il y a, certes, un fondement métaphysique dans le fonctionnement interne de tout
système totalitariste. Par ailleurs, il ne serait pas fausse l‟affirmation inverse ; dire qu‟il y a
aussi un noyau totalitaire dans le cœur même de la pensée métaphysique. Or, d‟une façon plus
précise, il s‟agit ici de reconnaitre, aussi dans la métaphysique que dans le système totalitaire,
une logique formellement identique par laquelle l‟un et l‟autre seront toujours régit selon une
idée de présence pleine. Et, en ce contexte précis, cette présence sera considérer pour nous
comme le cerne de tout système (métaphysique ou totalitaire) qui aura pour fonction d‟établir,
au bout de compte, une pensée de l‟identité, de la nécessité, et qui débouche enfin dans une
pensée de l‟hiérarchie, du calcul, du programme, du centre etc. Pour dire les choses encore
autrement, l‟idée générale ici c‟est, fondamentalement, d‟identifier, dans ces modèles de
pensée, un même mouvement qui efface les différences et les ambigüités (éléments qui sont
d‟ailleurs inhérentes à la pensée même) et, ainsi, les soumettre à la logique de l‟identité et
celle de la non-contradiction. C‟est pourquoi, sous notre point de vue, la métaphysique sera
dés lors comprise toujours comme un système politique par excellence. Et, ayant supposé
cela, lorsqu‟on assume ce principe identitaire, on est prêt aussi à dire que toute l‟histoire de la
culture Occidentale se trouve, d‟une façon ou d‟une autre, orientée à partir d‟un certain
horizon totalitaire. Et, c‟est, aussi, la raison pour laquelle, on peut en effet affirmer que c‟est
particulièrement grâce à ce noyer d‟une présence absolue – dont ici est synonyme de ce centre
totalitaire – qu‟on mobilise, depuis toujours, non seulement toute le sorte des guerres
religieuses-idéologiques mais aussi tous les procès de colonisation des autres cultures conduit
par un idéal d‟universalisation – notamment ce mouvement qu‟on appel vulgairement
aujourd‟hui de procès de mondialisation.
Or, si l‟idée métaphysique de présence absolue est, donc, constitutive de l‟idée même
de totalitarisme, c'est-à-dire la condition positive de son fonctionnement, alors, l‟idée de
déconstruction de la métaphysique signifie, d‟autre part, une moyen de résistance à toute sorte
de totalitarisme. Et, c‟est pourquoi la déconstruction gagne, elle aussi, un contenu
essentiellement politique. Donc, si résistance, au premier regard, fait référence au domaine de
la politique, alors, déconstruction veut dire aussi un geste politique. En d‟autres termes, dés
qu‟on identifie une même logique entre métaphysique et totalitarisme, on peut certes penser la
7
déconstruction de la métaphysique comme un mouvement de résistance, non seulement dans
le cadre théorique, mais surtout dans le sens le plus politique du terme. Voici, donc, le but de
cet essai : développer ce contenu politique de la déconstruction. Par ailleurs, on va voir que ce
contenu politique ne sera rien d‟autre qu‟un geste très singulier de résistance. Déconstruire
signifie, donc, pour nous, résister. Ce qui nous permet de formuler la logique suivante : dés
qu‟il y a déconstruction, il y a résistance, donc ; dés qu‟il y a de la résistance, il y a forcement
de la politique. Mais les choses ne sont pas si simples. Il ne s‟agit pas ici de trouver des
dispositifs ou mécanismes en tant que moyens de résistance qui font face à un certain pouvoir
externe. Pour dire les choses plus rapidement, il ne s‟agit pas tout simplement d‟une
opposition entre pouvoir et résistance. Loin de cela, la résistance ne sera ici qu‟un excès du
pouvoir lui-même, voire de la métaphysique, et qui, pour cette raison, ne peut jamais arriver
du dehors. De telle sorte, si on prend les conséquences logiques de telle affirmation, la
résistance arrive toujours dans et avec le pouvoir, ce que revient à dire, par conséquent, que la
déconstruction arrive dans et avec la métaphysique. Néanmoins, dire que la résistance, ou la
déconstruction, arrive dedans du pouvoir n‟est pas encore la bonne formule, car, une fois que
le « dehors » est mis en question, le « dedans » est, lui aussi, un terme problématique pour
nous. Alors, ils sont les idées de « dehors » et « dedans » qui seront toujours mises en
question ici. C‟est, donc, la raison pour laquelle, pour penser une politique dans la
déconstruction exige que nous nous libérions d‟une conception traditionnelle de politique
pour arriver enfin à une idée de politique qui ne soit plus idéaliste, mais qui soit, en dernière
instance, conçue comme mouvement-même de résistance. Peut-être que pour cela il faut
foncièrement qu‟on pense une forme de résistance jamais élaborée par la tradition. C‟est bien
pourquoi dans « Sur Parole », Derrida affirme : « je crois qu‟il faut résister en inventant une
forme de résistance qui ne soit pas réactionnaire ou réactionnelle1 » (Sur parole 44). Et, donc,
nous voila ce qu‟il nous reste : savoir comment penser une telle résistance réinventé.
Notre position ici sera fondamentalement de parcourir un chemin où nous amène à
telle compréhension. Ainsi, cet élan entre déconstruction et résistance va être plutôt un point
d‟arriver et non un point de partie dans cette recherche. Le but ici est, donc, de tracer un
parcours où l‟idée de déconstruction va chercher cet élan dans son expression politique, pour
qu‟on puisse finalement constater le positionnement politique de Derrida, même si ce
positionnement ne se définie plus à la manière de la politique traditionnelle. On va voir par
exemple que Derrida défende un certain modèle de démocratie, ce qu‟il va appeler de
1
DERRIDA, Sur Parole, p. 44.
8
démocratie à venir. Mais pour travailler cette idée avec rigueur il faut absolument qu‟on
discute des autres idées d‟auparavant. On ne peut pas travailler directement sur cet idée sans
qu‟on n‟ait pas compris, par exemple, l‟idée même d‟à venir. De telle sorte, la problématique
de ce travail réside surtout en comprendre, si non de façon exhaustive, du moins d‟une façon
bien structurée, comment Derrida arrive à penser une politique de la déconstruction. Et pour
cela, il nous faut tracer un chemin qui peut nous fournir des principes élémentaires de la
pensée de Derrida afin de ne pas arriver à des conclusions fautives et générales à l‟égard de sa
pensée. C‟est pourquoi, avant de penser la politique dans son sens strict, je propose ici de
traverser deux autres domaines propres au champ de la tradition, à savoir, un théorique et
l‟autre éthique. Néanmoins, j‟essaie toujours de préciser, comme on verra, que il n‟y a aucune
coupure épistémologique dans la pensée de derridienne selon laquelle on pourrait, en quelque
sorte, impliquer l‟existence des niveaux différentes de déconstructions, par exemple, au
niveau éthique, théorique, politique etc. Loin de cela, notre tâche ici c‟est de démontrer que la
déconstruction est depuis toujours un mouvement foncièrement éthico-politique. Néanmoins,
si la pensée traditionnelle a organisé la philosophie entre deux différents champs d‟actuation,
dont un théorique et l‟autre pratique, c‟est uniquement pour un principe didactique qu‟on va
suivre cette même logique, mais sans jamais oublier que dans la pensée de Derrida, d‟une
façon globale, telle logique ne s‟applique jamais.
En suivant cette logique, je propose dans le premier chapitre, dans ce qui concerne au
ce champ plutôt théorique, de travailler avec l‟idée même d‟à venir. Au ce moment-là j‟essaie
de montrer que, pour introduire la pensée de Derrida, il faut absolument préciser dans quel
domaine de temps il veut s‟insérer. En ce sens, il faut tout d‟abord comprendre le sens
particulier d‟ « à venir », c'est-à-dire savoir précisément pourquoi ce terme n‟est pas solidaire
avec la conception courante de futur. Et, en outre, la déconstruction du temps est ici
essentielle pour donner la structure de toute la pensée derridienne de sorte que, toute
terminologie derridienne va se situer dans cette autre configuration temporelle. C‟est pourquoi
il exige un travail de libération du temps en tant que programme, pour le penser dans le
domaine d‟un temps comme promesse. Pour cela on détache le temps du primat d‟une
présence pleine, le temps en tant qu’ousia, pour le repenser à partir de l‟écriture, de la trace,
de la différance ; le temps en tant que grammé. A la suite, en concevant le temps non comme
un registre entre passé, présent et futur, mais plutôt comme pure différence, où le passé n‟est
plus origine et le futur n‟est plus telos, on travaille le temps comme promesse pour l‟engager
dans un champ éthique. C‟est là où on va parler de responsabilité par rapport à cet « à
venir » ; là où le temps n‟y aura plus de programme, plus de contrôle, plus de calcul. L‟à venir
9
est pour ainsi dire l‟arrivé de l‟autre inattendu, d‟un autre absolu, radicalisé. Et, c‟est
précisément là-dessus que la déconstruction commence à manifester des aspects éthicopolitiques.
C‟est, donc, celui le sujet du deuxième chapitre ; comprendre au fond de quel autre
veut parler Derrida. En ce moment-là, il faut qu‟on convoque, pour rejoindre à la discussion,
le philosophe lituanien Emmanuel Lévinas, celui sur qui Derrida s‟appuie lorsqu‟il développe
son idée de l‟autre comme trace, comme différance. Dans ce chapitre on aura d‟espace pour se
concentrer sur la question essentiellement éthique de la déconstruction, en travaillant des
idées comme par exemple l‟hospitalité, l‟héritage, les animaux etc. Il s‟agit, en effet, de
développer là-dessus une toute autre conception d‟éthique, une éthique au-delà de toute
possibilité, une éthique qui reste au bout de compte comme pure impossibilité ; qui reste, en
somme, comme promesse.
Dans le dernier chapitre, on va finalement travailler les idées de nature
particulièrement politique chez Derrida. En fait, on a déjà un chemin ouvert pour qu‟on puisse
comprendre comment la déconstruction opère dans la pensée métaphysique en tant que
résistance. Et, dans ce champ qui est plus strictement politique, je aborde précisément trois
sujets : l‟idée d‟ami, de démocratie et celle de justice - tous, bien sûr, présupposé par cette
idée de futur en tant qu‟ « à venir ». On voit là-bas comment l‟ami (ce concept qui, depuis les
grecs, est impliqués directement avec l‟idée de politique) va, d‟une façon ou d‟une autre,
excéder la dimension du calcul pour se fonder en tant qu‟une indicibilité radical à partir de
laquelle on ne pourra jamais bien définir sa place. En d‟autres termes, on va remarquer
l‟impossibilité d‟une définition précise de la limite entre ami et non-ami. Au ce point-là, la
politique sera, elle aussi, ouverte au cet autre domaine, celui de l‟à venir, de sorte que nous
sera permis de travailler plus rigoureusement la notion de démocratie chez Derrida.
Cependant, ce terme pose plus des complications que les autres. Comment, par exemple,
Derrida, en tant que penseur de la déconstruction, de la résistance, serait tout simplement un
défenseur du système démocratique tel comme celui-ci s‟organise parmi les sociétés
Occidentales ? S‟il n‟est pas le cas, pourquoi enfin soutenir toujours une idée de démocratie ?
On verra donc que la déconstruction ne consiste au fond qu‟une promesse même de
démocratie, cela veut dire une promesse d‟une démocratie toujours à venir. Et, toujours dans
la même veine que tous les autres concepts dont nous allons travailler, on va penser aussi
l‟idée de justice. C‟est pourquoi ce terme n‟est plus lié à l‟idée de droit. Derrida sépare ainsi
le droit de la justice, pour penser une justice plus radicalisé, aussi dans le sens de la différance
et de la trace.
10
L‟idée centrale ici est fondamentalement d‟élaborer un travail continuel de libération
des altérités, qui sont enfermées toujours par une appropriation d‟une présence absolue. En
d‟autres termes, on réalise que la déconstruction n‟est d‟autre chose qu‟un mouvement de
libération des autres qui se trouvent bloqué par la pensée du même. Si c‟est l‟idée de présence
pleine qui représente à rigueur le geste fondateur de la métaphysique, celle qui va donc
toujours opérer à partir d‟un mouvement colonisateur et totalitaire, alors, la déconstruction
sera, en somme, un acte de résistance par excellence contre tout ce qui veut contrôler,
coloniser, dominer, s‟approprier etc. Et, c‟est effectivement cela qu‟on fait pendant tout le
travail avec tous les concepts, comme celui de temps, d‟écriture, de traduction, d‟autre,
d‟hospitalité, d‟héritage, d‟ami, de démocratie, de justice etc. Alors, bien que les trois
chapitres ; « de quel avenir… ? », « qui arrive… ? » et « de quelle politique… ? », semblent
parler de distincts domaines du champ de la philosophique, ils ne parlent, en effet, que d‟une
seule chose, à savoir la libération d‟un tout autre radicalisé, insaisissable, incalculable,
inprogrammable. La déconstruction sera, à la fin, une lute de résistance contre le totalitarisme
et contre la colonisation de l‟autre mais, néanmoins, il ne faut jamais oublier qu‟il s‟agit en
effet d‟une lute dépourvue d‟un quelconque idéalisme. Nous nous trouvons, désormais, face à
une toute nouvelle façon de résister. La déconstruction comme un geste fondamentalement de
résistance représente la prise de position politique, non pas pour ce côté-ci ou ce côté-là, mais
plutôt une prise de position pour la singularité, pour l‟altérité. D‟ailleurs, s‟il il y a un coté
auquel la déconstruction s‟engage, on peut dire qu‟elle se met entièrement au côté de cet toutautre. Et même si ce travail ne démontre pas tout d‟immédiat son teneur politique, il s‟agit ici,
fondamentalement, d‟une interception politique toujours engagée, qui aborde la question
politique brulante de notre culture, à savoir le totalitarisme, liée à la question structurante de
notre pensée, à savoir la métaphysique de la présence.
11
DE QUEL AVENIR… ? :
« Le programme et la promesse dans la pensée de Derrida »
1) L’idée même d’ « à venir » :
De quoi s‟agit-il la pensée de la déconstruction? Serait-elle l‟avenir de son affaire?
Mais, de quel avenir s‟agit-il? Ne serait-ce pas la déconstruction l‟impossibilité même d‟un
avenir ? Aurait-elle, la déconstruction, effectivement quelque chose à dire sur l‟avenir ? Et
même si elle n‟a pas « quelque chose » à dire à ce propos, est-ce qu‟on peut affirmer que
l‟avenir n‟est pas un sujet de la déconstruction ?
De quel avenir s‟agit-il dans la déconstruction ? On tourne ici la question sur soimême pour qu‟on puisse chercher le lien entre déconstruction et avenir. Sera-t-il cet avenir
une « chose » ? Comment définir un avenir à partir de la déconstruction ? Et, si on dirait que
la déconstruction s‟oriente vers là où il n‟y a pas d‟horizon ? Comment alors on peut penser à
un avenir dépourvu d‟horizon ? Naturellement que, dans ce cas là, l‟avenir ne pourrait pas être
une chose. Alors, nous avons ici établi déjà quelques problèmes : 1) « Aurat-elle, la
déconstruction un avenir ? » ; 2) « Est-ce qu‟elle a quelque chose à dire sur l‟avenir ? » ; 3)
«Consiste-t-il, cet avenir, en quelque chose ? » et 4) « Comment penser un avenir qui n‟a pas
d‟horizon ? » Ayant déjà plus ou moins situé la problématique de notre recherche, il faut,
donc, qu‟on travaille tout d‟abord la différence élémentaire d‟entre ce que Derrida appelle
l‟avenir en tant que futur et l‟ « à venir » en tant qu‟événement.
Le futur et l’ « à venir ».
Dans le filme « Derrida, Derrida », le philosophe pose une distinction fondamentale
entre ce que l‟on comprend en tant que l‟idée de future et l‟idée d‟ « à venir ». La première
fait référence à un certain programme, un aujourd‟hui qui sera demain, fondant ainsi un futur
que s‟orient toujours à partir d‟un certain présent. Comme il même dit : « En général, j‟essaie
de distinguer entre le futur et l‟ « à venir ». Le futur c‟est ce qui… demain, tout à l‟heure,
siècle prochain… deviendra. Donc, il y a le futur du programme, futur prévisible,
« predictable », « transcriptions »… donc, prévu »2. Ainsi, d‟après Derrida, le statut du temps
sera toujours inscrit « selon un processus dont la structure temporal est de pure présentation,
de pure maintenance (…) Le passé et le future sont toujours déterminés comme présent passé
2
DERRIDA, Derrida. A Film by Kirby and Amy Ziering Kofman. 2002
12
ou présents futurs. ».3 Grosso modo, le futur, dans ce sens, ne sera d‟autre chose que penser
un présent en attendant, un devenir futur du présent qui se développera comme une séquence
inépuisable de maintenants. Par opposition à cela, l‟idée d‟ « à venir » ne dispose pas de la
même garantie dans laquelle le futur soit là un jour. Bien au contraire, il ne fait plus partie
d‟un discours de l‟assurance et de la garantie, ne restant peut-être que comme promesse.
Selon Derrida
Il y a l‟avenir comme « to come » parce qu‟il se réfère à quelqu‟un qui vient, à ce qui vient et
qui… venant, arrivant, n‟est pas prévisible. Pour moi c‟est ça le vrais futur, qui est
« unpredictable ». L‟autre qui vient sans que je puisse même l‟attendre (…) donc s‟il y a du
vrai futur au-delà du futur, c‟est l‟ « à venir » en tant que.. il est l‟avenu de l‟autre là où je ne
peut pas le prévoir 4.
C‟est bien pourquoi il faut absolument distinguer le futur, dans son sens courant, de l‟idée d‟
« à venir » à partir duquel veut se situer Derrida. En bref, la tache ici consiste plutôt de penser
le future, non pas comme programme, mais comme promesse. Mais comment penser un
avenir qui ne sera jamais là? Dans quelle mesure le concevoir comme promesse ? Et encore,
quelles sont les conséquences d‟une telle pensée ? Pour cela il faut avant tout, qu‟on revienne
à ce que Derrida comprend en tant que pensée de la présence, ou plus spécifiquement, en tant
que métaphysique de la présence.
La pensée de la présence.
Le terme « métaphysique de la présence », c‟est une référence directe à Heidegger.
Cela parce qu‟il a été, celui qui a dit que toute la métaphysique est établie en tant que pensée
de la présence. Celle là constitue le noyau fondamental qui relie toute la philosophie depuis
Aristote jusqu‟à Hegel, ayant ses déroulements en Husserl et Bergson. La compréhension de
l‟être en tant qu‟étant, manière à laquelle Heidegger définie la métaphysique, c‟est un produit
de la compréhension du temps en tant que présent. C‟est, par conséquent, le temps gouverné
par la suprématie d‟une présence éternelle qui va rendre à la philosophie la possibilité de
penser l‟être de l‟étant. Au § 6 de « Sein und Zeit », Heidegger affirme que le problème de
l‟être a été présenté « comme παρουσία ou comme ουσία avec la définition ontologiquetemporale comme « présenteté ». L‟étant est saisi dans son être comme « présenteté », c'est-àdire qu‟il est entendu par référence à un mode précis du temps, le présent »5. En signalant,
donc, cette identification de « l‟être » et du « présent » comme l‟acte fondateur de la
métaphysique, Heidegger se rend compte que la seule façon d‟une désobstruction du sens de
l‟être, pour qu‟on effectue une libération radicale de l‟historicité du Dasein, n‟est possible
3
DERRIDA. Ousia et Grammè, p.35 et 37.
DERRIDA, Derrida. A Film by Kirby and Amy Ziering Kofman. 2002
5
HEIDEGGER, Martin, Etre et temps, p. 51.
4
13
qu‟en problématisant la temporalité. Néanmoins, problématiser la temporalité ne signifie
nécessairement pas ici abandonner la « presenteté » du temps pour le « saisir » à partir d‟un
autre mode de temps, quel qu‟il soit. Certainement, cela n‟est pas possible. Selon Heidegger
la métaphysique s‟est établie comme présence, non parce qu‟elle a choisi cette voie en
détriment d‟autres possibilités, mais parce qu‟il a fallu qu‟elle soit ainsi pour fonder la vérité
en tant qu‟épistème. Il ne s‟agit absolument pas ici d‟une faute de méthodologie. Si la
métaphysique se révèle comme présence c‟est parce qu‟il n‟y a pas eu d‟autre issue pour la
pensée occidental. Cela se reflète dans l‟oublie nécessaire du mouvement du temps consacré
dans le monde occidental, où, comme souligne Derrida, « le privilège du présent n‟a jamais
été mis en question » (Ousia et Grammé 36).
De telle manière, Derrida va, lui aussi, comprendre la métaphysique, à partir de ce
primat de la présence absolue. De même que Heidegger, Derrida tient la pensé philosophique
à partir d‟une présence en soi, laquelle soumet toujours la pensée à une référence majeur.
C‟est la seule manière, j‟insiste, pour laquelle le discours occidental a pu concevoir la
recherche de la vérité ultime. Dans ce sens, le primat de la vérité est, en tout cas, aussi le
primat d‟une présence en soi. Donc, la vérité métaphysique est définie toujours en tant que
présence absolue. Ayant présupposé cela, Derrida se demande alors dans quel mesure il serait
possible penser le temps hors de ce primat. Or, si, pour Heidegger, la question du sens de
l‟être n‟est possible qu‟à partir d‟un ébranlement du « concept » vulgaire de temps,
« comment aurait-on pu penser l‟être et le temps autrement qu‟à partir du présent, dans la
forme du présent, à savoir d‟un certain maintenant en général qu‟aucune expérience, par
définition, jamais ne pourrait quitter ? »6. C‟est précisément autour de cette question que
s‟impose l’aporie du temps. Du point de vu de la métaphysique, ou du point de vu de la
vérité, le temps persiste hors de sa temporalité, ou dit autrement, il réduit sa temporalité à la
forme d‟une présentifié atemporel. Ainsi, la compréhension du temps par la métaphysique estil donnée « comme un étant parmi d‟autres étants »7, ce que veut dire en dernier analyse, qu‟il
a toujours été à partir de catégories conceptuels, que le temps a été saisi. De sorte qu‟au
moment qu‟on se demande « qu‟est que c‟est le temps ? », on efface, d‟une façon ou d‟une
autre, sa temporalité propre, ayant toujours en vue que c‟est l‟oublie-même du temps-en-tant-
6
7
Ousia et Grammè, p. 41.
