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La figure socratique du maître – Elisabeth ROUCHON
L’EXIGENCE PHILOSOPHIQUE
ou LA FIGURE SOCRATIQUE DU MAÎTRE
conférence donnée lors de la rencontre philosophie-psychanalyse du
Champ freudien à Angers (mai 1995)
Elisabeth ROUCHON
agrégée de philosophie et psychanalyste
INTRODUCTION
Mon propos ne sera pas de revenir sur les multiples sens possible des
deux concepts en jeu aujourd’hui; mais, quittant délibérément le terrain de la
théorie, c’est à dire de la spéculation, je me risquerai sur celui de la pratique: en
effet, la philosophie est aussi, et peut-être essentiellement une pratique, un art de
dire et un art de vivre, dont la vocation est de communiquer. En témoigne la
fameuse allégorie de la caverne dans La République de Platon où le prisonnier
délivré, après avoir contemplé les Idées, redescend pour éclairer ses compagnons
de captivité. Bref, la philosophie s’enracine dans une attitude qu’elle cherche à
transmettre, attitude qui consiste pour le sujet à se poser par rapport à soi, au
monde et aux autres, dans le projet inaugural d’un arrachement aux figures
proliférantes de l’aliénation, de s’en défaire (s’en délier) en les passant au crible
de l’examen et de la question.
Si être aliéné, c’est s’oublier ou se perdre dans l’extériorité, fût-elle celle
de sa propre image devenue idole, il y a bien souvent consentement du sujet à ce
sommeil de l’esprit, par renoncement à l’usage critique de la raison. Philosopher,
c’est au contraire s’insurger contre cet état, le dénoncer, et se maintenir, par une
tension intérieure, dans la vertu de «l’étonnement»; c’est aussi, de manière
indissociable, y inciter méthodiquement les autres hommes.
La pratique philosophique est d’abord un travail de refus et de négation.
Pour cela, le philosophe s’interdit d’emblée toute proposition de maîtrise au sens
de domination. «En se refusant le droit de s’installer dans le savoir absolu»
comme le soulignait M. Merleau-Ponty dans sa leçon inaugurale au Collège de
France.
Ainsi abordée, la philosophie ne peut pas faire, me semble-t-il,
l’économie du détour par sa propre origine...sauf à croire, aujourd’hui, comme elle
l’aurait pu à chaque période de son histoire, radicalement nouvelle (mais alors née
du miracle?), ce qui serait une image aliénée d’elle-même. Or, «Il n’y a pas
d’immaculée conception de la raison» pour reprendre l’expression de Jean-Pierre
Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs». Il nous faut donc revenir à la
figure originelle et emblématique de la pratique philosophique, j’entends la figure
de Socrate. Merleau-Ponty soulignait cette nécessité en ces termes, dans le texte
cité plus haut: «Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler
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La figure socratique du maître – Elisabeth ROUCHON
que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont
jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui
n’enseignait pas, du moins dans les chaires d’Etat, qui s’adressait à ceux qu’il
rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les
pouvoirs, il faut se rappeler Socrate» (Eloge de la philosophie p.42).
Si donc nous acceptons cette tâche de nous penser «socratiquement»
(sous le signe de Socrate), la démarche philosophique peut se ramener à deux
dimensions fondamentales:
La première, l’épreuve de la purge, par le moyen de l’ironie, où le philosophe
est distingué du sophiste; la deuxième, le travail de l’accouchement, la
maïeutique, contenue dans la première comme sa finalité, où le philosophe énonce
lui-même sa parenté avec la sage-femme.
C’est alors qu’il devient possible, à partir de là, de ses livrer à un travail
d’élaboration de la figure du maître, figure du maître rapportée à une éthique de la
parole et du désir, où Eros apparaît comme le moteur, peut-être même le véritable
acteur de la recherche philosophique.
Resterait, en conclusion, à nous interroger sur le sens aujourd’hui (et ici)
d’une telle référence: à savoir ce qu’elle peut nous suggérer d’une essentielle
«complicité» entre la démarche philosophique et une écoute de type analytique.
LA PURGE
1° Socrate n’est pas un sophiste
Définir le philosophe, c’est le distinguer du sophiste: tous deux ont en
commun une certaine sophia, une connaissance, une science que le sophiste
prétend posséder et vendre et dont le philosophe se dit humblement le serviteur et
le chercheur, l’amant. Les sophistes, dans la Grèce des Ve-VIe siècles avant JésusChrist se présentent comme des marchants de connaissances; De la science, ils
font négoce, trafic; ils la transportent de ville en ville et l’échangent contre de
l’argent (cf. Apologie de Socrate). Instruits de tous les savoirs et de tous les
savoir-faire, «ils sont capables de faire croire à la jeunesse qu’ils sont, eux, les
plus savants de tous sur toutes choses» dit Platon dans Le sophiste. Ils font
profession d’instruire les autres et par là de leur enseigner les moyens de réussir.
