Questes
Revue pluridisciplinaire d’études médiévales
30 | 2015
L'Erreur, l'échec, la faute
Construire la faute : la perfidie de l’empereur
byzantin dans les sources latines de la premre
croisade
Annabelle Marin
Édition électronique
URL : http://questes.revues.org/4222
DOI : 10.4000/questes.4222
ISSN : 2109-9472
Édition imprimée
Date de publication : 30 octobre 2015
Pagination : 111-124
ISSN : 2102-7188
Référence électronique
Annabelle Marin, « Construire la faute : la perdie de l’empereur byzantin dans les sources latines de la
première croisade », Questes [En ligne], 30 | 2015, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 30
septembre 2016. URL : http://questes.revues.org/4222 ; DOI : 10.4000/questes.4222
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© Association des amis de « Questes »
Construire la faute : la perfidie de l’empereur
byzantin dans les sources latines de la première
croisade
Annabelle
M
ARIN
Université Paris–Sorbonne
Timeo Danaos et dona ferentes.
(Virgile, Énéide, Livre II)
Cette phrase de Virgile illustre tout à fait les relations complexes de
méfiance et de fascination qui se sont instaurées entre les chefs croisés et
l’empereur byzantin au cours de la première croisade. Les Occidentaux se
sont méfiés des Grecs et, dans les chroniques, c’est en grande partie sur
eux qu’est rejetée la faute, manquement moral qui consista à placer la
conquête ou la reconquête de terres au centre des motivations de la
croisade. Travailler sur les croisades implique d’analyser des chroniques
diverses qui sont le reflet de personnalités et de circonstances
particulières. L’étude porte non seulement sur le passé en tant que tel
mais aussi sur ses représentations construites par les différents auteurs.
Des points communs unissent tous ces récits, écrits dans le but de
construire une mémoire, de prodiguer des exemples et de faire parfois le
panégyrique d’un chef et d’un contingent. Néanmoins, deux types de
récits se distinguent. Les récits originaux, rédigés par des témoins
oculaires de la première croisade, tels que l’Anonyme des Gesta
Francorum et aliorum Hierosolymitanorum, Foucher de Chartres et
Raymond d’Aguilers qui restituent les actions de la première croisade,
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ainsi que les impressions immédiates des auteurs, ce qui n’est pas le cas
des récits que l’on peut qualifier d’« indirects » tels ceux de Guillaume de
Tyr, Robert le moine, Guibert de Nogent, Raoul de Caen et Albert d’Aix
1
.
L’étude comparée du traitement des figures de l’empereur byzantin,
Alexis I
er
Comnène, et de Bohémond d’Antioche, dans ces chroniques,
donne à voir un exemple de construction littéraire de la faute.
Alexis Comnène, neveu de l’empereur Isaac Comnène et fils
d’Anne Dalassène, avait commencé comme beaucoup d’autres jeunes
nobles byzantins une carrière de soldat au service de l’empereur. En
1081, au moment l’empire byzantin était dans une situation difficile,
avec l’établissement des Turcs en Asie mineure et le danger normand qui
se faisait de plus en plus menaçant à l’ouest, il s’empara du trône et
réussit à écarter le danger extérieur et à pacifier la situation intérieure de
l’Empire
2
. Bohémond d’Antioche
3
, prince de Tarente et fils de Robert
Guiscard, jouait au même moment un rôle important dans la campagne
menée par son père contre les territoires byzantins. Il ne s’agit pas de
réhabiliter l’empereur, ni de réécrire l’Histoire mais de voir, en
comparant le traitement qui lui est accor dans les chroniques à celui
accordé à Bohémond d’Antioche, comment sa perfidie a été construite
dans les textes. Cette perfidie peut se définir comme un vice, un état, un
trait de caractère. Dans les textes, Alexis Comnène n’est pas seulement
fauteur de manière conjoncturelle, il est perfidus, c’est-à-dire trompeur,
mauvais, déloyal et sournois, ce dont témoignent les nombreuses actions
qu’il accomplit à l’égard des croisés et qui constituent des fautes morales.
1 Jean Flori, Chroniqueurs et propagandistes. Introduction critique aux sources de la
Première croisade, Paris, Librairie Droz, 2010.
2 Élisabeth Malamut, Alexis I
er
Comnène, Paris, Ellipses, 2007. Le récit d’Anne
Comnène constitue une source fondamentale pour le règne d’Alexis Comnène :
Anne Comnène, Alexiade, éd. et trad. Bernard Leib, Paris, Les Belles Lettres,
coll. « Collection Byzantine », 2006.
3 Jean Flori, Bohémond d’Antioche, chevalier d’aventure, Paris, Payot & Rivages,
coll. « Biographies Payot », 2007.
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Il va à l’encontre de la parole donnée lors de l’entrevue à Constantinople :
per-fides. Ainsi, analyser dans le détail l’image de l’empereur byzantin,
en la comparant à celle des chefs de la croisade et en la confrontant aux
faits, permet aussi d’en saisir le caractère factice, entretenu par
l’antagonisme qui opposa au Moyen Âge les Latins et les Grecs. Pourquoi
Alexis Comnène est-il perfide, Bohémond d’Antioche n’est
qu’habile politique ? Comment les chroniques construisent-elles la faute
de l’empereur ? Dans un subtil jeu de miroirs, les chroniqueurs ne se
contentent pas de relater l’histoire mais construisent tout un univers
mental en délivrant des leçons de morale. Édifiant et instruisant à la fois,
ces récits sont bien des « arts de l’action
4
».
La construction de la perfidie de l’empereur
Dès la mise en mouvement des troupes, Alexis Comnène adopta
une attitude équivoque à l’égard des croisés, ce qui façonna son image
d’empereur perfide auprès des Occidentaux et ce s les premières
années. Les rumeurs dont Raymond d’Aguilers se fit l’écho pendant la
traversée de l’Esclavonie se vérifient : « on recevait des messages
pacifiques de l’empereur, et en même temps nous étions entourés de
toutes parts d’ennemis que nous suscitaient ses artifices
5
». L’imposition
des serments à Constantinople ainsi que les agissements de l’empereur
lors du siège de Nicée font de ce dernier un être fourbe. On assiste à
Constantinople et à Nicée à la genèse de l’image du perfide empereur,
c’est-à-dire celui qui agit mal, celui qui trahit et qui faute. Avant de
s’arrêter sur les mots et la manière de relater les actions de l’empereur, il
faut évoquer les faits historiques.
4 Élisabeth Crouzet-Pavan, Le Mystère des rois de Jérusalem : 1099–1187, Paris,
Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel de l’histoire », 2013.
5 Raymond d’Aguilers, Histoire des Francs qui prirent Jérusalem, Paris, Les
Perséides, 2006, p. 13.
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Les faits
Les croisés qui s’ébranlèrent en 1096, empruntèrent des itinéraires
différents, mais ils se dirigeaient tous vers Constantinople, lieu de
ralliement évident sur leur route. Selon Jean Flori, 30 000 chevaliers se
pressèrent sous les remparts de la ville
6
.
Alexis Comnène, étranger à l’idéal occidental de la croisade, était
alors convaincu que le vrai dessein des seigneurs francs était de s’emparer
de Constantinople. Ainsi une incompréhension s’instaura-t-elle entre les
chefs et l’empereur, exacerbée par les préjugés anti-grecs déjà vifs à
l’époque
7
mais aussi par le fait que certains négociateurs étaient des
ennemis déclarés de l’Empire, tel Bohémond d’Antioche. Au terme de
négociations, Alexis parvint à recueillir les engagements des plus grands
chefs de la croisade, à l’exception de Raymond de Toulouse et de
Tancrède. Quelle était la nature de ces engagements ? Concernant les
liens juridiques qui unissaient les chefs croisés à l’empereur, les
recherches de François-Louis Ganshof
8
sont précieuses. L’analyse
lexicologique n’est pas très pertinente car les termes employés par les
chroniqueurs sont fluctuants et bien souvent très approximatifs. On relève
en majorité les termes de foedus et juramentum, désignant des accords
6 Jean Flori, « Un problème de méthodologie. La valeur des nombres chez les
chroniqueurs du Moyen Âge. À propos des effectifs de la Première Croisade »,
Croisade et Chevalerie, XI
e
–XII
e
siècles, 1998, p. 332.
7 Voir Michel Balard, « Byzance vue de l’Occident », dans Dictionnaire raisonné de
l’Occident médiéval, dir. Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Poitiers, 1999,
p. 126–135 et Michel Carrier, « