UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II – LE MIRAIL UNIVERSITÉ CHARLES DE PRAGUE UNIVERSITÉ DU LUXEMBOURG FERNANDO FACO DE ASSIS FONSECA DÉCONSTRUCTION : Un geste de résistance Toulouse 2010 2 UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II – LE MIRAIL UNIVERSITÉ CHARLES DE PRAGUE UNIVERSITÉ DU LUXEMBOURG Master 2 ERASMUS MUNDUS EUROPHILOSOPHIE Fernando FACO DE ASSIS FONSECA DECONSTRUCTION: UN GESTE DE RESISTANCE Mémoire de recherche dirigé par Jean-Marie Vaysse. Soutenu le 18 juin 2009. 3 RÉSUMÉ Il s‟agit de comprendre la déconstruction chez Derrida fondamentalement comme un geste de résistance contre toute sorte de totalitarisme. En ce sens, dés que l‟objectif présent ici infère qu‟il y ait déjà un contenu politique propre à la déconstruction, notre tâche consiste, à cet égard, en travailler cela plutôt comme un point d‟arrivée et non comme un point de partie. En d‟autres termes, l‟idée générale de cette recherche a pour fonction développer, d‟une façon bien structurée, un chemin où la déconstruction va être pensée d‟un point de vue foncièrement politique, ayant toujours comme but de la comprendre comme un mouvement assez particulier de résistance. Pour tel but il faut, avant tout, comprendre deux autres champs fondamentaux du travail de la déconstruction, dont un apparemment théorique et l‟autre apparemment pratique. C‟est pourquoi il faut absolument penser l‟idée de futur en tant qu‟ « à venir » ou comme promesse, et aussi l‟idée de l‟autre comme une altérité radicale, c'est-à-dire comme trace. Finalement on peut penser comment la déconstruction s‟engage effectivement dans un mouvement politique et propose, ainsi, une sorte de résistance qui ne soit pas un mouvement d‟opposition quelconque, mais essentiellement un mouvement qui déconstruit la métaphysique (ici formellement identique au système totalitaire) à partir de son propre excès. Autrement dit, la résistance ne vient pas ici du dehors, comme une sorte de mécanisme extérieur au système métaphysique, mais plutôt comme la production propre de ce système qui le conduit à sa propre déconstruction. La déconstruction en tant que résistance signifie, en un seul mot, la libération du système de son axe central, produisant, ainsi, des différences avec soi-même et se déplaçant, ainsi, dans un mouvement continuel, au-delà de toute attente, d‟où il n‟y a ni d‟origine ni de télos. Mots clés : déconstruction, résistance, altérité, « à venir », promesse. 4 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION .......................................................................................................................... 6 DE QUEL AVENIR…? LE PROGRAMME ET LA PROMESSE DANS LA PENSÉ DE DERRIDA ............................. 11 L'idée même d' "à venir" ................................................................................................................. 11 Le futur et l“à venir“ .................................................................................................................. 11 La pensée de la présence ............................................................................................................. 12 Ousia et Grammè ....................................................................................................................... 15 La Phoné et l‘Ecriture ................................................................................................................ 16 La dangereuse écriture ............................................................................................................... 17 La trace ................................................................................................................................... 19 La différance ............................................................................................................................. 20 La Promesse d‟un à venir ................................................................................................................ 22 La folle loi ................................................................................................................................ 25 Le devoir devant la loi ................................................................................................................ 28 QUI ARRIVE…? L‟AUTRE ET L‟ÉTHIQUE DE L„IMPOSSIBLE .................................................................. 32 L’arrivée de l‘autre .................................................................................................................... 32 Penser l‘impossible .................................................................................................................... 35 L’autre qui donc je suis ............................................................................................................... 37 De l’hôte à la condition d‘otage .................................................................................................... 39 L’heritage et le “oui“ de la responsabilité ...................................................................................... 41 DE QUEL POLITIQUE…? AMITIÉ, DÉMOCRATIE ET JUSTICE CHEZ DERRIDA ........................................... 43 De passage en Egypte ................................................................................................................. 44 Politique de l‘amitié ................................................................................................................... 46 Ami/Ennemi chez Carl Schmitt ..................................................................................................... 48 L’ennemi pur et ses contradictions ................................................................................................ 50 L’ami pur et ses possibilités ......................................................................................................... 53 Pourquoi la démocratie? ............................................................................................................. 58 Démocratie et sécret ................................................................................................................... 60 Déconstruction et démocratie ....................................................................................................... 61 Droit et justice .......................................................................................................................... 63 Retour à l‘Egypte ...............................................................................Erreur ! Signet non défini. 5 BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................................ 67 Œuvres de Derrida.................................................................................................................. 67 Littérature secondaire........................................................................................................... 67 Autres œuvres ........................................................................................................................ 68 Film ........................................................................................................................................ 68 6 Introduction Il y a, certes, un fondement métaphysique dans le fonctionnement interne de tout système totalitariste. Par ailleurs, il ne serait pas fausse l‟affirmation inverse ; dire qu‟il y a aussi un noyau totalitaire dans le cœur même de la pensée métaphysique. Or, d‟une façon plus précise, il s‟agit ici de reconnaitre, aussi dans la métaphysique que dans le système totalitaire, une logique formellement identique par laquelle l‟un et l‟autre seront toujours régit selon une idée de présence pleine. Et, en ce contexte précis, cette présence sera considérer pour nous comme le cerne de tout système (métaphysique ou totalitaire) qui aura pour fonction d‟établir, au bout de compte, une pensée de l‟identité, de la nécessité, et qui débouche enfin dans une pensée de l‟hiérarchie, du calcul, du programme, du centre etc. Pour dire les choses encore autrement, l‟idée générale ici c‟est, fondamentalement, d‟identifier, dans ces modèles de pensée, un même mouvement qui efface les différences et les ambigüités (éléments qui sont d‟ailleurs inhérentes à la pensée même) et, ainsi, les soumettre à la logique de l‟identité et celle de la non-contradiction. C‟est pourquoi, sous notre point de vue, la métaphysique sera dés lors comprise toujours comme un système politique par excellence. Et, ayant supposé cela, lorsqu‟on assume ce principe identitaire, on est prêt aussi à dire que toute l‟histoire de la culture Occidentale se trouve, d‟une façon ou d‟une autre, orientée à partir d‟un certain horizon totalitaire. Et, c‟est, aussi, la raison pour laquelle, on peut en effet affirmer que c‟est particulièrement grâce à ce noyer d‟une présence absolue – dont ici est synonyme de ce centre totalitaire – qu‟on mobilise, depuis toujours, non seulement toute le sorte des guerres religieuses-idéologiques mais aussi tous les procès de colonisation des autres cultures conduit par un idéal d‟universalisation – notamment ce mouvement qu‟on appel vulgairement aujourd‟hui de procès de mondialisation. Or, si l‟idée métaphysique de présence absolue est, donc, constitutive de l‟idée même de totalitarisme, c'est-à-dire la condition positive de son fonctionnement, alors, l‟idée de déconstruction de la métaphysique signifie, d‟autre part, une moyen de résistance à toute sorte de totalitarisme. Et, c‟est pourquoi la déconstruction gagne, elle aussi, un contenu essentiellement politique. Donc, si résistance, au premier regard, fait référence au domaine de la politique, alors, déconstruction veut dire aussi un geste politique. En d‟autres termes, dés qu‟on identifie une même logique entre métaphysique et totalitarisme, on peut certes penser la 7 déconstruction de la métaphysique comme un mouvement de résistance, non seulement dans le cadre théorique, mais surtout dans le sens le plus politique du terme. Voici, donc, le but de cet essai : développer ce contenu politique de la déconstruction. Par ailleurs, on va voir que ce contenu politique ne sera rien d‟autre qu‟un geste très singulier de résistance. Déconstruire signifie, donc, pour nous, résister. Ce qui nous permet de formuler la logique suivante : dés qu‟il y a déconstruction, il y a résistance, donc ; dés qu‟il y a de la résistance, il y a forcement de la politique. Mais les choses ne sont pas si simples. Il ne s‟agit pas ici de trouver des dispositifs ou mécanismes en tant que moyens de résistance qui font face à un certain pouvoir externe. Pour dire les choses plus rapidement, il ne s‟agit pas tout simplement d‟une opposition entre pouvoir et résistance. Loin de cela, la résistance ne sera ici qu‟un excès du pouvoir lui-même, voire de la métaphysique, et qui, pour cette raison, ne peut jamais arriver du dehors. De telle sorte, si on prend les conséquences logiques de telle affirmation, la résistance arrive toujours dans et avec le pouvoir, ce que revient à dire, par conséquent, que la déconstruction arrive dans et avec la métaphysique. Néanmoins, dire que la résistance, ou la déconstruction, arrive dedans du pouvoir n‟est pas encore la bonne formule, car, une fois que le « dehors » est mis en question, le « dedans » est, lui aussi, un terme problématique pour nous. Alors, ils sont les idées de « dehors » et « dedans » qui seront toujours mises en question ici. C‟est, donc, la raison pour laquelle, pour penser une politique dans la déconstruction exige que nous nous libérions d‟une conception traditionnelle de politique pour arriver enfin à une idée de politique qui ne soit plus idéaliste, mais qui soit, en dernière instance, conçue comme mouvement-même de résistance. Peut-être que pour cela il faut foncièrement qu‟on pense une forme de résistance jamais élaborée par la tradition. C‟est bien pourquoi dans « Sur Parole », Derrida affirme : « je crois qu‟il faut résister en inventant une forme de résistance qui ne soit pas réactionnaire ou réactionnelle1 » (Sur parole 44). Et, donc, nous voila ce qu‟il nous reste : savoir comment penser une telle résistance réinventé. Notre position ici sera fondamentalement de parcourir un chemin où nous amène à telle compréhension. Ainsi, cet élan entre déconstruction et résistance va être plutôt un point d‟arriver et non un point de partie dans cette recherche. Le but ici est, donc, de tracer un parcours où l‟idée de déconstruction va chercher cet élan dans son expression politique, pour qu‟on puisse finalement constater le positionnement politique de Derrida, même si ce positionnement ne se définie plus à la manière de la politique traditionnelle. On va voir par exemple que Derrida défende un certain modèle de démocratie, ce qu‟il va appeler de 1 DERRIDA, Sur Parole, p. 44. 8 démocratie à venir. Mais pour travailler cette idée avec rigueur il faut absolument qu‟on discute des autres idées d‟auparavant. On ne peut pas travailler directement sur cet idée sans qu‟on n‟ait pas compris, par exemple, l‟idée même d‟à venir. De telle sorte, la problématique de ce travail réside surtout en comprendre, si non de façon exhaustive, du moins d‟une façon bien structurée, comment Derrida arrive à penser une politique de la déconstruction. Et pour cela, il nous faut tracer un chemin qui peut nous fournir des principes élémentaires de la pensée de Derrida afin de ne pas arriver à des conclusions fautives et générales à l‟égard de sa pensée. C‟est pourquoi, avant de penser la politique dans son sens strict, je propose ici de traverser deux autres domaines propres au champ de la tradition, à savoir, un théorique et l‟autre éthique. Néanmoins, j‟essaie toujours de préciser, comme on verra, que il n‟y a aucune coupure épistémologique dans la pensée de derridienne selon laquelle on pourrait, en quelque sorte, impliquer l‟existence des niveaux différentes de déconstructions, par exemple, au niveau éthique, théorique, politique etc. Loin de cela, notre tâche ici c‟est de démontrer que la déconstruction est depuis toujours un mouvement foncièrement éthico-politique. Néanmoins, si la pensée traditionnelle a organisé la philosophie entre deux différents champs d‟actuation, dont un théorique et l‟autre pratique, c‟est uniquement pour un principe didactique qu‟on va suivre cette même logique, mais sans jamais oublier que dans la pensée de Derrida, d‟une façon globale, telle logique ne s‟applique jamais. En suivant cette logique, je propose dans le premier chapitre, dans ce qui concerne au ce champ plutôt théorique, de travailler avec l‟idée même d‟à venir. Au ce moment-là j‟essaie de montrer que, pour introduire la pensée de Derrida, il faut absolument préciser dans quel domaine de temps il veut s‟insérer. En ce sens, il faut tout d‟abord comprendre le sens particulier d‟ « à venir », c'est-à-dire savoir précisément pourquoi ce terme n‟est pas solidaire avec la conception courante de futur. Et, en outre, la déconstruction du temps est ici essentielle pour donner la structure de toute la pensée derridienne de sorte que, toute terminologie derridienne va se situer dans cette autre configuration temporelle. C‟est pourquoi il exige un travail de libération du temps en tant que programme, pour le penser dans le domaine d‟un temps comme promesse. Pour cela on détache le temps du primat d‟une présence pleine, le temps en tant qu’ousia, pour le repenser à partir de l‟écriture, de la trace, de la différance ; le temps en tant que grammé. A la suite, en concevant le temps non comme un registre entre passé, présent et futur, mais plutôt comme pure différence, où le passé n‟est plus origine et le futur n‟est plus telos, on travaille le temps comme promesse pour l‟engager dans un champ éthique. C‟est là où on va parler de responsabilité par rapport à cet « à venir » ; là où le temps n‟y aura plus de programme, plus de contrôle, plus de calcul. L‟à venir 9 est pour ainsi dire l‟arrivé de l‟autre inattendu, d‟un autre absolu, radicalisé. Et, c‟est précisément là-dessus que la déconstruction commence à manifester des aspects éthicopolitiques. C‟est, donc, celui le sujet du deuxième chapitre ; comprendre au fond de quel autre veut parler Derrida. En ce moment-là, il faut qu‟on convoque, pour rejoindre à la discussion, le philosophe lituanien Emmanuel Lévinas, celui sur qui Derrida s‟appuie lorsqu‟il développe son idée de l‟autre comme trace, comme différance. Dans ce chapitre on aura d‟espace pour se concentrer sur la question essentiellement éthique de la déconstruction, en travaillant des idées comme par exemple l‟hospitalité, l‟héritage, les animaux etc. Il s‟agit, en effet, de développer là-dessus une toute autre conception d‟éthique, une éthique au-delà de toute possibilité, une éthique qui reste au bout de compte comme pure impossibilité ; qui reste, en somme, comme promesse. Dans le dernier chapitre, on va finalement travailler les idées de nature particulièrement politique chez Derrida. En fait, on a déjà un chemin ouvert pour qu‟on puisse comprendre comment la déconstruction opère dans la pensée métaphysique en tant que résistance. Et, dans ce champ qui est plus strictement politique, je aborde précisément trois sujets : l‟idée d‟ami, de démocratie et celle de justice - tous, bien sûr, présupposé par cette idée de futur en tant qu‟ « à venir ». On voit là-bas comment l‟ami (ce concept qui, depuis les grecs, est impliqués directement avec l‟idée de politique) va, d‟une façon ou d‟une autre, excéder la dimension du calcul pour se fonder en tant qu‟une indicibilité radical à partir de laquelle on ne pourra jamais bien définir sa place. En d‟autres termes, on va remarquer l‟impossibilité d‟une définition précise de la limite entre ami et non-ami. Au ce point-là, la politique sera, elle aussi, ouverte au cet autre domaine, celui de l‟à venir, de sorte que nous sera permis de travailler plus rigoureusement la notion de démocratie chez Derrida. Cependant, ce terme pose plus des complications que les autres. Comment, par exemple, Derrida, en tant que penseur de la déconstruction, de la résistance, serait tout simplement un défenseur du système démocratique tel comme celui-ci s‟organise parmi les sociétés Occidentales ? S‟il n‟est pas le cas, pourquoi enfin soutenir toujours une idée de démocratie ? On verra donc que la déconstruction ne consiste au fond qu‟une promesse même de démocratie, cela veut dire une promesse d‟une démocratie toujours à venir. Et, toujours dans la même veine que tous les autres concepts dont nous allons travailler, on va penser aussi l‟idée de justice. C‟est pourquoi ce terme n‟est plus lié à l‟idée de droit. Derrida sépare ainsi le droit de la justice, pour penser une justice plus radicalisé, aussi dans le sens de la différance et de la trace. 10 L‟idée centrale ici est fondamentalement d‟élaborer un travail continuel de libération des altérités, qui sont enfermées toujours par une appropriation d‟une présence absolue. En d‟autres termes, on réalise que la déconstruction n‟est d‟autre chose qu‟un mouvement de libération des autres qui se trouvent bloqué par la pensée du même. Si c‟est l‟idée de présence pleine qui représente à rigueur le geste fondateur de la métaphysique, celle qui va donc toujours opérer à partir d‟un mouvement colonisateur et totalitaire, alors, la déconstruction sera, en somme, un acte de résistance par excellence contre tout ce qui veut contrôler, coloniser, dominer, s‟approprier etc. Et, c‟est effectivement cela qu‟on fait pendant tout le travail avec tous les concepts, comme celui de temps, d‟écriture, de traduction, d‟autre, d‟hospitalité, d‟héritage, d‟ami, de démocratie, de justice etc. Alors, bien que les trois chapitres ; « de quel avenir… ? », « qui arrive… ? » et « de quelle politique… ? », semblent parler de distincts domaines du champ de la philosophique, ils ne parlent, en effet, que d‟une seule chose, à savoir la libération d‟un tout autre radicalisé, insaisissable, incalculable, inprogrammable. La déconstruction sera, à la fin, une lute de résistance contre le totalitarisme et contre la colonisation de l‟autre mais, néanmoins, il ne faut jamais oublier qu‟il s‟agit en effet d‟une lute dépourvue d‟un quelconque idéalisme. Nous nous trouvons, désormais, face à une toute nouvelle façon de résister. La déconstruction comme un geste fondamentalement de résistance représente la prise de position politique, non pas pour ce côté-ci ou ce côté-là, mais plutôt une prise de position pour la singularité, pour l‟altérité. D‟ailleurs, s‟il il y a un coté auquel la déconstruction s‟engage, on peut dire qu‟elle se met entièrement au côté de cet toutautre. Et même si ce travail ne démontre pas tout d‟immédiat son teneur politique, il s‟agit ici, fondamentalement, d‟une interception politique toujours engagée, qui aborde la question politique brulante de notre culture, à savoir le totalitarisme, liée à la question structurante de notre pensée, à savoir la métaphysique de la présence. 11 DE QUEL AVENIR… ? : « Le programme et la promesse dans la pensée de Derrida » 1) L’idée même d’ « à venir » : De quoi s‟agit-il la pensée de la déconstruction? Serait-elle l‟avenir de son affaire? Mais, de quel avenir s‟agit-il? Ne serait-ce pas la déconstruction l‟impossibilité même d‟un avenir ? Aurait-elle, la déconstruction, effectivement quelque chose à dire sur l‟avenir ? Et même si elle n‟a pas « quelque chose » à dire à ce propos, est-ce qu‟on peut affirmer que l‟avenir n‟est pas un sujet de la déconstruction ? De quel avenir s‟agit-il dans la déconstruction ? On tourne ici la question sur soimême pour qu‟on puisse chercher le lien entre déconstruction et avenir. Sera-t-il cet avenir une « chose » ? Comment définir un avenir à partir de la déconstruction ? Et, si on dirait que la déconstruction s‟oriente vers là où il n‟y a pas d‟horizon ? Comment alors on peut penser à un avenir dépourvu d‟horizon ? Naturellement que, dans ce cas là, l‟avenir ne pourrait pas être une chose. Alors, nous avons ici établi déjà quelques problèmes : 1) « Aurat-elle, la déconstruction un avenir ? » ; 2) « Est-ce qu‟elle a quelque chose à dire sur l‟avenir ? » ; 3) «Consiste-t-il, cet avenir, en quelque chose ? » et 4) « Comment penser un avenir qui n‟a pas d‟horizon ? » Ayant déjà plus ou moins situé la problématique de notre recherche, il faut, donc, qu‟on travaille tout d‟abord la différence élémentaire d‟entre ce que Derrida appelle l‟avenir en tant que futur et l‟ « à venir » en tant qu‟événement. Le futur et l’ « à venir ». Dans le filme « Derrida, Derrida », le philosophe pose une distinction fondamentale entre ce que l‟on comprend en tant que l‟idée de future et l‟idée d‟ « à venir ». La première fait référence à un certain programme, un aujourd‟hui qui sera demain, fondant ainsi un futur que s‟orient toujours à partir d‟un certain présent. Comme il même dit : « En général, j‟essaie de distinguer entre le futur et l‟ « à venir ». Le futur c‟est ce qui… demain, tout à l‟heure, siècle prochain… deviendra. Donc, il y a le futur du programme, futur prévisible, « predictable », « transcriptions »… donc, prévu »2. Ainsi, d‟après Derrida, le statut du temps sera toujours inscrit « selon un processus dont la structure temporal est de pure présentation, de pure maintenance (…) Le passé et le future sont toujours déterminés comme présent passé 2 DERRIDA, Derrida. A Film by Kirby and Amy Ziering Kofman. 