Conférence 47 – L`INCONNU

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Jeudi 28 janvier
CONFERENCE 47
L'INCONNU
Sartre a annulé la reconduite ontologique fondamentale de Heidegger du
SUJET au statut de DASEIN, de vecteur extatique de particularité
possible. La particularité devient L'AUTHENTICITE ou la liberté du sujet
humain. Marius Perrin, prêtre alsacien, qui comptait parmi les codétenus
de Sartre, dans un camp allemand de prisonniers de guerre, à Trier
entre juillet 1940 et mars 1941 (ils lisaient ensemble Sein und Zeit de
Heidegger en Allemand), a publié en 1980 ses souvenirs de cette
époque. Il raconta une conférence de Sartre tenue devant les
prisonniers, dont l’un des sujets était Heidegger.1 Ici déjà, dans la force
explosive concrète de la situation politique et individuelle de toutes les
personnes présentes, on reconnaît la nécessité de Sartre de rapporter la
terminologie analytique existentielle de Sein und Zeit au dispositif du
sujet distingué de manière onto-existentielle par le privilège de la
LIBERTE DE DECISION. S’adresser au co-sujet codétenu signifie faire
appel à sa puissance athée de RESPONSABILITE et de témérité. Cela
signifie interpréter le STATUT-SUJET en tant que STATUT-AGENT
POLITIQUE, sur la base de la formule heideggerienne du projet jeté, ce
qui fait de Sartre le point de départ de son concept de l’être-jeté
(Geworfenheit ). Le concept de détermination (Entschlossenheit) de
Heidegger est également conçu de cette manière. Heidegger lui-même
semble prêt à contester le politique de sa pensée, par sa démarcation de
L'EXISTENTIALISME et de la PHILOSOPHIE DE L'EXISTENCE, au
cours du séminaire Hegel de 1932 par exemple, un an avant l’entrée
explicite du politique au rectorat de l’université de Freiburg.
Les plus grandes attentes sont tournées vers la QUESTION DE LA
RELIGION. La religion est elle-même quelque chose comme une
ATTENTE, l’attente dans sa forme la plus profonde. Dans cette mesure,
la religion en tant que telle est messianique. Son horizon est celui de
l’attente décidée, mais aussi indéterminée. Ainsi, le concept de Derrida
d’une DEMOCRATIE A VENIR (qui se lie à un certain concept d’avenir
et d’événementialité de ce à quoi l’on n’est pas ou pas suffisamment
préparé) se laisse rattacher à la religion, à la RELIGIOSITE SAUVAGE
non orthodoxe du DESERT:
“S’il existe une hospitalité inconditionnelle, alors elle doit rester ouverte
à l’affliction causée par autrui, qui apparaît en un temps quelconque,
sans que je ne puisse le savoir. C’est le messianique: le messie peut
surgir à n’importe quel moment et il vient d’en haut, de là d’où je ne peux
pas le voir venir. De la manière dont je l’emploie, le concept de verticalité
n’a donc cependant pas nécessairement la signification religieuse ou
théologique, qui élève jusqu’au tout-puissant. C’est peut-être ici que
commence la religion. On ne peut pas tenir le discours que je tiens sur la
verticalité, sur l’arrivée absolue, sans que l’acte de foi n’est déjà
commencé – même si l’acte de foi n’est pas nécessairement identique
avec la religion, avec telle religion ou telle –, sans un certain espace de
1
Marius Perrin, Mit Sartre im deutschen Kriegsgefangenenlager (Au camp de prisonniers allemand
avec Sartre), Reinbek, Hambourg, 1983.
la foi sans savoir, au-delà du savoir. J’accepterais donc que l’on parle ici
de foi.”2
Cependant, il est clair que la DECONSTRUCTION dans les variantes,
pratiquées par Derrida dans ses textes, n’exclut au moins jamais
l’expérience (sans engagement), expérience de l’absence absolue de
tout engagement, c’est-à-dire l’expérience sans attache de la non
religiosité (et de la déraison3). Dans sa forme la plus populaire, la
pratique déconstructive repousse toute idéologie de l’engagement, de
l’obéissant, du devoir autoritaire. Elle a à faire avec ce que l’on ne peut
pas permettre en tant que tel, avec L'EXPERIENCE DE LA
CONTINGENCE, du bonheur ou du malheur, de la chance, de
L'INCALCULABLE, de l’au-delà du calcul. Aussi longtemps que l’on
suppose, que sacrifice et prière en tant que pratique de l’invocation,
englobant la culture, tendent à la réciprocité de la DIALOGIQUE
ANTHROPO-THEOLOGIQUE en tant que modèle d’une communication
même improbable, aussi longtemps que l’on connote l’économie
religieuse avec ces formes des usages de la raison calculatrice (“Si tu
me donnes, alors je te donne, dit le contrat bourgeois ”4 – et le pacte
religieux !), la “religion” reste un objet indispensable de la
déconstruction. Afin de comprendre dans quel sens la déconstruction
même opère dans l’espace indéterminé entre l’échange religieux, la
religion des buts, comme on pourrait le dire, et la DEPENSE
RELIGIEUSE (prière aporétique), c’est-à-dire au milieu ou au seuil de la
2
Jacques Derrida, Eine gewisse unmögliche Möglichkeit, vom Ereignis zu sprechen (Une certaine
possibilité impossible, parler d’événement), Berlin, 2003, p. 60.
3
“La responsabilité de sauver l’honneur de la raison ”, dit Derrida dans Voyous. – Cette responsabilité
n’implique-t-elle pas un certain sauvetage “déconstructif” de la déraison envers la raison, envers une
neutralisation par une certaine raison limitée et imposant des limites ? N’implique-t-elle pas plus encore la
surveillance, la protection ou le sauvetage de la non religiosité par rapport à la religiosité et sa dictature du sens ?
Cf. Jacques Derrida, Voyous, Paris, 2003, p.167.
4
Roland Barthes, Über mich selbst (Sur moi-même), Munich, 1979, p. 64.
délimitation réciproque des deux “économies”, sa structure en tant que
conflictuelle doit être comprise immédiatement d’une manière
irréductible. La déconstruction attend d’elle-même d’être SANS
ATTENTE. Simultanément, l’éthique d’une telle figure de l’hospitalité
religieuse ou quasi-religieuse demande la prise en compte de
l’impossibilité d’une telle exigence. Dans l’acte dela DEPENSE que
représente L'HOSPITALITE, le gaspillage de ses propres moyens se
capitalise, la limitation de sa propre immunité à une sorte de gain, à
l’anti-économie profitable d’un sujet, qui a le droit d’attendre un minimum
de subjectivité, de certitude de soi dans la dépense de soi de l’absolue
non attente.
L’hyperbolisme de l’expérience déconstructive repose dans l’insistance
sur l’indécidabilité aussi bien des destinataires, que de ceux également
qui se tournent vers lui, de telle manière que la dynamique interactive de
l’expérience religieuse peut être décrite comme L'APORIE DU
RELIGIEUX, comme la confusion constitutive, comme la zone d’intensité
ou de voisinage ou d’échange dans le langage de Guattari et Deleuze.
La prière remplit sa fonction en confrontant le sujet priant à l’absurdité du
prier, de l’invocation en général, et ainsi également au caractère douteux
du concept de religion de Levinas :
“La relation à autrui n’est donc pas ontologie ”, dit Lévinas, “nous
appelons religion ce lien à l’autre, qui ne reconduit pas à sa
représentation, mais à son invocation, et par lequel aucune
compréhension ne précède l’invocation.”5
On peut être dire que la déconstruction articule l’expérience religieuse,
sans vouloir être simplement une expérience juive, comme expérience
de l’indicible du Dieu muet.
La religion comme disposition naturelle ? Du moins, il s’agit de
démontrer qu’une certaine expérience limite est irréductible. “C’est le
mérite de l’humain ”, résume Gadamer lors de sa rencontre avec Derrida
et Vattimo en 1994 à Capri, “ce savoir de ses limites ” – de la mort
comme seuil, qui doit être dépassé, sans qu’il s’agisse d’un
DEPASSEMENT au sens habituel et compréhensible, ressemble dans
cette mesure au seuil d’une “limite indépassable”– “manque à tous les
êtres vivants, qui sont dans la nature.”6
Quand la religion est l’attente même et, pour ne pas gêner l’événement,
la déconstruction doit être DECONSTRUCTION DE L'ATTENTE, on peut
en attendre alors, qu’elle soit déconstruction du religieux. Cette attente
serait cependant inconséquente, précipitée, ou comme Deleuze et
Guattari diraient, retardée. L’événement de la déconstruction doit être
lui-même surprenant, SOUDAIN, d’une VITESSE INATTENDUE :
“L’irruption d’un événement doit interrompre tout horizon d’attente ” , dit
Derrida.7 Interrompre l’horizon, le multiplier et le complexifier est un
résultat évident de la déconstruction. Pour qu’il se passe quelque chose,
pour qu’il y ait un avenir, on doit créer de l’espace à l’événement. On
donne de l’espace à l’avenir en le libérant des anticipations des
prophètes, de la doxa et de la science. On attend de l’avenir qu’il soit
5
Emmanuel Lévinas, Die Spur des Anderen. Untersuchungen zur Phänomenologie und
Sozialphilosophie (La trace de l’autre…), Freiburg/Munich,1999, p. 113.
6
Hans-Georg Gadamer, “Gespräche auf Capri Februar 1994” (Entretien à Capri…), in: Jacques
Derrida/Gianni Vattimo, Die Religion, op.cit., p. 240.
7
Jacques Derrida, “Glaube und Wissen” (Foi et savoir), op.cit., p. 17.
tout autre, l’inouï, l’inespéré, l’inattendu. C’est pourquoi il est un avenir
étrange, monstrueux et écrasant. On ne sait pas ce qui peut arriver à
quelqu’un : “la première forme d’espoir est la peur, la première
apparition de la nouveauté de la frayeur. ”139.
On attend L'INCONNU dans l’acte d’une ATTENTE SANS HORIZON,
non assurée mais déterminée. Qu’est-ce qui attend les passants du
seuil, au-delà du seuil ou là où, au moment de son contact, qui est déjà
une sorte de dépassement ? Est-ce que le CONTACT est la substance
de la religion ? Le CONTACT AVEC L'INTOUCHABLE (intact ou sacré)?
Un contact doux, strict et plein de conséquences avec ce qui se soustrait
nécessairement au contact. Le contact est plus décisif et plus fragile que
la prière. Il se remplit ni de certitude, ni même de la certitude de la foi. Il
se meut vers L'OUVERT, vers L'INFINI du seuil, qui est le lien large
d’une ligne frontière, qui condamne l’accès à l’“au-delà”, afin d’ouvrir le
sujet du contact à son ici-bas, qui est, dans la pensée de Deleuze, le
plan d’immanence d’une vie.
Le SEUIL est le lieu d’un mouvement vide, profond, mais déterminé, que
l’on peut appeler comme Simon Critchley l’expérience d’un dépassement
athée ou d’un au-delà athée („an experience of atheist transcendence“).
C’est peut-être l’expérience sombre même d’une nuit qui n’est plus
interrompue par la lumière du jour, „of the pure energy of the night that is
beyond law“. Critchley relie cette expérience avec le DESASTRE de
Blanchot („the night without stars“) et à ce qu’il appelle son messianisme
quasi-athée, selon sa lecture du spectre derridéen de Marx, c’est-à-dire
avec L'EVENEMENT ABSOLU du il y a et de son vide absolu (dans
139
Heiner Müller, Rotwelsch, Berlin 1982, p. 98.
l’œuvre de Blanchot et de Lévinas).140 C’est l’expérience de ce qui se
transmet uniquement par le logos comme sa “vérité” et laisse lire son
“origine” : “Lumière nocturne donc, de plus en plus sombre. [...] un
cryptogramme des racines même [...] un langage secret dans la
profondeur de la réalité.”141
On peut recevoir ce langage écrit sans information aussi comme
PRESENCE DE L'IMPOSSIBLE, comme TRANSCENDANCE VIDE, à
laquelle Lacan réserve le concept de REEL. Le thème de seuil ouvre la
possibilité d’un rapprochement du MANQUE CONSTITUTIF (Lacan)
avec le RETRAIT DE L'ETRE ONTOLOGIQUE (Heidegger), avec
l’abîme ou le CHAOS (Deleuze), avec L'ALTERITE IRREDUCTIBLE de
l’autre (Lévinas), de la DIFFERA NCE DECONSTRUCTIVE (Derrida).
Cela rend possible le pensée d’une interférence du logos (immanente,
pré-originelle) avec la dimension de l’abîme, qui lui est inhérente. Cette
INTERFERENCE forme une zone d’indifférenciation ou d’indécidabilité.
Elle “est” le domaine d’être de la raison (problématique). Le CONTACT
avec cette dimension est inévitable, il a toujours déjà lieu. C’est pourquoi
le contact (authentique) du seuil est REPETITION. Chacuns dans leur
propre horizon et jeu de langage, Hegel, Kierkegaard, Nietzsche,
Heidegger, ainsi que leurs interprètes les plus forts, Bataille, Klossowski,
Blanchot, Deleuze, Lacan et Derrida articulent l’acte ontologique,
éthique,
politique
comme
REPETITION
PRIMORDIALE
ou
réappropriation authentique. La multitude des voix, qui modifient la
GUERRE DES PHILOSOPHES, serait seulement une quantité
négligeable ? Le SCANDALE DE LA PHILOSOPHIE devrait reposer
140
Simon Critchley, Ethics. Politics. Subjectivity, London/New York 1999, p. 157. Cf. Very Little ...
Almost Nothing, op.cit., p. 76.
141
Jacques Derrida, “Glaube und Wissen” (Foi et savoir), op.cit., p. 30 et p. 43.
dans l’unanimité étrange au sujet de cette question – au sujet de
“l’origine” de l’origine?
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