Réification du savoir: il s’agit de nourrir les intelligences en les
rassasiant, comme on nourrit les corps. Apprendre, ici, c’est manger sans
discernement les produits offerts sur le marché par ceux qui sont habiles à en
vanter les mérites, c’est à dire les effets de pouvoir. Gorgias le souligne: la
rhétorique est toute puissante; elle permet, sur tous les sujets, de convaincre mieux
que n’importe quel spécialiste; elle donne la supériorité sur les autres dans les
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discutions et les procès par l’usage des techniques de la lutte oratoire: l’éristique.
Lorsque Socrate émet des doutes sur la légitimité d’une telle omniscience et, bien
sûr, de la toute puissance qui en résulte, le sophiste rétorque que le pouvoir est
contenu dans la parole même, dès lors que le logos est assujetti à la volonté de
puissance de celui qui le manie en bon technicien, et sans autre but que la
persuasion. Conception techniciste du savoir et de son enseignement (qui n’est pas
sans présenter des analogies avec certaines conduites pédagogiques
contemporaines) contre laquelle le philosophe ne peut, déjà, que s’insurger. Le
sophiste est un manipulateur qui fait entrer dans l’âme des nourritures qui
l’empoisonnent; ses recettes tiennent de la cuisine voire de la sorcellerie; son
logos est celui de la perversion et le danger est bien alors, sur le terrain de
l’éducation, d’une confusion entre le discours du rhéteur-sophiste et la parole
philosophique. C’est bien cette confusion qu’entretient méchamment Aristophane
dans sa comédie «les nuées», où l’on voit Socrate pervertir un jeune homme et lui
apprendre à faire triompher l’injuste sur le juste.
Au philosophe donc de poser sa différence: c’est ce que fait le vrai
Socrate (pas celui de la comédie) en passant à l’aveu, indéfiniment répété, qu’il
n’a pas de savoir.
2° Socrate ne sait pas
Contre ses interlocuteurs qui le placent en sujet supposé savoir et
dissimulant (par intérêt) ce savoir, Socrate, retrouvant sans doute la formule
héraclitéenne selon laquelle «beaucoup savoir n’apprend pas à penser» (Frag.40),
Socrate, donc, affirme qu’il n’est pas savant, qu’il n’est pas détenteur des réponses
aux questions qu’il pose; et il précise qu’il faut voir dans cette lacune (cette
indigence que nous retrouvons dans la définition de l’Amour) la source même de
l’activité philosophique. L’oracle de Delphes ne s’y était pas trompé en le
désignant comme «le plus sage» parmi les hommes. Socrate s’en était étonné
d’abord (cf. Apologie) puis, après enquête après de ceux qui passaient pour
savants (des hommes d’état aux artisans sans oublier les poètes) s’était rendu à
l’évidence: Socrate était bien le plus sage en ce qu’il a conscience que penser n’est
possible qu’au prix d’une perte, d’un renoncement aux contenus préfabriqués de la
connaissance, aux savoirs constitués et figés, bref que c’est dans le manque de soi
et non dans l’avoir que la pensée s’origine. Tout savoir digne de ce nom
commence par ce savoir sur soi.
Auprès des autres, il faut donc entreprendre un «nettoyage» de l’âme si
l’on veut enseigner la philosophie; il faut apprendre à penser.
3° Socrate est un médecin de l’âme
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La figure socratique du maître – Elisabeth ROUCHON
L’épreuve de la purge est la condition de la possibilité de l’apprentissage: «
«De même que les médecins estiment, dans le domaine somatique, que le corps ne
peut profiter de la nourriture qui lui est administrée avant qu’on en ait expulsé ce
qui l’embarrasse, de même (les éducateurs) pensent que l’âme ne tirera aucun
profit des connaissances qu’on lui donne avant qu’on la soumette à la critique,
qu’en la réfutant,on lui fasse honte d’elle-même, qu’on lui ôte les opinions qui
font obstacle à l’enseignement, qu’on la purifie...» (Sophiste 230 c).