2002 12 ou présents futurs. ».3 Grosso modo, le futur, dans ce sens, ne sera d‟autre chose que penser un présent en attendant, un devenir futur du présent qui se développera comme une séquence inépuisable de maintenants. Par opposition à cela, l‟idée d‟ « à venir » ne dispose pas de la même garantie dans laquelle le futur soit là un jour. Bien au contraire, il ne fait plus partie d‟un discours de l‟assurance et de la garantie, ne restant peut-être que comme promesse. Selon Derrida Il y a l‟avenir comme « to come » parce qu‟il se réfère à quelqu‟un qui vient, à ce qui vient et qui… venant, arrivant, n‟est pas prévisible. Pour moi c‟est ça le vrais futur, qui est « unpredictable ». L‟autre qui vient sans que je puisse même l‟attendre (…) donc s‟il y a du vrai futur au-delà du futur, c‟est l‟ « à venir » en tant que.. il est l‟avenu de l‟autre là où je ne peut pas le prévoir 4. C‟est bien pourquoi il faut absolument distinguer le futur, dans son sens courant, de l‟idée d‟ « à venir » à partir duquel veut se situer Derrida. En bref, la tache ici consiste plutôt de penser le future, non pas comme programme, mais comme promesse. Mais comment penser un avenir qui ne sera jamais là? Dans quelle mesure le concevoir comme promesse ? Et encore, quelles sont les conséquences d‟une telle pensée ? Pour cela il faut avant tout, qu‟on revienne à ce que Derrida comprend en tant que pensée de la présence, ou plus spécifiquement, en tant que métaphysique de la présence. La pensée de la présence. Le terme « métaphysique de la présence », c‟est une référence directe à Heidegger. Cela parce qu‟il a été, celui qui a dit que toute la métaphysique est établie en tant que pensée de la présence. Celle là constitue le noyau fondamental qui relie toute la philosophie depuis Aristote jusqu‟à Hegel, ayant ses déroulements en Husserl et Bergson. La compréhension de l‟être en tant qu‟étant, manière à laquelle Heidegger définie la métaphysique, c‟est un produit de la compréhension du temps en tant que présent. C‟est, par conséquent, le temps gouverné par la suprématie d‟une présence éternelle qui va rendre à la philosophie la possibilité de penser l‟être de l‟étant. Au § 6 de « Sein und Zeit », Heidegger affirme que le problème de l‟être a été présenté « comme παρουσία ou comme ουσία avec la définition ontologiquetemporale comme « présenteté ». L‟étant est saisi dans son être comme « présenteté », c'est-àdire qu‟il est entendu par référence à un mode précis du temps, le présent »5. En signalant, donc, cette identification de « l‟être » et du « présent » comme l‟acte fondateur de la métaphysique, Heidegger se rend compte que la seule façon d‟une désobstruction du sens de l‟être, pour qu‟on effectue une libération radicale de l‟historicité du Dasein, n‟est possible 3 DERRIDA. Ousia et Grammè, p.35 et 37. DERRIDA, Derrida. A Film by Kirby and Amy Ziering Kofman. 2002 5 HEIDEGGER, Martin, Etre et temps, p. 51. 4 13 qu‟en problématisant la temporalité. Néanmoins, problématiser la temporalité ne signifie nécessairement pas ici abandonner la « presenteté » du temps pour le « saisir » à partir d‟un autre mode de temps, quel qu‟il soit. Certainement, cela n‟est pas possible. Selon Heidegger la métaphysique s‟est établie comme présence, non parce qu‟elle a choisi cette voie en détriment d‟autres possibilités, mais parce qu‟il a fallu qu‟elle soit ainsi pour fonder la vérité en tant qu‟épistème. Il ne s‟agit absolument pas ici d‟une faute de méthodologie. Si la métaphysique se révèle comme présence c‟est parce qu‟il n‟y a pas eu d‟autre issue pour la pensée occidental. Cela se reflète dans l‟oublie nécessaire du mouvement du temps consacré dans le monde occidental, où, comme souligne Derrida, « le privilège du présent n‟a jamais été mis en question » (Ousia et Grammé 36). De telle manière, Derrida va, lui aussi, comprendre la métaphysique, à partir de ce primat de la présence absolue. De même que Heidegger, Derrida tient la pensé philosophique à partir d‟une présence en soi, laquelle soumet toujours la pensée à une référence majeur. C‟est la seule manière, j‟insiste, pour laquelle le discours occidental a pu concevoir la recherche de la vérité ultime. Dans ce sens, le primat de la vérité est, en tout cas, aussi le primat d‟une présence en soi. Donc, la vérité métaphysique est définie toujours en tant que présence absolue. Ayant présupposé cela, Derrida se demande alors dans quel mesure il serait possible penser le temps hors de ce primat. Or, si, pour Heidegger, la question du sens de l‟être n‟est possible qu‟à partir d‟un ébranlement du « concept » vulgaire de temps, « comment aurait-on pu penser l‟être et le temps autrement qu‟à partir du présent, dans la forme du présent, à savoir d‟un certain maintenant en général qu‟aucune expérience, par définition, jamais ne pourrait quitter ? »6. C‟est précisément autour de cette question que s‟impose l’aporie du temps. Du point de vu de la métaphysique, ou du point de vu de la vérité, le temps persiste hors de sa temporalité, ou dit autrement, il réduit sa temporalité à la forme d‟une présentifié atemporel. Ainsi, la compréhension du temps par la métaphysique estil donnée « comme un étant parmi d‟autres étants »7, ce que veut dire en dernier analyse, qu‟il a toujours été à partir de catégories conceptuels, que le temps a été saisi. De sorte qu‟au moment qu‟on se demande « qu‟est que c‟est le temps ? », on efface, d‟une façon ou d‟une autre, sa temporalité propre, ayant toujours en vue que c‟est l‟oublie-même du temps-en-tant- 6 7 Ousia et Grammè, p. 41. Etre et temps, p. 52. 14 que-mouvement qui consiste la structure ultime de la pensée. Ce privilège du présent est l‟évidence de la pensée et « aucune pensée n‟est possible hors de son élément »8. En fait, ce paradoxe du temps est, selon Derrida, une très ancienne question depuis Aristote, ayant celui-ci déjà pensé le temps aussi bien comme dynamis (mouvement, puissance) que comme ousia (essence, présence). Toutefois, l‟histoire de la métaphysique a dû concevoir « le sens du temps à partir du présent, comme non-temps. Et il ne peut en être autrement. »9. D‟une manière telle que la métaphysique s‟est appropriée du temps pour penser le sens. D‟après Derrida, il ne peut donc être saisi qu‟à travers la condition présentifiant du temps. « Aucun sens n‟a jamais pu être pensé dans l‟histoire de la métaphysique autrement qu‟à partir de la présence et comme présence. Le concept de sens est commandé par tout le système de déterminations que nous repérons ici et, chaque fois que la question du sens est posée, elle ne peut l‟être que dans la clôture métaphysique »10. C‟est la raison pour laquelle Derrida affirme ailleurs que « le logocentrisme serait donc solidaire de la détermination de l‟être de l‟étant comme présence. »11 Revenir alors à la temporalité du temps se révèle comme une question préliminaire et urgente pour la démarche heideggérienne et également pour Derrida. Mais en quoi consiste ce « revenir à la temporalité du temps ? ». Consisterait-elle en « saisir » le temps d‟une autre façon ? Peut-être le problème du temps consiste à ce que on ne peut plus être saisi. Peut-être, aussi, ce qu‟on s‟interroge ici n‟est plus la condition de la pensée ou une autre construction quelconque du temps. Si celui-ci n‟est plus le but de Derrida, comment pourtant le penser autrement ? Or, comme nous avons vu : si, le futur a toujours été compris à partir d‟une prévisibilité, c'est-à-dire inscrit dans le projet métaphysique de la présence comme programme ; si, le futur a été, ainsi, mis sur un programme machinal de prévisibilité et possibilité d‟accomplissement ; si, l‟avenir est compris, non dans le sens le plus radical de sa racine étiologique, comme « à venir », mais comme futur présent - ou présent futur – ce qui permettrait en dernière instance de le programmer et de le prévoir ; si, c‟est à travers de cette machine qu‟on réduit tout « l‟évènement possible » – ou meilleur, la possibilité de tout évènement impossible - à une répétition soumise à l‟impératif d‟une présence absolue ; et si, c‟est moyennant un ordre automatique des événements, réglé par la logique d‟une présence suprême, qu‟on est possible programmer le futur : c‟est alors l‟idée même de pro-gramme 8 DERRIDA. De la Grammatologie, p. 36 DERRIDA. Ousia et Grammè, p. 58. 10 Idem, Ibidem. 11 De la Grammatologie, p. 23. 9 15 qu‟il faut dès lors se questionner, le plaçant dans un rapport étroit avec la propre origine de ce terme, à savoir, avec l‟idée de gramme et écriture. Ousia et Grammé. En contraposition à l‟idée de temps en tant qu‟ousia, Derrida va se servir du terme de grammé pour libérer le temps de l‟absolutisme de la présence. Grammé désigne en effet une autre possible lecture du temps, le lui donnant ainsi la condition d‟une radicalité impensable jusqu‟ici par la métaphysique. Si les catégories du temps en tant que passé, présent et futur sont en effet les seules conditions de la métaphysique de remplir les exigences d‟un discours sur la vérité en tant que épistème, c‟est, donc, évident, aux yeux de Derrida, l‟élan étroit entre le logocentrisme et l‟idée présence ; logos et ousia. La présence va, en ce sens, donner, comme nous voyons, la condition de possibilité de la métaphysique. Grammé consiste, par opposition à l’ousia, à la catégorie qui va non pas seulement questionner l‟idée de présence mais, plus précisément, bouleverser radicalement le discours métaphysique. Bref, on peut dire que l‟idée de grammé est, par définition, l‟autre de la métaphysique ; son altérité radicale. Penser alors cette idée c‟est donc mettre en question l‟essence même de l‟entendement, pour autant, que celui-ci a été compris en tant qu‟épistème. Dans ce sens, la condition de possibilité d‟épistème est donnée là où il y a une exclusion absolue de la grammé. Grammé et épistème sont, pour ainsi dire, inversement proportionnelles, c'est-à-dire pour que l‟une puisse être conçue, il faut que l‟autre s‟efface. L‟idée de présence a prévalu pendant toute l‟histoire de la métaphysique sous plusieurs déterminations, comme par exemple : « présence de la chose au regard comme eidos, présence comme substance/essence/existence (ousia), présence temporel comme point (stigmè) du maintenant ou de l‟instant (nun), présence à soi du cogito, conscience, subjectivité, co-présence de l‟autre et de soi, intersubjectivité comme phénomène intentionnel de l‟ego, etc. »12. Alors si l‟idée d‟ousia correspond à une des ces formes d‟expressions de la présence, métaphysique et ousia sont essentiellement inséparables, marchant toujours en pairs. C‟est alors ousia et grammé qui vont, à la longueur de toute notre réflexion, jouer les rôles principaux. Néanmoins, il faut insister sur ce point : ousia et grammé ne peuvent jamais occuper, de façon harmonique et passive, le même plan discursif. Pour que la pensée se donne en tant que ousia, présence, il faut absolument que l‟idée de gramée soit mise sur une forte surveillance, un strict contrôle. Si le terme grammé est le correspondant direct de l‟idée d‟écriture - ainsi comprise par Derrida à partir de la dérivation du signifiant grammé pour graphe, graphie - alors c‟est particulièrement de l‟écriture qu‟on va s‟occuper ici. 12 Idem, Ibidem. 16 La Phonè et l’Ecriture. Derrida observe que, inhérente au propre discours métaphysique, à partir d‟un système de codes binaires, il opère depuis toujours une suppression des certains éléments qui pourraient éventuellement désorganiser et menacer l‟absolutisme de la présence pleine. C‟est pourquoi l‟écriture occupe, à la longueur de toute l‟histoire de l‟occident, une place toujours secondaire, contraposée à la phonè, celle qui garant, à son tours, la libre circulation d‟une présence en soi. Ainsi, « l‟essence formelle du signifié est la présence, et le privilège de sa proximité au logos comme phonè est le privilège de la présence »13. Dans ce sens, la phonè serait celle qui porterait en son « souffle » le sens hégémonique d‟un « vouloir-dire », toujours présent au sujet de la conscience, sous la forme d‟une substance intelligible. Cette substance intelligible (co)fonderait, dans le souffle de la voix, tout deux, représentante et représentation phonique, donnant donc l‟impression qu‟il s‟agissait d‟une même et seule substance. En conséquence, il n‟est qu‟à travers du «souffle» de la phonè que esprit et matière, sensible et intelligible, signifié et signifiant, peuvent être comprise en tant qu‟unité. « L‟essence de la phonè serait immédiatement proche de ce que dans la « pensée », comme logos, a rapport au « sens », le produit, le reçoit, le dit, le « rassemble »14. La phonè serait, donc, le pair avec toute l‟histoire de la raison. Et, en conséquence, elle, la phonè, serait, en quelque sorte, co-fondatrice du logocentrisme, constituant, ainsi, un système à la fois phono et logo (centrique). Conforme nous dit Derrida : « Toutes les déterminations métaphysiques de la vérité et même celle à laquelle nous rappelle Heidegger, par-delà l‟onto-théologie métaphysique, sont plus ou mois immédiatement inséparables de l‟instance du logos ou d‟une raison pensée dans la descendance du logos, on quelque sens qu‟on l‟entende ( …) Or dans ce logos, le lien originaire et essentiel à la phonè n‟a jamais été rompu »15. Le mouvement du système garantira alors un privilège à la phonè par rapport à l‟écriture car celle-là répond de manière fidèle aux exigences d‟une telle présence, lorsque celle-ci amènerait telle présence à un champ de renvoie éternel de traces d‟où résulterait à la fin son effacement et sa dissolution totale. C„est la raison pour laquelle le système métaphysique a dû commander et supprimer le concept de l‟écriture, tel comme le dit Derrida : « l‟histoire de la vérité, de la vérité, de la vérité, a toujours été l‟abaissement de l‟écriture et son refoulement hors de la parole « pleine »16. En tant que parole pleine et pleinement présenté à soi, la phonè est mise alors dans une étroite conformité avec le système 13 Idem, p. 31. Idem, p. 21. 15 Idem, Ibidem. 16 Idem, p.12. 14 17 du « s‟entendre-parler » qui, selon Derrida, a dû «dominer pendant toute une époque l‟histoire du monde, l‟idée d‟origine du monde à partir d‟une différence entre le mondain et le nonmondain, le dehors et le dedans, l‟idéalité et la non-idéalité, l‟universel et le non-universel, le transcendantal et l‟empirique. »17 Ce mouvement qui lie l‟histoire de la métaphysique et de l‟occident, comme la recherche pour une vérité présentée à soi, délègue forcement à l‟écriture une « fonction seconde et instrumentale »18 : technique au service du langage, porte-parole, interprète d‟une parole originaire elle-même soustraite à l‟interprétation. » 19 Derrida rapproche - mais sans pour autant les confondre - l‟idée de l‟écriture à elle de la technique, mettant, ainsi, en lumière un geste d‟assujettissement que celle-là a toujours occupé afin de préserver le système métaphysique à l‟abrie de toute contingence empirique. L‟écriture ne serait dans ce sens qu‟un instrument d‟extension du langage parlé pour qu‟elle puisse ainsi mettre en circulation le sens originaire en son intégrité. Par rapport à la phonè, celle qui a « par nature » une proximité « essentielle et immédiate avec l‟âme »20, l‟écriture sera toujours dérivée, se donnant alors comme technique et représentation. Elle a comme seul but, à ce niveau là, de « conserver le langage parlé et de le faire fonctionner hors de la présence du sujet parlant »21. La dangereuse écriture. Si, d‟une part, le savoir - voire épistème - a été toujours précisé par la réappropriation de la présence, l‟écriture, d‟autre part, il « inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toute signification dans leur source même de logos. En particulier la signification de vérité »22. L‟écriture, dans ce sens, devient dangereuse lorsqu‟elle échappe au rôle qui lui a été attribuée, à savoir, comme reproduction fidèle de la phonè, c'est-à-dire un programme à service de la présence pleine. C‟est parce que l‟écriture est, « par nature », perverse qu‟il a fallu qu‟elle soit surveillée et contrôlée, car son essence n‟appartient pas au champ d‟une présence pleine. En tant que médiation de la médiation, signifiant du signifiant, copie de la copie, l‟écriture se trouve depuis toujours dans l‟extériorité du sens. Elle est responsable, pour ainsi dire, pour la chute du signifié transcendantale dans le monde. En d‟autres termes, à partir de son champ différencié, elle, l‟écriture, amènerait le signifié à se destituer parmi contingences et dérivations. Donc, étant matérialité mondaine et 17 Idem, p. 17. Idem, Ibidem. 19 Idem, p. 17 et 18. 20 Idem, p. 22. 21 Idem, p. 21. 22 Idem, Ibidem. 18 18 non souffle spirituel, l‟écriture ne porte pas dans son corps, contrairement à la voix, le « vouloir-dire » d‟un sujet présent à soi, en mettant, ainsi, en risque la souveraineté de la présence pleine. Et, à cet égard précis, c‟est parce que l‟écriture ne s‟adéquat pas à la logique de l‟identité ni se soumet sous l‟égide d‟un signifié pur, homogène, présent à soi, qu‟elle est en quelque sorte capable de désarticuler la notion de vérité. Comme nous dit Derrida ailleurs « la problématique de l‟écriture s‟ouvre avec le mis en scène la question de la valeur de l’arké (…) aucune vérité transcendante et présente, hors du champ de l‟écriture, peut commander la totalité du champ »23. On peut déjà, dans un certain sens, soupçonner quelles seront les conséquences d‟une tel subversion. Une fois que l‟écriture n‟est pas maitrisée par une nécessité d‟une présence absolue, celle-là se révèle en tant que pure différence. Cela grâce à la « nature » du registre écrit, qui est par « essence » constituée d‟envoies de traces qui ne trouvent jamais un horizon à partir duquel tels traces seraient reliés sous la régence d‟un signifié transcendantal. Tout se passe comme, par exemple, une chaîne de signes ou signifiants qui ne s‟orientent plus vers à sens unifiant, de manière que la chaîne de signifiants reste toujours comme un système ouvert où il n‟y aura que des traces au lieu du fondement. Par conséquent, c‟est l‟idée d‟horizon qu‟il faut dès lors questionner. Si l‟horizon ici se réfère à la notion de telos dans le domaine métaphysique et si telos c‟est un autre nom de la présence, alors, l‟écriture est destituée d‟horizon lorsqu‟elle-même consiste dans la propre destitution d‟une présence pleine. La question de l horizon est, ainsi, toujours une question philosophique. Toutefois, si parfois j‟ose utiliser le terme « essence de l‟écriture » pour designer ce champ d‟une « pure différence » où n‟import quel soit le signifié, il ne pourra jamais reposer sur une base solide, c‟est seulement à des fins didactiques, car ladite « l‟essence de l‟écriture » n‟est rien d‟autre que sa propre non-essence. Dans ce sens, tous ces termes qui font référence à l‟idée de présence pleine, ils sont depuis toujours désarticulés par l‟écriture, qui les soumets sous un procès de renvoies de signes à signes, de signifiants à signifiants, de traces à traces sans jamais trouver son origine ou son fondement. Là où on cherche le fondement, il n‟y a que des traces. Si on trouve la trace à la base, comme référence ultime, cela implique alors que cette trace n‟ira que s‟adresser à des autres traces qui s‟envieront, ceux, à autres traces et, ainsi, dans un mouvement infini. La trace originaire sera alors un passé qui néanmoins n‟a jamais été présent. 23 Margens de la Philosophia, p. 37 et 38. 19 La trace. Développer la notion de trace devient maintenant indispensable pour que nous comprenions d‟une façon plus claire le fonctionnement de ce que Derrida appelle écriture. Il ne faut pas pourtant confondre l‟idée de trace ni avec l‟idée de signifiant ni avec celle qu‟on comprend pour signe. Ce que nous fait déjà conclure que l‟idée de trace chez Derrida n‟est pas tout simplement une réappropriation du discours sémiologique ; ce discours qui garde toujours en soi la différence entre signifié et signifiant. Loin de cela, l‟idée de trace vient pour ébranler toute relation dichotomique produite par le discours métaphysique, notamment cella entre signifié/signifiant. Dans ce sens Derrida argumente que l‟idée de signe dont la différence entre signifié/signifiant se fait toujours présent, demeure-t-elle « dans la descendance de ce logocentrisme qui est aussi un phonocentrisme »24. De tel façon, continue Derrida en quelques lignes après, « la différence entre signifié et signifiant appartient de manière profonde et implicite à la totalité de la grande époque couverte par l‟histoire de la métaphysique (…) cette appartenance est essentielle et irréductible ». Dans cette perspective, bien que l‟idée de signe chez Saussure, ou même de signifiant chez Lacan, ait bouleversée en quelque sorte la structure de la présence pleine d‟un signifié transcendantal, la dichotomie est, néanmoins, encore vivante, de sorte que « la face intelligible du signe reste tournée du côté du verbe et de la face de Dieu »25. En d‟autres termes, si, d‟une parte, la sémiologie a possibilité un certain ébranlement en ce qui concerne l‟édifice métaphysique, d‟autre part, elle fait encore référence à une dualité métaphysique - signifié/signifiant - qui appartient toujours du même lieu et du même temps de naissance que Dieu. « Le concept de signe peut à la fois confirmer et ébranler les assurances logocentriques et ethnocentriques. »26. Ainsi, le signe, ne pouvant pas nier son origine, arrache avec soi-même toute la structure dans laquelle il est né. C‟est pourquoi « la « science » sémiologique ou, plus étroitement, linguistique, ne peut donc retenir la différence entre signifiant et signifié – l‟idée même de signe – sans la différence entre le sensible et l‟intelligible »27. Par conséquent, comme affirme Derrida ailleurs, « Saussure n‟a pas pu ne pas confirmer cette tradition dans la mesure où il a continué à se servir du concept de signe28 ». Cela veut dire au fond qu‟au moment où on choisi un vieux concept métaphysique en croyant, si naïvement, à la possibilité de lui remplacer sur un nouveau terrain, pour qu‟on puisse ainsi avoir une nouvelle 24 De la Grammatologie, p. 23. Idem, p. 25. 