Etre et temps, p. 52.
14
que-mouvement qui consiste la structure ultime de la pensée. Ce privilège du présent est
l‟évidence de la pensée et « aucune pensée n‟est possible hors de son élément »8.
En fait, ce paradoxe du temps est, selon Derrida, une très ancienne question depuis
Aristote, ayant celui-ci déjà pensé le temps aussi bien comme dynamis (mouvement,
puissance) que comme ousia (essence, présence). Toutefois, l‟histoire de la métaphysique a
dû concevoir « le sens du temps à partir du présent, comme non-temps. Et il ne peut en être
autrement. »9. D‟une manière telle que la métaphysique s‟est appropriée du temps pour penser
le sens. D‟après Derrida, il ne peut donc être saisi qu‟à travers la condition présentifiant du
temps.
« Aucun sens n‟a jamais pu être pensé dans l‟histoire de la métaphysique autrement qu‟à partir
de la présence et comme présence. Le concept de sens est commandé par tout le système de
déterminations que nous repérons ici et, chaque fois que la question du sens est posée, elle ne
peut l‟être que dans la clôture métaphysique »10.
C‟est la raison pour laquelle Derrida affirme ailleurs que « le logocentrisme serait donc
solidaire de la détermination de l‟être de l‟étant comme présence. »11
Revenir alors à la temporalité du temps se révèle comme une question préliminaire et
urgente pour la démarche heideggérienne et également pour Derrida. Mais en quoi consiste ce
« revenir à la temporalité du temps ? ». Consisterait-elle en « saisir » le temps d‟une autre
façon ? Peut-être le problème du temps consiste à ce que on ne peut plus être saisi. Peut-être,
aussi, ce qu‟on s‟interroge ici n‟est plus la condition de la pensée ou une autre construction
quelconque du temps. Si celui-ci n‟est plus le but de Derrida, comment pourtant le penser
autrement ?
Or, comme nous avons vu : si, le futur a toujours été compris à partir d‟une
prévisibilité, c'est-à-dire inscrit dans le projet métaphysique de la présence comme
programme ; si, le futur a été, ainsi, mis sur un programme machinal de prévisibilité et
possibilité d‟accomplissement ; si, l‟avenir est compris, non dans le sens le plus radical de sa
racine étiologique, comme « à venir », mais comme futur présent - ou présent futur – ce qui
permettrait en dernière instance de le programmer et de le prévoir ; si, c‟est à travers de cette
machine qu‟on réduit tout « l‟évènement possible » – ou meilleur, la possibilité de tout
évènement impossible - à une répétition soumise à l‟impératif d‟une présence absolue ; et si,
c‟est moyennant un ordre automatique des événements, réglé par la logique d‟une présence
suprême, qu‟on est possible programmer le futur : c‟est alors l‟idée même de pro-gramme
8
DERRIDA. De la Grammatologie, p. 36
DERRIDA. Ousia et Grammè, p. 58.
10
Idem, Ibidem.
11
De la Grammatologie, p. 23.
9
15
qu‟il faut dès lors se questionner, le plaçant dans un rapport étroit avec la propre origine de ce
terme, à savoir, avec l‟idée de gramme et écriture.
Ousia et Grammé.
En contraposition à l‟idée de temps en tant qu‟ousia, Derrida va se servir du terme de
grammé pour libérer le temps de l‟absolutisme de la présence. Grammé désigne en effet une
autre possible lecture du temps, le lui donnant ainsi la condition d‟une radicalité impensable
jusqu‟ici par la métaphysique. Si les catégories du temps en tant que passé, présent et futur
sont en effet les seules conditions de la métaphysique de remplir les exigences d‟un discours
sur la vérité en tant que épistème, c‟est, donc, évident, aux yeux de Derrida, l‟élan étroit entre
le logocentrisme et l‟idée présence ; logos et ousia. La présence va, en ce sens, donner,
comme nous voyons, la condition de possibilité de la métaphysique. Grammé consiste, par
opposition à l’ousia, à la catégorie qui va non pas seulement questionner l‟idée de présence
mais, plus précisément, bouleverser radicalement le discours métaphysique. Bref, on peut dire
que l‟idée de grammé est, par définition, l‟autre de la métaphysique ; son altérité radicale.
Penser alors cette idée c‟est donc mettre en question l‟essence même de l‟entendement, pour
autant, que celui-ci a été compris en tant qu‟épistème. Dans ce sens, la condition de possibilité
d‟épistème est donnée là où il y a une exclusion absolue de la grammé. Grammé et épistème
sont, pour ainsi dire, inversement proportionnelles, c'est-à-dire pour que l‟une puisse être
conçue, il faut que l‟autre s‟efface.
L‟idée de présence a prévalu pendant toute l‟histoire de la métaphysique sous
plusieurs déterminations, comme par exemple :
« présence de la chose au regard comme eidos, présence comme substance/essence/existence
(ousia), présence temporel comme point (stigmè) du maintenant ou de l‟instant (nun), présence
à soi du cogito, conscience, subjectivité, co-présence de l‟autre et de soi, intersubjectivité
comme phénomène intentionnel de l‟ego, etc. »12.
Alors si l‟idée d‟ousia correspond à une des ces formes d‟expressions de la présence,
métaphysique et ousia sont essentiellement inséparables, marchant toujours en pairs. C‟est
alors ousia et grammé qui vont, à la longueur de toute notre réflexion, jouer les rôles
principaux. Néanmoins, il faut insister sur ce point : ousia et grammé ne peuvent jamais
occuper, de façon harmonique et passive, le même plan discursif. Pour que la pensée se donne
en tant que ousia, présence, il faut absolument que l‟idée de gramée soit mise sur une forte
surveillance, un strict contrôle. Si le terme grammé est le correspondant direct de l‟idée
d‟écriture - ainsi comprise par Derrida à partir de la dérivation du signifiant grammé pour
graphe, graphie - alors c‟est particulièrement de l‟écriture qu‟on va s‟occuper ici.
12
Idem, Ibidem.
16
La Phonè et l’Ecriture.
Derrida observe que, inhérente au propre discours métaphysique, à partir d‟un système
de codes binaires, il opère depuis toujours une suppression des certains éléments qui
pourraient éventuellement désorganiser et menacer l‟absolutisme de la présence pleine. C‟est
pourquoi l‟écriture occupe, à la longueur de toute l‟histoire de l‟occident, une place toujours
secondaire, contraposée à la phonè, celle qui garant, à son tours, la libre circulation d‟une
présence en soi. Ainsi, « l‟essence formelle du signifié est la présence, et le privilège de sa
proximité au logos comme phonè est le privilège de la présence »13. Dans ce sens, la phonè
serait celle qui porterait en son « souffle » le sens hégémonique d‟un « vouloir-dire »,
toujours présent au sujet de la conscience, sous la forme d‟une substance intelligible. Cette
substance intelligible (co)fonderait, dans le souffle de la voix, tout deux, représentante et
représentation phonique, donnant donc l‟impression qu‟il s‟agissait d‟une même et seule
substance. En conséquence, il n‟est qu‟à travers du «souffle» de la phonè que esprit et
matière, sensible et intelligible, signifié et signifiant, peuvent être comprise en tant qu‟unité.
« L‟essence de la phonè serait immédiatement proche de ce que dans la « pensée », comme
logos, a rapport au « sens », le produit, le reçoit, le dit, le « rassemble »14. La phonè serait,
donc, le pair avec toute l‟histoire de la raison. Et, en conséquence, elle, la phonè, serait, en
quelque sorte, co-fondatrice du logocentrisme, constituant, ainsi, un système à la fois phono et
logo (centrique). Conforme nous dit Derrida :
« Toutes les déterminations métaphysiques de la vérité et même celle à laquelle nous rappelle
Heidegger, par-delà l‟onto-théologie métaphysique, sont plus ou mois immédiatement
inséparables de l‟instance du logos ou d‟une raison pensée dans la descendance du logos, on
quelque sens qu‟on l‟entende ( …) Or dans ce logos, le lien originaire et essentiel à la phonè
n‟a jamais été rompu »15.
Le mouvement du système garantira alors un privilège à la phonè par rapport à
l‟écriture car celle-là répond de manière fidèle aux exigences d‟une telle présence, lorsque
celle-ci amènerait telle présence à un champ de renvoie éternel de traces d‟où résulterait à la
fin son effacement et sa dissolution totale. C„est la raison pour laquelle le système
métaphysique a dû commander et supprimer le concept de l‟écriture, tel comme le dit
Derrida : « l‟histoire de la vérité, de la vérité, de la vérité, a toujours été l‟abaissement de
l‟écriture et son refoulement hors de la parole « pleine »16. En tant que parole pleine et
pleinement présenté à soi, la phonè est mise alors dans une étroite conformité avec le système
13
Idem, p. 31.
Idem, p. 21.
15
Idem, Ibidem.
16
Idem, p.12.
14
17
du « s‟entendre-parler » qui, selon Derrida, a dû «dominer pendant toute une époque l‟histoire
du monde, l‟idée d‟origine du monde à partir d‟une différence entre le mondain et le nonmondain, le dehors et le dedans, l‟idéalité et la non-idéalité, l‟universel et le non-universel, le
transcendantal et l‟empirique. »17
Ce mouvement qui lie l‟histoire de la métaphysique et de l‟occident, comme la
recherche pour une vérité présentée à soi, délègue forcement à l‟écriture une « fonction
seconde et instrumentale »18 : technique au service du langage, porte-parole, interprète d‟une
parole originaire elle-même soustraite à l‟interprétation. »
19
Derrida rapproche - mais sans
pour autant les confondre - l‟idée de l‟écriture à elle de la technique, mettant, ainsi, en lumière
un geste d‟assujettissement que celle-là a toujours occupé afin de préserver le système
métaphysique à l‟abrie de toute contingence empirique. L‟écriture ne serait dans ce sens
qu‟un instrument d‟extension du langage parlé pour qu‟elle puisse ainsi mettre en circulation
le sens originaire en son intégrité. Par rapport à la phonè, celle qui a « par nature » une
proximité « essentielle et immédiate avec l‟âme »20, l‟écriture sera toujours dérivée, se
donnant alors comme technique et représentation. Elle a comme seul but, à ce niveau là, de
« conserver le langage parlé et de le faire fonctionner hors de la présence du sujet parlant »21.
La dangereuse écriture.
Si, d‟une part, le savoir - voire épistème - a été toujours précisé par la réappropriation
de la présence, l‟écriture, d‟autre part, il « inaugure la destruction, non pas la démolition mais
la dé-sédimentation, la dé-construction de toute signification dans leur source même de logos.
En particulier la signification de vérité »22. L‟écriture, dans ce sens, devient dangereuse
lorsqu‟elle échappe au rôle qui lui a été attribuée, à savoir, comme reproduction fidèle de la
phonè, c'est-à-dire un programme à service de la présence pleine. C‟est parce que l‟écriture
est, « par nature », perverse qu‟il a fallu qu‟elle soit surveillée et contrôlée, car son essence
n‟appartient pas au champ d‟une présence pleine. En tant que médiation de la médiation,
signifiant du signifiant, copie de la copie, l‟écriture se trouve depuis toujours dans l‟extériorité
du sens. Elle est responsable, pour ainsi dire, pour la chute du signifié transcendantale dans le
monde. En d‟autres termes, à partir de son champ différencié, elle, l‟écriture, amènerait le
signifié à se destituer parmi contingences et dérivations. Donc, étant matérialité mondaine et
17
Idem, p. 17.
Idem, Ibidem.
19
Idem, p. 17 et 18.
20
Idem, p. 22.
21
Idem, p. 21.
22
Idem, Ibidem.
18
18
non souffle spirituel, l‟écriture ne porte pas dans son corps, contrairement à la voix, le
« vouloir-dire » d‟un sujet présent à soi, en mettant, ainsi, en risque la souveraineté de la
présence pleine. Et, à cet égard précis, c‟est parce que l‟écriture ne s‟adéquat pas à la logique
de l‟identité ni se soumet sous l‟égide d‟un signifié pur, homogène, présent à soi, qu‟elle est
en quelque sorte capable de désarticuler la notion de vérité. Comme nous dit Derrida ailleurs
« la problématique de l‟écriture s‟ouvre avec le mis en scène la question de la valeur de l’arké
(…) aucune vérité transcendante et présente, hors du champ de l‟écriture, peut commander la
totalité du champ »23.
On peut déjà, dans un certain sens, soupçonner quelles seront les conséquences d‟une
tel subversion. Une fois que l‟écriture n‟est pas maitrisée par une nécessité d‟une présence
absolue, celle-là se révèle en tant que pure différence. Cela grâce à la « nature » du registre
écrit, qui est par « essence » constituée d‟envoies de traces qui ne trouvent jamais un horizon
à partir duquel tels traces seraient reliés sous la régence d‟un signifié transcendantal. Tout se
passe comme, par exemple, une chaîne de signes ou signifiants qui ne s‟orientent plus vers à
sens unifiant, de manière que la chaîne de signifiants reste toujours comme un système ouvert
où il n‟y aura que des traces au lieu du fondement. Par conséquent, c‟est l‟idée d‟horizon qu‟il
faut dès lors questionner. Si l‟horizon ici se réfère à la notion de telos dans le domaine
métaphysique et si telos c‟est un autre nom de la présence, alors, l‟écriture est destituée
d‟horizon lorsqu‟elle-même consiste dans la propre destitution d‟une présence pleine. La
question de l horizon est, ainsi, toujours une question philosophique.
Toutefois, si parfois j‟ose utiliser le terme « essence de l‟écriture » pour designer ce
champ d‟une « pure différence » où n‟import quel soit le signifié, il ne pourra jamais reposer
sur une base solide, c‟est seulement à des fins didactiques, car ladite « l‟essence de
l‟écriture » n‟est rien d‟autre que sa propre non-essence. Dans ce sens, tous ces termes qui
font référence à l‟idée de présence pleine, ils sont depuis toujours désarticulés par l‟écriture,
qui les soumets sous un procès de renvoies de signes à signes, de signifiants à signifiants, de
traces à traces sans jamais trouver son origine ou son fondement. Là où on cherche le
fondement, il n‟y a que des traces. Si on trouve la trace à la base, comme référence ultime,
cela implique alors que cette trace n‟ira que s‟adresser à des autres traces qui s‟envieront,
ceux, à autres traces et, ainsi, dans un mouvement infini. La trace originaire sera alors un
passé qui néanmoins n‟a jamais été présent.
23
Margens de la Philosophia, p. 37 et 38.
19
La trace.
Développer la notion de trace devient maintenant indispensable pour que nous
comprenions d‟une façon plus claire le fonctionnement de ce que Derrida appelle écriture. Il
ne faut pas pourtant confondre l‟idée de trace ni avec l‟idée de signifiant ni avec celle qu‟on
comprend pour signe. Ce que nous fait déjà conclure que l‟idée de trace chez Derrida n‟est
pas tout simplement une réappropriation du discours sémiologique ; ce discours qui garde
toujours en soi la différence entre signifié et signifiant. Loin de cela, l‟idée de trace vient pour
ébranler toute relation dichotomique produite par le discours métaphysique, notamment cella
entre signifié/signifiant. Dans ce sens Derrida argumente que l‟idée de signe dont la
différence entre signifié/signifiant se fait toujours présent, demeure-t-elle « dans la
descendance de ce logocentrisme qui est aussi un phonocentrisme »24. De tel façon, continue
Derrida en quelques lignes après, « la différence entre signifié et signifiant appartient de
manière profonde et implicite à la totalité de la grande époque couverte par l‟histoire de la
métaphysique (…) cette appartenance est essentielle et irréductible ». Dans cette perspective,
bien que l‟idée de signe chez Saussure, ou même de signifiant chez Lacan, ait bouleversée en
quelque sorte la structure de la présence pleine d‟un signifié transcendantal, la dichotomie est,
néanmoins, encore vivante, de sorte que « la face intelligible du signe reste tournée du côté du
verbe et de la face de Dieu »25. En d‟autres termes, si, d‟une parte, la sémiologie a possibilité
un certain ébranlement en ce qui concerne l‟édifice métaphysique, d‟autre part, elle fait
encore référence à une dualité métaphysique - signifié/signifiant - qui appartient toujours du
même lieu et du même temps de naissance que Dieu. « Le concept de signe peut à la fois
confirmer et ébranler les assurances logocentriques et ethnocentriques. »26.
Ainsi, le signe, ne pouvant pas nier son origine, arrache avec soi-même toute la
structure dans laquelle il est né. C‟est pourquoi « la « science » sémiologique ou, plus
étroitement, linguistique, ne peut donc retenir la différence entre signifiant et signifié – l‟idée
même de signe – sans la différence entre le sensible et l‟intelligible »27. Par conséquent,
comme affirme Derrida ailleurs, « Saussure n‟a pas pu ne pas confirmer cette tradition dans la
mesure où il a continué à se servir du concept de signe28 ». Cela veut dire au fond qu‟au
moment où on choisi un vieux concept métaphysique en croyant, si naïvement, à la possibilité
de lui remplacer sur un nouveau terrain, pour qu‟on puisse ainsi avoir une nouvelle
24
De la Grammatologie, p. 23.
Idem, p. 25.
26
DERRIDA. Positions, p. 35.
27
De la Grammatologie, p. 25.
28
Positions, p. 28.
25
20
configuration du même élément, on est immédiatement renvoyé sur le vieux terrain à partir
duquel ce concept a été « crée ». Cela est donc la raison pour laquelle il n‟y a aucun concept
traditionnel auquel on peut faire un usage absolument nouveau. Derrida observe, par ailleurs,
que toute notre langage est configuré par un vocabulaire essentiellement métaphysique, de
sorte que la « langue usuelle » n‟est jamais innocente ou neutre »29.
C‟est parce que, pour le dire autrement, le signe est originairement secondaire par
rapport à un certain sens transcendantal qu‟il a été possible d‟ouvrir le chemin pour une
« pensée » « située » « au delà » de la présence pleine. Cependant, la difficulté de construire
une affirmation comme celle-ci s‟est dû au fait d‟être logiquement, structurellement,
impossible de se situer au-delà de la métaphysique, comme nous avons bien vu. Peut-être ait
été, aux yeux de Derrida, cela le principal motif du retour sémiotique au champ métaphysique.
Dans d‟autres termes, Saussure aurait voulu remplacer le signe, élément originalement
secondaire, par la place alors occupée par le sens, plaçant celui-là désormais sur un lieu
privilégié par rapport à celui-ci. Néanmoins, sa sémiologie n‟a pas effectivement réussi à
changer la logique du système, en la laissant, d‟une façon ou d‟une autre, imperturbable.
Toutefois, il faut le reconnaitre, en tout cas, qui a été lui, Saussure, celui qui a donné
des conditions pour une réflexion sur une différence non réductible à l‟identité. Dit autrement,
on ne peut pas nier que le signe est aussi le point de départ à travers lequel Derrida a pu
penser la notion de différence dans sa radicalité. Derrida substitue ainsi l‟idée de signe pour
de la trace, celle qui se réfère aussi à l‟idée de grammé. La trace sera donc un des noms de
cette différence irréductible dont le signe a ouvert le chemin mais, néanmoins, n‟a pas réussi y
arriver dans sa radicalité. C‟est pour cela que la trace ne peut plus être saisie à partir du
vocabulaire conventionnel de la métaphysique. En conséquence, il ne s‟agit plus d‟une
inversion quelconque. « Bien entendu, il ne s‟agit pas de recourir au même concept d‟écriture
et de renverser simplement la dissymétrie qu‟on a mise on question. Il s‟agit de produire un
nouveau concept d‟écriture »30.
La Différance.
Derrida se serve donc de l‟idée de trace pour arriver à la notion d‟une différence
absolue, non-réductible à une synthèse quelconque, à aucun sens unique. Cette différence,
Derrida l‟appelle aussi sur le nom de différance, où le a au lieu du e va produire elle-même
des différences et étrangeté avec sa propre terminologie de sorte qu‟en aucun moment on
29
30
Idem, p.29.
Idem, p.37.
21
pourra reposer tranquillement sur ce terme. La différance est ainsi, par définition, une
différence qui produit différences. « La différance, c‟est le jeu systématique des différences,
de traces de différences, de l‟espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux
autres. »31 La différance va donc être dans une relation d‟espacement et temporalité avec soimême selon laquelle Derrida va appeler de temporisation. Telle idée de temporisation consiste
effectivement dans le jeu des rapports des traces qui s‟adressent les uns aux autres sans jamais
trouver une limite. Ces envoies produiraient, ainsi, un effet de temps et espace qui ne se
réduisent plus ni à l‟idée de maintenant (ousia) ni de point (stigme) ; termes qui désignent
toujours un rapport à une présence en soi. Alors, les idées des différance, trace, grammé,
écriture etc. font toutes partie d‟une structure toujours en mouvement qui ne se laissent plus
penser à partir de l‟opposition présence/absence. Il commence à développer dès lors une autre
façon de penser le temps qui ne s‟inscrit plus à la structure métaphysique, c'est-à-dire à la
pensée de la présence. Ce qui est enjeu ici c‟est plutôt faire sortir l’autre de la métaphysique
que effectivement la renverser. Cela veut dire qu‟il ne s‟agit pas de penser l‟absence au lieu
de la présence, la rhétorique au lieu de la raison, le sensible au lieu de l‟intelligible, le
signifiant au lieu du signifié, le anti-platonisme au lieu du platonisme, l‟écriture au lieu de la
phonè, le dehors au lieu du dedans. Ce que Derrida veut, en effet, mettre en place, c‟est une
autre possibilité de se rapporter à la métaphysique se plaçant au limite de cette pensé
qu‟installe toujours dans son programme un jeu de polarités. Tel limite n‟amènerait pas la
philosophie à dissoudre ses dichotomies la conduisant à l‟abîme du nihilisme. Loin de cela,
s‟installer à la limite de la métaphysique signifie fondamentalement un travail de
« exappropriation32 » de la présence, empêchant ainsi un certain colonialisme, totalitarisme,
impérialisme qui soumettent, d‟une façon brutale, la différence à la pensée du même, du
calcul et du programme. Il s‟agit donc de libérer le temps du primat du présent pour qu‟on
puisse ainsi le penser dans la radicalité de sa temporalité, qui serait l‟expression ultime de la
différance. Et tel temporalité radicalisé consisterait aussi dans la libération de l‟écriture par
31
Idem, p. 38.