Il s’agit donc de dépouiller l’interlocuteur des préjugés et des images qui
obstruent sa réflexion, de dé-faire les liens qui le tiennent prisonnier des faux
savoirs, de le délivrer de ses chaînes: opération pour laquelle on peut risquer de
terme de psychanalyse, si on l’entend littéralement au sens de «action de délier, de
défaire -lusis : dissoudre, détacher en examinant) que désigne l’analysis en grec et
son sujet, l’âme, la psyché, sans entrer dans la polysémie de cette dernière notion.
C’est bien ce terme qu’utilisera G.Bachelard, en systématisant le procédé
socratique dans l’enseignement des sciences (Formation de l’esprit scientifique,
sous-titré Psychanalyse de la connaissance objective). Bachelard en parle comme
d’une catharsis intellectuelle et affective dont l’objectif est de déraciner les images
premières, les opinions chargées d’intérêts qui empêchent la pensée d’accéder à la
clarté de l’idée (du concept). Il ajoute qu’on ne peut guère l’accomplir seul et qu’il
est aussi difficile de l’engager sans guide que de se psychanalyser soi-même.
Un tel décrassage, désancrage, nécessite un instrument pour celui qui
prétend l’opérer sur l’autre: pour Socrate, c’est l’ironie.
4° Socrate est un ironiste
En-deça des innombrables commentaires qu’elle a suscités, l’ironie
socratique peut être ramenée à deux composantes essentielles:
L’une, logique: elle déboute l’opinion en travaillant sur ses mécanismes
d’énonciation et de production. C’est la technique de réfutation dans le dialogue
mené par Socrate, où l’interlocuteur est progressivement confronté aux
défaillances de sa propre argumentation, sous l’impulsion interrogative du
philosophe. L’autre, psychologique, au sens philosophique du terme;
L’autre, psychologique, au sens philosophique du terme, composante, me
semble-t-il, plus radicale et originale: ironiser, c’est faire en sorte que
l’interlocuteur soit projeté sur la scène de son propre discours, tout en restant le
locuteur; il est mis en position de distanciation par rapport à lui-même et rendu
apte à s’entendre parler. Socrate n’impose pas le sujet de l’entretien, il le saisit,
dans le cours de la vie ordinaire, comme l’occasion propice (kaïros) à mettre en
branle le processus de réflexion chez l’autre. Sous la pointe de l’ironie se produit
un retournement ( une conversion) des faux savoirs vers l’intérieur et le sujet peut
alors constater qu’ils sont vides.
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L’interlocuteur est mis en position de comprendre qu’il parle certes, mais
que, ce faisant, il ne pense pas ce qu’il dit. Il est bien plutôt le lieu d’une opinion
qu’il croyait être la sienne et qui , de fait, appartenait aux autres, l’opinion
commune (la doxa). Ce moment est difficile et le procédé de l’ironie, s’il est
libérateur, génère aussi le Malaise (mal-être). Socrate est souvent soupçonné de
malveillance. (Quelle part faire dans sa condamnation à mort à cet «insupportable»
pouvoir?). Ménon le compare à la torpille, ce poisson qu’il suffit de toucher pour
être plongé dans la torpeur. Or ce n’est pas l’engourdissement que l’ironie doit
provoquer mais bien plutôt le réveil; en dé-liant les langues, elle délivre l’âme et
lui permet d’enfanter. Elle est, selon l’expression de Jankelevich, une «obstétrique
mentale».
L’ACCOUCHEMENT
Socrate est un accoucheur
Dans le dialogue intitulé Théétète, Socrate rappelle qu’il est le fils de
Phénarète, « vaillante et vénérable sage-femme » dont il tient l’art d’accoucher, la
maïeutique, art qu’il applique aux âmes et non aux corps. Il détaille alors le
parallélisme rigoureux entre sa pratique dialogique de la philosophie et le travail
accompli par sa mère. L’art de la sage-femme tient d’un don; c’est Artémis qui y
préside. La femme qui l’exerce doit avoir elle-même passé l’âge d’enfanter et il lui
faut posséder un triple talent:
- celui de discerner les femmes enceintes,
- celui de provoquer la délivrance par des drogues et des incantations, en
contrôlant le travail,
- celui d’habile entremetteuse; elle doit savoir quel homme et quelle femme
accoupler pour avoir de beaux enfants.
Toutes ces dimensions se retrouvent dans la pratique socratique: Socrate,
en philosophant, remplit une mission; il ne cesse de l’évoquer face à ses juges,
dans l’Apologie. Il est bien lui-même stérile: par son aveu de non savoir, il
s’exclut de la production, de l’énonciation effective d’une quelconque vérité
théorique qu’il imposerait aux autres. C’est à cette condition d’ailleurs qu’il peut
intervenir comme guide.