26 DERRIDA. Positions, p. 35. 27 De la Grammatologie, p. 25. 28 Positions, p. 28. 25 20 configuration du même élément, on est immédiatement renvoyé sur le vieux terrain à partir duquel ce concept a été « crée ». Cela est donc la raison pour laquelle il n‟y a aucun concept traditionnel auquel on peut faire un usage absolument nouveau. Derrida observe, par ailleurs, que toute notre langage est configuré par un vocabulaire essentiellement métaphysique, de sorte que la « langue usuelle » n‟est jamais innocente ou neutre »29. C‟est parce que, pour le dire autrement, le signe est originairement secondaire par rapport à un certain sens transcendantal qu‟il a été possible d‟ouvrir le chemin pour une « pensée » « située » « au delà » de la présence pleine. Cependant, la difficulté de construire une affirmation comme celle-ci s‟est dû au fait d‟être logiquement, structurellement, impossible de se situer au-delà de la métaphysique, comme nous avons bien vu. Peut-être ait été, aux yeux de Derrida, cela le principal motif du retour sémiotique au champ métaphysique. Dans d‟autres termes, Saussure aurait voulu remplacer le signe, élément originalement secondaire, par la place alors occupée par le sens, plaçant celui-là désormais sur un lieu privilégié par rapport à celui-ci. Néanmoins, sa sémiologie n‟a pas effectivement réussi à changer la logique du système, en la laissant, d‟une façon ou d‟une autre, imperturbable. Toutefois, il faut le reconnaitre, en tout cas, qui a été lui, Saussure, celui qui a donné des conditions pour une réflexion sur une différence non réductible à l‟identité. Dit autrement, on ne peut pas nier que le signe est aussi le point de départ à travers lequel Derrida a pu penser la notion de différence dans sa radicalité. Derrida substitue ainsi l‟idée de signe pour de la trace, celle qui se réfère aussi à l‟idée de grammé. La trace sera donc un des noms de cette différence irréductible dont le signe a ouvert le chemin mais, néanmoins, n‟a pas réussi y arriver dans sa radicalité. C‟est pour cela que la trace ne peut plus être saisie à partir du vocabulaire conventionnel de la métaphysique. En conséquence, il ne s‟agit plus d‟une inversion quelconque. « Bien entendu, il ne s‟agit pas de recourir au même concept d‟écriture et de renverser simplement la dissymétrie qu‟on a mise on question. Il s‟agit de produire un nouveau concept d‟écriture »30. La Différance. Derrida se serve donc de l‟idée de trace pour arriver à la notion d‟une différence absolue, non-réductible à une synthèse quelconque, à aucun sens unique. Cette différence, Derrida l‟appelle aussi sur le nom de différance, où le a au lieu du e va produire elle-même des différences et étrangeté avec sa propre terminologie de sorte qu‟en aucun moment on 29 30 Idem, p.29. Idem, p.37. 21 pourra reposer tranquillement sur ce terme. La différance est ainsi, par définition, une différence qui produit différences. « La différance, c‟est le jeu systématique des différences, de traces de différences, de l‟espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. »31 La différance va donc être dans une relation d‟espacement et temporalité avec soimême selon laquelle Derrida va appeler de temporisation. Telle idée de temporisation consiste effectivement dans le jeu des rapports des traces qui s‟adressent les uns aux autres sans jamais trouver une limite. Ces envoies produiraient, ainsi, un effet de temps et espace qui ne se réduisent plus ni à l‟idée de maintenant (ousia) ni de point (stigme) ; termes qui désignent toujours un rapport à une présence en soi. Alors, les idées des différance, trace, grammé, écriture etc. font toutes partie d‟une structure toujours en mouvement qui ne se laissent plus penser à partir de l‟opposition présence/absence. Il commence à développer dès lors une autre façon de penser le temps qui ne s‟inscrit plus à la structure métaphysique, c'est-à-dire à la pensée de la présence. Ce qui est enjeu ici c‟est plutôt faire sortir l’autre de la métaphysique que effectivement la renverser. Cela veut dire qu‟il ne s‟agit pas de penser l‟absence au lieu de la présence, la rhétorique au lieu de la raison, le sensible au lieu de l‟intelligible, le signifiant au lieu du signifié, le anti-platonisme au lieu du platonisme, l‟écriture au lieu de la phonè, le dehors au lieu du dedans. Ce que Derrida veut, en effet, mettre en place, c‟est une autre possibilité de se rapporter à la métaphysique se plaçant au limite de cette pensé qu‟installe toujours dans son programme un jeu de polarités. Tel limite n‟amènerait pas la philosophie à dissoudre ses dichotomies la conduisant à l‟abîme du nihilisme. Loin de cela, s‟installer à la limite de la métaphysique signifie fondamentalement un travail de « exappropriation32 » de la présence, empêchant ainsi un certain colonialisme, totalitarisme, impérialisme qui soumettent, d‟une façon brutale, la différence à la pensée du même, du calcul et du programme. Il s‟agit donc de libérer le temps du primat du présent pour qu‟on puisse ainsi le penser dans la radicalité de sa temporalité, qui serait l‟expression ultime de la différance. Et tel temporalité radicalisé consisterait aussi dans la libération de l‟écriture par 31 Idem, p. 38. Exappropriation est un terme composé par deux contradictions : appropriation et expropriation. Ce que Derrida veut, en fait, c‟est de remarquer un mouvement originaire selon lequel il y aura, d‟un côté, l‟impossibilité d‟une appropriation absolue d‟un terme, et d‟autre, le cours naturel de la pensée, en toujours s‟approprier du sens à travers le calcul et la raison. Il faut comprendre la pensée de Derrida, donc, comme une tension, c'est-à-dire une économie dynamique toujours en marche entre ses deux côtés, de façon que, cela est la seule manière de la formation du sens. Selon Derrida « ce que j‟appelle exappropriation, c‟est ce double mouvement où je me porte vers le sens en tentant de m‟approprier, mais à la fois en sachant et en désirant que je le reconnaisse ou non, en désirant qu‟il le reste étranger, transcendante, autre, qu‟il reste là où il y a de l altérité. Si je pouvais totalement me réapproprier le sens, exhaustivement et sans reste, il n y aurait pas de sens. Si je ne veux absolument pas me l‟approprier, il n‟y a pas de sens non plus ». (Echographies -de la télévision, p. 123124, Edition Galilée 1996) 32 22 rapport à un certain pro-gramme qui la réduirait toute simplement à un système de reproduction de la phonè. Le passé, le présent et le futur seraient désormais mis en mouvement de façon que, ce qui « a été », ce qui « est » et ce qui « sera » ne constitueraient qu‟en renvoies de traces où le moment d‟un maintenant (ousia) ou de point (stigme) ne seront jamais trouvés. Penser alors le temps à partir du temps, c‟est, au fond, le remettre en mouvement, en marche, hors de ses gonds33. Le temps libre d‟horizon, le temps déprogrammé. Voici l‟idée de l‟ « à venir » que Derrida veut faire sortir. Un « à venir » destitué d‟horizon, car, comme nous avons vu, l‟horizon est depuis toujours impliqué avec la métaphysique. L‟horizon est le programme, l‟anticipation. L‟ « à venir » est, par opposition à cela, l‟inattendu, l‟imprévisible. Ainsi, ce n‟est qu‟à partir de l‟ « à venir » que se donne la seule manière de penser l‟événement, puisque l‟événement va désigner par Derrida exactement ce qui n‟a pas d‟attente, de prévisibilité. Dans ce sens, il est essentiellement singulier et inattendu. En d‟autres termes, l‟événement est par excellence ce qui ne peut pas être mis sur un programme, sur une attente, un calcul. C‟est pourquoi il ne peut pas avoir un horizon, comme bien explique Derrida : « Quand un événement arrive, c‟est que le fond sur lequel il se détache n‟est plus là. Quand il y a un horizon sur le fond duquel je peux déterminer ce qui arrive, à ce moment là ce qui arrive est secondaire, prévisible, programmable etc ., et donc rien n‟arrive vraiment. C‟est l‟absence d‟horizon qui est la condition de l‟événement. »34. 2) La promesse d’un « à venir » : Bien qu‟on sache que l‟idée d‟ « à venir » chez Derrida n‟a rien à voir avec la conception courante de futur, selon laquelle la vision traditionnelle a dû concevoir afin d‟instituer un système de programme et contrôle trouvant ainsi son expression ultime dans la suprématie du temps présent, on a par ailleurs encore un inconvénient. Peut-être, dire que l‟à venir est inattendu, non-programmable, c‟est dire encore très peu si on n‟introduit pas ici la notion de promesse dans le cadre même du temps. En d‟autres termes, il semblerait à certains égards que la déconstruction aurait pour fonction la dissolution complète de la présence en soi, nous laissant ainsi dans un abîme d‟incertitude dans lequel elle ne pourrait rien faire, ni rien dire, sur notre tâche, notre responsabilité, notre compromis, disons, éthique, par rapport à ce « à 33 Il s‟agit ici d‟une allusion à la formule « the time is out of joint » trouvé dans Hamlet, de Shakespeare, et reprise par Derrida dans « Spectres de Marx ». Telle expression va signifier, dans le sens précis, le temps disloqué de son axe et ainsi, toujours déplacé de sa référence à la absoluité du temps en tant que présent. 34 Sur Parole. p. 49. 23 venir ». Le problème est alors posé dans ce termes : est-ce que la déconstruction réclame quelque chose de l‟à venir ? Est-ce qu‟il y a un appel de l‟à venir par la déconstruction ? La question est ici fondamentale parce qu‟elle nous met en face à l‟essence même de la déconstruction. Si, par exemple, nous supposons que la déconstruction est-elle complètement muette par rapport à ce que concerne l‟avenir, alors ce que nous attend n‟aurait certainement aucune signification essentielle puisque le temps ne pourrait plus être programmable, prévisible, contrôlable etc. Tout se passerait d‟une manière assez apathique où nous serions dans un cadre typique de nihilisme dont Nietzche nous a très bien appris, à savoir, la négation de toute valeur. Néanmoins, il reste toujours une autre issue pour que la déconstruction ne tombe pas sur ce piège articulé par la tradition. Tel piège est forgée par une nécessité structurale où sa logique est la suivante : ou bien on accepte l‟idée d‟une prétention d‟universalisation de la vérité, et de cette façon on pourra certainement parler à propos d‟une éthique et d‟un avenir ; ou bien, on a la pure absence de signification dont le résultat déboucherait, à la fin, dans les trois dangers de la philosophie : le nihilisme, où il n‟y a rien d‟autre que la négation de toute valeur ; le relativisme, où tout les points de vues sont équivalents, où toutes perspectives ont les mêmes valeurs, dépendant seulement d‟où se situe l‟individu, du contexte etc.; et, enfin, le pragmatisme, où le seul intérêt concerne aux productions de savoir dans le cadre de l‟expérience de la pratique. Tel position est largement partagée par les philosophes rationalistes dont, par exemple, Habermas. Celui serait, à mon avis, le plus significatif d‟eux, parce que lui, plus précisément dans son œuvre « Discours Philosophique de la Modernité »35, il place Derrida dans ce jeu particulier de : soit ceci, soit cela36. Toutefois, lorsque le problème est posé dans ces termes, nous sommes donc obligés de trouver une troisième possibilité afin d‟échapper à ce vieux schéma rationaliste. C‟est bien pourquoi l‟idée de promesse vient tenir l‟ « à venir », non comme une négation absolue de toute possible universalisation, mais foncièrement à partir d‟un engagement éthique-politique. C‟est la raison pour laquelle il ne faut absolument pas penser la dissolution ou la destruction de toutes dichotomies métaphysiques, mais plutôt penser une instabilité entre ces dimensions, désorganisant ainsi la limite de séparation entre l‟un et multiple ; le particulière et l‟universel ; le nécessaire et le contingent etc. 35 HABERMAS. Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences. Paris : Gallimard, 1988. Habermas s‟utilise de l‟argumentation selon laquelle, une fois que la raison est destituée du cadre de la philosophie, ce n‟est pas seulement la raison qui est éteindre, mais la philosophie elle-même. On n‟abandonne pas, selon Habermas, la raison comme on abandonne une simple pièce. La raison consiste pour lui dans l‟essence de la philosophie, et par conséquent si on l‟éteint, c‟est la nature de la philosophie qui est, en dernière analyse, détruite. 36 24 De telle façon, la logique subjacente à la pensée de la déconstruction c‟est moins celle de la destruction et anéantissement que celle d‟une désorganisation, voire d‟une déstructuration du champ de la métaphysique. En d‟autres termes, la promesse va donc permettre à cette pensée de la déconstruction un engagement éthique dont l‟universel et le particulier ne vont plus être compris comme des antagonismes, mais plutôt comme une tension, et c‟est précisément dans cette tension où il va résider l‟essence de la responsabilité. Responsabilité veut dire ici fondamentalement répondre un appel évoqué par la loi d‟autrui. Cela signifie qu‟il y aura en principe une demande vers laquelle il faut se conduire. Alors elle réclame une tâche, un devoir, une mission précédant qui s‟installe au cœur même du temps, évoquant donc une promesse d‟ « à venir ». Néanmoins cet autrui, cette loi, reste toujours inconnue, non parce qu‟elle se garde derrière quelque chose, mais plutôt parce que elle se présente en sa nature double, indécidable. L‟indécidable sera en effet l‟essence de la loi. Et, c‟est donc en fonction de cet appel, que le temps sera dès lors attaché à une promesse qui lui réintroduira dans un certain engagement éthique-politique, lui distanciant, ainsi, d‟une fausse idée de temps selon laquelle il n‟aurait aucun vincule avec son avenir. Dans ce sens, lorsque la formule propre à la pensée de la métaphysique de la présence serait articulée à partir du code soit/soit - soit l‟absolu, soit le particulier ; soit le nécessaire, soit le contingent, on va désormais essayer de penser une autre « logique » dont la formule serait celle du : et/et, ou celle du ni/ni, c'est-à-dire introduire l‟indécidable au sein même de la pensée. C‟est donc une pensée de l‟indécidable, celle qui va jouer le rôle principal ici. Derrida va penser une autre logique dans laquelle, derrière le désir de certitude de la métaphysique de la présence, il réside la tension, c'est-à-dire un bouleversement incessant, un ébranlement continuel de la structure constituante du système métaphysique. De sorte que, c‟est à partir d‟une certaine idée de promesse, qu‟il faut retrouver le champ de l‟éthique appuyée dés lors sur un sol toujours mouvant, et non plus sur un fondement stable et solide. Alors, de quelle promesse s‟agit-il ici ? Pour aborder ce thème je me servirai d‟un concept qui peut sembler problématique à plusieurs égards : l‟idée de traduction. Bien entendu que le sens courant de traduction appartient à l‟essence de la métaphysique lorsqu‟il s‟agit, à la base, d‟un déplacement du sens d‟une langue à l‟autre. Il faut supposer dans ce régime de choses l‟existence d‟un signifié transcendantal qui se relève du langage pour ainsi arriver à un autre code linguistique dans son intégralité ; un passage sans pertes. Néanmoins, suivant la même procédure dont on a libéré le temps de la suprématie de la présence, il faut également libérer l‟idée de traduction d‟une telle appropriation métaphysique pour qu‟on puisse, enfin, arriver à sa radicalité. C‟est 25 donc dans le même ordre d‟idée qu‟il faut redimensionner le concept de traduction jusqu‟à radicalité de son terme, la réintroduisant au-delà de la hégémonie d‟un signifié transcendantal. Pour cela je vais me concentrer surtout dans le texte « Des tours de Babel » où Derrida travail cette notion de façon plus rigoureuse. La folle loi. Le problème fondamental de la traduction est posé par Derrida selon la forme suivante : « Comment traduire un texte écrit en plusieurs langues à la fois ? » « Comment rendre l‟effet de pluralité ? » « Et si l‟on traduit en plusieurs langues à la fois, appellera-t-on cela traduire ? »37 Dit autrement, Derrida se demande alors dans quel sens un tel projet peut être mis en place en sachant que l‟écriture porte en sa trace l‟indétermination du sens. Dans ce contexte, la traduction deviendrait donc impossible grâce au jeu de la différance propre à l‟écriture. C‟est parce que ce qu‟il y a à la base du texte n‟est pas un sens prêt à être restitué dans une autre langue quelconque, mais un jeu de trace où le sens est toujours remplacé, détourné, réinventé. Cela nous permet déjà saisir titre de l‟essai donné par Derrida : « Dès tours de Babel » fait donc référence à ce double du sens, où le nom Babel va toujours être dans un détour avec soi même à partir duquel il sera irrémédiablement impossible de le restituer en tant qu‟un simple nom. Bien étendu que Derrida s‟envoie à l‟épisode biblique où, comme on sait bien, Babel va se rapporter à un projet des descendants de Noé de construire une tour si haute que pourrait arriver au ciel et ainsi éterniser ses noms. Mais, Dieu en colère face à une tel arrogance, leur a confondu les langues et les a égaré sur toute la terre. A partir de cet épisode, Derrida décline le nom Babel jusqu'à sa radicalité dans laquelle elle va constituer aussi un nom propre qu‟un nom commun. C‟est précisément cette duplicité inhérente à Babel, qui va lui rendre irréductible par rapport un code linguistique quelconque. Alors, Babel représente à la fois confusion et le nom de Dieu. Ou si l‟on préfère, le nom de Dieu signifie, en dernière analyse, « confusion ». On se trouve, donc, face à une disjonction propre au terme Babel. Dans un cas, ce terme « confusion » se laisse naturellement traduire, lorsqu‟il s‟agit d‟un nomme commun, mais au même temps ne se traduit pas, lorsqu‟il désigne également un nom propre, le nom de Dieu. La question est alors posée dans ces termes : Comment traduire un nom propre ? Derrida pose alors le problème des noms propres : « Or un nom propre en tant que tel reste toujours intraduisible, fait à partir duquel on peut considérer qu‟il n‟appartient pas rigoureusement, au même titre que les autres mots, à la langue, au système de la langue, 37 DERRIDA. Des tours de Babel p. 208. 26 quelle soit traduite ou traduisante. »38 Les noms propres ont toujours été des éléments problématiques dans le langage lorsqu‟ils excédent, d‟une façon ou d‟une autre, la possibilité effective d‟une traduction. Ils rendent à cet égard la traduction en quelque sorte faible et interrompue. En traduisant une particularité empirique, il va toujours rester quelque chose inachevée ; une échoue dans la traduction. C‟est celui-ci le point de vue de toute la pensée traditionnelle, selon lequel, en se référant avant tout à une singularité, une particularité dans le monde, les noms propres ne posséderait pas un sens précis ou transcendantal avec lequel on pourrait les transposer dans une autre langue. Ainsi, les noms propres seront ainsi mis hors de la structure transcendantale du langage. Néanmoins, Derrida va contester ce point de vue argumentant qu‟il n‟y aurait pas de noms propres sans la possibilité de traduction. Un nom propre, au sens propre, n‟y appartient pas, bien que et parce que son appel la rend possible (que serait une langue sans possibilité d‟appeler un nom propre ?) ; par conséquent il ne peut s‟inscrire proprement dans une langue qu‟en s‟y laissant traduire, autrement dit interpréter dans son équivalent sémantique : dés ce moment, il ne peut plus être reçu comme non propre.39 Cela implique que, bien que les noms propres soient en quelque sorte des excès du langage, cela ne signifie pourtant pas qu‟ils restent dehors du langage. C‟est au moment où ils sont dans une sphère linguistique, c'est-à-dire quand ils sont inclus dans un code linguistique, qu‟ils gagnent effectivement un sens et une certaine place dans un certain registre sémantique. Alors, des noms propres sont propres et commun à la fois, dans la mesure où, si d‟un côté, ils excèdent le langage, d‟autre, ce n‟est qu‟à partir du langage et de la possibilité de traduction qu‟ils sont possibles. De telle façon, il ne se trouve donc ni dehors ni dedans le langage, mais à la limite. Pour meilleur comprendre ce schéma, on va s‟envoyer pour l‟instant vers un autre texte de Derrida, « Métaphysique et Violence », dans lequel il va s‟opposer à l‟idée d‟une certaine possibilité dehors du langage, questionnant ainsi la position de Levinas quand celui-ci suggère une sorte d‟absence absolue de sens. Levinas, selon Derrida, essaie en quelque sorte de situer l‟ « autre » hors de toute possibilité du langage, un autre que excède le langage en trouvant sa place là où il y a la pure absence sémantique. A partir de ce geste là, Levinas tombe sur le piège dedans-dehors et va, par conséquent, restituer, d‟une façon ou d‟autre, la structure fondamentale de la métaphysique, le procès où les éléments trouveront sa place à partir d‟un jeu dichotomique. 38 39 Idem, ibidem. Idem, p. 209. 