Exappropriation est un terme composé par deux contradictions : appropriation et expropriation. Ce que
Derrida veut, en fait, c‟est de remarquer un mouvement originaire selon lequel il y aura, d‟un côté,
l‟impossibilité d‟une appropriation absolue d‟un terme, et d‟autre, le cours naturel de la pensée, en toujours
s‟approprier du sens à travers le calcul et la raison. Il faut comprendre la pensée de Derrida, donc, comme une
tension, c'est-à-dire une économie dynamique toujours en marche entre ses deux côtés, de façon que, cela est la
seule manière de la formation du sens. Selon Derrida « ce que j‟appelle exappropriation, c‟est ce double
mouvement où je me porte vers le sens en tentant de m‟approprier, mais à la fois en sachant et en désirant que je
le reconnaisse ou non, en désirant qu‟il le reste étranger, transcendante, autre, qu‟il reste là où il y a de l altérité.
Si je pouvais totalement me réapproprier le sens, exhaustivement et sans reste, il n y aurait pas de sens. Si je ne
veux absolument pas me l‟approprier, il n‟y a pas de sens non plus ». (Echographies -de la télévision, p. 123124, Edition Galilée 1996)
32
22
rapport à un certain pro-gramme qui la réduirait toute simplement à un système de
reproduction de la phonè.
Le passé, le présent et le futur seraient désormais mis en mouvement de façon que, ce
qui « a été », ce qui « est » et ce qui « sera » ne constitueraient qu‟en renvoies de traces où le
moment d‟un maintenant (ousia) ou de point (stigme) ne seront jamais trouvés. Penser alors le
temps à partir du temps, c‟est, au fond, le remettre en mouvement, en marche, hors de ses
gonds33. Le temps libre d‟horizon, le temps déprogrammé. Voici l‟idée de l‟ « à venir » que
Derrida veut faire sortir. Un « à venir » destitué d‟horizon, car, comme nous avons vu,
l‟horizon est depuis toujours impliqué avec la métaphysique. L‟horizon est le programme,
l‟anticipation. L‟ « à venir » est, par opposition à cela, l‟inattendu, l‟imprévisible. Ainsi, ce
n‟est qu‟à partir de l‟ « à venir » que se donne la seule manière de penser l‟événement,
puisque l‟événement va désigner par Derrida exactement ce qui n‟a pas d‟attente, de
prévisibilité. Dans ce sens, il est essentiellement singulier et inattendu. En d‟autres termes,
l‟événement est par excellence ce qui ne peut pas être mis sur un programme, sur une attente,
un calcul. C‟est pourquoi il ne peut pas avoir un horizon, comme bien explique Derrida :
« Quand un événement arrive, c‟est que le fond sur lequel il se détache n‟est plus là. Quand il
y a un horizon sur le fond duquel je peux déterminer ce qui arrive, à ce moment là ce qui
arrive est secondaire, prévisible, programmable etc ., et donc rien n‟arrive vraiment. C‟est
l‟absence d‟horizon qui est la condition de l‟événement. »34.
2) La promesse d’un « à venir » :
Bien qu‟on sache que l‟idée d‟ « à venir » chez Derrida n‟a rien à voir avec la conception
courante de futur, selon laquelle la vision traditionnelle a dû concevoir afin d‟instituer un
système de programme et contrôle trouvant ainsi son expression ultime dans la suprématie du
temps présent, on a par ailleurs encore un inconvénient. Peut-être, dire que l‟à venir est
inattendu, non-programmable, c‟est dire encore très peu si on n‟introduit pas ici la notion de
promesse dans le cadre même du temps. En d‟autres termes, il semblerait à certains égards
que la déconstruction aurait pour fonction la dissolution complète de la présence en soi, nous
laissant ainsi dans un abîme d‟incertitude dans lequel elle ne pourrait rien faire, ni rien dire,
sur notre tâche, notre responsabilité, notre compromis, disons, éthique, par rapport à ce « à
33
Il s‟agit ici d‟une allusion à la formule « the time is out of joint » trouvé dans Hamlet, de Shakespeare, et
reprise par Derrida dans « Spectres de Marx ». Telle expression va signifier, dans le sens précis, le temps
disloqué de son axe et ainsi, toujours déplacé de sa référence à la absoluité du temps en tant que présent.
34
Sur Parole. p. 49.
23
venir ». Le problème est alors posé dans ce termes : est-ce que la déconstruction réclame
quelque chose de l‟à venir ? Est-ce qu‟il y a un appel de l‟à venir par la déconstruction ? La
question est ici fondamentale parce qu‟elle nous met en face à l‟essence même de la
déconstruction. Si, par exemple, nous supposons que la déconstruction est-elle complètement
muette par rapport à ce que concerne l‟avenir, alors ce que nous attend n‟aurait certainement
aucune signification essentielle puisque le temps ne pourrait plus être programmable,
prévisible, contrôlable etc. Tout se passerait d‟une manière assez apathique où nous serions
dans un cadre typique de nihilisme dont Nietzche nous a très bien appris, à savoir, la négation
de toute valeur. Néanmoins, il reste toujours une autre issue pour que la déconstruction ne
tombe pas sur ce piège articulé par la tradition. Tel piège est forgée par une nécessité
structurale où sa logique est la suivante : ou bien on accepte l‟idée d‟une prétention
d‟universalisation de la vérité, et de cette façon on pourra certainement parler à propos d‟une
éthique et d‟un avenir ; ou bien, on a la pure absence de signification dont le résultat
déboucherait, à la fin, dans les trois dangers de la philosophie : le nihilisme, où il n‟y a rien
d‟autre que la négation de toute valeur ; le relativisme, où tout les points de vues sont
équivalents, où toutes perspectives ont les mêmes valeurs, dépendant seulement d‟où se situe
l‟individu, du contexte etc.; et, enfin, le pragmatisme, où le seul intérêt concerne aux
productions de savoir dans le cadre de l‟expérience de la pratique.
Tel position est largement partagée par les philosophes rationalistes dont, par exemple,
Habermas. Celui serait, à mon avis, le plus significatif d‟eux, parce que lui, plus précisément
dans son œuvre « Discours Philosophique de la Modernité »35, il place Derrida dans ce jeu
particulier de : soit ceci, soit cela36. Toutefois, lorsque le problème est posé dans ces termes,
nous sommes donc obligés de trouver une troisième possibilité afin d‟échapper à ce vieux
schéma rationaliste. C‟est bien pourquoi l‟idée de promesse vient tenir l‟ « à venir », non
comme une négation absolue de toute possible universalisation, mais foncièrement à partir
d‟un engagement éthique-politique. C‟est la raison pour laquelle il ne faut absolument pas
penser la dissolution ou la destruction de toutes dichotomies métaphysiques, mais plutôt
penser une instabilité entre ces dimensions, désorganisant ainsi la limite de séparation entre
l‟un et multiple ; le particulière et l‟universel ; le nécessaire et le contingent etc.
35
HABERMAS. Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences. Paris : Gallimard, 1988.
Habermas s‟utilise de l‟argumentation selon laquelle, une fois que la raison est destituée du cadre de la
philosophie, ce n‟est pas seulement la raison qui est éteindre, mais la philosophie elle-même. On n‟abandonne
pas, selon Habermas, la raison comme on abandonne une simple pièce. La raison consiste pour lui dans l‟essence
de la philosophie, et par conséquent si on l‟éteint, c‟est la nature de la philosophie qui est, en dernière analyse,
détruite.
36
24
De telle façon, la logique subjacente à la pensée de la déconstruction c‟est moins celle de
la destruction et anéantissement que celle d‟une désorganisation, voire d‟une déstructuration
du champ de la métaphysique. En d‟autres termes, la promesse va donc permettre à cette
pensée de la déconstruction un engagement éthique dont l‟universel et le particulier ne vont
plus être compris comme des antagonismes, mais plutôt comme une tension, et c‟est
précisément dans cette tension où il va résider l‟essence de la responsabilité. Responsabilité
veut dire ici fondamentalement répondre un appel évoqué par la loi d‟autrui. Cela signifie
qu‟il y aura en principe une demande vers laquelle il faut se conduire. Alors elle réclame une
tâche, un devoir, une mission précédant qui s‟installe au cœur même du temps, évoquant donc
une promesse d‟ « à venir ». Néanmoins cet autrui, cette loi, reste toujours inconnue, non
parce qu‟elle se garde derrière quelque chose, mais plutôt parce que elle se présente en sa
nature double, indécidable. L‟indécidable sera en effet l‟essence de la loi. Et, c‟est donc en
fonction de cet appel, que le temps sera dès lors attaché à une promesse qui lui réintroduira
dans un certain engagement éthique-politique, lui distanciant, ainsi, d‟une fausse idée de
temps selon laquelle il n‟aurait aucun vincule avec son avenir.
Dans ce sens, lorsque la formule propre à la pensée de la métaphysique de la présence
serait articulée à partir du code soit/soit - soit l‟absolu, soit le particulier ; soit le nécessaire,
soit le contingent, on va désormais essayer de penser une autre « logique » dont la formule
serait celle du : et/et, ou celle du ni/ni, c'est-à-dire introduire l‟indécidable au sein même de la
pensée. C‟est donc une pensée de l‟indécidable, celle qui va jouer le rôle principal ici. Derrida
va penser une autre logique dans laquelle, derrière le désir de certitude de la métaphysique de
la présence, il réside la tension, c'est-à-dire un bouleversement incessant, un ébranlement
continuel de la structure constituante du système métaphysique. De sorte que, c‟est à partir
d‟une certaine idée de promesse, qu‟il faut retrouver le champ de l‟éthique appuyée dés lors
sur un sol toujours mouvant, et non plus sur un fondement stable et solide. Alors, de quelle
promesse s‟agit-il ici ?
Pour aborder ce thème je me servirai d‟un concept qui peut sembler problématique à
plusieurs égards : l‟idée de traduction. Bien entendu que le sens courant de traduction
appartient à l‟essence de la métaphysique lorsqu‟il s‟agit, à la base, d‟un déplacement du sens
d‟une langue à l‟autre. Il faut supposer dans ce régime de choses l‟existence d‟un signifié
transcendantal qui se relève du langage pour ainsi arriver à un autre code linguistique dans
son intégralité ; un passage sans pertes. Néanmoins, suivant la même procédure dont on a
libéré le temps de la suprématie de la présence, il faut également libérer l‟idée de traduction
d‟une telle appropriation métaphysique pour qu‟on puisse, enfin, arriver à sa radicalité. C‟est
25
donc dans le même ordre d‟idée qu‟il faut redimensionner le concept de traduction jusqu‟à
radicalité de son terme, la réintroduisant au-delà de la hégémonie d‟un signifié transcendantal.
Pour cela je vais me concentrer surtout dans le texte « Des tours de Babel » où Derrida travail
cette notion de façon plus rigoureuse.
La folle loi.
Le problème fondamental de la traduction est posé par Derrida selon la forme
suivante : « Comment traduire un texte écrit en plusieurs langues à la fois ? » « Comment
rendre l‟effet de pluralité ? » « Et si l‟on traduit en plusieurs langues à la fois, appellera-t-on
cela traduire ? »37 Dit autrement, Derrida se demande alors dans quel sens un tel projet peut
être mis en place en sachant que l‟écriture porte en sa trace l‟indétermination du sens. Dans ce
contexte, la traduction deviendrait donc impossible grâce au jeu de la différance propre à
l‟écriture. C‟est parce que ce qu‟il y a à la base du texte n‟est pas un sens prêt à être restitué
dans une autre langue quelconque, mais un jeu de trace où le sens est toujours remplacé,
détourné, réinventé. Cela nous permet déjà saisir titre de l‟essai donné par Derrida : « Dès
tours de Babel » fait donc référence à ce double du sens, où le nom Babel va toujours être
dans un détour avec soi même à partir duquel il sera irrémédiablement impossible de le
restituer en tant qu‟un simple nom. Bien étendu que Derrida s‟envoie à l‟épisode biblique où,
comme on sait bien, Babel va se rapporter à un projet des descendants de Noé de construire
une tour si haute que pourrait arriver au ciel et ainsi éterniser ses noms. Mais, Dieu en colère
face à une tel arrogance, leur a confondu les langues et les a égaré sur toute la terre.
A partir de cet épisode, Derrida décline le nom Babel jusqu'à sa radicalité dans
laquelle elle va constituer aussi un nom propre qu‟un nom commun. C‟est précisément cette
duplicité inhérente à Babel, qui va lui rendre irréductible par rapport un code linguistique
quelconque. Alors, Babel représente à la fois confusion et le nom de Dieu. Ou si l‟on préfère,
le nom de Dieu signifie, en dernière analyse, « confusion ». On se trouve, donc, face à une
disjonction propre au terme Babel. Dans un cas, ce terme « confusion » se laisse
naturellement traduire, lorsqu‟il s‟agit d‟un nomme commun, mais au même temps ne se
traduit pas, lorsqu‟il désigne également un nom propre, le nom de Dieu. La question est alors
posée dans ces termes : Comment traduire un nom propre ?
Derrida pose alors le problème des noms propres : « Or un nom propre en tant que tel
reste toujours intraduisible, fait à partir duquel on peut considérer qu‟il n‟appartient pas
rigoureusement, au même titre que les autres mots, à la langue, au système de la langue,
37
DERRIDA. Des tours de Babel p. 208.
26
quelle soit traduite ou traduisante. »38 Les noms propres ont toujours été des éléments
problématiques dans le langage lorsqu‟ils excédent, d‟une façon ou d‟une autre, la possibilité
effective d‟une traduction. Ils rendent à cet égard la traduction en quelque sorte faible et
interrompue. En traduisant une particularité empirique, il va toujours rester quelque chose
inachevée ; une échoue dans la traduction. C‟est celui-ci le point de vue de toute la pensée
traditionnelle, selon lequel, en se référant avant tout à une singularité, une particularité dans le
monde, les noms propres ne posséderait pas un sens précis ou transcendantal avec lequel on
pourrait les transposer dans une autre langue. Ainsi, les noms propres seront ainsi mis hors de
la structure transcendantale du langage.
Néanmoins, Derrida va contester ce point de vue argumentant qu‟il n‟y aurait pas de
noms propres sans la possibilité de traduction.
Un nom propre, au sens propre, n‟y appartient pas, bien que et parce que son appel la rend
possible (que serait une langue sans possibilité d‟appeler un nom propre ?) ; par conséquent il
ne peut s‟inscrire proprement dans une langue qu‟en s‟y laissant traduire, autrement dit
interpréter dans son équivalent sémantique : dés ce moment, il ne peut plus être reçu comme
non propre.39
Cela implique que, bien que les noms propres soient en quelque sorte des excès du langage,
cela ne signifie pourtant pas qu‟ils restent dehors du langage. C‟est au moment où ils sont
dans une sphère linguistique, c'est-à-dire quand ils sont inclus dans un code linguistique,
qu‟ils gagnent effectivement un sens et une certaine place dans un certain registre sémantique.
Alors, des noms propres sont propres et commun à la fois, dans la mesure où, si d‟un côté, ils
excèdent le langage, d‟autre, ce n‟est qu‟à partir du langage et de la possibilité de traduction
qu‟ils sont possibles. De telle façon, il ne se trouve donc ni dehors ni dedans le langage, mais
à la limite.
Pour meilleur comprendre ce schéma, on va s‟envoyer pour l‟instant vers un autre
texte de Derrida, « Métaphysique et Violence », dans lequel il va s‟opposer à l‟idée d‟une
certaine possibilité dehors du langage, questionnant ainsi la position de Levinas quand celui-ci
suggère une sorte d‟absence absolue de sens. Levinas, selon Derrida, essaie en quelque sorte
de situer l‟ « autre » hors de toute possibilité du langage, un autre que excède le langage en
trouvant sa place là où il y a la pure absence sémantique. A partir de ce geste là, Levinas
tombe sur le piège dedans-dehors et va, par conséquent, restituer, d‟une façon ou d‟autre, la
structure fondamentale de la métaphysique, le procès où les éléments trouveront sa place à
partir d‟un jeu dichotomique.
38
39
Idem, ibidem.
Idem, p. 209.
27
« Levinas respecte la zone ou la couche de vérité traditionnelle (…). Ici, par exemple, il s‟agit
simplement de faire apparaître sous cette vérité, la fondant et s‟y dissimulant, une situation qui
précède la scission de l‟être en un dedans et un dehors. Et pourtant d‟instaurer, dans un sens
qui devra être nouveau, si nouveau, une métaphysique de la séparation et de l‟extériorité
radicale. On pressent que cette métaphysique aura de la peine à trouver son langage dans
l‟élément d‟un logos traditionnel tout entier contrôlé par la structure « dedans-dehors »,
« intériorité-extériorité.40
Selon Derrida il n‟y a pas dehors du langage, mais une limite. C‟est la raison pour laquelle
Derrida insiste sur le fait qu‟il faut se tenir dans le langage, de façon qu‟il serait impossible
son dépassement. Certes, qu‟il faut tenir en compte aussi que la proximité entre Levinas et
Derrida, comme on verra plus tard, est beaucoup plus large que ses différences, néanmoins, si
on peut résumer, d‟une manière générale, la critique de Derrida, le problème est que, d‟une
certaine façon, Levinas se dirige envers cet extériorité, une extériorité absolue, infinie, celle
de l‟Autre. Selon Derrida, l‟excès du langage se donne là où le langage se tourne sur soimême, c‟est précisément là où le langage trouve sa limite où va se donner l„indétermination la
plus radicale de sa signification, l‟indécidable du sens.
« Babel » sera, donc, elle aussi saisie dans cette limite du langage là où elle permet et
interdit la traduction. Dans ce sens, Babel interdira la traduction absolue, une unification
complète des langues, mais d‟autre part c‟est effectivement elle qui permet et exige le
mouvement de traduction. Alors, il s‟agit ici d‟un geste économique de traduction, et jamais
totalitaire. En d‟autres termes, la loi de traduction consiste pour ainsi dire dans un geste anticolonisateur et antitotalitaire à partir duquel il empêcherait l‟absolutisme du même. La
traduction devient, en d‟autres termes, à la fois, impossible et nécessaire. Bien que la
traduction soit impossible, il faut la faire ! Une loi confuse, folle, auto-contradictoire ; le
double blind41. « Confusion » c‟est le nom de Dieu.
Le sujet dont la langue dite maternelle serait la langue de la Genèse peut bien entendre Babel
comme « confusion », il opère alors une traduction confuse du nom propre dans son équivalent
commun sans avoir besoin d‟un autre mot. C‟est comme s‟il y avait là deux mots, deux
homonymes dont l„ un a valeur de nom propre et l‟autre de nom commun 42.
C‟est, donc, grâce à l‟indécidable de Babel, propre/commun, qu‟elle va toujours opérer dans
la limite du langage, résidant donc, là où le sens se divise ; une division originelle, ne trouvant
jamais une détermination positive. Babel représente ici l‟insertion de la différence, de
l‟indécidable, dans la pensée du même. Et c‟est précisément cette tension, cette ambivalence,
40
DERRIDA, Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas , p. 135.
Selon les mots de Elisabeth Roudinesco, cette expression, « double contrainte, « fut inventée en 1956 par le
psychiatrique et anthropologue américain Gregory Bateson (1904-1980) pour désigner le dilemme dans lequel se
trouve enfermé un sujet schizophrène quand il ne parvient pas à apporter de réponse cohérente à deux ordres de
messages contradictoires émis simultanément ». ( DERRIDA & ROUDINESCO : De quoi demain… Dialogue.
Flammarion, Paris, 2001. p. 213 (foot note) .
42
Des tours de Babel » p. 209.
41
28
cette double articulation, qu‟on trouve à la base de toute langage. Avant la structure, il y a
l‟indécidable.
Le devoir devant la loi.
Dans ce même essai, Derrida élabore une très profonde analyse sur « La Tâche du
Traducteur » de Benjamin. C‟est, d‟ailleurs, dans ce texte-là où nous pouvons trouver
l‟engagement éthico-politique de la responsabilité relevé par l‟idée de traduction. Ainsi, dès
que la traduction consiste à la base dans cette double loi fondée par une indécidable
injonction, il y aura donc lieu un devoir de traduction, une mission par laquelle le traducteur
se trouve depuis toujours en dette. C‟est celui-ci le sens selon lequel Derrida fait apparaître du
titre de l‟essai de Benjamin, remarquant tout d‟abord une sorte de compromis et responsabilité
dans l‟acte de traduire. Derrida le dit : « Le titre dit aussi, dès son premier mot, la tache
(Aufgabe), la mission à laquelle on est (toujours par l‟autre) destiné : l‟engagement, le devoir,
la dette, la responsabilité. Il y va déjà d‟une loi, d‟une injonction dont le traducteur doit
répondre »43. Le traducteur sera celui chargé de répondre à cet appel d‟un autre qui ne se
présente jamais.
Dans ce texte, Benjamin va faire un travail de libération de l‟idée de traduction de sa
conception vulgaire comprise en tant que restitution du sens de l‟original. Ainsi, dans tous les
domaines dont l‟idée de traduction a été configurée par la tradition, on peut visualiser trois
principes qui ont traversé cette idée. Ceux sont : réception, communication et reproduction.
Selon l‟analyse de Benjamin, la traduction ne se laisse jamais réduire à aucune de ses
principes. Tels principes la concevraient par définition comme une sorte de représentation de
l‟original afin de communiquer quelque chose à un récepteur. C‟est, par exemple, comme si le
sens était présent en quelque part et, dès ce moment, le traducteur avait pour devoir,
reproduire, rendre ce qui était donné apriori à une communauté de lecteurs. Loin de cela, la
traduction selon Benjamin aura comme fonction précisément assurer la survie de l‟œuvre
original. Mais telle survie ne se réfère pas ici au sens de vie et survie organique ou biologique.
Comme dit Derrida « Benjamin nous appelle à penser la vie depuis l‟esprit ou l‟histoire et non
plus depuis la seule « corporalité organique »44. Ainsi, la vie signifierait ici la survie de cette
vie organique dans l‟espace symbolique où va reposer l‟esprit de l‟histoire, et c‟est face à cela
43
44
Idem, p. 211.
Idem, p. 214.