Enfin, la maïeutique philosophique requiert bien les trois dispositions:
une faculté de discernement que Socrate applique à l’analyse des produits que lui
délivre l’interlocuteur, faisant la distinction entre ce qui n’est que «chimère»
(l’opinion au sens de non-savoir) et le «fruit réel», la connaissance. Elle requiert
aussi la capacité à accompagner l’autre activement, par le dialogue, dans son
propre travail d’enfantement; et enfin l’aptitude à choisir au bon moment les
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paroles capables d’ensemencer telle ou telle âme, bref à conduire le disciple pour
qu’il puisse, de lui-même, entendre en lui cette vérité qui commence à se dire.
Si Socrate l’ironiste est un accoucheur d’âmes, c’est donc la figure même
du maître qu’il nous invite à reconsidérer:
- dans son rapport au disciple
- à l’enseignement du disciple
mais aussi
- dans son rapport à la vérité.
C’est la lecture qu’en fait Kierkegaard dans les Miettes philosophiques
qui peut nous aider au plus près.
QUELLE SORTE DE MAITRE EST DONC SOCRATE ?
« Je n’ai jamais été le maître de personne, dit-il dans l’Apologie, mais si
quelqu’un désire m’entendre, quand je parle et remplis ma mission, jeune ou
vieux, je n’ai jamais refusé ce droit à personne. Je ne suis pas homme à parler
pour de l’argent et à me taire si l’on ne m’en donne pas. Je me mets à la
disposition des pauvres aussi bien que des riches pour qu’ils m’interrogent ou,
s’ils le préfèrent, pour que je les questionne et qu’ils entendent ce que j’ai à dire».
Socrate n’est pas un maître au sens où il ne détient pas un savoir
systématiquement constitué et achevé, une doctrine qu’il transmettrait comme
telle et qui ferait école. C’est Platon qui s’en chargera, on le sait, en donnant à
l’enseignement socratique sa forme écrite et en fondant l’Académie. Or, si
l’écriture est apparemment un remède à l’oubli, elle est aussi un poison, elle fige
en fixant et la lettre risque bien de tuer l’esprit. Sur ce point, il faudrait reprendre
les thèses célèbres du Phèdre.
Si donc Socrate est maître, il faut que ce soit autrement et pour d’autres
raisons, par une pratique de la parole vive, davantage préoccupée des conditions
spécifiques dans lesquelles la vérité peut-être recherchée que de ce qu’elle
contient. Ces conditions définissent les règles élémentaires du dialogue qui est
passage, libre circulation du logos, à la mesure du respect que chacun éprouve
pour la parole de l’autre et pour l’objet vers lequel elle s’efforce. Car parler, c’est
parler de quelque chose: les mots, pour Socrate, ne sont jamais une fin en soi; ils
sont autant de signes qui renvoient à la nature des choses donc des êtres - sans
quoi penser serait impossible. Il faut donc veiller à ce à quoi la parole se réfère
pour ne pas retomber dans l’inanité toujours tentante du bavardage. Il faut donc
partir ensemble (soit avec soi-même, soi avec d’autre) à la recherche de ce dont le
langage est signe. Il n’est pas possible d’avancer sur ce chemin sans guide et c’est
précisément le rôle du maître qui s’y est déjà essayé pour lui-même, dans l’activité
de sa propre pensée, « un dialogue de l’âme avec elle-même».
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La figure socratique du maître – Elisabeth ROUCHON
Le maître est donc celui qui conduit le disciple vers ce «tiers» qui est ce
dont on parle et qui nous fait parler, ce qui nous tient dans la parole. L’entretien
n’est un face-à-face qu’en apparence; il y a toujours un troisième terme.
Or, ce tiers, comment le disciple pourrait-il accepter d'aller à sa rencontre,
même guidé par le maître, s'il n'éprouvait déjà en lui un mouvement qui l'y porte ?
Si l'épreuve de la purge a été bien menée, ayant perdu l'illusion d'être rassasié
quant à son âme (de déjà savoir), le disciple est restitué au désir qui est en lui de
chercher ce qu'il ne possède pas, ce dont il a fait l'expérience du manque.
Socrate n'est ici pour l'autre que le révélateur de son désir du vrai; il en est le
moyen, dès lors qu'il ne focalise pas sur lui-même (sur sa personne), mais n'en est
que le lieu de passage. C'est toute la thématique du discours de Diotime dans le
Banquet, Diotime la prêtresse censée avoir initié Socrate à l'ultime signification de
l'Amour. Le pédagogue c'est en réalité Eros, défini lui-même comme un
intermédiaire, démon médiateur entre les mortels et les immortels. C'est Eros le
véritable maître, qui donne l'essor, l'élan à l'âme du disciple pour qu'elle s'élève
vers ce dont elle manque.