27 « Levinas respecte la zone ou la couche de vérité traditionnelle (…). Ici, par exemple, il s‟agit simplement de faire apparaître sous cette vérité, la fondant et s‟y dissimulant, une situation qui précède la scission de l‟être en un dedans et un dehors. Et pourtant d‟instaurer, dans un sens qui devra être nouveau, si nouveau, une métaphysique de la séparation et de l‟extériorité radicale. On pressent que cette métaphysique aura de la peine à trouver son langage dans l‟élément d‟un logos traditionnel tout entier contrôlé par la structure « dedans-dehors », « intériorité-extériorité.40 Selon Derrida il n‟y a pas dehors du langage, mais une limite. C‟est la raison pour laquelle Derrida insiste sur le fait qu‟il faut se tenir dans le langage, de façon qu‟il serait impossible son dépassement. Certes, qu‟il faut tenir en compte aussi que la proximité entre Levinas et Derrida, comme on verra plus tard, est beaucoup plus large que ses différences, néanmoins, si on peut résumer, d‟une manière générale, la critique de Derrida, le problème est que, d‟une certaine façon, Levinas se dirige envers cet extériorité, une extériorité absolue, infinie, celle de l‟Autre. Selon Derrida, l‟excès du langage se donne là où le langage se tourne sur soimême, c‟est précisément là où le langage trouve sa limite où va se donner l„indétermination la plus radicale de sa signification, l‟indécidable du sens. « Babel » sera, donc, elle aussi saisie dans cette limite du langage là où elle permet et interdit la traduction. Dans ce sens, Babel interdira la traduction absolue, une unification complète des langues, mais d‟autre part c‟est effectivement elle qui permet et exige le mouvement de traduction. Alors, il s‟agit ici d‟un geste économique de traduction, et jamais totalitaire. En d‟autres termes, la loi de traduction consiste pour ainsi dire dans un geste anticolonisateur et antitotalitaire à partir duquel il empêcherait l‟absolutisme du même. La traduction devient, en d‟autres termes, à la fois, impossible et nécessaire. Bien que la traduction soit impossible, il faut la faire ! Une loi confuse, folle, auto-contradictoire ; le double blind41. « Confusion » c‟est le nom de Dieu. Le sujet dont la langue dite maternelle serait la langue de la Genèse peut bien entendre Babel comme « confusion », il opère alors une traduction confuse du nom propre dans son équivalent commun sans avoir besoin d‟un autre mot. C‟est comme s‟il y avait là deux mots, deux homonymes dont l„ un a valeur de nom propre et l‟autre de nom commun 42. C‟est, donc, grâce à l‟indécidable de Babel, propre/commun, qu‟elle va toujours opérer dans la limite du langage, résidant donc, là où le sens se divise ; une division originelle, ne trouvant jamais une détermination positive. Babel représente ici l‟insertion de la différence, de l‟indécidable, dans la pensée du même. Et c‟est précisément cette tension, cette ambivalence, 40 DERRIDA, Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas , p. 135. Selon les mots de Elisabeth Roudinesco, cette expression, « double contrainte, « fut inventée en 1956 par le psychiatrique et anthropologue américain Gregory Bateson (1904-1980) pour désigner le dilemme dans lequel se trouve enfermé un sujet schizophrène quand il ne parvient pas à apporter de réponse cohérente à deux ordres de messages contradictoires émis simultanément ». ( DERRIDA & ROUDINESCO : De quoi demain… Dialogue. Flammarion, Paris, 2001. p. 213 (foot note) . 42 Des tours de Babel » p. 209. 41 28 cette double articulation, qu‟on trouve à la base de toute langage. Avant la structure, il y a l‟indécidable. Le devoir devant la loi. Dans ce même essai, Derrida élabore une très profonde analyse sur « La Tâche du Traducteur » de Benjamin. C‟est, d‟ailleurs, dans ce texte-là où nous pouvons trouver l‟engagement éthico-politique de la responsabilité relevé par l‟idée de traduction. Ainsi, dès que la traduction consiste à la base dans cette double loi fondée par une indécidable injonction, il y aura donc lieu un devoir de traduction, une mission par laquelle le traducteur se trouve depuis toujours en dette. C‟est celui-ci le sens selon lequel Derrida fait apparaître du titre de l‟essai de Benjamin, remarquant tout d‟abord une sorte de compromis et responsabilité dans l‟acte de traduire. Derrida le dit : « Le titre dit aussi, dès son premier mot, la tache (Aufgabe), la mission à laquelle on est (toujours par l‟autre) destiné : l‟engagement, le devoir, la dette, la responsabilité. Il y va déjà d‟une loi, d‟une injonction dont le traducteur doit répondre »43. Le traducteur sera celui chargé de répondre à cet appel d‟un autre qui ne se présente jamais. Dans ce texte, Benjamin va faire un travail de libération de l‟idée de traduction de sa conception vulgaire comprise en tant que restitution du sens de l‟original. Ainsi, dans tous les domaines dont l‟idée de traduction a été configurée par la tradition, on peut visualiser trois principes qui ont traversé cette idée. Ceux sont : réception, communication et reproduction. Selon l‟analyse de Benjamin, la traduction ne se laisse jamais réduire à aucune de ses principes. Tels principes la concevraient par définition comme une sorte de représentation de l‟original afin de communiquer quelque chose à un récepteur. C‟est, par exemple, comme si le sens était présent en quelque part et, dès ce moment, le traducteur avait pour devoir, reproduire, rendre ce qui était donné apriori à une communauté de lecteurs. Loin de cela, la traduction selon Benjamin aura comme fonction précisément assurer la survie de l‟œuvre original. Mais telle survie ne se réfère pas ici au sens de vie et survie organique ou biologique. Comme dit Derrida « Benjamin nous appelle à penser la vie depuis l‟esprit ou l‟histoire et non plus depuis la seule « corporalité organique »44. Ainsi, la vie signifierait ici la survie de cette vie organique dans l‟espace symbolique où va reposer l‟esprit de l‟histoire, et c‟est face à cela 43 44 Idem, p. 211. Idem, p. 214. 29 que le philosophe doit rendre compte désormais. C‟est donc la vie, non comme vie naturelle, mais plutôt comme histoire qu‟il faut circonscrire un nouveau domaine pour la vie.45 C‟est bien pourquoi, selon Benjamin, quelle que soit la traduction qui prend l‟original comme modèle, essayant ainsi de lui rapprocher au cœur de son sens originel, celle-là va consister, en dernier analyse, dans une traduction fragile et inconsistante. C‟est aussi la raison pour laquelle une traduction ne laisse jamais l‟originel intouchable. L‟original se donne en se modifiant – sa survie est en effet sa propre transformation. De telle sorte, dès que le traducteur est depuis toujours engagé par la traduction; dès que l‟original se donne à traduire en se transformant ; dès que la dette précède la traduction en tant que loi et désir de traductibilité : alors, l‟original ne se donne jamais en tant qu‟une origine sans faute, complète, absolue, pleine et total. Comme complète Derrida : « Dès que l‟origine de l‟original à traduire, il y a la chute, l‟exil »46. Cela veut dire en effet que là où il y a de la traduction, il est accompli l‟agrandissement de l‟original. Dans ce cas, l‟original n‟est pas vraiment l‟origine, un point de départ, une référence major à la traduction, mais il est, au contraire, déjà secondaire ; il est depuis toujours répétition. C‟est la raison pour laquelle, Derrida, contrairement à Benjamin, il n‟y a pas de différence essentiel entre l‟original et traduction ; l‟original est, dans ce contexte, endetté, il est déjà traduction. Celui c‟est peut-être le point de divergence entre les deux auteurs. Pour Benjamin, la mission du traducteur est en principe une mission d‟amour lorsqu‟elle, plus que restituer un sens ou communiquer quelque chose, ou même de représenter un modèle, elle conduit l‟original en expansion ; une expansion symbolique vers laquelle il assurera sa survie. Dit autrement, le procès de survie est foncièrement un procès de transformation du propre original. Si une langue, comme nous explique Benjamin, est toujours une langue vivante, un registre où le sens est toujours recrée, où les signes sont toujours en mouvement grâce à sa circulation dans un certain espace linguistique, la traduction sera, en dernier analyse, la réinscription de ce mouvement dans l‟original. La traduction se présente ici, selon Benjamin, comme une répétition à partir de laquelle l‟original peut être toujours reinauguré dans un procès continuel de différenciation avec soi même. Il ne s‟agit pas ici d‟une répétition du même, d‟une répétition en tant que reproduction de l‟identique, mais plutôt d‟une répétition dans la différence sur laquelle la survie de l‟original est assuré. Pour Derrida c‟est pareil, sauf l‟idée de qu‟il s‟agit de penser la répétition comme 45 46 BENJAMIN. La tâche du traducteur, p. 247. Des tours de Babel p. 222. 30 un moment secondaire. Comme il n‟y a pas de différence entre original et traduction, celui-là est déjà répétition, c'est-à-dire il ne s‟agit pas d‟une répétition de l‟original, mais une répétition dans l‟original. L‟origine c‟est par définition la répétition même47. Mais vers à quoi ils marchent original et traduction ? Selon Benjamin, c‟est vers ce qu‟il appelle de pur langage ; un langage plus naturel, plus sublime : un langage promis. Un royaume de réconciliation de langues. Un langage sacré. Seule la traduction peut faire sortir le pur langage de son caché, mais, néanmoins, ce pur langage ne s‟exhibe jamais en tant que présence en soi. Ce langage pur échappe à chaque moment où elle est convoquée ; elle est la trace, l‟écriture, la différance. Derrida, avec Benjamin, ne cherche certainement pas une restitution du sens donné par l‟original, à sa forme finale, ce qu‟il cherche plutôt c‟est l‟écriture qui constitue le texte, le terrain où le sens n‟est toujours pas déterminé, définie. Il s‟efforce de trouver le registre où le sens est dans son origine double, indécidable. En se libérant d‟une appropriation métaphysique que l‟emprisonne comme une représentation, reproduction de l‟original, la traduction sera saisie dès lors comme répétition à partir de laquelle il rend possible la différance, une répétition à la base de la structure textuel. C‟est, donc, vers un royaume de réconciliation, et jamais vers une identification complète des langues, que le traducteur est depuis toujours engagé à son devoir. Sa tâche, sa mission, a comme but une promesse d‟affinité ; affinité des langues vers ce pur langage, 47 Cette notion de répétition n‟est pas si loin de celle dont Deleuze travaille. On peut voir, d‟une certaine façon, qu‟il s‟agit d‟un sujet souvent travaillé par les penseurs contemporains. On trouve, ainsi, aussi bien chez Deleuze que chez Derrida, un mouvement qui cherche fondamentalement à donner d‟autonomie à la répétition à partir de laquelle elle serait libérer de sa référence à la pensée du même. Cela veut dire au fond que la répétition ne consiste pas ici dans une étape secondaire par rapport à un geste fondateur quelconque. Si, dans le point de vue de la tradition, la répétition serait prise dans une relation de nécessité et représentation, de sorte qu‟elle ne serait, par conséquent, qu‟un geste automatisée et mécanique de transmission de sens, dans notre point de vue, en revanche, la répétition consiste dans un mouvement qui porte avec soi la différence, c'est-à-dire c‟est dans la répétition qu‟il y a du changement, et non hors d‟elle. L‟exemple, le plus didactique que j‟ai trouvé c‟est celui du nageur dont parle Deleuze dans « Différence et répétition ». On peut voir à partir de cet exemple que ce n‟est que dans une répétition incessante d‟un même mouvement, apparemment identique, qu‟on peut finalement trouver la différence. L‟essentiel ici c‟est de voir comment l‟apprentissage vient toujours dans la répétition et non de l‟extérieure à travers d‟un genre de modèle représentatif. Il s‟agit, donc, de la répétition avec soi-même. Selon les mots de Deleuze : « le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ; et précisément, les mouvements du maître-nageur que nous reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements de la vague que nous n‟apprenons à parer qu‟en les saisissant pratiquement comme des signes. C‟est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu‟un apprend : il y a une familiarité pratique, innée ou acquise, avec les signes, qui fait de toute éducation, quelque chose d‟amoureux, mais aussi de mortel. Nous n‟apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nous seuls maîtres sont ceux qui nous disent « fais avec moi », et qui, au lieu de nous proposer de gestes à reproduire, surent émettre des singes à développer dans l‟hétérogène. En d‟autres termes, il n‟y a pas de idéo-motrice, mais seulement de la sensori-motrice. Quand le corps conjugue de ses ponts remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d‟une répétition qui n‟est plus celle du même, mais qui comprend l‟Autre, qui comprend la différence, d‟une vague et d‟un geste à l‟autre, et qui transporte cette différence dans l‟espace répétitif ainsi constitué. (DELEUZE, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1968, p. 35) 31 ayant ainsi ce rencontre dans l‟écriture, dans la différance. «Il y a de l‟intouchable et dans ce sens la réconciliation est seulement promise »48. Il y a donc à-traduire : une demande, une exigence, une nécessité de traduction, à partir de laquelle il est fondé une promesse ; promesse impossible, insistons nous - jamais accomplit. « La traduction promet un royaume à la réconciliation de langues »49. Et c‟est précisément cela la condition éthique que nous sommes depuis engagé ; là où il n‟y a plus d‟horizon, là où il n‟y a plus de présence, plus d‟origine, c'est-à-dire là où l‟origine est depuis toujours répétition. La réponse précède le sujet ; il faut avant tout répondre, et c‟est particulièrement cette réponse qui va représenter ici la promesse d‟un langage à venir ; d‟une promesse du tout autre. La tâche du traducteur consiste en effet dans un compromis direct avec cet autre, un engagement établi par une loi depuis toujours double ; la loi de Babel. * Ainsi, une fois que le futur n‟est plus pensé à partir de la suprématie de la présence, il devient alors une promesse, néanmoins il ne s‟agit pas, pour des raisons déjà assez évidentes, d‟une promesse programmable, calculable, mais il s‟agit au fond d‟une promesse du tout autre. Un tout autre qui n‟envoi pas de prémunitions, qui n‟envoi pas de messie. Une promesse en tant qu‟un messianisme, néanmoins un messianisme dépourvu lui-même de messie. Un messianisme sans messie signifie au fond l‟arrivée d‟un autre sans face, un autre destinerante50, comme préfère Derrida. Un autre dont arrivée ne peut se donner d‟autre façon que soudainement, et qui ne peut être pensé qu‟à partir de la temporalité radicale du temps. Mais, en quoi consisterait précisément cet autre ? Il faut dès lors savoir de quel l’autre veut parler Derrida. 48 Des tours de Babel p. 224. Idem, p. 233. 50 Destinerrance représente un autre terme composé. « Il fait entendre deux mots apparemment contradictoires : destiner (ou destination) et errance » (RAMOND, Le vocabulaire de Jacques Derrida, Ellipses 2001, p. 24) . Il s‟agit au fond de ce qui n‟a pas une destination précise ou, plutôt, ce n‟est destiné qu‟à l‟errance, comme par exemple un message dans une bouteille à la mer. 49 32 Qui arrive… ? « L‟autre et l‟éthique de l‟impossible » Après tout ce qu‟on a travaillé jusqu‟ici, si on pouvait trouver une définition pour ce qu‟on appelle « pensée de la déconstruction », on pourrait sûrement dire qu‟il s‟agit, en essence, de radicaliser la penser de l‟autrui. La déconstruction dès son origine ne vise pas autre chose, de façon qu‟il ne s‟agisse plus de comprendre l‟autre comme un objet de la pensée mais, au contraire, de tourner la pensée radicalement vers l‟autre. Par ailleurs, il y a aussi ceux qui divisent très souvent la pensée derridienne en deux moments dont : le premier, aux années 60, se préoccupant à de questions théoriques, ensuite le deuxième, aux années 80, et aussi après la chute du mur de Berlin, traitant de thèmes de nature éthique et politique. Néanmoins, tel sorte de coupure épistémologique qui établirait deux différentes phases de la pensée derridienne, dont une théorique et l‟autre pratique, nous semble tout à fait erronée dès que l‟on peut très bien démontrer la continuité de cette dernière avec la première. Ainsi, selon notre interprétation, les recherches de Derrida plus tardives ne seraient que les déroulements de sa pensée depuis les années 60, date à laquelle l‟idée d‟une altérité radicale qui était déjà présente chez lui. L’arrivée de l’autre. La déconstruction ne peut donc être bien comprise que sur le champ de l‟éthique, dès qu‟on pense l‟éthique à partir de la définition de E. Levinas, c‟est comme le rapport à l‟autre. C‟est, donc, Levinas celui qui va permettre Derrida d‟avoir une conception de l‟autre jamais touché par la métaphysique. Un autre absolu, radical. C‟est en raison de cela qu‟il faut, au moins légèrement, revenir à Levinas sans néanmoins jamais abandonner le fil derridien qui nous a conduit jusqu‟ici ; comme si, d‟une certaine façon, Derrida et Levinas parlait ici une seule voix. C‟est donc, à titre d‟exemple, que je cite ici un très beau passage où Derrida se renvoie à Levinas en manifestant sa dette et son respect par rapport au philosophe lituanien. Chaque fois que je lis ou relis Emmanuel Lévinas, je suis ébloui de gratitude et d‟admiration, ébloui par cette nécessité, qui n‟est pas une contrainte, mais une force très douce qui oblige et qui n‟oblige pas à courber autrement l‟espace de la pensée dans son respect à l‟autre, mais à se rendre à cette autre courbure hétéronomique qui nous rapporte au tout autre ( c'est-à-dire à la justice, dit-il , quelque part, dans une puissante et formidable ellipse :le rapport à l‟autre, dit-il, c'est-à-dire la justice), selon la loi qui appelle donc à se rendre à l‟autre préséance infinie du tout autre.51 51 DERRIDA Adieu : à Emmanuel Levinas. p. 22 33 C‟est donc à partir de ce repproche à l’autre que Derrida et Levinas vont se retrouver. Plus précisément, là où l’autre est libérer de sa conception traditionnelle en tant que non-moi, pour avoir, ainsi, lieu un autre auquel aucune allusion conceptuelle ne lui précède, dépassant donc la ligne qui détermine la limite entre le moi le non-moi. Avant que j‟existe, l‟autre est toujours déjà là. Dans ce sens étroit, cet autre-là ne doit plus être pensé dans le champ de l’autre ontologique, mais à partir d‟un autre espace où il excède toute clôture ; un autre absolument autre, une altérité radicale. « Le problème de la philosophie n‟est plus la relation ontologique de l‟homme comme être, mais de l‟homme comme autre, avec son autre, comme altérité absolue »52. C‟est donc à partir de la primauté de l’autre qu‟on peut redimensionner le champ de la philosophie en la transformant dans une éthique première. Cela veut dire qu‟il ne s‟agit plus ici de construire un système théorique auquel l’autre doit s‟adapter, c'est-à-dire penser une éthique toujours dérivée d‟un schéma conceptuel, mais bien au contraire, l’autre va dès lors occuper une place privilégiée dans laquelle il ne peut même pas être express par la pensée. Il s‟agit d‟un autre imprononçable, impensable, insaisissable ; un autre a-théorique. Tel éthique lévisienne s‟ouvre donc dans un premier rapport avec le visage d’autrui. Le visage, selon Levinas, assume ici une signification assez particulière car c‟est toujours à travers d‟elle comme accès impossible, limite infranchissable, que l‟autre se montre. En d‟autres termes, je ne peux jamais toucher directement l‟autre dès que son visage manifeste l‟infini, et c‟est fondamentalement sur cet infini que toute relation éthique reposera. Il s‟agit donc d‟une éthique de l‟infini selon laquelle l‟autre m‟échappera toujours. Il faut néanmoins préciser que, si le visage est méconnu, cela n‟a rien à avoir avec une manque de connaissance, c'est-à-dire une limitation des mes facultés de jugement pour qu‟on ait une compréhension de l‟autre dans sa totalité. Cette méconnaissance, conforme nous explique Derrida, c‟est le caractère essentiellement éthique en dernier ressort ; une distance infini qu‟il faut absolument tenir de l‟autre. Levinas le dit ; « Je pense plutôt que l‟accès au visage est d‟emblée éthique »53. De tel façon, le visage serait en quelque sorte le moyen selon lequel l‟autre m‟arrive, c'est-à-dire la manière comme il se présent, par-delà, certes, de n‟importe quelle définition ou démarcation conceptuel. En un seul mot, le visage de l‟autre signifierait impossibilité radicale de saisir l‟autre en tant qu‟objet. C‟est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c‟est de ne pas même remarquer la couler de ses yeux ! Quand on observe la couleur de 52 53 HADDOCK-LOBO, Rafael: Da existência ao infinito: Ensaios sobre Emmanuel Lévinas p. 39. LEVINAS, Ethique et Infinie p. 79 34 yeux, on n‟est en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c‟est ce qui ne s‟y réduit pas.54 De façon que, le visage d‟autrui « détruit à tout moment, et déborde l‟image plastique qu‟il me laisse, l‟idée à ma mesure et à la mesure de son ideatum – l‟idée adéquate»55. Ainsi, dans la recherche de ce « autre », le visage laisse toujours un reste, un excès de signification, ce que lui rend insaisissable, incompréhensible ; un visage sans face. Néanmoins, lorsqu‟on parle de l‟autre, on peut toujours avoir l‟impression de que nous sommes en train de nous diriger vers la vielle tradition humaniste. Toutefois, la pensée de Levinas nous envoie à une forte critique d‟humanisme dans sa forme traditionnelle. Levinas suit à cet égard les pas de Heidegger lorsque celui-ci, dans sa « Lettre sur l‟Humanisme »56, a renoncé de comprendre le « nous, les hommes » et tous ces prédicats métaphysiques, comme des éléments qui pouvaient garantir le statu propre de l‟homme - soit l‟homme en tant que animale rationale, soit-il comme volonté de puissance etc. Pour Levinas l‟autre, pour des raisons déjà évidentes, ne peut jamais être saisie par les définitions classiques de l‟homme. D‟autre part, Levinas ne se laisse pas conduire comme un penseur strictement heideggérien, c'est-à-dire malgré sa filiation heideggérienne, Levinas va comprendre l‟éthique de l‟autre par-delà d‟une analytique du Dasein. De façon qu‟il va être bien compris, non à partir de l’être, mais plutôt à partir de la radicalité de l‟autrui. Cela veut dire que, si jamais Levinas aborde un certain humanisme, il faut absolument bouleverser le sens d‟humanisme en vigueur jusqu‟ici, lui introduisant, donc, une signification toute a fait nouvelle, un humanisme radicalisé par l‟autre. Il faut aussi redéfinir les conditions de symétrie entre le moi et l‟autre. Dans le cadre de l‟autre absolu, c‟est toujours lui qui vient avant : il y a donc une dissymétrie absolue selon laquelle l‟autre est toujours originaire. Il s‟agit donc ici d‟une arque-éthique, une éthique qui privilégie l‟autre, qui le conçoit comme principe. Néanmoins, il faut insister sur le fait que l’autre en tant qu‟origine ne signifie pas un nouveau fondement sur lequel on pourra développer un autre système, une autre métaphysique. L‟autre, dans ce cas là, signifie la trace, où il y aura toujours un autre de l‟autre de l‟autre, jusqu‟infinie. Dans ce point de vue, l‟autre représente ici la dissémination absolue. C‟est encore, comme on a déjà vu dans le cas du temps et de la traduction, toujours la trace qui remplace la présence. Ainsi, l‟autre ne peut jamais être pensé en tant que tel. C‟est la raison pour laquelle il faut le libérer de la suprématie d‟une présence absolue, en tant que 54 Idem, p. 79-80 LEVINAS Totalité et infini: Essai sur l’Extériorité. p. 43. 