29
que le philosophe doit rendre compte désormais. C‟est donc la vie, non comme vie naturelle,
mais plutôt comme histoire qu‟il faut circonscrire un nouveau domaine pour la vie.45
C‟est bien pourquoi, selon Benjamin, quelle que soit la traduction qui prend l‟original
comme modèle, essayant ainsi de lui rapprocher au cœur de son sens originel, celle-là va
consister, en dernier analyse, dans une traduction fragile et inconsistante. C‟est aussi la raison
pour laquelle une traduction ne laisse jamais l‟originel intouchable. L‟original se donne en se
modifiant – sa survie est en effet sa propre transformation. De telle sorte, dès que le traducteur
est depuis toujours engagé par la traduction; dès que l‟original se donne à traduire en se
transformant ; dès que la dette précède la traduction en tant que loi et désir de traductibilité :
alors, l‟original ne se donne jamais en tant qu‟une origine sans faute, complète, absolue, pleine
et total. Comme complète Derrida : « Dès que l‟origine de l‟original à traduire, il y a la chute,
l‟exil »46. Cela veut dire en effet que là où il y a de la traduction, il est accompli
l‟agrandissement de l‟original. Dans ce cas, l‟original n‟est pas vraiment l‟origine, un point de
départ, une référence major à la traduction, mais il est, au contraire, déjà secondaire ; il est
depuis toujours répétition. C‟est la raison pour laquelle, Derrida, contrairement à Benjamin, il
n‟y a pas de différence essentiel entre l‟original et traduction ; l‟original est, dans ce contexte,
endetté, il est déjà traduction. Celui c‟est peut-être le point de divergence entre les deux
auteurs.
Pour Benjamin, la mission du traducteur est en principe une mission d‟amour
lorsqu‟elle, plus que restituer un sens ou communiquer quelque chose, ou même de
représenter un modèle, elle conduit l‟original en expansion ; une expansion symbolique vers
laquelle il assurera sa survie. Dit autrement, le procès de survie est foncièrement un procès de
transformation du propre original. Si une langue, comme nous explique Benjamin, est
toujours une langue vivante, un registre où le sens est toujours recrée, où les signes sont
toujours en mouvement grâce à sa circulation dans un certain espace linguistique, la
traduction sera, en dernier analyse, la réinscription de ce mouvement dans l‟original. La
traduction se présente ici, selon Benjamin, comme une répétition à partir de laquelle l‟original
peut être toujours reinauguré dans un procès continuel de différenciation avec soi même. Il ne
s‟agit pas ici d‟une répétition du même, d‟une répétition en tant que reproduction de
l‟identique, mais plutôt d‟une répétition dans la différence sur laquelle la survie de l‟original
est assuré. Pour Derrida c‟est pareil, sauf l‟idée de qu‟il s‟agit de penser la répétition comme
45
46
BENJAMIN. La tâche du traducteur, p. 247.
Des tours de Babel p. 222.
30
un moment secondaire. Comme il n‟y a pas de différence entre original et traduction, celui-là
est déjà répétition, c'est-à-dire il ne s‟agit pas d‟une répétition de l‟original, mais une
répétition dans l‟original. L‟origine c‟est par définition la répétition même47.
Mais vers à quoi ils marchent original et traduction ? Selon Benjamin, c‟est vers ce
qu‟il appelle de pur langage ; un langage plus naturel, plus sublime : un langage promis. Un
royaume de réconciliation de langues. Un langage sacré. Seule la traduction peut faire sortir le
pur langage de son caché, mais, néanmoins, ce pur langage ne s‟exhibe jamais en tant que
présence en soi. Ce langage pur échappe à chaque moment où elle est convoquée ; elle est la
trace, l‟écriture, la différance. Derrida, avec Benjamin, ne cherche certainement pas une
restitution du sens donné par l‟original, à sa forme finale, ce qu‟il cherche plutôt c‟est
l‟écriture qui constitue le texte, le terrain où le sens n‟est toujours pas déterminé, définie. Il
s‟efforce de trouver le registre où le sens est dans son origine double, indécidable. En se
libérant d‟une appropriation métaphysique que l‟emprisonne comme une représentation,
reproduction de l‟original, la traduction sera saisie dès lors comme répétition à partir de
laquelle il rend possible la différance, une répétition à la base de la structure textuel.
C‟est, donc, vers un royaume de réconciliation, et jamais vers une identification
complète des langues, que le traducteur est depuis toujours engagé à son devoir. Sa tâche, sa
mission, a comme but une promesse d‟affinité ; affinité des langues vers ce pur langage,
47
Cette notion de répétition n‟est pas si loin de celle dont Deleuze travaille. On peut voir, d‟une certaine façon,
qu‟il s‟agit d‟un sujet souvent travaillé par les penseurs contemporains. On trouve, ainsi, aussi bien chez Deleuze
que chez Derrida, un mouvement qui cherche fondamentalement à donner d‟autonomie à la répétition à partir de
laquelle elle serait libérer de sa référence à la pensée du même. Cela veut dire au fond que la répétition ne
consiste pas ici dans une étape secondaire par rapport à un geste fondateur quelconque. Si, dans le point de vue
de la tradition, la répétition serait prise dans une relation de nécessité et représentation, de sorte qu‟elle ne serait,
par conséquent, qu‟un geste automatisée et mécanique de transmission de sens, dans notre point de vue, en
revanche, la répétition consiste dans un mouvement qui porte avec soi la différence, c'est-à-dire c‟est dans la
répétition qu‟il y a du changement, et non hors d‟elle. L‟exemple, le plus didactique que j‟ai trouvé c‟est celui du
nageur dont parle Deleuze dans « Différence et répétition ». On peut voir à partir de cet exemple que ce n‟est que
dans une répétition incessante d‟un même mouvement, apparemment identique, qu‟on peut finalement trouver la
différence. L‟essentiel ici c‟est de voir comment l‟apprentissage vient toujours dans la répétition et non de
l‟extérieure à travers d‟un genre de modèle représentatif. Il s‟agit, donc, de la répétition avec soi-même. Selon
les mots de Deleuze : « le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ; et précisément,
les mouvements du maître-nageur que nous reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements
de la vague que nous n‟apprenons à parer qu‟en les saisissant pratiquement comme des signes. C‟est pourquoi il
est si difficile de dire comment quelqu‟un apprend : il y a une familiarité pratique, innée ou acquise, avec les
signes, qui fait de toute éducation, quelque chose d‟amoureux, mais aussi de mortel. Nous n‟apprenons rien avec
celui qui nous dit : fais comme moi. Nous seuls maîtres sont ceux qui nous disent « fais avec moi », et qui, au
lieu de nous proposer de gestes à reproduire, surent émettre des singes à développer dans l‟hétérogène. En
d‟autres termes, il n‟y a pas de idéo-motrice, mais seulement de la sensori-motrice. Quand le corps conjugue de
ses ponts remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d‟une répétition qui n‟est plus celle du même,
mais qui comprend l‟Autre, qui comprend la différence, d‟une vague et d‟un geste à l‟autre, et qui transporte
cette différence dans l‟espace répétitif ainsi constitué. (DELEUZE, Différence et répétition, Presses
Universitaires de France, 1968, p. 35)
31
ayant ainsi ce rencontre dans l‟écriture, dans la différance. «Il y a de l‟intouchable et dans ce
sens la réconciliation est seulement promise »48.
Il y a donc à-traduire : une demande, une exigence, une nécessité de traduction, à
partir de laquelle il est fondé une promesse ; promesse impossible, insistons nous - jamais
accomplit. « La traduction promet un royaume à la réconciliation de langues »49. Et c‟est
précisément cela la condition éthique que nous sommes depuis engagé ; là où il n‟y a plus
d‟horizon, là où il n‟y a plus de présence, plus d‟origine, c'est-à-dire là où l‟origine est depuis
toujours répétition. La réponse précède le sujet ; il faut avant tout répondre, et c‟est
particulièrement cette réponse qui va représenter ici la promesse d‟un langage à venir ; d‟une
promesse du tout autre. La tâche du traducteur consiste en effet dans un compromis direct
avec cet autre, un engagement établi par une loi depuis toujours double ; la loi de Babel.
*
Ainsi, une fois que le futur n‟est plus pensé à partir de la suprématie de la présence, il devient
alors une promesse, néanmoins il ne s‟agit pas, pour des raisons déjà assez évidentes, d‟une
promesse programmable, calculable, mais il s‟agit au fond d‟une promesse du tout autre. Un
tout autre qui n‟envoi pas de prémunitions, qui n‟envoi pas de messie. Une promesse en tant
qu‟un messianisme, néanmoins un messianisme dépourvu lui-même de messie. Un
messianisme sans messie signifie au fond l‟arrivée d‟un autre sans face, un autre
destinerante50, comme préfère Derrida. Un autre dont arrivée ne peut se donner d‟autre façon
que soudainement, et qui ne peut être pensé qu‟à partir de la temporalité radicale du temps.
Mais, en quoi consisterait précisément cet autre ? Il faut dès lors savoir de quel l’autre
veut parler Derrida.
48
Des tours de Babel p. 224.
Idem, p. 233.
50
Destinerrance représente un autre terme composé. « Il fait entendre deux mots apparemment contradictoires :
destiner (ou destination) et errance » (RAMOND, Le vocabulaire de Jacques Derrida, Ellipses 2001, p. 24) . Il
s‟agit au fond de ce qui n‟a pas une destination précise ou, plutôt, ce n‟est destiné qu‟à l‟errance, comme par
exemple un message dans une bouteille à la mer.
49
32
Qui arrive… ?
« L‟autre et l‟éthique de l‟impossible »
Après tout ce qu‟on a travaillé jusqu‟ici, si on pouvait trouver une définition pour ce
qu‟on appelle « pensée de la déconstruction », on pourrait sûrement dire qu‟il s‟agit, en
essence, de radicaliser la penser de l‟autrui. La déconstruction dès son origine ne vise pas
autre chose, de façon qu‟il ne s‟agisse plus de comprendre l‟autre comme un objet de la
pensée mais, au contraire, de tourner la pensée radicalement vers l‟autre. Par ailleurs, il y a
aussi ceux qui divisent très souvent la pensée derridienne en deux moments dont : le premier,
aux années 60, se préoccupant à de questions théoriques, ensuite le deuxième, aux années 80,
et aussi après la chute du mur de Berlin, traitant de thèmes de nature éthique et politique.
Néanmoins, tel sorte de coupure épistémologique qui établirait deux différentes phases de la
pensée derridienne, dont une théorique et l‟autre pratique, nous semble tout à fait erronée dès
que l‟on peut très bien démontrer la continuité de cette dernière avec la première. Ainsi, selon
notre interprétation, les recherches de Derrida plus tardives ne seraient que les déroulements
de sa pensée depuis les années 60, date à laquelle l‟idée d‟une altérité radicale qui était déjà
présente chez lui.
L’arrivée de l’autre.
La déconstruction ne peut donc être bien comprise que sur le champ de l‟éthique, dès
qu‟on pense l‟éthique à partir de la définition de E. Levinas, c‟est comme le rapport à l‟autre.
C‟est, donc, Levinas celui qui va permettre Derrida d‟avoir une conception de l‟autre jamais
touché par la métaphysique. Un autre absolu, radical. C‟est en raison de cela qu‟il faut, au
moins légèrement, revenir à Levinas sans néanmoins jamais abandonner le fil derridien qui
nous a conduit jusqu‟ici ; comme si, d‟une certaine façon, Derrida et Levinas parlait ici une
seule voix. C‟est donc, à titre d‟exemple, que je cite ici un très beau passage où Derrida se
renvoie à Levinas en manifestant sa dette et son respect par rapport au philosophe lituanien.
Chaque fois que je lis ou relis Emmanuel Lévinas, je suis ébloui de gratitude et d‟admiration,
ébloui par cette nécessité, qui n‟est pas une contrainte, mais une force très douce qui oblige et
qui n‟oblige pas à courber autrement l‟espace de la pensée dans son respect à l‟autre, mais à se
rendre à cette autre courbure hétéronomique qui nous rapporte au tout autre ( c'est-à-dire à la
justice, dit-il , quelque part, dans une puissante et formidable ellipse :le rapport à l‟autre, dit-il,
c'est-à-dire la justice), selon la loi qui appelle donc à se rendre à l‟autre préséance infinie du
tout autre.51
51
DERRIDA Adieu : à Emmanuel Levinas. p. 22
33
C‟est donc à partir de ce repproche à l’autre que Derrida et Levinas vont se retrouver.
Plus précisément, là où l’autre est libérer de sa conception traditionnelle en tant que non-moi,
pour avoir, ainsi, lieu un autre auquel aucune allusion conceptuelle ne lui précède, dépassant
donc la ligne qui détermine la limite entre le moi le non-moi. Avant que j‟existe, l‟autre est
toujours déjà là. Dans ce sens étroit, cet autre-là ne doit plus être pensé dans le champ de
l’autre ontologique, mais à partir d‟un autre espace où il excède toute clôture ; un autre
absolument autre, une altérité radicale. « Le problème de la philosophie n‟est plus la relation
ontologique de l‟homme comme être, mais de l‟homme comme autre, avec son autre, comme
altérité absolue »52. C‟est donc à partir de la primauté de l’autre qu‟on peut redimensionner le
champ de la philosophie en la transformant dans une éthique première. Cela veut dire qu‟il ne
s‟agit plus ici de construire un système théorique auquel l’autre doit s‟adapter, c'est-à-dire
penser une éthique toujours dérivée d‟un schéma conceptuel, mais bien au contraire, l’autre
va dès lors occuper une place privilégiée dans laquelle il ne peut même pas être express par la
pensée. Il s‟agit d‟un autre imprononçable, impensable, insaisissable ; un autre a-théorique.
Tel éthique lévisienne s‟ouvre donc dans un premier rapport avec le visage d’autrui.
Le visage, selon Levinas, assume ici une signification assez particulière car c‟est toujours à
travers d‟elle comme accès impossible, limite infranchissable, que l‟autre se montre. En
d‟autres termes, je ne peux jamais toucher directement l‟autre dès que son visage manifeste
l‟infini, et c‟est fondamentalement sur cet infini que toute relation éthique reposera. Il s‟agit
donc d‟une éthique de l‟infini selon laquelle l‟autre m‟échappera toujours. Il faut néanmoins
préciser que, si le visage est méconnu, cela n‟a rien à avoir avec une manque de connaissance,
c'est-à-dire une limitation des mes facultés de jugement pour qu‟on ait une compréhension de
l‟autre dans sa totalité. Cette méconnaissance, conforme nous explique Derrida, c‟est le
caractère essentiellement éthique en dernier ressort ; une distance infini qu‟il faut absolument
tenir de l‟autre. Levinas le dit ; « Je pense plutôt que l‟accès au visage est d‟emblée
éthique »53. De tel façon, le visage serait en quelque sorte le moyen selon lequel l‟autre
m‟arrive, c'est-à-dire la manière comme il se présent, par-delà, certes, de n‟importe quelle
définition ou démarcation conceptuel. En un seul mot, le visage de l‟autre signifierait
impossibilité radicale de saisir l‟autre en tant qu‟objet.
C‟est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire,
que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer
autrui, c‟est de ne pas même remarquer la couler de ses yeux ! Quand on observe la couleur de
52
53
HADDOCK-LOBO, Rafael: Da existência ao infinito: Ensaios sobre Emmanuel Lévinas p. 39.
LEVINAS, Ethique et Infinie p. 79
34
yeux, on n‟est en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être
dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c‟est ce qui ne s‟y réduit
pas.54
De façon que, le visage d‟autrui « détruit à tout moment, et déborde l‟image plastique qu‟il
me laisse, l‟idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum – l‟idée adéquate»55. Ainsi, dans
la recherche de ce « autre », le visage laisse toujours un reste, un excès de signification, ce
que lui rend insaisissable, incompréhensible ; un visage sans face.
Néanmoins, lorsqu‟on parle de l‟autre, on peut toujours avoir l‟impression de que nous
sommes en train de nous diriger vers la vielle tradition humaniste. Toutefois, la pensée de
Levinas nous envoie à une forte critique d‟humanisme dans sa forme traditionnelle. Levinas
suit à cet égard les pas de Heidegger lorsque celui-ci, dans sa « Lettre sur l‟Humanisme »56, a
renoncé de comprendre le « nous, les hommes » et tous ces prédicats métaphysiques, comme
des éléments qui pouvaient garantir le statu propre de l‟homme - soit l‟homme en tant que
animale rationale, soit-il comme volonté de puissance etc. Pour Levinas l‟autre, pour des
raisons déjà évidentes, ne peut jamais être saisie par les définitions classiques de l‟homme.
D‟autre part, Levinas ne se laisse pas conduire comme un penseur strictement heideggérien,
c'est-à-dire malgré sa filiation heideggérienne, Levinas va comprendre l‟éthique de l‟autre
par-delà d‟une analytique du Dasein. De façon qu‟il va être bien compris, non à partir de
l’être, mais plutôt à partir de la radicalité de l‟autrui. Cela veut dire que, si jamais Levinas
aborde un certain humanisme, il faut absolument bouleverser le sens d‟humanisme en vigueur
jusqu‟ici, lui introduisant, donc, une signification toute a fait nouvelle, un humanisme
radicalisé par l‟autre. Il faut aussi redéfinir les conditions de symétrie entre le moi et l‟autre.
Dans le cadre de l‟autre absolu, c‟est toujours lui qui vient avant : il y a donc une dissymétrie
absolue selon laquelle l‟autre est toujours originaire.
Il s‟agit donc ici d‟une arque-éthique, une éthique qui privilégie l‟autre, qui le conçoit
comme principe. Néanmoins, il faut insister sur le fait que l’autre en tant qu‟origine ne
signifie pas un nouveau fondement sur lequel on pourra développer un autre système, une
autre métaphysique. L‟autre, dans ce cas là, signifie la trace, où il y aura toujours un autre de
l‟autre de l‟autre, jusqu‟infinie. Dans ce point de vue, l‟autre représente ici la dissémination
absolue. C‟est encore, comme on a déjà vu dans le cas du temps et de la traduction, toujours la
trace qui remplace la présence. Ainsi, l‟autre ne peut jamais être pensé en tant que tel. C‟est la
raison pour laquelle il faut le libérer de la suprématie d‟une présence absolue, en tant que
54
Idem, p. 79-80
LEVINAS Totalité et infini: Essai sur l’Extériorité. p. 43.
56
HEIDEGGER, Lettre sur l’Humanisme ; in Chemins qui ne mènent nulle part. 2004.
55
35
substance, en tant qu‟essence, pour le penser dans le domaine de la la pure trace. Derrida
reçoit donc de Levinas l‟héritage d‟une éthique tenue, non par précepts moraux - soit comme
une table de valoir, soit comme impératif catégorique - mais à partir d‟un autre qui n‟a pas de
nom, pas de face, pas d‟identité et pas non plus de patrie. L‟éthique lévisienne, et derridienne
aussi, consiste en comprendre l‟autre au sens le plus radical du terme et c‟est foncièrement
cela la tâche de la déconstruction. Plus précisément, sa tâche consiste en faire sortir l‟autre du
domaine totalitaire, colonisateur. Ce domaine c‟est le domaine de la pensée du même, du
calcul, du contrôle etc. qui l‟emprisonne pour qu‟on ait, en dernier analyse, la sureté, la
propreté, la prévisibilité. Mais, il reste encore nous demander d‟où exactement vient l‟autre ?
Penser l’impossible.
Selon Derrida, déconstruire signifie en essence connaître et respecter les lois des
multiples discours qui amènent déjà en soi sa propre auto-déconstruction. De tel façon, tous
les discours, depuis toujours, sont en déconstruction, sont en train de s‟auto-déconstruire,
suffisant donc, qu‟on fasse attention à ce processus naturel, spontané, qui, simplement, arrive.
Le rapport à l‟autrui que Derrida va développer se donne dans le domaine qu‟il appelle
« la pensée de l‟impossible ». C‟est la raison pour laquelle on le mentionne souvent comme
« le penseur de l‟impossible ». De la sorte l‟autrui doit, selon Derrida, dépasser les limites de
la possibilité, les limites du calcul, pour être pensé, si on anticipe la conclusion générale, sur
la limite de la pensée en tant qu‟impossibilité. Mais comment penser l‟impossible ? En quoi
consiste cet impossible ? Pour répondre à cette question il faut qu‟on examine, selon Derrida,
le déroulement de la structure et même de la pensée.
Le mouvement vers l‟autrui, dit Derrida, doit venir de sa propre pensée, de la propre
structure de la métaphysique. Le penseur affirme aussi qu‟on opère dans cette structure une
violente oppression à l‟autre - aux autres - pour qu‟on puisse à la fin obtenir un genre de
pensé sûr, contrôlable, défini toujours par des catégories oppositionnelles. Toutefois, pour
Derrida ces dichotomies ne sont pas de simples oppositions comme des connexions
harmoniques mais, comme on a vu dans le cas de l‟écriture et la voix, elles jouent en effet un
rôle tout-à-fait hiérarchique dans lequel une des ces dichotomies imprime toujours une
dominance par rapport à l‟autre. Cette caractéristique de la métaphysique est, comme on sait,
la tendance générale de la pensée. Ainsi, la pensée - ou pour éviter des généralisations
fautives, la pensée Occidentale - se sert toujours d‟une exclusion d‟un des éléments de
l‟opposition pour qu‟on puisse obtenir, pour ainsi dire, ce qu‟on appelle connaissance. Si
l‟élément exclu est compris par Derrida comme l‟autre de la métaphysique, l‟autre de la
pensée, c‟est parce qu‟il y aurait quelque chose en lui qui ne pourrait pas être dominé par une
36
démarche rationnelle. Donc, la pensée occidentale reflète une certaine façon de penser dans
laquelle se dissimule une violence légitimée, selon Derrida, par un désir de contrôler, de
dominer, de surveiller ces éléments de manière que le champ de la connaissance soit libre
pour être précis, clair, distinct, formel, tel que le souhaite la métaphysique. La pensée, en tant
que connaissance, fonctionne donc comme ce champ de clivage oppositionnel d‟où Derrida va
dégager trois piliers qui, en concomitance, soutiennent la penseé métaphysique. Ces piliers
sont, comme on a déjà vu, le Logocentrisme, le Phonocentrisme, mais aussi le
Phallocentrisme. Avec un seul mot Derrida réfère au Phonophallologocentrisme la
compréhension, selon lui, de toute la sphère de la métaphysique. La suprématie de la raison
sur la rhétorique ; la suprématie de la voix sur l‟écriture ; la suprématie du masculin sur le
féminin. Derrida voit, par ces trois domaines, une exclusion, une rétrogradation de la
rhétorique, de l‟écriture et du féminin par, respectivement, la logique, la voix et le masculin.
Donc, si pour Derrida ces éléments sont mis en constante surveillance c‟est parce qu‟ils ne
sont jamais capables d‟être connus, si l‟on comprend connaissance comme un champ propre,
libre de contradictions et clairement défini. Ainsi, les éléments expulsés du champ de la
métaphysique portent en soi une impossibilité de définition, c‟est-a-dire qu‟ils sont
impossibles d‟être pensés par la philosophie, par la raison, par la logique.
La psychanalyse, par exemple, a toujours regardé la femme, ou plutôt le féminin,
comme une sorte d‟obscurité. Freud se demandait : « qu‟est-ce que c‟est qu‟une femme ? », et
Lacan, rhétoriquement, répondait : « rien, parce qu‟une femme n‟existe pas ». Elle, la femme,
ne se configure pas en tant que concept, ne pouvant donc pas être pensé à partir du Phallus,
signifiant central et structural de la pensé psychanalytique. La femme – et bien étendu
l‟écriture et la rhétorique - est, pour ainsi dire, la rupture de la pensée, la rupture d‟une
quelconque possibilité de penser. Cette rupture avec les barrières de la pensée, les limites de
la métaphysique, l‟impossible du possible, constituent, en effet, le travail de la déconstruction
et, en conséquence, sa sphère éthique - l‟impossible autrui. La rupture c‟est donc le moment
où l‟autre arrive. Néanmoins, il vient sans avertissement, inattendu, puisqu‟il ne peut plus
être calculé, programmé, intelligible. En d‟autres termes, pour penser l‟autrui, il faut que le
calcul, l‟intelligibilité, le programme, soient interrompus, car précisément ce sont ces
éléments qui bloquent cette altérité. Donc la pensé de Derrida est par définition une rupture
avec l‟ordre de possibilité de la métaphysique, du calcul, ouvrant ainsi la condition de penser
l‟autre comme impossible. Mais telle impossibilité coexiste dans la pensée même. L‟autre ne
vient jamais dehors, il cohabite depuis toujours avec la structure même qui le dénie.
37
L’autre qui donc je suis :
Un très bon exemple pour travailler cette question c‟est celui de l‟animal dont Derrida
traite dans son livre « L‟animal que donc je suis ». L‟idée générale de cette œuvre consiste
fondamentalement dans le fait que l‟animal, ou comme préfère Derrida, les animaux, c‟est
depuis toujours l‟élément constitutif de la condition de l‟être humain. En d‟autres termes,
Derrida insinue que quelles que soient les façons de concevoir l‟homme trouvée par la
philosophie, depuis Aristote à Lacan, en passant par Descartes, Kant, Heidegger et Levinas,
celles n‟ont été possibles que consacrant l‟animal à partir d‟une certaine déficience, débilité.
D‟une manière que la seule possibilité de penser l‟idée de l‟homme, ce n‟est qu‟à partir d‟une
dégradation de l‟animal en tant qu‟être privé ; privé de logos, de substance divine, de
rationalité, de langage etc. L‟animal est donc l‟autre de l‟homme, l‟autre qui réside en lui
depuis toujours. Derrida dira : « Depuis le temps, donc. Depuis le temps, peut-on dire que
l‟animal nous regarde ? Quel animal ? » Et répond-t-il : « L‟autre »57. Derrida ne dit pas
depuis longtemps. Il précise ; depuis le temps. C‟est, donc, depuis le temps, là, dans l‟animal,
où l‟homme se découvre.
Derrida joue ainsi avec l‟expression «je suis » pour faire allusion à sa double
possibilité; « être » et « suivre » à la fois. « Je suis » signifie donc l‟animal que je suis depuis
toujours, qui habite et qui reste auprès de moi. L‟animal me rôde et me poursuit. L‟animalité
est alors l‟autre de l‟homme que celui-ci doit à tout prix, à partir d‟une oppression massive,
oublier, surveiller, nier, cacher de soi même pour qu‟on puisse enfin s‟approprier de son
humanité. Craignant tomber sur la bestialité, l‟homme devient donc le maître de son autre, le
gardien suprême de sa propre condition en tant que animale rationale. Malgré tout, l‟homme
peut, de temps en temps, tomber sur cette animalité, cette brutalité, bestialité, manifestant
ainsi son côté le plus ténèbre, le plus violent et le plus irrationnel. La raison signifie, à certains
égards, la maison de l‟homme en dernier instance ; là où il peut se mettre à l‟abri de sa propre
destruction. Mais on peut par ailleurs voir aussi le même mouvement chez ceux soi-disant
critiques de la raison, comme remarquent Derrida ; Heidegger, Levinas et Lacan. Il y a encore
chez eux une certaine privation de l‟animal, dont, par exemple, pour Heidegger, d‟une façon
très générale, l‟animal serait celui pauvre de monde ; Levinas ne reconnaitrait pas l‟animal
comme l‟autre absolu ; et selon Lacan, l‟animal serait celui privé de langage. Derrida observe
alors une ligne de rupture imperturbable qui désigne toujours l‟homme comme celui qui a
rompu avec la nature en possédant dès lors un privilège par rapport l‟animal. Ce qui est
57
DERRIDA Animal qui donc je suis. p. 18
38
crucial dans toutes les compréhensions de l‟animalité c‟est précisément cette déficience ;
cette débilité structurante. Derrida souligne alors :
Je prends d‟abord conscience de ce fait massif : dans l‟histoire des grands discours canoniques
sur l‟animal, des discours du type philosophique (d‟Aristote à Descartes, de Kant à Hegel, à
Heidegger, ou à Levinas, ou à Lacan) (…) des discours du sens commun qui, au fond, sont les
mêmes non seulement on tend à confondre toutes les espèces animales sous la grande catégorie
de « l‟animal » versus « l‟homme ».58
Derrida remarque aussi le fait que parmi tous les discours sur l‟animal, aucun d‟eux
s‟interrogent sur la différence qu‟il y a chez les animaux, de façon que tous se réfèrent aux
animaux comme une seule catégorie marqué par le fait qu‟ils sont tous privé d‟humanité. Il dit
à cet égard que le discours philosophique ne tient pas compte.
De différences entre animaux sexués et animaux asexués, entre non-mammifères et
mammifères, ne tient pas compte de l‟infinie diversifié des animaux, en particulier des
primates ou de ceux qu‟on appelle des anthropoïdes, avec l‟énorme progrès qu‟on a fait dans le
savoir primatologique et éthologique en général.59
Il ne faut cependant pas confondre le discours de Derrida comme une sorte
d‟anéantissement de la différence entre l‟homme et l‟animal. Loin de cela, sa pensée consiste
plutôt dans une pensée des différences, toujours au pluriel. Bien entendu que ce que Derrida
veut en principe donner à penser c‟est précisément cette limite spécifique que la philosophie
cherche toujours entre l‟homme et l‟animal. Néanmoins, au lieu d‟effacer la différence entre
l‟homme et l‟animal, Derrida préfère penser des différences, de façon qu‟il y ait des
différences, différance, indécidables, sur lesquels, homme et l‟animal se trouvent dans un
procès de redéfinition et réarrangement réciproque. La déconstruction de cette ligne
imaginaire signifie, d‟ailleurs, aussi la déconstruction de tout système métaphysique dès que
le mot « l‟animal », au singulier, représente, comme dit Derrida ailleurs, « un signe majeur de
logocentrisme et d‟une limitation déconstructible de la philosophie ». En suite il ajoute :
Il s‟agit là d‟une tradition qui ne fut pas homogène, certes, mais hégémonique, et a tenu
d‟ailleurs le discours de l‟hégémonie, de la maîtrise même. Or ce qui résiste prévalent, c‟est
tout simplement qu‟il y a des vivants, des animaux, et dont certains ne relèvent pas ce que c‟est
le grand discours sur l‟Animal prétend leur prêter ou leur reconnaître. L‟homme en est un, et
irréductiblement singulier, certes, on le sait, mais il n‟y a pas de l‟Homme versus l‟Animal.60
Alors, il ne s‟agit pas tout simplement d‟une anarchisassion absolu entre les espèces, c'est-àdire, trouver un état de total indétermination où l‟homme ne peut même pas se reconnaître,
bien au contraire, Derrida dira :
Je ne dis pas qu‟il faille renoncer à identifier un « propre de l‟homme », mais on pourrait
démontrer qu‟aucune des traites par lesquels la philosophie ou la culture les plus autorisées ont
cru reconnaître ce propre de l‟homme n‟est pas rigoureusement réservé à ce que nous les
58
Idem, p. 86
Idem, Ibidem.
60
DERRIDA et ROUDINESCO De Quoi Demain… Dialogue. p. 108.
59
39
hommes appelons l‟homme. Soit parce que des animaux en disposent aussi, soit parce que
l‟homme n‟en dispose pas aussi sûrement qu‟on le prétend.61
Alors il y a, évidement, quelque statu de l‟homme, c'est-à-dire il ne s‟agit certes pas d‟une
indentification entre l‟homme et les autres espèces, mais cette différence n‟est par ailleurs
jamais bien définie ; il y aura donc toujours des différences, des indécidables, des doubles
selon lesquels l‟homme et « l‟animal » ne pourront jamais s„écarter rigoureusement l‟un de
l‟autre. L‟homme est plein des animaux, plein des autres qui résident dans et avec lui.
De l’hôte à la condition d’otage.
Ayant donc problématisé l‟autre à partir d‟un travail de libération selon lequel celui-là
est dès lors un autre radicalisé, irréductible par rapport à la pensée du même, à la pensée du
calcul, Derrida va racheter un concept très cher pour la tradition pour lui redimensionner aussi
à partir de ce domaine de la trace, de l‟écriture, de la différance : il s‟agit donc de l‟idée
d‟hospitalité. Derrida va proposer à cet égard une hospitalité inconditionnelle, capable alors
d‟accueillir l‟autre en tant que trace, en opposition à cette idée d‟hospitalité comme tolérance,
qui a été propagée pour toute une tradition rationaliste. Et c‟est particulièrement dans cette
perspective qu‟on peut mettre en scène un dialogue entre Habermas, défenseur de cette
dernière idée d‟hospitalité, et Derrida lorsqu‟ils débattent à propos de l‟événement 11
septembre.
D‟une façon très générale, pour Habermas, le philosophe du dialogue et de la
communication, l‟âge pos-moderne se configure essentiellement comme l‟abandonne des
idéaux rationalistes du mouvement des lumières, de sorte que tous les événements
catastrophiques depuis les deux grandes guerres ont-ils place grâce à un point d‟aveuglement
dans notre époque dans ce que concerne aux fondements constitutifs de l‟âge de la raison.
Dans ce sens, l‟événement 11 septembre a été en quelque sorte un échoue de la raison où le
dialogue a été depuis longtemps oublié entre le monde arabe et les sociétés Occidentaux. Le
dialogue serait donc l‟élément essentiel pour rétablir la raison à sa place et, dans ce sens,
racheter le vrai sens de la démocratie, perdue dans notre époque. En conséquence, pour que le
dialogue ait lieu, il faut que le point de départ soit celui de la symétrie, selon lequel tous les
interlocuteurs occuperont foncièrement le même niveau ; une égalité fraternelle entre les
parlants établant ainsi, selon Habermas, les fondements pour une effective participation
démocratique. Alors, dans ce fonctionnement, l‟hospitalité serait accomplie à partir d‟un
accord entre les parts selon lequel celui qui parle et celui qui écoute, comprenant la langue
comme une communication mutuelle, arriveront théoriquement à un consensus. Néanmoins,
61
Idem, p. 112.
40
pour qu‟on ait en quelque sorte consensus, il faut présupposer également une certaine
tolérance entre les parts, par exemple, tolérance entre les cultures, entre les croyances etc., de
sorte que la justice ne peut être bien appliqué qu‟au niveau de la tolérance. Tolérance serait
dans ces termes un pré-réquisit pour l‟idée de justice et démocratie chez Habermas.
Contraposé à cela, pour Derrida, cette idée de tolérance n‟arrive pas encore au sens
d‟éthique sur lequel lui, avec Lévinas, veut travailler. Derrida, contrairement à Habermas,
part d‟une dissymétrie absolue entre le moi et l‟autre.
Comme on a vu, l‟autre vient toujours avant, n‟ayant pas d‟espace pour cette symétrie
dont parle Habermas. Dans le champ de la tolérance, l‟autre est intégré chez moi uniquement
s‟il se soumet à un certain régiment dont lui est imposé en avance et qu‟il doit absolument
respecter. Le résultat consiste donc en soumettre l‟autre en quelque sorte à un mécanisme de
surveillance et control social, que lui contraint, à la fin, en adopter une façon de vivre, une
langue, des certains coutumes etc., toujours déterminé par moi. L‟autre dans ce cas ne serait
qu‟un objet de ma maison. Derrida va dire en plus que la tolérance se définie en dernière
analyse comme une sorte de charité, dont la raison du plus fort prévaut. « Je te laisse vivre, tu
n‟es pas insupportable, je te laisse une place chez moi, mais ne l‟oublie pas, je suis chez
moi »62. Ainsi, la tolérance selon Derrida représente ce que l‟hospitalité n‟est pas.
La tolérance est l‟inverse de l‟hospitalité. En tout cas sa limite. Si je crois être hospitalier parce
que je suis tolérant, c‟est que je tiens à limiter mon accueil, à garder le pouvoir et a contrôler
les limites de mon « chez moi », de ma souveraineté, de mon « je peux » (mon territoire, ma
maison, ma langue, la culture, ma religion etc.) (…) La tolérance est une hospitalité
conditionnelle, circonspecte et prudente.63
Il faut donc penser l‟hospitalité hors du domaine de la tolérance, arrivant ainsi à son
terme radical ; une hospitalité inconditionnelle. Cette idée d‟hospitalité est donc rétablie dans
le cadre de l‟impossible vers laquelle une nouvelle conception d‟hospitalité est mise en place
pour saisir un autrui qui n‟a pas de nationalité, de langue, de culture, de contexte, de territoire.
Un autrui qui arrive sans même demander d‟excuses. L‟hospitalité inconditionnelle est donc
pour Derrida la promesse d‟un accueillement avec laquelle on pourra trouver l‟autre dans sa
radicalité. Un autre, comme on sait, qui me précède, qui réside chez moi avant même que je
sois là. Donc, il s‟agit en principe d‟une dissymétrie absolue entre moi et l‟autre. C‟est dans
ce sens que Derrida va racheter la célèbre expression de Levinas qui dit : avant que l’autre
soit notre hôte, c’est nous qui sommes son otage. Ainsi, la tâche de la déconstruction c‟est de
rendre tout ce qu‟on peut identifier comme « chez soi » en « chez l‟autre ». Ma maison, je
62
63
DERRIDA et HABERMAS Le « concept » du 11 septembre. p. 186.
Idem, p. 186 et 187.
41
répète, est toujours la maison de l‟autre. Je ne suis jamais le propriétaire, mais, je ne suis
qu‟un otage de l‟autrui.
C‟est donc dans ce contexte que Derrida va présenter la déconstruction dans son
expression la plus affirmative, c'est-à-dire qu‟elle porte en elle-même un double « oui », ou si
l‟on veut un « oui », « oui » à l‟arriver de l‟autrui. Le premier serait un « oui » inévitable dans
lequel l‟autre arrive sans qu‟on ne puisse même pas le refuser. Ce « oui » manifeste un autre
qui se trouve là depuis toujours, de façon qu‟il n‟y ait jamais un premier moment où tout
m‟est familier pour qu‟ainsi l‟étranger puisse frapper à mon port. Selon Derrida il y a tout
d‟abord un « oui » inconditionnel. Toutefois, il ne consiste pas encore l‟événement de
l‟hospitalité. L‟hospitalité peut être bien entendue qu‟à partir du deuxième « oui » où réside la
responsabilité pour cet autre. Pour cela, l‟idée d‟héritage vient remplir avec l‟hospitalité cet
accueillement inconditionnel de l‟autre.
L’héritage et le « oui » de la responsabilité.
Dans « Les spectres de Marx »64, Derrida, en réfléchissant sur l‟idée d‟ « héritage »,
qui est aussi pensé dans ce domaine éthique, va donc dire que nous sommes tous des héritiers
de Marx, même si on refuse de l‟admettre. Ce qu‟il veut dire avec cette affirmation, c‟est
qu‟on parle toujours à travers un certain marxisme. Habitant toujours notre discours, Marx a
construit, d‟une manière ou d‟une autre, notre histoire, notre monde, notre pensée. Donc, on
ne peut pas fuir de ce domaine marxiste. Ce que Derrida veut dire au fond c‟est que tout
discours amène avec soi plusieurs autres sur lesquels ce discours est constitué. L‟idée
d‟héritage est aussi inconditionnelle dans le sens qu‟on ne peut pas la dénier. Tous les
discours, selon Derrida, sont par excellence des discours des autres. Il faut donc qu‟on fasse
justice aux autres qui parlent à travers ma voix, ce qui constitue aussi ma pensée. Néanmoins,
ces autres qui parlent à travers moi ne sont pas des sujets, ne sont pas non plus des substances.
Ces autres qui accèdent à moi ne sont, dit Derrida, que des traces. Si on trouve l‟autre par un
discours cela implique que cet autre est constitué par d‟autres aussi. Par exemple, si les autres
de Derrida, ceux qui parlent avec et à travers lui, sont Heidegger, Nietzsche, Freud, Levinas,
Kierkegaard, Marx et autres ; les autres de Heidegger, par exemple, sont, Husserl, Kant,
Hegel, Nietzsche etc. De telle façon, si on s‟engage dans une recherche éternelle pour les
autres des autres des autres des autres, jusqu'à infini, on ne va avoir que des traces.
C‟est donc dans cette idée de « trace » que Derrida veut penser l‟altérité. Altérité en
tant que trace, ni présent, ni absent. Altérité spectrale, ni vivant, ni mort. Les autres sont donc
64
DERRIDA Spectres de Marx. Edition Galilée, Paris, 1993.
42
des vestiges en moi, des vestiges qui je ne peux même pas les contrôler. Toutefois, si on ne
peut pas les contrôler, on peut, au moins, être responsable pour eux et cela c‟est le point
capital de l‟éthique derridienne. La responsabilité pour ces autrui constitue le tournant éthique
chez Derrida. Cela se configure donc comme le deuxième « oui », le « oui » d‟accueillement
et de l‟hospitalité. En fait ce deuxième « oui » n‟est pas moins que dire oui au premier « oui ».
Dit autrement, il s‟agit d‟une acceptation de cet autre qui, comme nous venons de la voir,
nous habite, et depuis toujours. Il s‟agit donc d‟un passage à la responsabilité pour ces autres
qui nous parviennent. Derrida va penser l‟éthique comme une responsabilité qui est, à la
limite, impossible. La déconstruction se définit donc comme une éthique de l‟impossible car
cet autre est, lui-même, de l‟ordre de l‟impossible.
43
DE QUEL POLITIQUE...?
« Amitié, Démocratie et Justice chez Derrida ».
Au cours de notre recherche, nous sommes, enfin, arrivés au troisième moment du
travail. Au ce point là, nous allons nous concentrer plus particulièrement sur le contenu
politique de la déconstruction. Cette tâche ne sera néanmoins qu‟un déroulement de la
discussion que nous suivons jusqu‟ici à l‟égard d‟une responsabilité infinie vers l‟autrui ; cet
autrui toujours à venir dans un temps non-programmable, non-calculable ; dans un temps sans
horizon. En somme, il nous faut, donc, retrouver la politique en concevant toujours cet infini
autrui. Alors, de quel politique s‟agit-il chez Derrida ?
*
Le terme « politique » dans l‟œuvre de Derrida – aussi bien que tous les autres avec
lesquels nous sommes mis vis-à-vis jusqu‟ici - doit être compris dès ses premiers écrits, ce qui
reviens à dire qu‟il faut, en effet, le travailler dans la pensée derridienne d‟une façon globale,
et non pas, par exemple, comme un concept inauguré dans un certain moment, où on pourrait
le saisir dans un discours systématique et bien articulé. De manière que, tel comme le discours
éthique n‟a du sens qu‟à partir d‟une relation dissymétrique avec le tout autre – trouvé
toujours dans un rapport avec la différance - l‟idée de politique chez Derrida n‟est
compréhensible que si on la tient, elle aussi, à partir de sa relation avec l‟écriture, la trace etc.
Cela veut dire que la politique va résider désormais dans ce mouvement de déplacement
éternel qui, comme on a vu, ébranle la structure de la pensée de la présence. Ainsi, à prendre
dans son « essence » le concept de politique signifie se situer dans cet autre champ de
compréhension. En outre, c‟est à partir du remplacement du concept de politique vers ce
champ-là que nous pouvons finalement repenser Derrida en tant qu‟un penseur politique par
excellence, au lieu de penser la politique tout simplement comme un élément de plus qui
constituerait son corps théorique. Alors, c‟est plutôt la politique qui garde la déconstruction,
et non le contraire.
Bien entendu que la force de son discours politique n‟a effectivement lieu qu‟à partir
des années quatre-vingt dix, époque du effondrement du bloc socialiste, fondant, donc, ce
qu‟on a décris comme le « période » éthico-politique de la déconstruction. Dès cette époquelà, Derrida se concentrait plus particulièrement sur ce sujet, en produisant des œuvres comme,
par exemple, « Voyous », « Politiques de l‟Amitié », « Autre Caps », « Le concept 11
Septembre », « Force de Loi », parmi d‟autres. Par contre, comme bien remarque M.
44
Goldschmit, on peut clairement observer que, dès la Grammatologie, dans le chapitre
consacré Lévi-Strauss sur l‟origine de l‟écriture, lorsque Derrida analyse « comment le
pouvoir et la violence sont impliqués dans l‟écriture, à son origine et dès la question de son
apparition » 65, il y a déjà là, sans doute, la confirmation que l‟écriture ne va jamais sans une
certaine teneur politique. Dans ce cas là, Derrida essaie de déconstruire une prédominance
ethnocentrique chez Lévi-Strauss qui, malgré les efforts de celui-ci en la dépasser, il va lui
rester toujours une sorte d‟ethnocentrisme cachée66. La critique ethnocentrique qu‟on trouve
là-dessus est en quelque sorte solidaire avec la critique à l‟ethnocentrisme d‟une façon plus
général ; disons, à l‟égard, par exemple, d‟un certain colonialisme et totalitarisme
prédominants dans toute l‟histoire des sociétés Occidentales. C‟est dans cette voie qu‟on ne
peut pas ignorer une ouverture au questionnement politique élaboré par Derrida. Ainsi, la
déconstruction représente au fond un problème politique dans la mesure où celle va
désarticuler un certain nucléo totalitaire réglé toujours par le primat d‟une présence pleine. Et
c‟est tel mouvement qui va, dans un sens plus étroit, ouvrir l‟espace à la différance et à
l‟altérité, permettant ainsi de penser la politique à partir de l‟écriture. En d‟autres termes, il
faut reprendre la politique à partir de ce champ différencié, où les éléments se trouvent depuis
toujours dans un mouvement continuel des envois et renvois sans jamais établir un nucléo
régent et organisateur.
Cependant, face à cela, on pourrait supposer que, grâce à l‟importance donnée à la
singularité et aux différences, Derrida n‟aurait pas vraiment un positionnement politique. Et,
néanmoins, cela se passe au sens inverse; c‟est justement parce que la déconstruction est
politique qu‟elle ne se réduit point à un mouvement impartial et neutre. C‟est donc
précisément parce qu‟elle est politique qu‟elle est action, opération, bref; mouvement de
résistance. Autrement on tomberait dans ce qui a déjà été si discuté dans le premier chapitre,
mais qui est toujours pertinent de le reprendre, car il y a toujours la tendance d‟identifier la
déconstruction avec tout ce qui exprime relativisme, nihilisme etc. Alors, c‟est à nous de
mettre en lumière, dès lors, le vrai positionnement politique de la déconstruction et
comprendre, alors, comment une pensée de l‟écriture peut trouver quelque sol politique.
De passage en Egypte.
À une certaine occasion, dans les années soixante-dix, Derrida se rendit en Egypte
pour une conférence et d'assister aussi à une table ronde au sein du « Haute Conseil de la
65
66
GOLDSCHMIT, M. Une langue à venir: Derrida, l’Ecriture hyperbolique. Lignes, 2006. P. 17.
DERRIDA, De la Grammatologie.
45
Culture» arabe. Dès que cet événement a eu lieu, Moghith Anwar, un professeur de
philosophie à l'Université du Caire, réfléchissait sur la question d‟une possible représentation
politique du philosophe en ce moment-là. En d‟autres termes, Moghith s‟interrogeait sur les
intentions politiques qui se cachaient derrière le discours de Derrida. Il lui semblait, à vrai
dire, qu‟il s‟agissait d‟un jeu politique à travers lequel Derrida, étant un penseur d‟origine
juive, possédait une série d‟artifices implicites dans sa propre pensée, afin de propager, parmi
d‟autres choses, une certaine suprématie du people juif sur les arabes et, en plus, chercher une
justification théorique qui pouvait légitimer l‟Etat d‟Israël en Palestine. Selon Moghith :
La charge de Derrida contre l‟eurocentrisme ramené à l‟époque de la Grèce antique, ne seraitelle pas une tentative de faire valoir la dimension judaïque de la culture européenne? Son
attachement au thème de l‟hospitalité ne consiste-t-il pas a inviter les arabes d‟admettre
l‟existence de l‟état d‟Israël parmi eux par hospitalité ? La négation derridienne du sens, de la
vérité et du centre, ne retire-t-elle pas toute légitimité à une éventuelle alternative à l‟ordre
établi ? La déconstruction ne serait-elle pas l‟idéologie de la mondialisation qui vise à
déconstruire les États nationaux et dissoudre les éléments du monde dans un mélange informel
dirigé par l‟économie de marché capitaliste ? Ce statut ontologique de premier plan que
Derrida accorde au concept de jeu, est-ce un moyen pour détourner la philosophie des affaires
sérieuses, réelles et dramatiques de ce monde ; pour ne s‟intéresser qu‟à la distraction par le jeu
des mots ?67
Une analyse attentive de ce contexte nous révèle que, du fait que Moghith avait une
origine arabe, c‟était particulièrement lui qui pouvait en effet nous mettre face à face avec ce
genre de questions. Il est bien probable que cela passerait de façon inaperçue si c‟était
quelqu‟un d‟autre qui ne favorisait pas, en quelque sorte, une tension politique entre les deux
ethnies en conflit ; i.e, quelqu‟un qui ne mettait pas en scène toutes les questions touchant à
ces deux peuples. Moghith relève, donc, des arguments importants, malgré de ne pas
forcément correspondre, comme on va les voir, à la pensée de Derrida ; néanmoins ceux sont
des points d‟extrême importance ici, lorsqu‟ils promeuvent une discussion au niveau politique
chez Derrida.
Le point essentiel ici c‟est de remarquer que, selon le professeur, la pensée de Derrida
serait vinculée à une certaine stratégie discursive selon laquelle supposerait que, même des
concepts comme, par exemple, celui de l‟ « hospitalité inconditionnelle », serait tout
simplement une ruse politique à service d‟un système libéral-économique en marche dans les
sociétés Occidentales. Et pour dire les choses plus rapidement, la déconstruction, malgré toute
sa critique à la métaphysique, consisterait, elle aussi, d‟un dispositif de contrôle à service d‟un
certain impérialisme.
67
MOGHITH, A. Le Politique dans les Textes ; in Derrida à Alger : un regard sur le monde.
Essais. p. 73.
46
Naturellement, Moghith reconnaît qu‟il serait, si non injuste, au moins naïf
d‟interpréter Derrida selon ce point de vue : « Ces interprétations sont peut être simplistes,
hâtives, basées sur le malentendu. Elles reflètent le manque d‟une lecture sérieuse de l‟œuvre
de Derrida », mais, quand même, il souligne sa légitimité à l‟égard d‟un positionnement
politique dans les textes de Derrida : « Néanmoins, la préoccupation politique reste
légitime »68.
Face à telle situation, on se demande, donc, comment trouver un positionnement
politique de la déconstruction sans, pour autant, tomber sur le vieux piège politique
Occidentale forgé par les principes de domination et colonialisme ? Telle problématique se
présente ici comme la question structurelle de ce chapitre.
Politique de l’amitié.
J‟insiste toujours à dire que tous les termes travaillés par Derrida, quel que ce soit,
n‟ont de sens que s‟ils sont pensés à partir d‟une indicibilité originaire, c'est-à-dire à partir
d‟une duplicité constitutive. Donc, c‟est toujours à partir de cette logique qu‟il faut lire
Derrida, si on veut le comprendre dans son expression, la plus profonde. Ceci est le point de
vue sur lequel Derrida va analyser comment le concept de l‟amitié, dans toute la tradition
philosophique, excède, d‟une façon ou d‟une autre, la logique de l‟identité et du calcul, de
sorte que Derrida va la penser plutôt à partir de l‟écriture et de la trace. Et c‟est dans cette
même veine qu‟on va penser la politique ; hors du champ du contrôle et de la force, et plus
étroite d‟une certaine idée d‟ami ; une « amitié à venir ».
C‟est, donc, dans ce contexte qu‟il relève l‟expression d‟Aristote : « O mes amis, il n‟y
a nul amis »69. Voici une expression que présente, dans une même phrase, une disjonction.
68
Idem, Ibidem.
Il s‟agit, il est vrai, d‟une phrase d‟Aristote, mais, il est important de dire aussi que Derrida la trouve chez
Montaigne, dans son essai sur l‟amitié. Cela est très significatif ici parce que, au fur et à mesure que Montaigne
s‟efforce pour exprimer le sens d‟une vraie amitié, comme celle qu‟il avait pour son copain Etienne de la Boétie,
il se rend en compte des limites de toute littérature sur ce sujet qui, notamment chez les classiques, n‟arrive
jamais à une définition précise sur tel sentiment, du moins ce qu‟il attribuait à Boétie. Il n‟y avait rien que
symbolise en effet à ce que son partenaire lui signifiait. Aucune relation, même pas celle parentale ni celle
fraternelle, voire amoureuse, rien de rien ne pourrait décrire tel amitié. Dans une relation entre père et fils, par
exemple, cela ne peut pas encore symboliser l‟amitié car elle exige toujours une certaine implication
hiérarchique, ce que, dans une véritable amitié ne peut pas marcher. Entre des amoureux, d‟autre part, il y aura
toujours un lien véhément et impétueux, car l‟amour est si souvent représenté par un feu téméraire et fiévreux,
selon Montaigne lui-même. Néanmoins, dans l‟amitié réside une chaleur générale et universelle ; tempérée et
égale. Ainsi, l‟amitié demeure pour toujours, selon Montaigne, quelque chose d‟ineffable et très énigmatique ; en
somme, quelque chose qui appartient, non pas au champ de la connaissance, mais foncièrement à celui de
expérience-même. En d‟autres termes, l‟amitié, pour Montaigne, est irreprésentable, c'est-à-dire jamais connue
par des moyens rationnels et descriptives. Et, ici, je me sens obligé de le cité, dans une des passages, une des
plus belles de cet essai, quand il résume en quelques mots cette idée, si non incompréhensible, au moins
inexprimable d‟amitié: « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont
69
47
« Une déclaration presque impossible »70, comme dira Derrida. Mais, c‟est spécialement cette
déclaration qui va organiser toute la discussion sur l‟amitié, désorganisant également toute la
structure logique sur laquelle l‟idée d‟amitié se liait au schéma de la fraternité. Cette liaison
entre amitié et fraternité, c‟est précisément la liaison sur laquelle s‟organise l‟idée d‟amis
selon la vertu du calculée et calculable. C‟est ainsi que se passait l‟histoire de l‟amitié,
inaugurée par l’Ethique à Nicomaque d‟Aristote71. Une histoire qui a beaucoup insisté sur la
rationalité de cet affect ; beaucoup plus que, par exemple, l‟idée d‟amour pourrait représenter
et que, pour cette raison, c‟est elle, l‟amitié, qu‟on va trouver à la base de la pensée de la
politique.
L‟ami d‟Aristote est, ainsi, un ami qui aime, avant d‟être aimé. Cela est la condition
ultime de l‟amitié, qui, comme dit Derrida, donne à l‟ami la possibilité de survivre.
« Survivre, c‟est donc à la fois l‟essence, l‟origine et la possibilité, la condition de possibilité
de l‟amitié, c‟est acte endeuillé de l‟aimer »72. Et c‟est, donc, dans cette perspective qu‟il
trouve place pour le calcul et pour le choix des ceux qu‟il faudra plus et mieux aimer 73.
Néanmoins, Derrida va remarquer toute en suite la tension qui reste dans cet idée, car il est
instauré d‟immédiat une disjonction entre, d‟une part, l‟« ouverture de l‟aimance qui révèle de
l‟absolu ou de l‟inconditionnel » et, d‟autre part, « l‟arithmétique de la hiérarchie et de la
sélection ». Alors, il y aura toujours des amis, et, néanmoins, un nombre restreint d‟amis.74
Mais, combien d‟eux précisément ? Est-ce qu‟on est capable de les compter ? C‟est alors dans
ce domaine de l‟aporie de l‟amitié – aporie qui réside à la base de la politique depuis Aristote
- qu‟on trouve également l‟aporie de la politique.
Une fois établie ce lien, entre la politique et l‟amitié, s‟il m‟est permis ici, je voudrais
bien suivre la discussion sur ce thème à partir du concept de politique chez Carl Schmitt, dans
son œuvre « La notion du Politique ».
qu‟accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes
s‟entretiennent. L‟amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l‟une en l‟autre d‟un mélange si universel
qu‟elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l‟aimais, je
sens que cela ne peut exprimer qu‟en répondant : « Parce que c‟était lui, parce que c‟était moi ».
(MONTAIGNE, Les essais, p. 145)
70
DERRIDA, Politique de l’Amitié, p. 17
71
DENKENS, O. Derrida pas à pas, p.166
72
Politiques de l‟Amitié p. 31
73
Derrida pas à pas. p.167
74
Idem, Ibidem.
48
Ami/ennemi chez Carl Schmitt.
Grosso modo, Schmitt cherche une définition exacte du concept de politique à partir
des pôles ami/ennemi. Selon lui, cette configuration est l‟hypothèse de l‟idée même de l‟État.
Autrement dit, il n‟est plus l‟État, celui qui fournirait la substantialité de la notion de
politique, mais l‟inverse, c‟est irrémédiablement le concept de politique qui doit prescrire
celui de l‟État. Dans ce sens, selon Schmitt, ce concept de politique consiste à rigueur dans la
structure même d‟État de sorte que, hors du politique, c‟est la notion même d‟État qui devient
confuse et imprécise. Il n‟y a d‟autre issue ; la formulation ici est catégorique : l‟État ne peut
soutenir son unité que conservant une définition du politique comprise dans les
termes d‟ami/ennemi. Mais, quelles sont les implications d‟une telle affirmation et, en plus,
c‟est quoi précisément cette opposition ami/ennemi ?
Si Schmitt se sert de dichotomies chères à la métaphysique, comme, par exemple ;
dans le champ de la moral, la distinction entre le bien et le mal ; dans le champ esthétique,
entre le beau et laid ; dans le champ économique, entre l‟utile et le nuisible : il n‟a d‟autre but
que de trouver les éléments qui composeraient le jeu d‟opposition dans le champ du politique.
Ainsi, « la distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les
mobiles politiques, c‟est la discrimination de l‟ami et de l‟ennemi »75. Mais telle distinction
garde une particularité, à savoir, elle est, en principe, auto-suffisante. Cela veut dire qu‟elle ne
consiste, d‟un côté, ni dans une extension d‟autres domaines - soit celui de la moral, soit celui
de l‟esthétique – ni, d‟autre côté, dans une sous-détermination catégoriale. Par conséquent,
l‟essence du politique ne peut, donc, être ancrée sur aucun d‟autre sol qui ne soit pas celui
d‟ami/ennemi.
Dans ce contexte, ce concept est par définition un concept autonome et original et le
sens ultime de cette distinction fait signe uniquement à l‟expression d‟union ou de désunion,
c'est-à-dire d‟association ou de dissociation. A cet égard, comme nous dit Schmitt : ce jeu
d‟opposition « peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l‟application de
toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou d‟autres»76. C‟est pourquoi il
n‟est pas correct d‟interpréter la notion d‟ennemi comme un résultat, ou même une analogie, à
la notion de laid ou de mal. Et, dans cette même logique, il ne serait pas cohérent du tout
concevoir l‟ami comme celui qui est bon ou beau. L‟ennemi - celui fondamentalement
politique - est défini, tout proprement et simplement, par le fait qu‟il est un étranger, c'est-à75
76
Schmitt, C. La Notion de Politique. p. 64
Idem, p. 65
49
dire un autre, de façon que, quel que soit son contenu prédicatif, ce sera, selon Schmitt, touta-fait inutile. Autrement dit, il s‟agit au fond d‟un concept essentiellement formel d‟ami ou
d‟ennemi, dont ses contenus sont ici complètement mis à l‟écart. C‟est bien pourquoi Schmitt
déplace également cette notion du niveau psychologique, où les ennemis sont facilement
considérés comme des mauvaises ou laides. Il s‟agit, donc, de concepts purs et indépendants.
D‟ailleurs, Schmitt précise encore plus: « ces concepts opposés ne sont ni normatifs ni purs
intelligibles »77. Ils sont, pour ainsi dire, purs, mais non intelligibles. Il n‟y a aucune définition
de l‟ami et l‟ennemi, j‟insiste, au-delà d‟un simple regroupement des personnes qui sont
destinés à faire face à un autre group - l‟applicabilité de cette opposition est fondée
uniquement sur ce fait. Comme dit Schmitt : « L‟ennemie, ce ne peut être qu‟un ensemble
d‟individus groupés, affrontant un ensemble de même nature et engagé dans une lutte pour le
moins virtuelle, c'est-à-dire effectivement possible »78.
Dans ce contexte, l‟ennemi lui-même n‟a de sens que si on l‟entend comme un ennemi
public ; le seule moyen qui nous permet de reconnaître l‟étranger. C‟est la raison pour
laquelle l‟ennemi est toujours hostis, et non inimicos, dont le premier c‟est l‟ennemi publique
tandis que le deuxième est le privé. L‟ennemi en tant que hostis est par définition le sens
politique de l‟ennemi. Et, c‟est pour cette raison que, selon Schmitt, il est essentiel
l‟établissement d‟un État qui permet, en dernier instance, un groupement d‟un people (à la
seule condition que ce people soit nécessairement en opposition à d‟autres). C‟est, donc, dans
l‟intérieur de l‟État que l‟unité politique peut s‟organiser, donnant, ainsi, lieu pour que cette
configuration ami/ennemi ne soit pas à peine possible, mais plutôt réelle. Selon Schmitt, il
faut que ce noyau organisateur du concept de politique soit efficacement capable de conduire
tout un people, afin de réaffirmer son identité, à anéantir un autre - cela signifie en dernier
analyse qu‟il faut absolument maintenir une possibilité réelle de guerre. Il ne s‟agit, donc, pas
ici de symbolisme ou des métaphores, mais foncièrement d‟un antagonisme concret, c'est-àdire d‟une situation réelle de lutte. C‟est dans ce contexte que Schmitt affirme : « le concept
d‟ennemi inclut, au niveau de la réalité concrète, l‟éventualité d‟une lutte »79. Ou encore :
« Les concepts d‟ami, d‟ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation
permanente à ce fait réel, la possibilité de provoquer la mort physique d‟un homme »80.
77
Idem, p. 67
Idem, Ibidem.
79
Idem, p. 70.
80
Idem, p. 71
78
50
Il n‟est, en effet, que dans la radicalisation de l‟hostilité, plus précisément dans son
actualisation ultime, que le concept de politique peut, enfin, assurer sa bonne direction. C‟est,
dans ce contexte, qu‟il faut aussi bien garder une unité politique que celle de souveraineté.
Selon Schmitt, il n‟est que lorsqu‟un État souverain est capable d‟annuler tout les conflits
internes - comme par exemple, les conflits par rapport aux partisans ou par rapport aux
questions de nature économique etc. - pour conduire tous à une situation de guerre imminente,
il est, donc, uniquement dans ce cas, qu‟on peut penser à l‟idée de politique chez Schmitt.
Autrement dit,
Quelle que soit la situation : il résulte de cette confrontation avec l‟éventualité de l‟épreuve
décisive, celle du combat effectif contre un ennemi effectif, que toute unité politique est
nécessairement ou bien le centre de décision qui commande le regroupement ami-ennemi, et
alors elle est souveraine dans ce sens ou bien elle est tout simplement inexistante 81.
La conclusion qui est ici inévitable c‟est la suivante : dès qu‟on imagine un monde soidisant homogène, capable ainsi d‟éradiquer définitivement la distinction ami/ennemi, ce
monde-là, selon Schmitt, ne mettait certainement pas en scène une situation de paix
universelle, c'est-à-dire il ne créerait point une ambiance idyllique où l‟imminence de guerre
ne serait d‟autre chose que des rumeurs, mais au contraire ; une telle évacuation des ces pôles
impliquerait un monde où les notions mêmes de politique et celle d‟État seraient, dans leurs
essence, en ruines.
L’ennemi pur et ses contradictions.
Avant de s‟opposer à Schmitt, Derrida se laisse, dans une certaine mesure, séduire par
la nouveauté de la pensée schmittienne. Il est tout-a-fait remarquable comment l‟authenticité
de sa pensée fait signe directe avec le monde d‟aujourd‟hui, surtout si on pense, par exemple,
à la situation politique dont on doit faire face depuis la chute du communisme et, aussi, à un
certain sentiment de désillusion idéologique trouvée d‟une façon générale dans le monde
Occidental. En d‟autres termes, Derrida observe, à cet égard, comment la situation actuelle du
monde, plus précisément, la perte de l‟Union Soviétique, disons, comme un ennemi
identifiable, semble figurer au schéma proposé par Carl Schmitt.82 Toutefois, la configuration
bien définie d‟ami/ennemi en tant qu‟origine élémentaire et fondatrice de la politique, n‟a
jamais paru, aux yeux de Derrida, suffisamment convaincante pour penser la politique.
Derrida soupçonne, en principe, de toute l‟instance, qu‟elle que soit, qui réclame à soi-même
une certaine pureté ou une certaine légitimité transcendante ; un registre où les éléments
peuvent, à la fois, fonder et organiser un certain champ théorique - bien que Schmitt insiste
81
82
Idem, p. 79.
Derrida pas à pas, p. 169
51
toujours sur le fait que la politique, sur son point de vue, ne suppose pas un vocabulaire
abstrait et idéal. Néanmoins, en dépit de ce que Schmitt affirme, Derrida voit nettement dans
sa pensée une tentative d‟attribuer à l‟idée de politique une notion pure et transcendantale.
C‟est, donc, à partir de ce mouvement que Derrida va s‟interroger dans quelle mesure il est
possible de mettre en marche une telle conception sans, pour autant, se laisser contaminer par
dérivations et éventualités.
Dans ce sens, au fur et à mesure que Schmitt s‟engage pour sauver une idée pure de
politique, il est, d‟une façon ou d‟une autre, contraint d‟établir des dualités, comme, par
exemple, hostis et inimicus, comme on a vu, et Polemos et Stasis, dont la première représente
la guerre à proprement parler, tandis que la deuxième est la guerre comprise comme guerre
civile. Dans « La Notion de Politique » il y a déjà une invocation de cette distinction quand
Schmitt dit que : « La guerre est une lutte armée entre unités politiques organisées, la guerre
civile est une lutte armée au sein d‟une unité politique.83 ». Selon Derrida, cela ne configure
qu‟un déroulement de la première distinction, entre hostis et inimicos, et, donc, il va resituer
le véritable signifié de politique non pas comme Stasis, mais plutôt comme Polemos. Dans ce
sens, Stasis ne serait qu‟une guerre intérieure, une émeute, une rébellion dans le sein même de
la famille, tandis que Polemos consiste la guerre à proprement parler ; la guerre contre les
barbas, contre l‟étranger, contre l‟ « autre ». Autrement dit, il n‟est pas étonnant ici de vérifier
une certaine logique subjacente dans ce mouvement, où il y aura toujours une identification
du premier élément, Stasis, avec celui de l‟ennemi intime, l‟inimicos. D‟autre part, l‟idée de
Polemos serait plus ou moins conforme celle de hostis, qui, selon Schmitt, représente
l‟ennemi lui-même, celui qui vient de l‟extérieur, l‟étranger ; le vrai ennemi. Stasis
symboliserait pour ainsi dire une maladie naturel qui contaminerait, de l‟intérieur, la pureté du
politique ; une dénaturation dont le seul but consiste à désorganiser l‟unité d‟un État et, pour
autant, celle du people. Dans ce sens, il y aura toujours une tentative de effacer et de nier ces
éléments qui, d‟une façon ou d‟une autre, contaminent internement le concept de politique et
qui rendent impure et imprécise la structure de la politique même.
Cependant, Derrida souligne que cette distinction est originaire chez Platon et qu‟elle
reste, en quelque sorte, de manière imperturbable chez Schmitt. Celui-ci essaie, à son tours, de
mettre en marche l‟essence du Polemos, sans néanmoins s‟interroger au fond comme Platon
concevait effectivement ces oppositions. En d‟autres termes, Derrida remarque que Platon luimême était conscient de l‟implacabilité de telle distinction dans le cadre du monde empirique.
83
La Notion de Politique. p. 70.
52
Il savait en fait que cela ne devrait rester que dans le plan théorique, ou pour ainsi dire dans le
monde des idées. Comme dit Derrida, « en vérité, toutes celles que propose ou rappelle Platon
– restent idéales. Aucun langage empirique de fait n‟y est pleinement adéquat »84. Mais, par
ailleurs, on sait bien que, pour Platon, c‟est précisément parce que ces dichotomies se trouvent
sur un plan idéal qu‟elles portent en soi la vérité et, pour autant, elles peuvent effectivement
commander et conduire le vrai sens :
Cette improbabilité n‟empêche pas, elle commande au contraire selon Platon, on le sait, de
décrire en toute rigueur ces structures purs de l‟État idéal ; car elles donnent leurs sens, en
droit, en principe, a touts les concepts et donc a tous les termes de la philosophie politique.85
Toutefois, si telles oppositions sont mises en pratique, c'est-à-dire dans le monde empirique,
telle distinctions deviennent floue et imparfaite, de façon qu‟il sera impossible une séparation
simple et adéquate de ces termes. C‟est la raison pour laquelle il faut les saisir uniquement sur
un plan idéal. Il s‟ensuit que, pour Platon, il serait tout particulièrement la nature en tant que
physis, le point de contact de ces deux termes, comme suit Derrida :
Il reste que la distinction polemios/stasis, prise justement dans cette pureté, implique déjà un
discours sur la nature (phusis) dont on se demande comment Schmitt peut l‟intégrer, sans aller
y voir de plus près, dans sa théorie générale.86
« Les deux noms, continue Derrida, auxquels tient Platon, n‟oublions jamais qu‟ils devraient
nommer rigoureusement, dans leurs puretés idéales, deux choses qui sont dans la nature. »87
La pureté de ces deux formes représente chez Platon un paradigme, toujours inaccessible sauf
pour le discours. « Il est impossible de mettre en œuvre la rigueur d‟une telle limite
conceptuelle. On ne peut pas faire ce qu‟on dit… Aucune praxis ne peut correspondre à ce
qu‟on dit une léxis »88
Ainsi, lorsque Schmitt prend telle distinction comme la marque cruciale de sa pensée,
ou encore, lorsqu‟il choisit son concept d‟ennemi à titre d‟un concept foncièrement politique,
croyant, pour autant, pouvoir l‟appliquer dans la pratique, c‟est, donc, dans ce moment-là que
Derrida va pointer ce qu‟il appel des paradoxes du discours.
« En pratique, autrement dit dans cette pratique politique qu‟est l‟histoire, cette différence
entre Stasis et Polemos n‟a jamais lieu. On ne la trouve jamais. Jamais concrètement.
Introuvable par conséquent demeure la pureté du polemos ou de l‟ennemi par laquelle Schmitt
entend définir la politique. » (134 PA)
Certes, tel concept de politique demeure un concept stricto sensu, car il fournit au politique un
contenu substantiel. Toutefois, selon Derrida : « aucun événement politique ne peut être
84
Politiques de l’Amitié, p. 112
Idem, Ibidem.
86
Idem, Ibidem.
87
Idem, Ibidem.
88
Idem, p. 133.
85
53
correctement décrit ou défini à l‟aide de ces concepts ».89 Et, c‟est bien pourquoi Derrida
décrit ce mouvement comme un mouvement fondamentalement paradoxal, comme une
inadéquation du concept propre au concept lui-même. Le politique chez Schmitt se trouve,
alors, depuis toujours prise dans cette ambigüité originaire, qui se manifeste dans l‟ordre du
politique et dans la pratique du politique.
En tout cas, il est impossible de mettre en marche une définition précise de la frontière
entre ami et ennemi. Schmitt souhaite trouver, dans le champ concret de la réalité, cet ennemi
idéal ; un ennemi réel dépourvu d‟un contenu prédicatif quelconque. La pureté du politique,
selon Derrida, c‟est, dans son origine, l‟impureté même ; un terme qui est dans sa propre
nature contaminé. Le rêve platonique de Schmitt, en s‟appuyant sur la pureté du politique et,
pour autant, en décrétant : celui-ci est mon ami / celui-là est mon ennemi, c‟est, d‟une façon
ou d‟une autre, obstrué dans la pratique. Selon Derrida, Schmitt est coincé entre la pureté
théorique et l‟impureté pratique du concept de politique. Et, si Derrida met, d‟une part,
Schmitt en face ce paradoxe c‟est uniquement pour faire sortir une impureté interne à la
politique même. Aussi bien l‟ami que l‟ennemi chez Schmitt vont se manifester comme des
concepts poreux et indéfinis. Et, donc, cette imprécision dans leurs racines va conduire
Derrida vers une réflexion sur l‟idée d‟ami comme une idée irrémédiablement indécidable. Ce
mouvement va le rapprocher, de plus en plus, d‟une idée d‟ami qui se trouvait déjà chez
Nietzsche, et que nous allons la racheter maintenant, afin de penser un autre genre d‟ami ; un
ami qui porte en soi une logique paradoxale ; un ami qui ne s‟exprime que dans la solitude
absolue.
L’ami impur et ses possibilités.
L‟ami, dont nous allons penser avec Nietzsche, fait signe avec un tout autre genre
d‟amitié ; un ami qui porte en soi la trace d‟une amitié impossible. Telle amitié ne se donne
qu‟entre les solitaires ; une amitié qui se manifeste, non pas par la proximité ou par la
communion, mais plutôt par l‟éloignement et par la solitude. Tel ami, dont nous parle
Nietzsche, ne peut s‟exprimer qu‟à partir de la différance, d‟un à venir ; un ami singulier de
l‟écriture, du jeu et de la trace. L‟ami de Nietzsche nous conduira jusqu‟aux paradoxes et aux
apories qui, pour Derrida, constitue la base d‟une politique de l‟ « à venir » et, donc, d‟un
nouveau concept de démocratie ; une « démocratie à venir ».
Mais, pour comprendre les paroles de Nietzsche, il faut d‟abord garder à l‟esprit qu‟il
ne s‟agit pas ici d‟un penseur de la certitude ou de la stabilité, mais plutôt d‟un penseur du
89
Idem, p.134.
54
« peut-être » et de l‟inconstance. Et, tel point c‟est peut-être le plus important aspect, comme
souligne Derrida, pour suivre Nietzsche dans la bonne voie. Mais il faut garder aussi à l‟esprit
que le « peut-être » de Nietzsche ne correspond absolument pas à une faiblesse du point de
vue cognitif, représentant ainsi une doute ou une hésitation à choisir entre ceci ou cela, mais,
il s‟agit, au fond, de la pensée, elle-même, du « peut-être ». C‟est alors cette pensée du « peutêtre » ce qui fonderait l‟indicibilité, l‟événement non-programmable, non-calculable, en
somme, la seule possibilité d‟un à venir, ce qui n‟a de place que dans l‟impossible. Et, comme
on sait, il n‟est qu‟à travers cette possibilité d‟un impossible où l‟indécidable va s‟exprimer
comme condition ultime de toute décision à proprement parler. Derrida le dit : « Que serait
d‟un avenir si la décision était programmable et si l‟aléa, si l‟incertitude, si la certitude
instable, si l‟inassurance du « peut-être » ne s‟y suspendait à l‟ouverture de ce qui vient, à
même l‟événement, en lui et a cœur ouvert ? »90
Ce « peut-être », qui rompt avec la certitude de la pensée, va également ouvrir un
espace pour un certain suspense, c'est-à-dire une certaine interruption qui promouvra, donc,
une instabilité sur les piliers de la pensée. C‟est précisément la raison pour laquelle, pour
avoir une telle amitié de cœur ouvert - où l‟ami va se confondre avec l‟idée de tout autre -, il
faut absolument que nous nous tenions toujours dans la pensée du « peut-être ». La pensé du
« peut-être » va accompagner ici toute la logique de l‟amitié chez Nietzsche au moment où
il évoque les philosophes de l‟avenir : ces amis qui penseraient, avec lui, ce que ne peut être
pensé que dans la solitude ; ces fous avec qui il faut partager ce que n‟est jamais partageable :
la solitude absolue, la singularité radicale.
Nietzsche cherche, donc, une autre communauté de philosophes. Un genre de
philosophes prêtes à accepter la contradiction, l‟opposition, la coexistence de valeurs
incompatibles. Ces philosophes doivent, donc, rompre à tout prix avec les canonnes grecs ou
chrétiens de l‟amitié, et également avec une certaine politique et une certaine idée de
démocratie. Ceux sont des étranges amis, qui convoquent un « nous » toujours en formation,
en préparation ; des amis inaccessibles, comme dit Derrida :
Nous sommes d‟abord, comme amis, des amis de la solitude, et nous vous appelons à partager
ce qui ne se partage pas, la solitude. Des amis des tout autres, des amis inaccessibles, des amis
seuls parce que qu‟incomparables et sans commune mesure, sans réciprocité, sans égalité.
Sans horizon de reconnaissance, donc.91
Une amitié sans vérité : c‟est enfin ce que retient les amis de Nietzsche - et aussi ceux de
Derrida. Mais, quel genre d‟ami est-ce ? Une amitié selon laquelle il faut s‟exprimer sans
90
91
Idem, p. 46 et 47.
Idem, p. 53.
55
aucune proximité, sans jamais avoir la présence et, donc, pas d‟attraction et pas non plus
d‟affinité. D‟ailleurs, l‟affinité chez Nietzsche signifie une toute autre chose. Affinité ici
représente, non pas la proximité entre deux âmes, mais, justement l‟inverse, la distance entre
eux. Nietzsche le dit d‟une façon très belle : « Ce n‟est pas dans la manière dont une âme se
rapproche de l‟autre, mais à sa façon de s‟éloigner que je reconnais son affinité et parenté
avec l‟autre »92 Comment est-il possible une telle amitié ? Demande alors Derrida. Et puis,
pourquoi l‟appeler d‟amitié ? Un genre d‟amitié qui est exprimée dans une communauté
d‟amis solitaire, et, pour cela, ne peut pas être pris en compte - ne peut pas être comptable. En
outre, il ne peut même pas avoir une communauté. Une société du silence, comme dira
Derrida. Une communauté du secret, de l‟ineffable, de l‟inexprimable. Les amis de la
solitude, ceux qui réclame Nietzsche dans un future toujours à venir, devront être en mesure
de faire face à ces contradictions. Ceux-ci ne devront s‟aimer que dans l‟éloignement.
Tel amour réside, donc, non pas dans la vérité et la certitude, mais dans le « peut-être » et
dans l‟impossible. C‟est, par conséquent, dans ce « peut-être » qui naîtra un autre genre
d‟amitié, et peut-être qu‟il n‟est que dans l‟impossible même, où réside la seule possibilité
d‟une telle alliance ; celle qui nous poursuivons aussi chez Nietzsche que chez Derrida. En
effet, la seule chose que cette communauté d‟amis aime, c‟est de prendre sa retraite. Ces amis
de Nietzsche, dès qu‟ils ne sont pas présentables personnellement, je veux dire, une fois qu‟ils
ne seront jamais connus en tant que tels, ils seront, peut-être, quelque chose plus grande et
autre, ou comme le dira Derrida, quelque chose de fondamentalement « autre ». Ainsi, à la
suite d‟une communauté sans communauté, ou comme dira Derrida, un X sans X, nous nous
trouvons face à une responsabilité sans fond ; une responsabilité qui se projet vers l‟à venir et
sur laquelle nous sommes, d‟une façon ou d‟une autre, toujours impliqués. Il s‟agit d‟une
responsabilité double, qu‟il faut signer pour ceux qui ne sont pas encore là, mais qui, en
quelque sorte, sont toujours en train de venir pour se rejoindre et pour signer avec nous.
Malgré tout cela, ces amis ne peuvent singer qu‟au nom d‟une singularité – et que celle soit
absolue. C‟est pourquoi telle responsabilité consisterait à un double mouvement dont, moi et
toi, nous et vous, nous sommes toujours liés, impliqués dans notre singularité. Cela veut dire
que nous nous trouvons, non pas dans une communauté de communs, mais plutôt dans une
communauté sans communauté, ou une communauté sans universalité.
« Responsabilité double mais infinie, infiniment dé-doublée, commune et partagée,
responsabilité infiniment divisée, disséminée, si on peut dire, pour un seul , tout seul (c‟est la
condition de la responsabilité) et double responsabilité sans fond qui décrit implicitement un
92
Idem, p. 74.
56
enchevêtrement des extases temporelles, une amitié a venir du temps avec lui même et nous
retrouvons l‟entrelaces du même et de tout autre qui nous oriente dans ce labyrinthe.93
Il est, en quelque sorte, déjà évident que cette pensée d‟amitié rompt radicalement
avec toutes les catégories sur lesquelles repose la pensée métaphysique comme, par exemple,
l‟idée de certitude, d‟une présence en soi, de vérité, de non-contradiction etc. D‟où
l‟importance de ce rencontre avec Nietzsche. Il faut repenser une politique plus proche de
telle idée d‟amitié, d‟un ami incalculable etc. que comme la pensait, par exemple, Schmitt ; à
partir d‟un concept pur d‟ami et ennemi, ou même Platon ou Aristote, ceux qui concevaient
l‟ami toujours sur un calcul et une prévisibilité. L‟ami de l‟à venir représente, non pas l‟ami
sage qui porte une vérité pleine, mais plutôt un ami fou qui porte une folle vérité ; un ami qui
ignore le sens commun et les communes ; un fou vivant qui annonce une vérité qui renverse,
tout un coup, tous les signes. Voici ce que dit Nietzsche : « Honorez en moi la gent de
fous ! »94.
De telle façon, si Derrida se tourne vers Nietzsche c‟est au fond parce qu‟il veut
penser une idée d‟ami qui contredit presque tout ce que la tradition, depuis Platon et Aristote,
a conçu comme amitié. L‟ami dont il s‟agit ici symbolise un « autre » à venir qui partage avec
moi, ou plutôt, avec nous, le non partageable : la solitude. Un ami solitaire, une communauté
sans communauté, un X sans X. Il s‟agit, au fond, de l‟absurde, de l‟indicible, de l‟insensé,
voire, du risible. Nietzsche le dit : « Il est beau de se taire ensemble, Plus beau de rire
ensemble… »95. L‟ami de Nietzsche est un ami non comptable, non calculable ; celui qui me
précède et qui est aussi l‟état de mon immanence même. En outre, un ami sans sujet, sans
face, sans subjectivité ou intersubjectivité. C‟est plutôt ce genre d‟amis ceux qui Nietzsche
annonce comme des philosophes de l‟avenir ; les philosophes du « peut-être ». Des fous qui
communiquent, à travers un langage fou, une insensée vérité. Nietzsche le dit d‟une façon très
passionnée:
Si je fais bien, nous nous rairons ;
Si je fais mal, - nous nous rirons,
Et de plus en plus mal ferons,
Plus mal ferons, plus mal rirons,
Tant que nous descendrons à la fosse.
Ami ! Oui ! Cela doit-il être?
Amen! Et au revoir!96
93
Idem, p. 57 et 58.
Nietzsche, Humain, Trop Humain. p. 359
95
Idem, Ibidem.
96
Idem, Ibidem.
94
57
A cet égard, selon Derrida, il est impossible de définir précisément quelle est la place
qui occupent l‟ami et l‟ennemi. Ces termes appartiennent entièrement à l‟ordre de
l‟indécidable, de telle sorte qu‟un ami peut, certes, se révéler comme un véritable ennemi, et
vice-versa. C‟est pourquoi, l‟ami est, en quelque sorte, pour Derrida, l‟idée qui perturbe le
champ de la politique, mais qui, par contre, c‟est la seule possibilité de le politique même. Et,
si Derrida ne suit pas Nietzsche aveuglément à ses conséquences ultimes, c‟est parce qu‟il
veut traverser Nietzsche afin de penser, avec lui, ce que le penseur allemand ne concevait pas,
ou même refusait : la démocratie. De telle manière, Derrida ne peut être fidèle à Nietzsche
que par l‟infidélité, c'est-à-dire quand il traverse Nietzsche et mène sa pensée là où il
n‟admettait même pas. Certes, il est en opposition à une certaine idée de démocratie que
Nietzsche se positionnait, mais si nous poursuivons Derrida, il est encore possible de
concevoir une certaine démocratie en prenant en compte ce que Nietzsche a annoncé. Derrida
met, ainsi, la question dans ces termes :
Cette responsabilité qui inspire (à Nietzsche) un discours d‟hostilité à l‟endroit du “goût
démocratique” et des “idées modernes” dirons nous qu‟elles exercent contre la démocratie en
général, contre la modernité en général ? ou bien repend-elle au contraire au nom d‟une
hyperbole de démocratie ou de la modernité à venir, devant elle, avant elle, d‟une hyperbole
dont le « goût » et les « idées » ne serait, dans cette Europe et cette Amérique alors nommées
par Nietzsche, que les médiocres caricatures, la bonne conscience bavarde, la perversion ou le
préjugé – l‟ « abus du terme » de démocratie ? Ces caricatures ressemblantes, et précisément
parce qu‟elles ressemblent, ne constituent-elles pas le pire ennemi de ce à quoi elles
ressemblent, de ce dont elles usurpent le nom ? le pire refoulement, cela même qu‟il faut, au
plus près de l‟analogie, ouvrir et proprement déverrouiller ?97
Derrida veut trouver un moyen de libérer l‟idée de la démocratie d‟une certaine
usurpation à laquelle ce terme a été présenté par la pensée politique traditionnelle. Il ne s‟agit
néanmoins pas de restaurer dans l‟origine de ce terme un sens plus profond, ou même trouver
pour ainsi dire un sens plus noble de l‟idée de démocratie. Il s‟agit, en fait, de penser ce qui
n‟a jamais été prévu pour les sociétés lesdites démocratiques et mener, ainsi, ce terme à sa
radicalité qui ne peut être comprise que si on la conduit vers cette autre logique ; là où se
trouvent les contradictions et les paradoxes. C‟est précisément pourquoi nous devons faire
face désormais, non pas simplement à une démocratie, mais surtout à une démocratie toujours
à venir. Mais, enfin, pourquoi insister sur le terme de démocratie, quand elle n‟est plus
solidaire à ce que se présente comme une démocratie, telle comme on a connait dans les
sociétés Occidentales ?
97
Politiques de l’Amitié, p. 58.
58
Pourquoi la démocratie?
Derrida, comme toujours, est confronté à une impasse. Comment imaginer une
démocratie qui n‟est, à la fois, plus solidaire avec ce qui se présente comme démocratie, mais
qui reste, néanmoins, avec la terminologie « démocratie » ? Derrida veut travailler, dans ce
cas, avec une notion impossible de la démocratie, ou plutôt une démocratie impossible, d‟où
elle n‟aura plus la fonction d‟une idée régulatrice, d‟un concept, d‟un idéal ou d‟une utopie.98
Et, donc, ce qui va effectivement redéfinir le terme démocratie chez Derrida c‟est tout
particulièrement le complément « à venir ». L‟idée de « démocratie » + cette extension, « à
venir », donnera lieu à une autre conception de la démocratie qui doit rester toujours au
domaine d‟un futur absolu, qui, comme nous le savons, reste imprévisible, incalculable, audelà de toute attente. Mais comment savoir si ce qui est encore à venir on peut appeler de
démocratie ? Ne serait-il pas une chose entièrement distincte de la démocratie, dès qu‟elle ne
correspond plus à la démocratie telle qu‟on la connait ? Autrement dit, si démocratie à venir
ne signifie pas cette démocratie en marche dans les sociétés Occidentales, ne faudrait-il pas
l‟appeler d‟une autre chose ?
La démocratie, Derrida souligne, est un mot terrible.99 Comme dit Caputo, les pires
des actes, même les plus anti-démocratiques, se sont engagés au nom de la démocratie. A cet
égard, l‟expression, la plus perverse du concept vulgaire de démocratie, a conduit le monde
d‟aujourd‟hui de se scinder en deux parties, comme vous le savez : d‟une part, l‟Organisation
des Nations soi-disant démocratique, et d‟autre part, l‟Empire du Mal, ceux pour lesquels les
principes ne correspondent pas à la façon de pensée du monde Occidental. En fait, la
démocratie est vraiment un mot terrible, cependant, comme ironise Caputo, il pourrait être
pire. Imaginez si, au lieu d‟une démocratie à venir, nous l‟avons dit, d‟une monarchie à venir,
ou encore, d‟un fascisme ou d‟autre dictature quelconque à venir. Cela pourrait être plus
terrible encore. Et pourquoi pas rappeler ici les célèbres mots de Churchill quand il a suggéré
que « la démocratie est le pire des régimes, à l‟exception de tous les autres qui ont été
expérimentés dans l‟histoire ». Cela nous permet de maintenir l‟illusion de que ce mot garde
quelque chose que, malgré tout, dans les autres systèmes, on ne le connait pas. Et, alors,
comment trouver le point de contact entre l‟idée courante de démocratie et une démocratie qui
se préserve à venir ?
98
BERNARDO, F. Pas de Démocratie sans Déconstruction : Veiller à la démocratie, p. 290.
99
DERRIDA, Politics and Friendships, p. 181.
59
Selon Caputo, l‟idée même de démocratie n‟est pas exactement une idée. En vérité, ce
terme, nous dit Caputo, possède, non pas une essence ou une définition conceptuelle, mais
plutôt une histoire et, donc, une ouverture aux changements. « Démocratie n‟a pas de sens;
elle a une histoire. Démocratie n‟est pas une essence mais un récit historique continu; le mot
démocratie est tout sauf le mot que nous utilisons aujourd‟hui pour marquer la tranche ou la
coupe présente (ou l’epoché) de cette série »100. Et, c‟est parce qu‟elle est, en quelque sorte,
indéfinissable, que la démocratie, selon Caputo, se rapprocherait, plus que les autres systèmes,
d‟une pensée de la différance et de l‟écriture.
Dans la mesure où nous préférons ce mot “démocratie” c‟est bien parce que ce serait plus facile
d‟imaginer une série de changements ou de transitions historiques, parfois graduelles, parfois
soudains, commençant par ce qu‟aujourd‟hui nous appelons démocratie, qui passerait à travers
plusieurs états successifs subséquents ou des conditions qui seront connues par quelque chose,
je ne saurais quoi dire, par un sorte de « démocratie + n »101 .
Caputo arrive à une analyse encore plus radicale quand il dit que peut-être nous devrions
désigner cela, non pas comme « la démocratie + n », mais plutôt comme « x + n ». Il s‟agit,
donc, d‟une incertitude absolue, et, face à cela, le terme démocratie ne devient un concept que
lorsqu‟il est forgé dans un procès histoire. Nous sommes, par conséquent, toujours confrontés
avec une certaine « insuffisance conceptuelle » au moment où nous essayons de identifier
quelque chose comme démocratie.
Mais, bien qu‟il y ait un certain mouvement historique dans lequel ce terme s‟inscrit,
nous ne pouvons pas dire, à cet égard, qu‟il s‟agit tout particulièrement d‟un progrès linéaire
vers une idée de démocratie (soit de plus en plus, soit de moins en moins) adéquate. Selon
Caputo : « Cette histoire aurait ses monté et ses descentes, ce qui signifie que nous ne sommes
pas forcés de dire qu‟à travers elle nous approchons asymptotiquement d‟un certain état idéal
ou normatif »102. En somme, nous serions face à une marée historique instable et sans marge,
comme nous dit Caputo, où rien est sûr ou garanti103. Et, c‟est la raison pour laquelle il est
important de maintenir une certaine idée de démocratie.
Parce que la démocratie est, ou moins devrait être, la forme de vie la plus autocorrectrice, la
moins résistante au changement et à la transition, la moins fermée et la moins homogène, la
moins susceptible de tout calculer suivant une règle, la place qui est la plus ouverte au
mouvement et à la transformation, étant ainsi la place la plus susceptible de déclencher ce
genre de sérialité ou de séquence narrative. L‟idée même est de faire de la place pour des
poussées exotiques de la singularité qui surgissent à travers les fissures de la régularité de
fournir précisément ce qui permettrait des changements de paradigme, pour des innovations et
des transformations imprévisibles qu‟un système trop rigide et trop régulier empêcherait et
exclurait.
100
CAPUTO. L’Idée même de l’A venir, p. 297.
Idem, p. 298.
102
Idem, Ibidem.
103
Idem, Ibidem.
101
60
En d‟autres termes, « l‟idée même de la démocratie à venir est l‟ouverture »104.
Or, si démocratie signifie ouverture, et ouverture est exactement ce qui permet quelque
chose à venir, c'est-à-dire un tout autre à venir, est-ce qu‟il n‟y aurait pas ici une redondance
tautologique lorsqu‟on utilise le terme « démocratie à venir » ? Comme suit Caputo, telle
expression signifie en effet « à venir de l‟à venir », de sorte que cette idée ne se laisse jamais
être épuisée en tant que concept, demeurant, ainsi, en tant que promesse. La démocratie est
dans son essence, une promesse ; et étant promesse, elle reste toujours comme promesse.
L‟idée de démocratie va, donc, dépasser la notion même de démocratie, car sa nature est
ouverture et, étant ouverture, aucune idée de démocratie en tant que telle peut effectivement
remplir cette place. Dans ce sens, Derrida nous dit, s‟il y a un mot, la meilleure ou la moins
mauvaise, pour garder une certaine « promesse politique », il nous semble être celle de
« démocratie ».
Néanmoins, bien que la démocratie soi déjà ouverture, c'est-à-dire si le mot démocratie
ne se tient plus comme une définition précise, Derrida, en revanche, ne peut relever cela qu‟à
partir de l‟extension « à venir ». Dans ce sens, l‟à venir de la démocratie gagne ici une
importance fondamentale, car c‟est lui qui, s‟inscrivant dans l‟idée de démocratie, il va la
mener vers ce futur absolu ; ce futur qui demeura toujours comme promesse. L‟excès produit
pour l‟idée de démocratie se révèle dans l‟à venir, comme promesse, et c‟est particulièrement
cet excès ce qui correspond, selon Derrida, le plus démocratique dans la démocratie. A cet
égard, la démocratie, elle-même, ne viendra jamais.
Démocratie et secret.
La démocratie, en opposition à ces régimes lesdits totalitaires, va toujours préserver
une place pour la singularité ou, si l‟on veut, pour le secret. Il ne s‟agit néanmoins pas d‟un
secret protégé ou caché en quelque part, mais, il s‟agit au fond d‟un secret sans contenu, sans
sens vêlé, et cela consiste précisément dans la plus profonde expérience du secret. La
démocratie ici - contrairement aussi bien le sens commun, que la raison philosophique - ne
représente pas le champ de la communication et du dialogue, ou plus précisément l‟espace de
l‟accord consensuel. La démocratie est au fond, selon Derrida, ce lieu du sacré où il n‟y aura
pas le besoin du « vous devez tout dire ! », « vous devez tout avouer ! ». C‟est pourquoi, tout
en reconnaissant la sphère du tout autre, la démocratie n‟épuise jamais une vérité pleine. Bien
au contraire, c‟est là, dans la démocratie, où le silence, l‟ineffable, l‟indicible peuvent avoir
104
Idem, Ibidem.
61
lieu. C‟est pourquoi la démocratie repose sur l‟écriture, le registre sur lequel l‟origine est
depuis toujours divisée et le sens, donc, double et paradoxal. Et, dans ce sens, si on peut lire
un éloge à la démocratie dans la pensée de Derrida c‟est grâce au fait qu‟elle garde en soi une
certaine résistance au totalitarisme, celui qui représente à tout rigueur l‟idée même de
présence; une présence omniprésente et, donc, théologique et omnisciente. La démocratie, en
outre, symbolise cet ami que nous avons « connu » chez Nietzsche; l‟ami à venir, celui à qui
je dois, non pas seulement respecter dans sa solitude, mais, surtout, être responsable. Bien
qu‟il soit une responsabilité impossible, mais, quand même, je serai entièrement responsable,
en particulier chargé pour sa singularité, pour son silence et son secret. D‟où l‟expression
tautologique de Derrida, mais qui est ici pleine de sens: Tout autre est tout autre. L‟autre est
toujours un secret pour moi, car lui, il ne se présente jamais comme tel, c'est-à-dire comme
immédiateté. En un seul mot, l‟autre est toujours une énigme. D‟ailleurs, aussi bien
responsabilité que respect font, touts les deux, référence à un « il faut répondre », c'est-à-dire
à un « devoir » apriori. Et c‟est précisément cette réponse à laquelle nous sommes toujours
impliquées, la réponse au tout autre, ou plutôt la loi de Babel, celle qui nous avons discuté
auparavant et qui nous impose une mission capable de précéder à moi-même. Dans ce sens,
s‟il y a un commandement dans la démocratie, celui n‟est pas tyrannique ; c‟est plutôt le
commandement du tout autre. Il s‟agit, certes, d‟une obéissance, néanmoins, telle obéissance
ne signifie pas du tout l‟esclavage. La démocratie à venir représente, dans ce contexte, la
pensée du « peut-être » ; de l‟incalculable « peut-être » comme dit Derrida : « C‟est bien du
côté de la chance, c'est-à-dire de l‟incalculable « peut-être », c‟est vers l‟incalculable d‟une
autre pensée de la vie, de vivant de la vie que je voudrais me risquer ici sous le vieux nom
encore tout neuf et peut-être impensé de « démocratie »105.
Déconstruction et démocratie.
D‟une part, Derrida reconnaît, certes, que la démocratie, telle comme elle a été pensée
par le Grecs, elle ne peut avoir lieu que dans un domaine où il y aura des individus comme
singularités comptables, c'est-à-dire comme citoyens bien identifiés, stables, représentés et
égaux entre eux. Cependant, Derrida souligne pourtant qu‟il n‟y a pas non plus de démocratie
sans une altérité irréductible et non-comptable.106 Alors, nous sommes confrontés à deux
modèles de pensée tout à fait contradictoires, mais qui, pourtant, comprennent, les deux à la
fois, l‟essence de l‟idée de démocratie à venir. D‟un côté : une démocratie de l‟égalité et de la
105
106
DERRIDA, Voyous, p. 24
Politiques de l’amitié, p. 40.
62
comptabilité – c‟est la façon dont les Grecs la pensait. D‟autre part, une démocratie qui a
comme principe la dissymétrie absolue entre l‟autre et moi. C‟est, donc, ce paradoxe là qui va
permettre le mouvement de la déconstruction de la démocratie. C‟est pourquoi la maxime :
pas de démocratie sans déconstruction, comme bien remarque Fernanda Bernardo. La
déconstruction de la démocratie n‟a, donc, rien à voir avec l‟éradication de la démocratie,
mais plutôt avec une radicalisation de ce terme, le conduisant, ainsi, à l‟excès hyperbolique
qui représente, comme on le sait, l‟essence du démocratique dans la démocratie. « Pas de
démocratie sans déconstruction » signifie au fond, selon F. Bernando : « une démocratie qui
ne vient in-finiment à soi que dans le mouvement infini de sa réponse inconditionnelle au tout
autre. De son accueil inconditionnel du tout autre en soi »107. Et c‟est précisément cette idée
de démocratie qui va rompre avec les lois qui fixent le modèle de démocratie en tant que telle,
ce qui va entrainer ce qu‟on appelle ici de mouvement hyperbolique de la démocratie, en
mettant en lumière ce qui serait l‟excès de la démocratie elle-même. Selon F. Bernardo :
Si une telle démocratie a son “lieu de naissance” dans son culte hyperbolique de la loi de
l‟autre, il se trouve que s‟il est certain de cette loi, à jamais exceptionnelle et extra-ordinaire, ne
s‟inscrit dans les lois de la démocratie qu‟en s‟ex-crivant en elles, c'est-à-dire dans la façon
d‟une dis-jonction d‟elle-même, il n‟est pas moins certain que l‟intempestivité de cette loi disjonctive du tout autre doit aussi s‟inscrire, et justement afin de ne pas rester une simple utopie,
dans les lois mêmes de la démocratie – dans le cours ordinaire, historique, juridico-politique de
ses lois.
En effet, le démocratique de la démocratie n‟est possible que dans et par la déconstruction,
c‟est la raison pour laquelle démocratie et déconstruction peuvent parfois se confondre.
Néanmoins, déconstruire la démocratie signifie, au fond, promouvoir un report, un Delay,
selon lequel la démocratie demeurera à venir, comme promesse. La déconstruction de la
démocratie serait donc un moyen de dire oui à l‟impossible de la démocratie, la position, la
plus affirmative de cet à venir.
Cela représente donc la position politique de Derrida, qui n‟a rien à voir ni avec le
relativisme ni avec l‟absolutisme. Derrida suggère un espace, bien qu‟il soit de l‟ordre de
l‟impossible, mais qui comprend ce qu‟il, avec Levinas, ont saisir en tant que absolument
autre. Il s‟agit d‟une politique – appelée ici de démocratie à venir – à travers laquelle on peut
assumer l‟impossible, c'est-à-dire assumer une singularité qui repose dans l‟espacement de
l‟écriture ; dans la tension de la différance. La politique est, donc, réinscrite dans le registre de
l‟écriture de sorte que l‟idée même de polis sera, dès lors, marquée par le tout autre qui,
comme une loi, impose une responsabilité, c'est-à-dire un « devoir originaire » sur le champ
107
Pas de Démocratie sans Déconstruction p. 291.
63
du social. Donc, on pourrait dire que la politique de la déconstruction met en scène un « oui »
originaire, un autre qui précède et résiste à toute appropriation de la pensée du même, du
calcul, de la présence et du programme. La politique chez Derrida va promouvoir, ainsi, un
retard, un report, où, quelle que ce soit la décision prise politiquement, elle ne trouvera jamais
une justesse, c'est-à-dire une adéquation immédiate du point de vue de la justice. C‟est, donc,
dans ces termes pour lesquels Derrida va comprendre aussi l‟idée de justice.
Droit et justice.
Dans « Force de Loi », Derrida met en lumière une différence fondamentale entre
l‟idée de droit et celle de justice, dont le premier sera, dès lors, situé dans le cadre de la
possibilité tandis que la justice sera l‟impossibilité-même, mais qui va, néanmoins, permettre
la possibilité de la loi. La justice, autrement dit, va consister en dernier ressort dans un
concept indécidable, inscrite, elle aussi, dans le champ de l‟écriture et qui, pour autant,
soutient le droit. Derrida s‟appuie sur les analyses de Montaigne, Pascal et Kant pour affirmer
que la loi, en tant qu‟elle, ne repose pas sur le sol solide de la justice, mais, en utilisant une
expression de Montaigne, la loi repose sur un « fondement mystique de l‟autorité ». Donc, le
domaine où la loi se donne, n‟est pas sur une base stable de la raison, mais sur le mystère de
la mystique. Derrida cite Montaigne : « les lois ne sont pas justes en elles-mêmes, mais
seulement parce que ce sont des lois »108.
En fait, la loi agit toujours par l‟application d‟une force, une violence originaire qui
n‟a rien à voir avec la justice, du moins avec l‟idée de justice dont Derrida conçoit. Selon
Kant, le droit n‟existerait pas s‟il n‟existait pas, de son côté, la possibilité de coercition.
Pascal, dans la même veine, dit que la justice – la justice ici du point de vue du droit – et la
force vont toujours de pair. Voici les paroles de Pascal :
Il est juste que ce qui et juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. /
La justice sans force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. / La Justice sans
force est contredite parce qu‟il y a toujours de méchants. La force sans justice est accusée. Il
faut mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que
ce qui est fort soit juste.109
Néanmoins, pour Derrida, il s‟agit d‟autre sens de justice: « la justice du droit, la
justice comme droit n‟est pas la justice »110. De sorte qu‟il ne s‟agit, donc, pas ici de l‟idée de
jus est ars boni et aequi111, mais il s‟agit plutôt d‟une disjonction asymétrique entre le droit et
la justice puisque le droit, contrairement à la justice, ou bien il est fondé, selon Derrida : « sur
108
DERRIDA, Force de Loi, p. 29.
PASCAL, B. Pensées, p. 103.
110
Force de Loi, p. 30.
111
Le droit est l‟art du bien et du juste.
109
64
des couches textuelles interprétables et transformables », ou son fondement ultime n‟est pas
fondé, c'est-à-dire il ne repose jamais sur un sol quelconque112. Et c‟est parce qu‟il est en
quelque sorte constructible qu‟il est, par conséquent, également déconstructible. Néanmoins,
comme ajoute Derrida, le fait que le droit soit déconstruit ne signifie pas forcément, comment
on va voir, un malheur. La Justice serait, en outre, indéconstructible. Derrida définit alors à
quel niveau se trouvent le droit et la justice par rapport à la déconstruction :
1.
La déconstructibilité du droit rend la déconstruction possible.
2.
L‟indéconstuctibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec
elle.
3.
Conséquence : la déconstruction a lieu dans l‟intervalle qui sépare l‟indéconstructibilité de la
justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de
l‟impossible, là où, même si elle n‟existe pas, si elle n‟est pas présente, pas encore ou jamais, il
y a la justice. Partout où l‟on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait
dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X
(indésconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l‟indésconstructible).113
Donc, la justice n‟a rien à voir avec adéquation, avec justesse. Justice signifie, au contraire,
espacement, retard, temporisation. Il n‟y a pas, selon Derrida, la rencontre immédiate entre loi
et justice. La justice ne peut avoir lieu que dans la suspension de la loi. Plus précisément, elle
a lieu au moment où la décision n‟a pas encore été prise, car, contrairement à ce qu‟on
imagine, il n‟est pas quand le marteau frappe à la Cour que la justice se donne, mais, à
l‟inverse, la justice se fait quand le marteau est en suspension, et c‟est celui-là aussi le temps
de la déconstruction. Mais cela ne veut pas dire que la justice serait une sorte d‟indécision
comme de l‟insécurité ou plutôt une hésitation identifié avec un genre de lâcheté. Très loin de
cela une décision ne peut avoir effectivement lieu que s‟il y aura ce point de suspension de la
loi, de sorte que l‟impossible c‟est la condition même du possible. Mais la justice ne consiste
pas non plus tout simplement dans un « non-agir », c'est-à-dire, la justice n‟est pas ici de
l‟inertie. Nous ne sommes pas ici en créant une formule selon laquelle : si j‟agis, je ne suis
pas juste, alors, il faut que je n‟agisse pas pour être juste. Il ne s‟agit point de cela ! Certes, la
justice en tant qu‟elle est impossible, mais si c‟est la seule condition pour qu‟il existe la
décision. D‟autre part, ce n‟est qu‟à travers la décision qu‟on peut avoir une possibilité de
penser la justice. Il y aura, donc, toujours un double mouvement. La justice consiste dans ce
qui fait trembler la décision, de sorte que, s‟il n‟y a pas de décision, il n‟y aurait pas de justice
non plus.
112
113
Force de Loi, p. 34.
Force de Loi, p. 35 et 36.
65
En tout cas, il n‟y aura aucune circonstance où nous pouvons agir conformément la
justice ; la justice, je le répète, c‟est le tremblement de terre qui secoue toutes les décisions.
Plus précisément, la justice est ce qui nous met en face au tout autre, l‟indicible ; face à son
silence absolu. Autrement dit, la justice est ce qui nous fait sentir l‟angoisse de chaque
décision prise, ce qui nous conduit à une responsabilité infinie en chaque geste à nous. Et,
pour des raisons déjà entrevues, telle angoisse ne peut reposer sur aucun terrain sûr et c‟est
pourquoi nous somme toujours coincés à cette singularité absolue de l‟autre. C‟est pourquoi
aussi, nous n‟avons jamais la garantie d‟un accueil, d‟un soutien, quel que ce soit :
théologique, rationnel ou même existentielle.
Retour à l’Egypte.
En reprenant le décor que nous avons abandonné au début de ce chapitre, là où le
professeur Moghith avait très bien pointé des questions du point de vue politique chez Derrida
et, donc, suggéré, en quelque sorte, un certain positionnement politique de Derrida en défense
d‟une hégémonie Occidentale, et également une supériorité du people juif sur les Arabes,
nous pouvons, dès lors, nous placer avec sureté pour répondre si, de fait, Derrida porterait,
comme arrière plan de son discours, un jeu politique de domination et colonialisme.
D‟ailleurs, ce n‟est pas vraiment moi celui qui va répondre, mais le professeur lui-même, qui,
tout au long du texte, reprend les problèmes d‟une autre façon.
Dans ce sens, le professeur, préoccupé sur la problématique du politique chez Derrida,
s‟adresse personnellement vers le philosophe en vue de rechercher une orientation
systématique dans sa pensée qui ne prend pas seulement en compte le thème de la politique,
mais qui essaie surtout de définir des notions précises sur une philosophie politique comme,
par exemple, la notion d‟état, de société civile, d‟autorité etc., trouvés chez John Locke, Hegel
et Marx. Autrement dit, le professeur cherchait précisément quelque chose plus descriptive ou
même normative dans la pensée politique de Derrida. La réponse de Derrida a été succincte :
définir la politique comme « réponse » était une définition adéquate, mais « réponse » ici veut
dire responsabilité : celle serait donc la plus profonde essence du politique selon Derrida. Le
philosophe reconnaissait, bien étendu, l‟absence d‟un système politique dans sa pensée, mais
loin de signifier un échec d‟un point de vue méthodologique, cela ne viserait qu‟à éviter toute
forme de totalitarisme, car il savait bien que tout le système, quel que ce soit, porte en soi la
66
tentation du totalitarisme. Et, c‟est, donc, comme le professeur affirme : « Derrida n‟a pas
voulu construire un système politique pour éviter la tentation totalitaire »114.
Le professeur se rendait de plus en plus compte de quelle était la vraie position
politique de Derrida. Il savait que, en lisant un texte philosophique, Derrida se concentrait
beaucoup plus sur le tremblement dans la structure du texte qu‟en, de fait, construire un autre
système politique-philosophie quelconque. Comme Moghith dit :
Le souci principal de la lecture déconstructive est de révéler dans le texte ce qui dépasse
l‟intention de son auteur et de bouleverser ses fondements épistémologiques et politiques. Les
textes de Kant, Hegel, Marx, Levinas et beaucoup d‟autres ont fait l‟objet d‟une lecture
derridienne qui fait ressurgir des postulats de nature politique en liaison avec l‟étique.115
De telle sorte, lorsque Derrida lit des textes philosophiques, il n‟a d‟autre but que nous
conduire dans la direction des apories et des contradictions non-dialectiques. Et, en ce qui
concerne à la pensée éthique et politique chez Derrida, c‟est précisément cette aporie qui va
les traverser, représentant, ainsi, une barrière qui fera toujours obstacle au totalitarisme. La
déconstruction est pour ainsi dire un processus de libération, de désobstructions des altérités
qui se trouvent sous le domaine de la pensée du même. Mais ce processus de libération c‟est
un mouvement continuel, car, une fois qu‟il n‟y a pas de systématisation chez Derrida, la
déconstruction ne peut être rien d‟autre que mouvement. Dans ce sens, la déconstruction n‟est
autre chose qu‟une lecture ouverte et imprévisible. Le professeur Moghith conclu, donc,
l‟essence de la pensée politique chez Derrida dans les termes suivants : « la déconstruction
nous offre une lecture politique des texte qui vise pas à élaborer un programme de bonheur
pour tous, mais un appel incessant à la résistance »116.
114
Le Politique dans les Textes, p. 75.
Idem, p. 76.
116
Idem, p. 78.
115
67
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres de Derrida
DERRIDA, Jaques. De la Grammatologie. Les Editions de Minuit. Paris, 1967.
_______________. Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas ; in
L'Écriture et la différence. Seuil, Paris, 1967.
_________________. Ousia et Grammè ; in Marges de la philosophie. Les Editions de
Minuit. Paris, 1972.
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