Eros seul est philosophe car il est à la fois sage et ignorant; tension vers le
Beau, il est ce qui nous pousse à "enfanter", à accoucher de nous-même. Le maître
humain Socrate n'est là que pour saisir la manifestation de ce désir, et se
substituant momentanément à Eros, le maître divin, pour faire le lien (re-lier) mais
simplement au sens de montrer la route, après avoir écarté les obstacles. S'il
devenait en tant que tel objet de l'amour du disciple, il usurperait~une place qui ne
lui revient pas, il serait un trompeur, car la philosophie est amour de la sagesse et
non le philosophe objet de l'amour.
Comment ne pas voir là quelque chose de l'ordre d'un transfert, au sens
littéral, "d'un déplacement" du désir érotique vers sa véritable destination par
celui-là même qui se sait n'être qu'un support, et rien de plus. La tentative de
séduction d'Alcibiade à la fin du Banquet, tentative repoussée au sens de déplacée
par Socrate qui ne s'y dérobe pas mais la convertit, en est bien l'illustration.
Comme l'a révélé Diotime, l'élan amoureux ne vise pas à la perte de soi dans
l'union avec l'autre (l'être aimé), mais il doit être repris par le maître, soutenu,
sublimé, pour que l'âme puisse s'élever vers ce qu'elle porte depuis toujours en soi.
Compris à la lumière de cette ascension, l'élan amoureux devient désir de savoir.
S'il n'est pas d'enseignement sans amour, il n'en est donc pas non plus sans
le renoncement de celui qui enseigne à être aimé pour lui-même, ce qui va de pair
avec le renoncement au fantasme de la toute-puissance. Ce n'est pas moi que tu
aimes, c'est la sagesse que tu désires à travers moi. En conséquence, le maître n'est
qu'une figure destinée à s'effacer : il n'y a pas de dette du disciple à l'égard du
maître. Kierkegaard insiste sur ce point car "en accomplissant sa tâche, Socrate
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La figure socratique du maître – Elisabeth ROUCHON
satisfait tout autant à l'exigence qui était en lui qu'à celle que d 'autres hommes
pouvaient réclamer de lui."
Socrate est « missionné » des dieux : « c'est le dieu qui m'a prescrit cette
tâche par des oracles, par des songes et par tous les moyens dont un dieu peut user
pour assigner à un homme une mission à remplir. » Quelle différence alors entre
Socrate et cette longue lignée des shamans grecs de l'époque archaïque, voyants
guérisseurs, devins, iatromantes et maîtres religieux ?
Et pourtant du point de vue socratique, c'est l'homme qui est le centre :
« connais-toi toi-même ». C’est bien à soi, au sujet que renvoie en dernier ressort
la démarche socratique, au sujet dans sa capacité infinie d’interrogation, donc dans
le manque qu’il a à être (la négativité). La mission n’est sans doute que le nom
pour pour dire l’urgence et la nécessité d’un tel retour à l’intériorité. Le sujet n’est
pas confronté au divin, comme ce sera le cas dans la lecture chrétienne du maître
chez Saint Augustin, mais à la seule conscience.
En ce sens Socrate apparaît bien comme le dernier shaman et le premier
philosophe : par lui se produit un retournement, un renversement exemplaire de la
figure du maître, maître de vérité dont la parole était sacrée et avait valeur de loi,
parce qu'elle était fondée sur l'autorité de celui qui l'énonçait. Avec Socrate,
émerge "le souci de soi" de la philosophie qui est désormais inséparable de ce que
nous nommons l'autonomie de la conscience, condition de la liberté.
POUR CONCLURE
Si la figure socratique a fait apparaître une"parenté" possible entre la
démarche philosophique naissante et une certaine pratique analytique, restent deux
questions qu'elle nous permet de poser et d'adresser aux psychanalystes
aujourd'hui :
-0 Quel est donc ce "toi-même" qu'il s'agit de connaître au sens d'accoucher ?
-1 La condition de cet accouchement Est-elle bien pour l'analyste, comme pour le
philosophe, la suspension résolue de toute certitude, comme de toute théorie qui
ferait dogme ou école, et par là-même, me semble-t-il, réintroduirait l'aliénation
qu'on se proposait de faire disparaître ?
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