56 HEIDEGGER, Lettre sur l’Humanisme ; in Chemins qui ne mènent nulle part. 2004. 55 35 substance, en tant qu‟essence, pour le penser dans le domaine de la la pure trace. Derrida reçoit donc de Levinas l‟héritage d‟une éthique tenue, non par précepts moraux - soit comme une table de valoir, soit comme impératif catégorique - mais à partir d‟un autre qui n‟a pas de nom, pas de face, pas d‟identité et pas non plus de patrie. L‟éthique lévisienne, et derridienne aussi, consiste en comprendre l‟autre au sens le plus radical du terme et c‟est foncièrement cela la tâche de la déconstruction. Plus précisément, sa tâche consiste en faire sortir l‟autre du domaine totalitaire, colonisateur. Ce domaine c‟est le domaine de la pensée du même, du calcul, du contrôle etc. qui l‟emprisonne pour qu‟on ait, en dernier analyse, la sureté, la propreté, la prévisibilité. Mais, il reste encore nous demander d‟où exactement vient l‟autre ? Penser l’impossible. Selon Derrida, déconstruire signifie en essence connaître et respecter les lois des multiples discours qui amènent déjà en soi sa propre auto-déconstruction. De tel façon, tous les discours, depuis toujours, sont en déconstruction, sont en train de s‟auto-déconstruire, suffisant donc, qu‟on fasse attention à ce processus naturel, spontané, qui, simplement, arrive. Le rapport à l‟autrui que Derrida va développer se donne dans le domaine qu‟il appelle « la pensée de l‟impossible ». C‟est la raison pour laquelle on le mentionne souvent comme « le penseur de l‟impossible ». De la sorte l‟autrui doit, selon Derrida, dépasser les limites de la possibilité, les limites du calcul, pour être pensé, si on anticipe la conclusion générale, sur la limite de la pensée en tant qu‟impossibilité. Mais comment penser l‟impossible ? En quoi consiste cet impossible ? Pour répondre à cette question il faut qu‟on examine, selon Derrida, le déroulement de la structure et même de la pensée. Le mouvement vers l‟autrui, dit Derrida, doit venir de sa propre pensée, de la propre structure de la métaphysique. Le penseur affirme aussi qu‟on opère dans cette structure une violente oppression à l‟autre - aux autres - pour qu‟on puisse à la fin obtenir un genre de pensé sûr, contrôlable, défini toujours par des catégories oppositionnelles. Toutefois, pour Derrida ces dichotomies ne sont pas de simples oppositions comme des connexions harmoniques mais, comme on a vu dans le cas de l‟écriture et la voix, elles jouent en effet un rôle tout-à-fait hiérarchique dans lequel une des ces dichotomies imprime toujours une dominance par rapport à l‟autre. Cette caractéristique de la métaphysique est, comme on sait, la tendance générale de la pensée. Ainsi, la pensée - ou pour éviter des généralisations fautives, la pensée Occidentale - se sert toujours d‟une exclusion d‟un des éléments de l‟opposition pour qu‟on puisse obtenir, pour ainsi dire, ce qu‟on appelle connaissance. Si l‟élément exclu est compris par Derrida comme l‟autre de la métaphysique, l‟autre de la pensée, c‟est parce qu‟il y aurait quelque chose en lui qui ne pourrait pas être dominé par une 36 démarche rationnelle. Donc, la pensée occidentale reflète une certaine façon de penser dans laquelle se dissimule une violence légitimée, selon Derrida, par un désir de contrôler, de dominer, de surveiller ces éléments de manière que le champ de la connaissance soit libre pour être précis, clair, distinct, formel, tel que le souhaite la métaphysique. La pensée, en tant que connaissance, fonctionne donc comme ce champ de clivage oppositionnel d‟où Derrida va dégager trois piliers qui, en concomitance, soutiennent la penseé métaphysique. Ces piliers sont, comme on a déjà vu, le Logocentrisme, le Phonocentrisme, mais aussi le Phallocentrisme. Avec un seul mot Derrida réfère au Phonophallologocentrisme la compréhension, selon lui, de toute la sphère de la métaphysique. La suprématie de la raison sur la rhétorique ; la suprématie de la voix sur l‟écriture ; la suprématie du masculin sur le féminin. Derrida voit, par ces trois domaines, une exclusion, une rétrogradation de la rhétorique, de l‟écriture et du féminin par, respectivement, la logique, la voix et le masculin. Donc, si pour Derrida ces éléments sont mis en constante surveillance c‟est parce qu‟ils ne sont jamais capables d‟être connus, si l‟on comprend connaissance comme un champ propre, libre de contradictions et clairement défini. Ainsi, les éléments expulsés du champ de la métaphysique portent en soi une impossibilité de définition, c‟est-a-dire qu‟ils sont impossibles d‟être pensés par la philosophie, par la raison, par la logique. La psychanalyse, par exemple, a toujours regardé la femme, ou plutôt le féminin, comme une sorte d‟obscurité. Freud se demandait : « qu‟est-ce que c‟est qu‟une femme ? », et Lacan, rhétoriquement, répondait : « rien, parce qu‟une femme n‟existe pas ». Elle, la femme, ne se configure pas en tant que concept, ne pouvant donc pas être pensé à partir du Phallus, signifiant central et structural de la pensé psychanalytique. La femme – et bien étendu l‟écriture et la rhétorique - est, pour ainsi dire, la rupture de la pensée, la rupture d‟une quelconque possibilité de penser. Cette rupture avec les barrières de la pensée, les limites de la métaphysique, l‟impossible du possible, constituent, en effet, le travail de la déconstruction et, en conséquence, sa sphère éthique - l‟impossible autrui. La rupture c‟est donc le moment où l‟autre arrive. Néanmoins, il vient sans avertissement, inattendu, puisqu‟il ne peut plus être calculé, programmé, intelligible. En d‟autres termes, pour penser l‟autrui, il faut que le calcul, l‟intelligibilité, le programme, soient interrompus, car précisément ce sont ces éléments qui bloquent cette altérité. Donc la pensé de Derrida est par définition une rupture avec l‟ordre de possibilité de la métaphysique, du calcul, ouvrant ainsi la condition de penser l‟autre comme impossible. Mais telle impossibilité coexiste dans la pensée même. L‟autre ne vient jamais dehors, il cohabite depuis toujours avec la structure même qui le dénie. 37 L’autre qui donc je suis : Un très bon exemple pour travailler cette question c‟est celui de l‟animal dont Derrida traite dans son livre « L‟animal que donc je suis ». L‟idée générale de cette œuvre consiste fondamentalement dans le fait que l‟animal, ou comme préfère Derrida, les animaux, c‟est depuis toujours l‟élément constitutif de la condition de l‟être humain. En d‟autres termes, Derrida insinue que quelles que soient les façons de concevoir l‟homme trouvée par la philosophie, depuis Aristote à Lacan, en passant par Descartes, Kant, Heidegger et Levinas, celles n‟ont été possibles que consacrant l‟animal à partir d‟une certaine déficience, débilité. D‟une manière que la seule possibilité de penser l‟idée de l‟homme, ce n‟est qu‟à partir d‟une dégradation de l‟animal en tant qu‟être privé ; privé de logos, de substance divine, de rationalité, de langage etc. L‟animal est donc l‟autre de l‟homme, l‟autre qui réside en lui depuis toujours. Derrida dira : « Depuis le temps, donc. Depuis le temps, peut-on dire que l‟animal nous regarde ? Quel animal ? » Et répond-t-il : « L‟autre »57. Derrida ne dit pas depuis longtemps. Il précise ; depuis le temps. C‟est, donc, depuis le temps, là, dans l‟animal, où l‟homme se découvre. Derrida joue ainsi avec l‟expression «je suis » pour faire allusion à sa double possibilité; « être » et « suivre » à la fois. « Je suis » signifie donc l‟animal que je suis depuis toujours, qui habite et qui reste auprès de moi. L‟animal me rôde et me poursuit. L‟animalité est alors l‟autre de l‟homme que celui-ci doit à tout prix, à partir d‟une oppression massive, oublier, surveiller, nier, cacher de soi même pour qu‟on puisse enfin s‟approprier de son humanité. Craignant tomber sur la bestialité, l‟homme devient donc le maître de son autre, le gardien suprême de sa propre condition en tant que animale rationale. Malgré tout, l‟homme peut, de temps en temps, tomber sur cette animalité, cette brutalité, bestialité, manifestant ainsi son côté le plus ténèbre, le plus violent et le plus irrationnel. La raison signifie, à certains égards, la maison de l‟homme en dernier instance ; là où il peut se mettre à l‟abri de sa propre destruction. Mais on peut par ailleurs voir aussi le même mouvement chez ceux soi-disant critiques de la raison, comme remarquent Derrida ; Heidegger, Levinas et Lacan. Il y a encore chez eux une certaine privation de l‟animal, dont, par exemple, pour Heidegger, d‟une façon très générale, l‟animal serait celui pauvre de monde ; Levinas ne reconnaitrait pas l‟animal comme l‟autre absolu ; et selon Lacan, l‟animal serait celui privé de langage. Derrida observe alors une ligne de rupture imperturbable qui désigne toujours l‟homme comme celui qui a rompu avec la nature en possédant dès lors un privilège par rapport l‟animal. Ce qui est 57 DERRIDA Animal qui donc je suis. p. 18 38 crucial dans toutes les compréhensions de l‟animalité c‟est précisément cette déficience ; cette débilité structurante. Derrida souligne alors : Je prends d‟abord conscience de ce fait massif : dans l‟histoire des grands discours canoniques sur l‟animal, des discours du type philosophique (d‟Aristote à Descartes, de Kant à Hegel, à Heidegger, ou à Levinas, ou à Lacan) (…) des discours du sens commun qui, au fond, sont les mêmes non seulement on tend à confondre toutes les espèces animales sous la grande catégorie de « l‟animal » versus « l‟homme ».58 Derrida remarque aussi le fait que parmi tous les discours sur l‟animal, aucun d‟eux s‟interrogent sur la différence qu‟il y a chez les animaux, de façon que tous se réfèrent aux animaux comme une seule catégorie marqué par le fait qu‟ils sont tous privé d‟humanité. Il dit à cet égard que le discours philosophique ne tient pas compte. De différences entre animaux sexués et animaux asexués, entre non-mammifères et mammifères, ne tient pas compte de l‟infinie diversifié des animaux, en particulier des primates ou de ceux qu‟on appelle des anthropoïdes, avec l‟énorme progrès qu‟on a fait dans le savoir primatologique et éthologique en général.59 Il ne faut cependant pas confondre le discours de Derrida comme une sorte d‟anéantissement de la différence entre l‟homme et l‟animal. Loin de cela, sa pensée consiste plutôt dans une pensée des différences, toujours au pluriel. Bien entendu que ce que Derrida veut en principe donner à penser c‟est précisément cette limite spécifique que la philosophie cherche toujours entre l‟homme et l‟animal. Néanmoins, au lieu d‟effacer la différence entre l‟homme et l‟animal, Derrida préfère penser des différences, de façon qu‟il y ait des différences, différance, indécidables, sur lesquels, homme et l‟animal se trouvent dans un procès de redéfinition et réarrangement réciproque. La déconstruction de cette ligne imaginaire signifie, d‟ailleurs, aussi la déconstruction de tout système métaphysique dès que le mot « l‟animal », au singulier, représente, comme dit Derrida ailleurs, « un signe majeur de logocentrisme et d‟une limitation déconstructible de la philosophie ». En suite il ajoute : Il s‟agit là d‟une tradition qui ne fut pas homogène, certes, mais hégémonique, et a tenu d‟ailleurs le discours de l‟hégémonie, de la maîtrise même. Or ce qui résiste prévalent, c‟est tout simplement qu‟il y a des vivants, des animaux, et dont certains ne relèvent pas ce que c‟est le grand discours sur l‟Animal prétend leur prêter ou leur reconnaître. L‟homme en est un, et irréductiblement singulier, certes, on le sait, mais il n‟y a pas de l‟Homme versus l‟Animal.60 Alors, il ne s‟agit pas tout simplement d‟une anarchisassion absolu entre les espèces, c'est-àdire, trouver un état de total indétermination où l‟homme ne peut même pas se reconnaître, bien au contraire, Derrida dira : Je ne dis pas qu‟il faille renoncer à identifier un « propre de l‟homme », mais on pourrait démontrer qu‟aucune des traites par lesquels la philosophie ou la culture les plus autorisées ont cru reconnaître ce propre de l‟homme n‟est pas rigoureusement réservé à ce que nous les 58 Idem, p. 86 Idem, Ibidem. 60 DERRIDA et ROUDINESCO De Quoi Demain… Dialogue. p. 108. 59 39 hommes appelons l‟homme. Soit parce que des animaux en disposent aussi, soit parce que l‟homme n‟en dispose pas aussi sûrement qu‟on le prétend.61 Alors il y a, évidement, quelque statu de l‟homme, c'est-à-dire il ne s‟agit certes pas d‟une indentification entre l‟homme et les autres espèces, mais cette différence n‟est par ailleurs jamais bien définie ; il y aura donc toujours des différences, des indécidables, des doubles selon lesquels l‟homme et « l‟animal » ne pourront jamais s„écarter rigoureusement l‟un de l‟autre. L‟homme est plein des animaux, plein des autres qui résident dans et avec lui. De l’hôte à la condition d’otage. Ayant donc problématisé l‟autre à partir d‟un travail de libération selon lequel celui-là est dès lors un autre radicalisé, irréductible par rapport à la pensée du même, à la pensée du calcul, Derrida va racheter un concept très cher pour la tradition pour lui redimensionner aussi à partir de ce domaine de la trace, de l‟écriture, de la différance : il s‟agit donc de l‟idée d‟hospitalité. Derrida va proposer à cet égard une hospitalité inconditionnelle, capable alors d‟accueillir l‟autre en tant que trace, en opposition à cette idée d‟hospitalité comme tolérance, qui a été propagée pour toute une tradition rationaliste. Et c‟est particulièrement dans cette perspective qu‟on peut mettre en scène un dialogue entre Habermas, défenseur de cette dernière idée d‟hospitalité, et Derrida lorsqu‟ils débattent à propos de l‟événement 11 septembre. D‟une façon très générale, pour Habermas, le philosophe du dialogue et de la communication, l‟âge pos-moderne se configure essentiellement comme l‟abandonne des idéaux rationalistes du mouvement des lumières, de sorte que tous les événements catastrophiques depuis les deux grandes guerres ont-ils place grâce à un point d‟aveuglement dans notre époque dans ce que concerne aux fondements constitutifs de l‟âge de la raison. Dans ce sens, l‟événement 11 septembre a été en quelque sorte un échoue de la raison où le dialogue a été depuis longtemps oublié entre le monde arabe et les sociétés Occidentaux. Le dialogue serait donc l‟élément essentiel pour rétablir la raison à sa place et, dans ce sens, racheter le vrai sens de la démocratie, perdue dans notre époque. En conséquence, pour que le dialogue ait lieu, il faut que le point de départ soit celui de la symétrie, selon lequel tous les interlocuteurs occuperont foncièrement le même niveau ; une égalité fraternelle entre les parlants établant ainsi, selon Habermas, les fondements pour une effective participation démocratique. Alors, dans ce fonctionnement, l‟hospitalité serait accomplie à partir d‟un accord entre les parts selon lequel celui qui parle et celui qui écoute, comprenant la langue comme une communication mutuelle, arriveront théoriquement à un consensus. Néanmoins, 61 Idem, p. 112. 40 pour qu‟on ait en quelque sorte consensus, il faut présupposer également une certaine tolérance entre les parts, par exemple, tolérance entre les cultures, entre les croyances etc., de sorte que la justice ne peut être bien appliqué qu‟au niveau de la tolérance. Tolérance serait dans ces termes un pré-réquisit pour l‟idée de justice et démocratie chez Habermas. Contraposé à cela, pour Derrida, cette idée de tolérance n‟arrive pas encore au sens d‟éthique sur lequel lui, avec Lévinas, veut travailler. Derrida, contrairement à Habermas, part d‟une dissymétrie absolue entre le moi et l‟autre. Comme on a vu, l‟autre vient toujours avant, n‟ayant pas d‟espace pour cette symétrie dont parle Habermas. Dans le champ de la tolérance, l‟autre est intégré chez moi uniquement s‟il se soumet à un certain régiment dont lui est imposé en avance et qu‟il doit absolument respecter. Le résultat consiste donc en soumettre l‟autre en quelque sorte à un mécanisme de surveillance et control social, que lui contraint, à la fin, en adopter une façon de vivre, une langue, des certains coutumes etc., toujours déterminé par moi. L‟autre dans ce cas ne serait qu‟un objet de ma maison. Derrida va dire en plus que la tolérance se définie en dernière analyse comme une sorte de charité, dont la raison du plus fort prévaut. « Je te laisse vivre, tu n‟es pas insupportable, je te laisse une place chez moi, mais ne l‟oublie pas, je suis chez moi »62. Ainsi, la tolérance selon Derrida représente ce que l‟hospitalité n‟est pas. La tolérance est l‟inverse de l‟hospitalité. En tout cas sa limite. Si je crois être hospitalier parce que je suis tolérant, c‟est que je tiens à limiter mon accueil, à garder le pouvoir et a contrôler les limites de mon « chez moi », de ma souveraineté, de mon « je peux » (mon territoire, ma maison, ma langue, la culture, ma religion etc.) (…) La tolérance est une hospitalité conditionnelle, circonspecte et prudente.63 Il faut donc penser l‟hospitalité hors du domaine de la tolérance, arrivant ainsi à son terme radical ; une hospitalité inconditionnelle. Cette idée d‟hospitalité est donc rétablie dans le cadre de l‟impossible vers laquelle une nouvelle conception d‟hospitalité est mise en place pour saisir un autrui qui n‟a pas de nationalité, de langue, de culture, de contexte, de territoire. Un autrui qui arrive sans même demander d‟excuses. L‟hospitalité inconditionnelle est donc pour Derrida la promesse d‟un accueillement avec laquelle on pourra trouver l‟autre dans sa radicalité. Un autre, comme on sait, qui me précède, qui réside chez moi avant même que je sois là. Donc, il s‟agit en principe d‟une dissymétrie absolue entre moi et l‟autre. C‟est dans ce sens que Derrida va racheter la célèbre expression de Levinas qui dit : avant que l’autre soit notre hôte, c’est nous qui sommes son otage. Ainsi, la tâche de la déconstruction c‟est de rendre tout ce qu‟on peut identifier comme « chez soi » en « chez l‟autre ». Ma maison, je 62 63 DERRIDA et HABERMAS Le « concept » du 11 septembre. p. 186. Idem, p. 186 et 187. 41 répète, est toujours la maison de l‟autre. Je ne suis jamais le propriétaire, mais, je ne suis qu‟un otage de l‟autrui. C‟est donc dans ce contexte que Derrida va présenter la déconstruction dans son expression la plus affirmative, c'est-à-dire qu‟elle porte en elle-même un double « oui », ou si l‟on veut un « oui », « oui » à l‟arriver de l‟autrui. Le premier serait un « oui » inévitable dans lequel l‟autre arrive sans qu‟on ne puisse même pas le refuser. Ce « oui » manifeste un autre qui se trouve là depuis toujours, de façon qu‟il n‟y ait jamais un premier moment où tout m‟est familier pour qu‟ainsi l‟étranger puisse frapper à mon port. Selon Derrida il y a tout d‟abord un « oui » inconditionnel. Toutefois, il ne consiste pas encore l‟événement de l‟hospitalité. L‟hospitalité peut être bien entendue qu‟à partir du deuxième « oui » où réside la responsabilité pour cet autre. Pour cela, l‟idée d‟héritage vient remplir avec l‟hospitalité cet accueillement inconditionnel de l‟autre. L’héritage et le « oui » de la responsabilité. Dans « Les spectres de Marx »64, Derrida, en réfléchissant sur l‟idée d‟ « héritage », qui est aussi pensé dans ce domaine éthique, va donc dire que nous sommes tous des héritiers de Marx, même si on refuse de l‟admettre. Ce qu‟il veut dire avec cette affirmation, c‟est qu‟on parle toujours à travers un certain marxisme. Habitant toujours notre discours, Marx a construit, d‟une manière ou d‟une autre, notre histoire, notre monde, notre pensée. Donc, on ne peut pas fuir de ce domaine marxiste. Ce que Derrida veut dire au fond c‟est que tout discours amène avec soi plusieurs autres sur lesquels ce discours est constitué. L‟idée d‟héritage est aussi inconditionnelle dans le sens qu‟on ne peut pas la dénier. Tous les discours, selon Derrida, sont par excellence des discours des autres. Il faut donc qu‟on fasse justice aux autres qui parlent à travers ma voix, ce qui constitue aussi ma pensée. Néanmoins, ces autres qui parlent à travers moi ne sont pas des sujets, ne sont pas non plus des substances. Ces autres qui accèdent à moi ne sont, dit Derrida, que des traces. Si on trouve l‟autre par un discours cela implique que cet autre est constitué par d‟autres aussi. Par exemple, si les autres de Derrida, ceux qui parlent avec et à travers lui, sont Heidegger, Nietzsche, Freud, Levinas, Kierkegaard, Marx et autres ; les autres de Heidegger, par exemple, sont, Husserl, Kant, Hegel, Nietzsche etc. De telle façon, si on s‟engage dans une recherche éternelle pour les autres des autres des autres des autres, jusqu'à infini, on ne va avoir que des traces. C‟est donc dans cette idée de « trace » que Derrida veut penser l‟altérité. Altérité en tant que trace, ni présent, ni absent. Altérité spectrale, ni vivant, ni mort. Les autres sont donc 64 DERRIDA Spectres de Marx. Edition Galilée, Paris, 1993. 42 des vestiges en moi, des vestiges qui je ne peux même pas les contrôler. Toutefois, si on ne peut pas les contrôler, on peut, au moins, être responsable pour eux et cela c‟est le point capital de l‟éthique derridienne. La responsabilité pour ces autrui constitue le tournant éthique chez Derrida. Cela se configure donc comme le deuxième « oui », le « oui » d‟accueillement et de l‟hospitalité. En fait ce deuxième « oui » n‟est pas moins que dire oui au premier « oui ». Dit autrement, il s‟agit d‟une acceptation de cet autre qui, comme nous venons de la voir, nous habite, et depuis toujours. Il s‟agit donc d‟un passage à la responsabilité pour ces autres qui nous parviennent. Derrida va penser l‟éthique comme une responsabilité qui est, à la limite, impossible. La déconstruction se définit donc comme une éthique de l‟impossible car cet autre est, lui-même, de l‟ordre de l‟impossible. 43 DE QUEL POLITIQUE...? « Amitié, Démocratie et Justice chez Derrida ». Au cours de notre recherche, nous sommes, enfin, arrivés au troisième moment du travail. Au ce point là, nous allons nous concentrer plus particulièrement sur le contenu politique de la déconstruction. Cette tâche ne sera néanmoins qu‟un déroulement de la discussion que nous suivons jusqu‟ici à l‟égard d‟une responsabilité infinie vers l‟autrui ; cet autrui toujours à venir dans un temps non-programmable, non-calculable ; dans un temps sans horizon. En somme, il nous faut, donc, retrouver la politique en concevant toujours cet infini autrui. Alors, de quel politique s‟agit-il chez Derrida ? * Le terme « politique » dans l‟œuvre de Derrida – aussi bien que tous les autres avec lesquels nous sommes mis vis-à-vis jusqu‟ici - doit être compris dès ses premiers écrits, ce qui reviens à dire qu‟il faut, en effet, le travailler dans la pensée derridienne d‟une façon globale, et non pas, par exemple, comme un concept inauguré dans un certain moment, où on pourrait le saisir dans un discours systématique et bien articulé. De manière que, tel comme le discours éthique n‟a du sens qu‟à partir d‟une relation dissymétrique avec le tout autre – trouvé toujours dans un rapport avec la différance - l‟idée de politique chez Derrida n‟est compréhensible que si on la tient, elle aussi, à partir de sa relation avec l‟écriture, la trace etc. Cela veut dire que la politique va résider désormais dans ce mouvement de déplacement éternel qui, comme on a vu, ébranle la structure de la pensée de la présence. Ainsi, à prendre dans son « essence » le concept de politique signifie se situer dans cet autre champ de compréhension. En outre, c‟est à partir du remplacement du concept de politique vers ce champ-là que nous pouvons finalement repenser Derrida en tant qu‟un penseur politique par excellence, au lieu de penser la politique tout simplement comme un élément de plus qui constituerait son corps théorique. Alors, c‟est plutôt la politique qui garde la déconstruction, et non le contraire. Bien entendu que la force de son discours politique n‟a effectivement lieu qu‟à partir des années quatre-vingt dix, époque du effondrement du bloc socialiste, fondant, donc, ce qu‟on a décris comme le « période » éthico-politique de la déconstruction. Dès cette époquelà, Derrida se concentrait plus particulièrement sur ce sujet, en produisant des œuvres comme, par exemple, « Voyous », « Politiques de l‟Amitié », « Autre Caps », « Le concept 11 Septembre », « Force de Loi », parmi d‟autres. Par contre, comme bien remarque M. 44 Goldschmit, on peut clairement observer que, dès la Grammatologie, dans le chapitre consacré Lévi-Strauss sur l‟origine de l‟écriture, lorsque Derrida analyse « comment le pouvoir et la violence sont impliqués dans l‟écriture, à son origine et dès la question de son apparition » 65, il y a déjà là, sans doute, la confirmation que l‟écriture ne va jamais sans une certaine teneur politique. Dans ce cas là, Derrida essaie de déconstruire une prédominance ethnocentrique chez Lévi-Strauss qui, malgré les efforts de celui-ci en la dépasser, il va lui rester toujours une sorte d‟ethnocentrisme cachée66. La critique ethnocentrique qu‟on trouve là-dessus est en quelque sorte solidaire avec la critique à l‟ethnocentrisme d‟une façon plus général ; disons, à l‟égard, par exemple, d‟un certain colonialisme et totalitarisme prédominants dans toute l‟histoire des sociétés Occidentales. C‟est dans cette voie qu‟on ne peut pas ignorer une ouverture au questionnement politique élaboré par Derrida. Ainsi, la déconstruction représente au fond un problème politique dans la mesure où celle va désarticuler un certain nucléo totalitaire réglé toujours par le primat d‟une présence pleine. Et c‟est tel mouvement qui va, dans un sens plus étroit, ouvrir l‟espace à la différance et à l‟altérité, permettant ainsi de penser la politique à partir de l‟écriture. En d‟autres termes, il faut reprendre la politique à partir de ce champ différencié, où les éléments se trouvent depuis toujours dans un mouvement continuel des envois et renvois sans jamais établir un nucléo régent et organisateur. Cependant, face à cela, on pourrait supposer que, grâce à l‟importance donnée à la singularité et aux différences, Derrida n‟aurait pas vraiment un positionnement politique. Et, néanmoins, cela se passe au sens inverse; c‟est justement parce que la déconstruction est politique qu‟elle ne se réduit point à un mouvement impartial et neutre. C‟est donc précisément parce qu‟elle est politique qu‟elle est action, opération, bref; mouvement de résistance. Autrement on tomberait dans ce qui a déjà été si discuté dans le premier chapitre, mais qui est toujours pertinent de le reprendre, car il y a toujours la tendance d‟identifier la déconstruction avec tout ce qui exprime relativisme, nihilisme etc. Alors, c‟est à nous de mettre en lumière, dès lors, le vrai positionnement politique de la déconstruction et comprendre, alors, comment une pensée de l‟écriture peut trouver quelque sol politique. De passage en Egypte. À une certaine occasion, dans les années soixante-dix, Derrida se rendit en Egypte pour une conférence et d'assister aussi à une table ronde au sein du « Haute Conseil de la 65 66 GOLDSCHMIT, M. Une langue à venir: Derrida, l’Ecriture hyperbolique. Lignes, 2006. P. 17. DERRIDA, De la Grammatologie. 45 Culture» arabe. Dès que cet événement a eu lieu, Moghith Anwar, un professeur de philosophie à l'Université du Caire, réfléchissait sur la question d‟une possible représentation politique du philosophe en ce moment-là. En d‟autres termes, Moghith s‟interrogeait sur les intentions politiques qui se cachaient derrière le discours de Derrida. Il lui semblait, à vrai dire, qu‟il s‟agissait d‟un jeu politique à travers lequel Derrida, étant un penseur d‟origine juive, possédait une série d‟artifices implicites dans sa propre pensée, afin de propager, parmi d‟autres choses, une certaine suprématie du people juif sur les arabes et, en plus, chercher une justification théorique qui pouvait légitimer l‟Etat d‟Israël en Palestine. Selon Moghith : La charge de Derrida contre l‟eurocentrisme ramené à l‟époque de la Grèce antique, ne seraitelle pas une tentative de faire valoir la dimension judaïque de la culture européenne? Son attachement au thème de l‟hospitalité ne consiste-t-il pas a inviter les arabes d‟admettre l‟existence de l‟état d‟Israël parmi eux par hospitalité ? La négation derridienne du sens, de la vérité et du centre, ne retire-t-elle pas toute légitimité à une éventuelle alternative à l‟ordre établi ? La déconstruction ne serait-elle pas l‟idéologie de la mondialisation qui vise à déconstruire les États nationaux et dissoudre les éléments du monde dans un mélange informel dirigé par l‟économie de marché capitaliste ? Ce statut ontologique de premier plan que Derrida accorde au concept de jeu, est-ce un moyen pour détourner la philosophie des affaires sérieuses, réelles et dramatiques de ce monde ; pour ne s‟intéresser qu‟à la distraction par le jeu des mots ?67 Une analyse attentive de ce contexte nous révèle que, du fait que Moghith avait une origine arabe, c‟était particulièrement lui qui pouvait en effet nous mettre face à face avec ce genre de questions. Il est bien probable que cela passerait de façon inaperçue si c‟était quelqu‟un d‟autre qui ne favorisait pas, en quelque sorte, une tension politique entre les deux ethnies en conflit ; i.e, quelqu‟un qui ne mettait pas en scène toutes les questions touchant à ces deux peuples. Moghith relève, donc, des arguments importants, malgré de ne pas forcément correspondre, comme on va les voir, à la pensée de Derrida ; néanmoins ceux sont des points d‟extrême importance ici, lorsqu‟ils promeuvent une discussion au niveau politique chez Derrida. Le point essentiel ici c‟est de remarquer que, selon le professeur, la pensée de Derrida serait vinculée à une certaine stratégie discursive selon laquelle supposerait que, même des concepts comme, par exemple, celui de l‟ « hospitalité inconditionnelle », serait tout simplement une ruse politique à service d‟un système libéral-économique en marche dans les sociétés Occidentales. Et pour dire les choses plus rapidement, la déconstruction, malgré toute sa critique à la métaphysique, consisterait, elle aussi, d‟un dispositif de contrôle à service d‟un certain impérialisme. 67 MOGHITH, A. Le Politique dans les Textes ; in Derrida à Alger : un regard sur le monde. Essais. p. 73. 46 Naturellement, Moghith reconnaît qu‟il serait, si non injuste, au moins naïf d‟interpréter Derrida selon ce point de vue : « Ces interprétations sont peut être simplistes, hâtives, basées sur le malentendu. Elles reflètent le manque d‟une lecture sérieuse de l‟œuvre de Derrida », mais, quand même, il souligne sa légitimité à l‟égard d‟un positionnement politique dans les textes de Derrida : « Néanmoins, la préoccupation politique reste légitime »68. Face à telle situation, on se demande, donc, comment trouver un positionnement politique de la déconstruction sans, pour autant, tomber sur le vieux piège politique Occidentale forgé par les principes de domination et colonialisme ? Telle problématique se présente ici comme la question structurelle de ce chapitre. Politique de l’amitié. J‟insiste toujours à dire que tous les termes travaillés par Derrida, quel que ce soit, n‟ont de sens que s‟ils sont pensés à partir d‟une indicibilité originaire, c'est-à-dire à partir d‟une duplicité constitutive. Donc, c‟est toujours à partir de cette logique qu‟il faut lire Derrida, si on veut le comprendre dans son expression, la plus profonde. Ceci est le point de vue sur lequel Derrida va analyser comment le concept de l‟amitié, dans toute la tradition philosophique, excède, d‟une façon ou d‟une autre, la logique de l‟identité et du calcul, de sorte que Derrida va la penser plutôt à partir de l‟écriture et de la trace. Et c‟est dans cette même veine qu‟on va penser la politique ; hors du champ du contrôle et de la force, et plus étroite d‟une certaine idée d‟ami ; une « amitié à venir ». C‟est, donc, dans ce contexte qu‟il relève l‟expression d‟Aristote : « O mes amis, il n‟y a nul amis »69. Voici une expression que présente, dans une même phrase, une disjonction. 68 Idem, Ibidem. Il s‟agit, il est vrai, d‟une phrase d‟Aristote, mais, il est important de dire aussi que Derrida la trouve chez Montaigne, dans son essai sur l‟amitié. Cela est très significatif ici parce que, au fur et à mesure que Montaigne s‟efforce pour exprimer le sens d‟une vraie amitié, comme celle qu‟il avait pour son copain Etienne de la Boétie, il se rend en compte des limites de toute littérature sur ce sujet qui, notamment chez les classiques, n‟arrive jamais à une définition précise sur tel sentiment, du moins ce qu‟il attribuait à Boétie. Il n‟y avait rien que symbolise en effet à ce que son partenaire lui signifiait. Aucune relation, même pas celle parentale ni celle fraternelle, voire amoureuse, rien de rien ne pourrait décrire tel amitié. Dans une relation entre père et fils, par exemple, cela ne peut pas encore symboliser l‟amitié car elle exige toujours une certaine implication hiérarchique, ce que, dans une véritable amitié ne peut pas marcher. Entre des amoureux, d‟autre part, il y aura toujours un lien véhément et impétueux, car l‟amour est si souvent représenté par un feu téméraire et fiévreux, selon Montaigne lui-même. Néanmoins, dans l‟amitié réside une chaleur générale et universelle ; tempérée et égale. Ainsi, l‟amitié demeure pour toujours, selon Montaigne, quelque chose d‟ineffable et très énigmatique ; en somme, quelque chose qui appartient, non pas au champ de la connaissance, mais foncièrement à celui de expérience-même. En d‟autres termes, l‟amitié, pour Montaigne, est irreprésentable, c'est-à-dire jamais connue par des moyens rationnels et descriptives. Et, ici, je me sens obligé de le cité, dans une des passages, une des plus belles de cet essai, quand il résume en quelques mots cette idée, si non incompréhensible, au moins inexprimable d‟amitié: « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont 69 47 « Une déclaration presque impossible »70, comme dira Derrida. Mais, c‟est spécialement cette déclaration qui va organiser toute la discussion sur l‟amitié, désorganisant également toute la structure logique sur laquelle l‟idée d‟amitié se liait au schéma de la fraternité. Cette liaison entre amitié et fraternité, c‟est précisément la liaison sur laquelle s‟organise l‟idée d‟amis selon la vertu du calculée et calculable. C‟est ainsi que se passait l‟histoire de l‟amitié, inaugurée par l’Ethique à Nicomaque d‟Aristote71. Une histoire qui a beaucoup insisté sur la rationalité de cet affect ; beaucoup plus que, par exemple, l‟idée d‟amour pourrait représenter et que, pour cette raison, c‟est elle, l‟amitié, qu‟on va trouver à la base de la pensée de la politique. L‟ami d‟Aristote est, ainsi, un ami qui aime, avant d‟être aimé. Cela est la condition ultime de l‟amitié, qui, comme dit Derrida, donne à l‟ami la possibilité de survivre. « Survivre, c‟est donc à la fois l‟essence, l‟origine et la possibilité, la condition de possibilité de l‟amitié, c‟est acte endeuillé de l‟aimer »72. Et c‟est, donc, dans cette perspective qu‟il trouve place pour le calcul et pour le choix des ceux qu‟il faudra plus et mieux aimer 73. Néanmoins, Derrida va remarquer toute en suite la tension qui reste dans cet idée, car il est instauré d‟immédiat une disjonction entre, d‟une part, l‟« ouverture de l‟aimance qui révèle de l‟absolu ou de l‟inconditionnel » et, d‟autre part, « l‟arithmétique de la hiérarchie et de la sélection ». Alors, il y aura toujours des amis, et, néanmoins, un nombre restreint d‟amis.74 Mais, combien d‟eux précisément ? Est-ce qu‟on est capable de les compter ? C‟est alors dans ce domaine de l‟aporie de l‟amitié – aporie qui réside à la base de la politique depuis Aristote - qu‟on trouve également l‟aporie de la politique. Une fois établie ce lien, entre la politique et l‟amitié, s‟il m‟est permis ici, je voudrais bien suivre la discussion sur ce thème à partir du concept de politique chez Carl Schmitt, dans son œuvre « La notion du Politique ». qu‟accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s‟entretiennent. L‟amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l‟une en l‟autre d‟un mélange si universel qu‟elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l‟aimais, je sens que cela ne peut exprimer qu‟en répondant : « Parce que c‟était lui, parce que c‟était moi ». (MONTAIGNE, Les essais, p. 145) 70 DERRIDA, Politique de l’Amitié, p. 17 71 DENKENS, O. Derrida pas à pas, p.166 72 Politiques de l‟Amitié p. 31 73 Derrida pas à pas. p.167 74 Idem, Ibidem. 48 Ami/ennemi chez Carl Schmitt. Grosso modo, Schmitt cherche une définition exacte du concept de politique à partir des pôles ami/ennemi. Selon lui, cette configuration est l‟hypothèse de l‟idée même de l‟État. Autrement dit, il n‟est plus l‟État, celui qui fournirait la substantialité de la notion de politique, mais l‟inverse, c‟est irrémédiablement le concept de politique qui doit prescrire celui de l‟État. Dans ce sens, selon Schmitt, ce concept de politique consiste à rigueur dans la structure même d‟État de sorte que, hors du politique, c‟est la notion même d‟État qui devient confuse et imprécise. Il n‟y a d‟autre issue ; la formulation ici est catégorique : l‟État ne peut soutenir son unité que conservant une définition du politique comprise dans les termes d‟ami/ennemi. Mais, quelles sont les implications d‟une telle affirmation et, en plus, c‟est quoi précisément cette opposition ami/ennemi ? Si Schmitt se sert de dichotomies chères à la métaphysique, comme, par exemple ; dans le champ de la moral, la distinction entre le bien et le mal ; dans le champ esthétique, entre le beau et laid ; dans le champ économique, entre l‟utile et le nuisible : il n‟a d‟autre but que de trouver les éléments qui composeraient le jeu d‟opposition dans le champ du politique. Ainsi, « la distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c‟est la discrimination de l‟ami et de l‟ennemi »75. Mais telle distinction garde une particularité, à savoir, elle est, en principe, auto-suffisante. Cela veut dire qu‟elle ne consiste, d‟un côté, ni dans une extension d‟autres domaines - soit celui de la moral, soit celui de l‟esthétique – ni, d‟autre côté, dans une sous-détermination catégoriale. Par conséquent, l‟essence du politique ne peut, donc, être ancrée sur aucun d‟autre sol qui ne soit pas celui d‟ami/ennemi. Dans ce contexte, ce concept est par définition un concept autonome et original et le sens ultime de cette distinction fait signe uniquement à l‟expression d‟union ou de désunion, c'est-à-dire d‟association ou de dissociation. A cet égard, comme nous dit Schmitt : ce jeu d‟opposition « peut exister en théorie et en pratique sans pour autant exiger l‟application de toutes ces distinctions morales, esthétiques, économiques ou d‟autres»76. C‟est pourquoi il n‟est pas correct d‟interpréter la notion d‟ennemi comme un résultat, ou même une analogie, à la notion de laid ou de mal. Et, dans cette même logique, il ne serait pas cohérent du tout concevoir l‟ami comme celui qui est bon ou beau. L‟ennemi - celui fondamentalement politique - est défini, tout proprement et simplement, par le fait qu‟il est un étranger, c'est-à75 76 Schmitt, C. La Notion de Politique. p. 64 Idem, p. 65 49 dire un autre, de façon que, quel que soit son contenu prédicatif, ce sera, selon Schmitt, touta-fait inutile. Autrement dit, il s‟agit au fond d‟un concept essentiellement formel d‟ami ou d‟ennemi, dont ses contenus sont ici complètement mis à l‟écart. C‟est bien pourquoi Schmitt déplace également cette notion du niveau psychologique, où les ennemis sont facilement considérés comme des mauvaises ou laides. Il s‟agit, donc, de concepts purs et indépendants. D‟ailleurs, Schmitt précise encore plus: « ces concepts opposés ne sont ni normatifs ni purs intelligibles »77. Ils sont, pour ainsi dire, purs, mais non intelligibles. Il n‟y a aucune définition de l‟ami et l‟ennemi, j‟insiste, au-delà d‟un simple regroupement des personnes qui sont destinés à faire face à un autre group - l‟applicabilité de cette opposition est fondée uniquement sur ce fait. Comme dit Schmitt : « L‟ennemie, ce ne peut être qu‟un ensemble d‟individus groupés, affrontant un ensemble de même nature et engagé dans une lutte pour le moins virtuelle, c'est-à-dire effectivement possible »78. Dans ce contexte, l‟ennemi lui-même n‟a de sens que si on l‟entend comme un ennemi public ; le seule moyen qui nous permet de reconnaître l‟étranger. C‟est la raison pour laquelle l‟ennemi est toujours hostis, et non inimicos, dont le premier c‟est l‟ennemi publique tandis que le deuxième est le privé. L‟ennemi en tant que hostis est par définition le sens politique de l‟ennemi. Et, c‟est pour cette raison que, selon Schmitt, il est essentiel l‟établissement d‟un État qui permet, en dernier instance, un groupement d‟un people (à la seule condition que ce people soit nécessairement en opposition à d‟autres). C‟est, donc, dans l‟intérieur de l‟État que l‟unité politique peut s‟organiser, donnant, ainsi, lieu pour que cette configuration ami/ennemi ne soit pas à peine possible, mais plutôt réelle. Selon Schmitt, il faut que ce noyau organisateur du concept de politique soit efficacement capable de conduire tout un people, afin de réaffirmer son identité, à anéantir un autre - cela signifie en dernier analyse qu‟il faut absolument maintenir une possibilité réelle de guerre. Il ne s‟agit, donc, pas ici de symbolisme ou des métaphores, mais foncièrement d‟un antagonisme concret, c'est-àdire d‟une situation réelle de lutte. C‟est dans ce contexte que Schmitt affirme : « le concept d‟ennemi inclut, au niveau de la réalité concrète, l‟éventualité d‟une lutte »79. Ou encore : « Les concepts d‟ami, d‟ennemi, de combat tirent leur signification objective de leur relation permanente à ce fait réel, la possibilité de provoquer la mort physique d‟un homme »80. 77 Idem, p. 67 Idem, Ibidem. 79 Idem, p. 70. 80 Idem, p. 71 78 50 Il n‟est, en effet, que dans la radicalisation de l‟hostilité, plus précisément dans son actualisation ultime, que le concept de politique peut, enfin, assurer sa bonne direction. C‟est, dans ce contexte, qu‟il faut aussi bien garder une unité politique que celle de souveraineté. Selon Schmitt, il n‟est que lorsqu‟un État souverain est capable d‟annuler tout les conflits internes - comme par exemple, les conflits par rapport aux partisans ou par rapport aux questions de nature économique etc. - pour conduire tous à une situation de guerre imminente, il est, donc, uniquement dans ce cas, qu‟on peut penser à l‟idée de politique chez Schmitt. Autrement dit, Quelle que soit la situation : il résulte de cette confrontation avec l‟éventualité de l‟épreuve décisive, celle du combat effectif contre un ennemi effectif, que toute unité politique est nécessairement ou bien le centre de décision qui commande le regroupement ami-ennemi, et alors elle est souveraine dans ce sens ou bien elle est tout simplement inexistante 81. La conclusion qui est ici inévitable c‟est la suivante : dès qu‟on imagine un monde soidisant homogène, capable ainsi d‟éradiquer définitivement la distinction ami/ennemi, ce monde-là, selon Schmitt, ne mettait certainement pas en scène une situation de paix universelle, c'est-à-dire il ne créerait point une ambiance idyllique où l‟imminence de guerre ne serait d‟autre chose que des rumeurs, mais au contraire ; une telle évacuation des ces pôles impliquerait un monde où les notions mêmes de politique et celle d‟État seraient, dans leurs essence, en ruines. L’ennemi pur et ses contradictions. Avant de s‟opposer à Schmitt, Derrida se laisse, dans une certaine mesure, séduire par la nouveauté de la pensée schmittienne. Il est tout-a-fait remarquable comment l‟authenticité de sa pensée fait signe directe avec le monde d‟aujourd‟hui, surtout si on pense, par exemple, à la situation politique dont on doit faire face depuis la chute du communisme et, aussi, à un certain sentiment de désillusion idéologique trouvée d‟une façon générale dans le monde Occidental. En d‟autres termes, Derrida observe, à cet égard, comment la situation actuelle du monde, plus précisément, la perte de l‟Union Soviétique, disons, comme un ennemi identifiable, semble figurer au schéma proposé par Carl Schmitt.82 Toutefois, la configuration bien définie d‟ami/ennemi en tant qu‟origine élémentaire et fondatrice de la politique, n‟a jamais paru, aux yeux de Derrida, suffisamment convaincante pour penser la politique. Derrida soupçonne, en principe, de toute l‟instance, qu‟elle que soit, qui réclame à soi-même une certaine pureté ou une certaine légitimité transcendante ; un registre où les éléments peuvent, à la fois, fonder et organiser un certain champ théorique - bien que Schmitt insiste 81 82 Idem, p. 79. Derrida pas à pas, p. 169 51 toujours sur le fait que la politique, sur son point de vue, ne suppose pas un vocabulaire abstrait et idéal. Néanmoins, en dépit de ce que Schmitt affirme, Derrida voit nettement dans sa pensée une tentative d‟attribuer à l‟idée de politique une notion pure et transcendantale. C‟est, donc, à partir de ce mouvement que Derrida va s‟interroger dans quelle mesure il est possible de mettre en marche une telle conception sans, pour autant, se laisser contaminer par dérivations et éventualités. Dans ce sens, au fur et à mesure que Schmitt s‟engage pour sauver une idée pure de politique, il est, d‟une façon ou d‟une autre, contraint d‟établir des dualités, comme, par exemple, hostis et inimicus, comme on a vu, et Polemos et Stasis, dont la première représente la guerre à proprement parler, tandis que la deuxième est la guerre comprise comme guerre civile. Dans « La Notion de Politique » il y a déjà une invocation de cette distinction quand Schmitt dit que : « La guerre est une lutte armée entre unités politiques organisées, la guerre civile est une lutte armée au sein d‟une unité politique.83 ». Selon Derrida, cela ne configure qu‟un déroulement de la première distinction, entre hostis et inimicos, et, donc, il va resituer le véritable signifié de politique non pas comme Stasis, mais plutôt comme Polemos. Dans ce sens, Stasis ne serait qu‟une guerre intérieure, une émeute, une rébellion dans le sein même de la famille, tandis que Polemos consiste la guerre à proprement parler ; la guerre contre les barbas, contre l‟étranger, contre l‟ « autre ». Autrement dit, il n‟est pas étonnant ici de vérifier une certaine logique subjacente dans ce mouvement, où il y aura toujours une identification du premier élément, Stasis, avec celui de l‟ennemi intime, l‟inimicos. D‟autre part, l‟idée de Polemos serait plus ou moins conforme celle de hostis, qui, selon Schmitt, représente l‟ennemi lui-même, celui qui vient de l‟extérieur, l‟étranger ; le vrai ennemi. Stasis symboliserait pour ainsi dire une maladie naturel qui contaminerait, de l‟intérieur, la pureté du politique ; une dénaturation dont le seul but consiste à désorganiser l‟unité d‟un État et, pour autant, celle du people. Dans ce sens, il y aura toujours une tentative de effacer et de nier ces éléments qui, d‟une façon ou d‟une autre, contaminent internement le concept de politique et qui rendent impure et imprécise la structure de la politique même. Cependant, Derrida souligne que cette distinction est originaire chez Platon et qu‟elle reste, en quelque sorte, de manière imperturbable chez Schmitt. Celui-ci essaie, à son tours, de mettre en marche l‟essence du Polemos, sans néanmoins s‟interroger au fond comme Platon concevait effectivement ces oppositions. En d‟autres termes, Derrida remarque que Platon luimême était conscient de l‟implacabilité de telle distinction dans le cadre du monde empirique. 83 La Notion de Politique. p. 70. 52 Il savait en fait que cela ne devrait rester que dans le plan théorique, ou pour ainsi dire dans le monde des idées. Comme dit Derrida, « en vérité, toutes celles que propose ou rappelle Platon – restent idéales. Aucun langage empirique de fait n‟y est pleinement adéquat »84. Mais, par ailleurs, on sait bien que, pour Platon, c‟est précisément parce que ces dichotomies se trouvent sur un plan idéal qu‟elles portent en soi la vérité et, pour autant, elles peuvent effectivement commander et conduire le vrai sens : Cette improbabilité n‟empêche pas, elle commande au contraire selon Platon, on le sait, de décrire en toute rigueur ces structures purs de l‟État idéal ; car elles donnent leurs sens, en droit, en principe, a touts les concepts et donc a tous les termes de la philosophie politique.85 Toutefois, si telles oppositions sont mises en pratique, c'est-à-dire dans le monde empirique, telle distinctions deviennent floue et imparfaite, de façon qu‟il sera impossible une séparation simple et adéquate de ces termes. C‟est la raison pour laquelle il faut les saisir uniquement sur un plan idéal. Il s‟ensuit que, pour Platon, il serait tout particulièrement la nature en tant que physis, le point de contact de ces deux termes, comme suit Derrida : Il reste que la distinction polemios/stasis, prise justement dans cette pureté, implique déjà un discours sur la nature (phusis) dont on se demande comment Schmitt peut l‟intégrer, sans aller y voir de plus près, dans sa théorie générale.86 « Les deux noms, continue Derrida, auxquels tient Platon, n‟oublions jamais qu‟ils devraient nommer rigoureusement, dans leurs puretés idéales, deux choses qui sont dans la nature. »87 La pureté de ces deux formes représente chez Platon un paradigme, toujours inaccessible sauf pour le discours. « Il est impossible de mettre en œuvre la rigueur d‟une telle limite conceptuelle. On ne peut pas faire ce qu‟on dit… Aucune praxis ne peut correspondre à ce qu‟on dit une léxis »88 Ainsi, lorsque Schmitt prend telle distinction comme la marque cruciale de sa pensée, ou encore, lorsqu‟il choisit son concept d‟ennemi à titre d‟un concept foncièrement politique, croyant, pour autant, pouvoir l‟appliquer dans la pratique, c‟est, donc, dans ce moment-là que Derrida va pointer ce qu‟il appel des paradoxes du discours. « En pratique, autrement dit dans cette pratique politique qu‟est l‟histoire, cette différence entre Stasis et Polemos n‟a jamais lieu. On ne la trouve jamais. Jamais concrètement. Introuvable par conséquent demeure la pureté du polemos ou de l‟ennemi par laquelle Schmitt entend définir la politique. » (134 PA) Certes, tel concept de politique demeure un concept stricto sensu, car il fournit au politique un contenu substantiel. Toutefois, selon Derrida : « aucun événement politique ne peut être 84 Politiques de l’Amitié, p. 112 Idem, Ibidem. 86 Idem, Ibidem. 87 Idem, Ibidem. 88 Idem, p. 133. 85 53 correctement décrit ou défini à l‟aide de ces concepts ».89 Et, c‟est bien pourquoi Derrida décrit ce mouvement comme un mouvement fondamentalement paradoxal, comme une inadéquation du concept propre au concept lui-même. Le politique chez Schmitt se trouve, alors, depuis toujours prise dans cette ambigüité originaire, qui se manifeste dans l‟ordre du politique et dans la pratique du politique. En tout cas, il est impossible de mettre en marche une définition précise de la frontière entre ami et ennemi. Schmitt souhaite trouver, dans le champ concret de la réalité, cet ennemi idéal ; un ennemi réel dépourvu d‟un contenu prédicatif quelconque. La pureté du politique, selon Derrida, c‟est, dans son origine, l‟impureté même ; un terme qui est dans sa propre nature contaminé. Le rêve platonique de Schmitt, en s‟appuyant sur la pureté du politique et, pour autant, en décrétant : celui-ci est mon ami / celui-là est mon ennemi, c‟est, d‟une façon ou d‟une autre, obstrué dans la pratique. Selon Derrida, Schmitt est coincé entre la pureté théorique et l‟impureté pratique du concept de politique. Et, si Derrida met, d‟une part, Schmitt en face ce paradoxe c‟est uniquement pour faire sortir une impureté interne à la politique même. Aussi bien l‟ami que l‟ennemi chez Schmitt vont se manifester comme des concepts poreux et indéfinis. Et, donc, cette imprécision dans leurs racines va conduire Derrida vers une réflexion sur l‟idée d‟ami comme une idée irrémédiablement indécidable. Ce mouvement va le rapprocher, de plus en plus, d‟une idée d‟ami qui se trouvait déjà chez Nietzsche, et que nous allons la racheter maintenant, afin de penser un autre genre d‟ami ; un ami qui porte en soi une logique paradoxale ; un ami qui ne s‟exprime que dans la solitude absolue. L’ami impur et ses possibilités. L‟ami, dont nous allons penser avec Nietzsche, fait signe avec un tout autre genre d‟amitié ; un ami qui porte en soi la trace d‟une amitié impossible. Telle amitié ne se donne qu‟entre les solitaires ; une amitié qui se manifeste, non pas par la proximité ou par la communion, mais plutôt par l‟éloignement et par la solitude. Tel ami, dont nous parle Nietzsche, ne peut s‟exprimer qu‟à partir de la différance, d‟un à venir ; un ami singulier de l‟écriture, du jeu et de la trace. L‟ami de Nietzsche nous conduira jusqu‟aux paradoxes et aux apories qui, pour Derrida, constitue la base d‟une politique de l‟ « à venir » et, donc, d‟un nouveau concept de démocratie ; une « démocratie à venir ». Mais, pour comprendre les paroles de Nietzsche, il faut d‟abord garder à l‟esprit qu‟il ne s‟agit pas ici d‟un penseur de la certitude ou de la stabilité, mais plutôt d‟un penseur du 89 Idem, p.134. 54 « peut-être » et de l‟inconstance. Et, tel point c‟est peut-être le plus important aspect, comme souligne Derrida, pour suivre Nietzsche dans la bonne voie. Mais il faut garder aussi à l‟esprit que le « peut-être » de Nietzsche ne correspond absolument pas à une faiblesse du point de vue cognitif, représentant ainsi une doute ou une hésitation à choisir entre ceci ou cela, mais, il s‟agit, au fond, de la pensée, elle-même, du « peut-être ». C‟est alors cette pensée du « peutêtre » ce qui fonderait l‟indicibilité, l‟événement non-programmable, non-calculable, en somme, la seule possibilité d‟un à venir, ce qui n‟a de place que dans l‟impossible. Et, comme on sait, il n‟est qu‟à travers cette possibilité d‟un impossible où l‟indécidable va s‟exprimer comme condition ultime de toute décision à proprement parler. Derrida le dit : « Que serait d‟un avenir si la décision était programmable et si l‟aléa, si l‟incertitude, si la certitude instable, si l‟inassurance du « peut-être » ne s‟y suspendait à l‟ouverture de ce qui vient, à même l‟événement, en lui et a cœur ouvert ? »90 Ce « peut-être », qui rompt avec la certitude de la pensée, va également ouvrir un espace pour un certain suspense, c'est-à-dire une certaine interruption qui promouvra, donc, une instabilité sur les piliers de la pensée. C‟est précisément la raison pour laquelle, pour avoir une telle amitié de cœur ouvert - où l‟ami va se confondre avec l‟idée de tout autre -, il faut absolument que nous nous tenions toujours dans la pensée du « peut-être ». La pensé du « peut-être » va accompagner ici toute la logique de l‟amitié chez Nietzsche au moment où il évoque les philosophes de l‟avenir : ces amis qui penseraient, avec lui, ce que ne peut être pensé que dans la solitude ; ces fous avec qui il faut partager ce que n‟est jamais partageable : la solitude absolue, la singularité radicale. Nietzsche cherche, donc, une autre communauté de philosophes. Un genre de philosophes prêtes à accepter la contradiction, l‟opposition, la coexistence de valeurs incompatibles. Ces philosophes doivent, donc, rompre à tout prix avec les canonnes grecs ou chrétiens de l‟amitié, et également avec une certaine politique et une certaine idée de démocratie. Ceux sont des étranges amis, qui convoquent un « nous » toujours en formation, en préparation ; des amis inaccessibles, comme dit Derrida : Nous sommes d‟abord, comme amis, des amis de la solitude, et nous vous appelons à partager ce qui ne se partage pas, la solitude. Des amis des tout autres, des amis inaccessibles, des amis seuls parce que qu‟incomparables et sans commune mesure, sans réciprocité, sans égalité. Sans horizon de reconnaissance, donc.91 Une amitié sans vérité : c‟est enfin ce que retient les amis de Nietzsche - et aussi ceux de Derrida. Mais, quel genre d‟ami est-ce ? Une amitié selon laquelle il faut s‟exprimer sans 90 91 Idem, p. 46 et 47. Idem, p. 53. 55 aucune proximité, sans jamais avoir la présence et, donc, pas d‟attraction et pas non plus d‟affinité. D‟ailleurs, l‟affinité chez Nietzsche signifie une toute autre chose. Affinité ici représente, non pas la proximité entre deux âmes, mais, justement l‟inverse, la distance entre eux. Nietzsche le dit d‟une façon très belle : « Ce n‟est pas dans la manière dont une âme se rapproche de l‟autre, mais à sa façon de s‟éloigner que je reconnais son affinité et parenté avec l‟autre »92 Comment est-il possible une telle amitié ? Demande alors Derrida. Et puis, pourquoi l‟appeler d‟amitié ? Un genre d‟amitié qui est exprimée dans une communauté d‟amis solitaire, et, pour cela, ne peut pas être pris en compte - ne peut pas être comptable. En outre, il ne peut même pas avoir une communauté. Une société du silence, comme dira Derrida. Une communauté du secret, de l‟ineffable, de l‟inexprimable. Les amis de la solitude, ceux qui réclame Nietzsche dans un future toujours à venir, devront être en mesure de faire face à ces contradictions. Ceux-ci ne devront s‟aimer que dans l‟éloignement. Tel amour réside, donc, non pas dans la vérité et la certitude, mais dans le « peut-être » et dans l‟impossible. C‟est, par conséquent, dans ce « peut-être » qui naîtra un autre genre d‟amitié, et peut-être qu‟il n‟est que dans l‟impossible même, où réside la seule possibilité d‟une telle alliance ; celle qui nous poursuivons aussi chez Nietzsche que chez Derrida. En effet, la seule chose que cette communauté d‟amis aime, c‟est de prendre sa retraite. Ces amis de Nietzsche, dès qu‟ils ne sont pas présentables personnellement, je veux dire, une fois qu‟ils ne seront jamais connus en tant que tels, ils seront, peut-être, quelque chose plus grande et autre, ou comme le dira Derrida, quelque chose de fondamentalement « autre ». Ainsi, à la suite d‟une communauté sans communauté, ou comme dira Derrida, un X sans X, nous nous trouvons face à une responsabilité sans fond ; une responsabilité qui se projet vers l‟à venir et sur laquelle nous sommes, d‟une façon ou d‟une autre, toujours impliqués. Il s‟agit d‟une responsabilité double, qu‟il faut signer pour ceux qui ne sont pas encore là, mais qui, en quelque sorte, sont toujours en train de venir pour se rejoindre et pour signer avec nous. Malgré tout cela, ces amis ne peuvent singer qu‟au nom d‟une singularité – et que celle soit absolue. C‟est pourquoi telle responsabilité consisterait à un double mouvement dont, moi et toi, nous et vous, nous sommes toujours liés, impliqués dans notre singularité. Cela veut dire que nous nous trouvons, non pas dans une communauté de communs, mais plutôt dans une communauté sans communauté, ou une communauté sans universalité. « Responsabilité double mais infinie, infiniment dé-doublée, commune et partagée, responsabilité infiniment divisée, disséminée, si on peut dire, pour un seul , tout seul (c‟est la condition de la responsabilité) et double responsabilité sans fond qui décrit implicitement un 92 Idem, p. 74. 56 enchevêtrement des extases temporelles, une amitié a venir du temps avec lui même et nous retrouvons l‟entrelaces du même et de tout autre qui nous oriente dans ce labyrinthe.93 Il est, en quelque sorte, déjà évident que cette pensée d‟amitié rompt radicalement avec toutes les catégories sur lesquelles repose la pensée métaphysique comme, par exemple, l‟idée de certitude, d‟une présence en soi, de vérité, de non-contradiction etc. D‟où l‟importance de ce rencontre avec Nietzsche. Il faut repenser une politique plus proche de telle idée d‟amitié, d‟un ami incalculable etc. que comme la pensait, par exemple, Schmitt ; à partir d‟un concept pur d‟ami et ennemi, ou même Platon ou Aristote, ceux qui concevaient l‟ami toujours sur un calcul et une prévisibilité. L‟ami de l‟à venir représente, non pas l‟ami sage qui porte une vérité pleine, mais plutôt un ami fou qui porte une folle vérité ; un ami qui ignore le sens commun et les communes ; un fou vivant qui annonce une vérité qui renverse, tout un coup, tous les signes. Voici ce que dit Nietzsche : « Honorez en moi la gent de fous ! »94. De telle façon, si Derrida se tourne vers Nietzsche c‟est au fond parce qu‟il veut penser une idée d‟ami qui contredit presque tout ce que la tradition, depuis Platon et Aristote, a conçu comme amitié. L‟ami dont il s‟agit ici symbolise un « autre » à venir qui partage avec moi, ou plutôt, avec nous, le non partageable : la solitude. Un ami solitaire, une communauté sans communauté, un X sans X. Il s‟agit, au fond, de l‟absurde, de l‟indicible, de l‟insensé, voire, du risible. Nietzsche le dit : « Il est beau de se taire ensemble, Plus beau de rire ensemble… »95. L‟ami de Nietzsche est un ami non comptable, non calculable ; celui qui me précède et qui est aussi l‟état de mon immanence même. En outre, un ami sans sujet, sans face, sans subjectivité ou intersubjectivité. C‟est plutôt ce genre d‟amis ceux qui Nietzsche annonce comme des philosophes de l‟avenir ; les philosophes du « peut-être ». Des fous qui communiquent, à travers un langage fou, une insensée vérité. Nietzsche le dit d‟une façon très passionnée: Si je fais bien, nous nous rairons ; Si je fais mal, - nous nous rirons, Et de plus en plus mal ferons, Plus mal ferons, plus mal rirons, Tant que nous descendrons à la fosse. Ami ! Oui ! Cela doit-il être? Amen! Et au revoir!96 93 Idem, p. 57 et 58. Nietzsche, Humain, Trop Humain. p. 359 95 Idem, Ibidem. 96 Idem, Ibidem. 94 57 A cet égard, selon Derrida, il est impossible de définir précisément quelle est la place qui occupent l‟ami et l‟ennemi. Ces termes appartiennent entièrement à l‟ordre de l‟indécidable, de telle sorte qu‟un ami peut, certes, se révéler comme un véritable ennemi, et vice-versa. C‟est pourquoi, l‟ami est, en quelque sorte, pour Derrida, l‟idée qui perturbe le champ de la politique, mais qui, par contre, c‟est la seule possibilité de le politique même. Et, si Derrida ne suit pas Nietzsche aveuglément à ses conséquences ultimes, c‟est parce qu‟il veut traverser Nietzsche afin de penser, avec lui, ce que le penseur allemand ne concevait pas, ou même refusait : la démocratie. De telle manière, Derrida ne peut être fidèle à Nietzsche que par l‟infidélité, c'est-à-dire quand il traverse Nietzsche et mène sa pensée là où il n‟admettait même pas. Certes, il est en opposition à une certaine idée de démocratie que Nietzsche se positionnait, mais si nous poursuivons Derrida, il est encore possible de concevoir une certaine démocratie en prenant en compte ce que Nietzsche a annoncé. Derrida met, ainsi, la question dans ces termes : Cette responsabilité qui inspire (à Nietzsche) un discours d‟hostilité à l‟endroit du “goût démocratique” et des “idées modernes” dirons nous qu‟elles exercent contre la démocratie en général, contre la modernité en général ? ou bien repend-elle au contraire au nom d‟une hyperbole de démocratie ou de la modernité à venir, devant elle, avant elle, d‟une hyperbole dont le « goût » et les « idées » ne serait, dans cette Europe et cette Amérique alors nommées par Nietzsche, que les médiocres caricatures, la bonne conscience bavarde, la perversion ou le préjugé – l‟ « abus du terme » de démocratie ? Ces caricatures ressemblantes, et précisément parce qu‟elles ressemblent, ne constituent-elles pas le pire ennemi de ce à quoi elles ressemblent, de ce dont elles usurpent le nom ? le pire refoulement, cela même qu‟il faut, au plus près de l‟analogie, ouvrir et proprement déverrouiller ?97 Derrida veut trouver un moyen de libérer l‟idée de la démocratie d‟une certaine usurpation à laquelle ce terme a été présenté par la pensée politique traditionnelle. Il ne s‟agit néanmoins pas de restaurer dans l‟origine de ce terme un sens plus profond, ou même trouver pour ainsi dire un sens plus noble de l‟idée de démocratie. Il s‟agit, en fait, de penser ce qui n‟a jamais été prévu pour les sociétés lesdites démocratiques et mener, ainsi, ce terme à sa radicalité qui ne peut être comprise que si on la conduit vers cette autre logique ; là où se trouvent les contradictions et les paradoxes. C‟est précisément pourquoi nous devons faire face désormais, non pas simplement à une démocratie, mais surtout à une démocratie toujours à venir. Mais, enfin, pourquoi insister sur le terme de démocratie, quand elle n‟est plus solidaire à ce que se présente comme une démocratie, telle comme on a connait dans les sociétés Occidentales ? 97 Politiques de l’Amitié, p. 58. 58 Pourquoi la démocratie? Derrida, comme toujours, est confronté à une impasse. Comment imaginer une démocratie qui n‟est, à la fois, plus solidaire avec ce qui se présente comme démocratie, mais qui reste, néanmoins, avec la terminologie « démocratie » ? Derrida veut travailler, dans ce cas, avec une notion impossible de la démocratie, ou plutôt une démocratie impossible, d‟où elle n‟aura plus la fonction d‟une idée régulatrice, d‟un concept, d‟un idéal ou d‟une utopie.98 Et, donc, ce qui va effectivement redéfinir le terme démocratie chez Derrida c‟est tout particulièrement le complément « à venir ». L‟idée de « démocratie » + cette extension, « à venir », donnera lieu à une autre conception de la démocratie qui doit rester toujours au domaine d‟un futur absolu, qui, comme nous le savons, reste imprévisible, incalculable, audelà de toute attente. Mais comment savoir si ce qui est encore à venir on peut appeler de démocratie ? Ne serait-il pas une chose entièrement distincte de la démocratie, dès qu‟elle ne correspond plus à la démocratie telle qu‟on la connait ? Autrement dit, si démocratie à venir ne signifie pas cette démocratie en marche dans les sociétés Occidentales, ne faudrait-il pas l‟appeler d‟une autre chose ? La démocratie, Derrida souligne, est un mot terrible.99 Comme dit Caputo, les pires des actes, même les plus anti-démocratiques, se sont engagés au nom de la démocratie. A cet égard, l‟expression, la plus perverse du concept vulgaire de démocratie, a conduit le monde d‟aujourd‟hui de se scinder en deux parties, comme vous le savez : d‟une part, l‟Organisation des Nations soi-disant démocratique, et d‟autre part, l‟Empire du Mal, ceux pour lesquels les principes ne correspondent pas à la façon de pensée du monde Occidental. En fait, la démocratie est vraiment un mot terrible, cependant, comme ironise Caputo, il pourrait être pire. Imaginez si, au lieu d‟une démocratie à venir, nous l‟avons dit, d‟une monarchie à venir, ou encore, d‟un fascisme ou d‟autre dictature quelconque à venir. Cela pourrait être plus terrible encore. Et pourquoi pas rappeler ici les célèbres mots de Churchill quand il a suggéré que « la démocratie est le pire des régimes, à l‟exception de tous les autres qui ont été expérimentés dans l‟histoire ». Cela nous permet de maintenir l‟illusion de que ce mot garde quelque chose que, malgré tout, dans les autres systèmes, on ne le connait pas. Et, alors, comment trouver le point de contact entre l‟idée courante de démocratie et une démocratie qui se préserve à venir ? 98 BERNARDO, F. Pas de Démocratie sans Déconstruction : Veiller à la démocratie, p. 290. 99 DERRIDA, Politics and Friendships, p. 181. 59 Selon Caputo, l‟idée même de démocratie n‟est pas exactement une idée. En vérité, ce terme, nous dit Caputo, possède, non pas une essence ou une définition conceptuelle, mais plutôt une histoire et, donc, une ouverture aux changements. « Démocratie n‟a pas de sens; elle a une histoire. Démocratie n‟est pas une essence mais un récit historique continu; le mot démocratie est tout sauf le mot que nous utilisons aujourd‟hui pour marquer la tranche ou la coupe présente (ou l’epoché) de cette série »100. Et, c‟est parce qu‟elle est, en quelque sorte, indéfinissable, que la démocratie, selon Caputo, se rapprocherait, plus que les autres systèmes, d‟une pensée de la différance et de l‟écriture. Dans la mesure où nous préférons ce mot “démocratie” c‟est bien parce que ce serait plus facile d‟imaginer une série de changements ou de transitions historiques, parfois graduelles, parfois soudains, commençant par ce qu‟aujourd‟hui nous appelons démocratie, qui passerait à travers plusieurs états successifs subséquents ou des conditions qui seront connues par quelque chose, je ne saurais quoi dire, par un sorte de « démocratie + n »101 . Caputo arrive à une analyse encore plus radicale quand il dit que peut-être nous devrions désigner cela, non pas comme « la démocratie + n », mais plutôt comme « x + n ». Il s‟agit, donc, d‟une incertitude absolue, et, face à cela, le terme démocratie ne devient un concept que lorsqu‟il est forgé dans un procès histoire. Nous sommes, par conséquent, toujours confrontés avec une certaine « insuffisance conceptuelle » au moment où nous essayons de identifier quelque chose comme démocratie. Mais, bien qu‟il y ait un certain mouvement historique dans lequel ce terme s‟inscrit, nous ne pouvons pas dire, à cet égard, qu‟il s‟agit tout particulièrement d‟un progrès linéaire vers une idée de démocratie (soit de plus en plus, soit de moins en moins) adéquate. Selon Caputo : « Cette histoire aurait ses monté et ses descentes, ce qui signifie que nous ne sommes pas forcés de dire qu‟à travers elle nous approchons asymptotiquement d‟un certain état idéal ou normatif »102. En somme, nous serions face à une marée historique instable et sans marge, comme nous dit Caputo, où rien est sûr ou garanti103. Et, c‟est la raison pour laquelle il est important de maintenir une certaine idée de démocratie. Parce que la démocratie est, ou moins devrait être, la forme de vie la plus autocorrectrice, la moins résistante au changement et à la transition, la moins fermée et la moins homogène, la moins susceptible de tout calculer suivant une règle, la place qui est la plus ouverte au mouvement et à la transformation, étant ainsi la place la plus susceptible de déclencher ce genre de sérialité ou de séquence narrative. L‟idée même est de faire de la place pour des poussées exotiques de la singularité qui surgissent à travers les fissures de la régularité de fournir précisément ce qui permettrait des changements de paradigme, pour des innovations et des transformations imprévisibles qu‟un système trop rigide et trop régulier empêcherait et exclurait. 100 CAPUTO. L’Idée même de l’A venir, p. 297. Idem, p. 298. 102 Idem, Ibidem. 103 Idem, Ibidem. 101 60 En d‟autres termes, « l‟idée même de la démocratie à venir est l‟ouverture »104. Or, si démocratie signifie ouverture, et ouverture est exactement ce qui permet quelque chose à venir, c'est-à-dire un tout autre à venir, est-ce qu‟il n‟y aurait pas ici une redondance tautologique lorsqu‟on utilise le terme « démocratie à venir » ? Comme suit Caputo, telle expression signifie en effet « à venir de l‟à venir », de sorte que cette idée ne se laisse jamais être épuisée en tant que concept, demeurant, ainsi, en tant que promesse. La démocratie est dans son essence, une promesse ; et étant promesse, elle reste toujours comme promesse. L‟idée de démocratie va, donc, dépasser la notion même de démocratie, car sa nature est ouverture et, étant ouverture, aucune idée de démocratie en tant que telle peut effectivement remplir cette place. Dans ce sens, Derrida nous dit, s‟il y a un mot, la meilleure ou la moins mauvaise, pour garder une certaine « promesse politique », il nous semble être celle de « démocratie ». Néanmoins, bien que la démocratie soi déjà ouverture, c'est-à-dire si le mot démocratie ne se tient plus comme une définition précise, Derrida, en revanche, ne peut relever cela qu‟à partir de l‟extension « à venir ». Dans ce sens, l‟à venir de la démocratie gagne ici une importance fondamentale, car c‟est lui qui, s‟inscrivant dans l‟idée de démocratie, il va la mener vers ce futur absolu ; ce futur qui demeura toujours comme promesse. L‟excès produit pour l‟idée de démocratie se révèle dans l‟à venir, comme promesse, et c‟est particulièrement cet excès ce qui correspond, selon Derrida, le plus démocratique dans la démocratie. A cet égard, la démocratie, elle-même, ne viendra jamais. Démocratie et secret. La démocratie, en opposition à ces régimes lesdits totalitaires, va toujours préserver une place pour la singularité ou, si l‟on veut, pour le secret. Il ne s‟agit néanmoins pas d‟un secret protégé ou caché en quelque part, mais, il s‟agit au fond d‟un secret sans contenu, sans sens vêlé, et cela consiste précisément dans la plus profonde expérience du secret. La démocratie ici - contrairement aussi bien le sens commun, que la raison philosophique - ne représente pas le champ de la communication et du dialogue, ou plus précisément l‟espace de l‟accord consensuel. La démocratie est au fond, selon Derrida, ce lieu du sacré où il n‟y aura pas le besoin du « vous devez tout dire ! », « vous devez tout avouer ! ». C‟est pourquoi, tout en reconnaissant la sphère du tout autre, la démocratie n‟épuise jamais une vérité pleine. Bien au contraire, c‟est là, dans la démocratie, où le silence, l‟ineffable, l‟indicible peuvent avoir 104 Idem, Ibidem. 61 lieu. C‟est pourquoi la démocratie repose sur l‟écriture, le registre sur lequel l‟origine est depuis toujours divisée et le sens, donc, double et paradoxal. Et, dans ce sens, si on peut lire un éloge à la démocratie dans la pensée de Derrida c‟est grâce au fait qu‟elle garde en soi une certaine résistance au totalitarisme, celui qui représente à tout rigueur l‟idée même de présence; une présence omniprésente et, donc, théologique et omnisciente. La démocratie, en outre, symbolise cet ami que nous avons « connu » chez Nietzsche; l‟ami à venir, celui à qui je dois, non pas seulement respecter dans sa solitude, mais, surtout, être responsable. Bien qu‟il soit une responsabilité impossible, mais, quand même, je serai entièrement responsable, en particulier chargé pour sa singularité, pour son silence et son secret. D‟où l‟expression tautologique de Derrida, mais qui est ici pleine de sens: Tout autre est tout autre. L‟autre est toujours un secret pour moi, car lui, il ne se présente jamais comme tel, c'est-à-dire comme immédiateté. En un seul mot, l‟autre est toujours une énigme. D‟ailleurs, aussi bien responsabilité que respect font, touts les deux, référence à un « il faut répondre », c'est-à-dire à un « devoir » apriori. Et c‟est précisément cette réponse à laquelle nous sommes toujours impliquées, la réponse au tout autre, ou plutôt la loi de Babel, celle qui nous avons discuté auparavant et qui nous impose une mission capable de précéder à moi-même. Dans ce sens, s‟il y a un commandement dans la démocratie, celui n‟est pas tyrannique ; c‟est plutôt le commandement du tout autre. Il s‟agit, certes, d‟une obéissance, néanmoins, telle obéissance ne signifie pas du tout l‟esclavage. La démocratie à venir représente, dans ce contexte, la pensée du « peut-être » ; de l‟incalculable « peut-être » comme dit Derrida : « C‟est bien du côté de la chance, c'est-à-dire de l‟incalculable « peut-être », c‟est vers l‟incalculable d‟une autre pensée de la vie, de vivant de la vie que je voudrais me risquer ici sous le vieux nom encore tout neuf et peut-être impensé de « démocratie »105. Déconstruction et démocratie. D‟une part, Derrida reconnaît, certes, que la démocratie, telle comme elle a été pensée par le Grecs, elle ne peut avoir lieu que dans un domaine où il y aura des individus comme singularités comptables, c'est-à-dire comme citoyens bien identifiés, stables, représentés et égaux entre eux. Cependant, Derrida souligne pourtant qu‟il n‟y a pas non plus de démocratie sans une altérité irréductible et non-comptable.106 Alors, nous sommes confrontés à deux modèles de pensée tout à fait contradictoires, mais qui, pourtant, comprennent, les deux à la fois, l‟essence de l‟idée de démocratie à venir. D‟un côté : une démocratie de l‟égalité et de la 105 106 DERRIDA, Voyous, p. 24 Politiques de l’amitié, p. 40. 62 comptabilité – c‟est la façon dont les Grecs la pensait. D‟autre part, une démocratie qui a comme principe la dissymétrie absolue entre l‟autre et moi. C‟est, donc, ce paradoxe là qui va permettre le mouvement de la déconstruction de la démocratie. C‟est pourquoi la maxime : pas de démocratie sans déconstruction, comme bien remarque Fernanda Bernardo. La déconstruction de la démocratie n‟a, donc, rien à voir avec l‟éradication de la démocratie, mais plutôt avec une radicalisation de ce terme, le conduisant, ainsi, à l‟excès hyperbolique qui représente, comme on le sait, l‟essence du démocratique dans la démocratie. « Pas de démocratie sans déconstruction » signifie au fond, selon F. Bernando : « une démocratie qui ne vient in-finiment à soi que dans le mouvement infini de sa réponse inconditionnelle au tout autre. De son accueil inconditionnel du tout autre en soi »107. Et c‟est précisément cette idée de démocratie qui va rompre avec les lois qui fixent le modèle de démocratie en tant que telle, ce qui va entrainer ce qu‟on appelle ici de mouvement hyperbolique de la démocratie, en mettant en lumière ce qui serait l‟excès de la démocratie elle-même. Selon F. Bernardo : Si une telle démocratie a son “lieu de naissance” dans son culte hyperbolique de la loi de l‟autre, il se trouve que s‟il est certain de cette loi, à jamais exceptionnelle et extra-ordinaire, ne s‟inscrit dans les lois de la démocratie qu‟en s‟ex-crivant en elles, c'est-à-dire dans la façon d‟une dis-jonction d‟elle-même, il n‟est pas moins certain que l‟intempestivité de cette loi disjonctive du tout autre doit aussi s‟inscrire, et justement afin de ne pas rester une simple utopie, dans les lois mêmes de la démocratie – dans le cours ordinaire, historique, juridico-politique de ses lois. En effet, le démocratique de la démocratie n‟est possible que dans et par la déconstruction, c‟est la raison pour laquelle démocratie et déconstruction peuvent parfois se confondre. Néanmoins, déconstruire la démocratie signifie, au fond, promouvoir un report, un Delay, selon lequel la démocratie demeurera à venir, comme promesse. La déconstruction de la démocratie serait donc un moyen de dire oui à l‟impossible de la démocratie, la position, la plus affirmative de cet à venir. Cela représente donc la position politique de Derrida, qui n‟a rien à voir ni avec le relativisme ni avec l‟absolutisme. Derrida suggère un espace, bien qu‟il soit de l‟ordre de l‟impossible, mais qui comprend ce qu‟il, avec Levinas, ont saisir en tant que absolument autre. Il s‟agit d‟une politique – appelée ici de démocratie à venir – à travers laquelle on peut assumer l‟impossible, c'est-à-dire assumer une singularité qui repose dans l‟espacement de l‟écriture ; dans la tension de la différance. La politique est, donc, réinscrite dans le registre de l‟écriture de sorte que l‟idée même de polis sera, dès lors, marquée par le tout autre qui, comme une loi, impose une responsabilité, c'est-à-dire un « devoir originaire » sur le champ 107 Pas de Démocratie sans Déconstruction p. 291. 63 du social. Donc, on pourrait dire que la politique de la déconstruction met en scène un « oui » originaire, un autre qui précède et résiste à toute appropriation de la pensée du même, du calcul, de la présence et du programme. La politique chez Derrida va promouvoir, ainsi, un retard, un report, où, quelle que ce soit la décision prise politiquement, elle ne trouvera jamais une justesse, c'est-à-dire une adéquation immédiate du point de vue de la justice. C‟est, donc, dans ces termes pour lesquels Derrida va comprendre aussi l‟idée de justice. Droit et justice. Dans « Force de Loi », Derrida met en lumière une différence fondamentale entre l‟idée de droit et celle de justice, dont le premier sera, dès lors, situé dans le cadre de la possibilité tandis que la justice sera l‟impossibilité-même, mais qui va, néanmoins, permettre la possibilité de la loi. La justice, autrement dit, va consister en dernier ressort dans un concept indécidable, inscrite, elle aussi, dans le champ de l‟écriture et qui, pour autant, soutient le droit. Derrida s‟appuie sur les analyses de Montaigne, Pascal et Kant pour affirmer que la loi, en tant qu‟elle, ne repose pas sur le sol solide de la justice, mais, en utilisant une expression de Montaigne, la loi repose sur un « fondement mystique de l‟autorité ». Donc, le domaine où la loi se donne, n‟est pas sur une base stable de la raison, mais sur le mystère de la mystique. Derrida cite Montaigne : « les lois ne sont pas justes en elles-mêmes, mais seulement parce que ce sont des lois »108. En fait, la loi agit toujours par l‟application d‟une force, une violence originaire qui n‟a rien à voir avec la justice, du moins avec l‟idée de justice dont Derrida conçoit. Selon Kant, le droit n‟existerait pas s‟il n‟existait pas, de son côté, la possibilité de coercition. Pascal, dans la même veine, dit que la justice – la justice ici du point de vue du droit – et la force vont toujours de pair. Voici les paroles de Pascal : Il est juste que ce qui et juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. / La justice sans force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. / La Justice sans force est contredite parce qu‟il y a toujours de méchants. La force sans justice est accusée. Il faut mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.109 Néanmoins, pour Derrida, il s‟agit d‟autre sens de justice: « la justice du droit, la justice comme droit n‟est pas la justice »110. De sorte qu‟il ne s‟agit, donc, pas ici de l‟idée de jus est ars boni et aequi111, mais il s‟agit plutôt d‟une disjonction asymétrique entre le droit et la justice puisque le droit, contrairement à la justice, ou bien il est fondé, selon Derrida : « sur 108 DERRIDA, Force de Loi, p. 29. PASCAL, B. Pensées, p. 103. 110 Force de Loi, p. 30. 111 Le droit est l‟art du bien et du juste. 109 64 des couches textuelles interprétables et transformables », ou son fondement ultime n‟est pas fondé, c'est-à-dire il ne repose jamais sur un sol quelconque112. Et c‟est parce qu‟il est en quelque sorte constructible qu‟il est, par conséquent, également déconstructible. Néanmoins, comme ajoute Derrida, le fait que le droit soit déconstruit ne signifie pas forcément, comment on va voir, un malheur. La Justice serait, en outre, indéconstructible. Derrida définit alors à quel niveau se trouvent le droit et la justice par rapport à la déconstruction : 1. La déconstructibilité du droit rend la déconstruction possible. 2. L‟indéconstuctibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle. 3. Conséquence : la déconstruction a lieu dans l‟intervalle qui sépare l‟indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l‟impossible, là où, même si elle n‟existe pas, si elle n‟est pas présente, pas encore ou jamais, il y a la justice. Partout où l‟on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indésconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l‟indésconstructible).113 Donc, la justice n‟a rien à voir avec adéquation, avec justesse. Justice signifie, au contraire, espacement, retard, temporisation. Il n‟y a pas, selon Derrida, la rencontre immédiate entre loi et justice. La justice ne peut avoir lieu que dans la suspension de la loi. Plus précisément, elle a lieu au moment où la décision n‟a pas encore été prise, car, contrairement à ce qu‟on imagine, il n‟est pas quand le marteau frappe à la Cour que la justice se donne, mais, à l‟inverse, la justice se fait quand le marteau est en suspension, et c‟est celui-là aussi le temps de la déconstruction. Mais cela ne veut pas dire que la justice serait une sorte d‟indécision comme de l‟insécurité ou plutôt une hésitation identifié avec un genre de lâcheté. Très loin de cela une décision ne peut avoir effectivement lieu que s‟il y aura ce point de suspension de la loi, de sorte que l‟impossible c‟est la condition même du possible. Mais la justice ne consiste pas non plus tout simplement dans un « non-agir », c'est-à-dire, la justice n‟est pas ici de l‟inertie. Nous ne sommes pas ici en créant une formule selon laquelle : si j‟agis, je ne suis pas juste, alors, il faut que je n‟agisse pas pour être juste. Il ne s‟agit point de cela ! Certes, la justice en tant qu‟elle est impossible, mais si c‟est la seule condition pour qu‟il existe la décision. D‟autre part, ce n‟est qu‟à travers la décision qu‟on peut avoir une possibilité de penser la justice. Il y aura, donc, toujours un double mouvement. La justice consiste dans ce qui fait trembler la décision, de sorte que, s‟il n‟y a pas de décision, il n‟y aurait pas de justice non plus. 112 113 Force de Loi, p. 34. Force de Loi, p. 35 et 36. 65 En tout cas, il n‟y aura aucune circonstance où nous pouvons agir conformément la justice ; la justice, je le répète, c‟est le tremblement de terre qui secoue toutes les décisions. Plus précisément, la justice est ce qui nous met en face au tout autre, l‟indicible ; face à son silence absolu. Autrement dit, la justice est ce qui nous fait sentir l‟angoisse de chaque décision prise, ce qui nous conduit à une responsabilité infinie en chaque geste à nous. Et, pour des raisons déjà entrevues, telle angoisse ne peut reposer sur aucun terrain sûr et c‟est pourquoi nous somme toujours coincés à cette singularité absolue de l‟autre. C‟est pourquoi aussi, nous n‟avons jamais la garantie d‟un accueil, d‟un soutien, quel que ce soit : théologique, rationnel ou même existentielle. Retour à l’Egypte. En reprenant le décor que nous avons abandonné au début de ce chapitre, là où le professeur Moghith avait très bien pointé des questions du point de vue politique chez Derrida et, donc, suggéré, en quelque sorte, un certain positionnement politique de Derrida en défense d‟une hégémonie Occidentale, et également une supériorité du people juif sur les Arabes, nous pouvons, dès lors, nous placer avec sureté pour répondre si, de fait, Derrida porterait, comme arrière plan de son discours, un jeu politique de domination et colonialisme. D‟ailleurs, ce n‟est pas vraiment moi celui qui va répondre, mais le professeur lui-même, qui, tout au long du texte, reprend les problèmes d‟une autre façon. Dans ce sens, le professeur, préoccupé sur la problématique du politique chez Derrida, s‟adresse personnellement vers le philosophe en vue de rechercher une orientation systématique dans sa pensée qui ne prend pas seulement en compte le thème de la politique, mais qui essaie surtout de définir des notions précises sur une philosophie politique comme, par exemple, la notion d‟état, de société civile, d‟autorité etc., trouvés chez John Locke, Hegel et Marx. Autrement dit, le professeur cherchait précisément quelque chose plus descriptive ou même normative dans la pensée politique de Derrida. La réponse de Derrida a été succincte : définir la politique comme « réponse » était une définition adéquate, mais « réponse » ici veut dire responsabilité : celle serait donc la plus profonde essence du politique selon Derrida. Le philosophe reconnaissait, bien étendu, l‟absence d‟un système politique dans sa pensée, mais loin de signifier un échec d‟un point de vue méthodologique, cela ne viserait qu‟à éviter toute forme de totalitarisme, car il savait bien que tout le système, quel que ce soit, porte en soi la 66 tentation du totalitarisme. Et, c‟est, donc, comme le professeur affirme : « Derrida n‟a pas voulu construire un système politique pour éviter la tentation totalitaire »114. Le professeur se rendait de plus en plus compte de quelle était la vraie position politique de Derrida. Il savait que, en lisant un texte philosophique, Derrida se concentrait beaucoup plus sur le tremblement dans la structure du texte qu‟en, de fait, construire un autre système politique-philosophie quelconque. Comme Moghith dit : Le souci principal de la lecture déconstructive est de révéler dans le texte ce qui dépasse l‟intention de son auteur et de bouleverser ses fondements épistémologiques et politiques. Les textes de Kant, Hegel, Marx, Levinas et beaucoup d‟autres ont fait l‟objet d‟une lecture derridienne qui fait ressurgir des postulats de nature politique en liaison avec l‟étique.115 De telle sorte, lorsque Derrida lit des textes philosophiques, il n‟a d‟autre but que nous conduire dans la direction des apories et des contradictions non-dialectiques. Et, en ce qui concerne à la pensée éthique et politique chez Derrida, c‟est précisément cette aporie qui va les traverser, représentant, ainsi, une barrière qui fera toujours obstacle au totalitarisme. La déconstruction est pour ainsi dire un processus de libération, de désobstructions des altérités qui se trouvent sous le domaine de la pensée du même. Mais ce processus de libération c‟est un mouvement continuel, car, une fois qu‟il n‟y a pas de systématisation chez Derrida, la déconstruction ne peut être rien d‟autre que mouvement. Dans ce sens, la déconstruction n‟est autre chose qu‟une lecture ouverte et imprévisible. Le professeur Moghith conclu, donc, l‟essence de la pensée politique chez Derrida dans les termes suivants : « la déconstruction nous offre une lecture politique des texte qui vise pas à élaborer un programme de bonheur pour tous, mais un appel incessant à la résistance »116. 114 Le Politique dans les Textes, p. 75. Idem, p. 76. 116 Idem, p. 78. 115 67 BIBLIOGRAPHIE Œuvres de Derrida DERRIDA, Jaques. De la Grammatologie. Les Editions de Minuit. Paris, 1967. _______________. Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas ; in L'Écriture et la différence. Seuil, Paris, 1967. _________________. Ousia et Grammè ; in Marges de la philosophie. Les Editions de Minuit. Paris, 1972. _______________. Positions. Les Editions de Minuit. Paris, 1972. ______________. Des tours de Babel ; in Psyché : Inventions de l‟autre. Éditions Galilée, Paris, 1987. _______________. Spectres de Marx. Edition Galilée, Paris, 1993. _______________. Force de Loi. 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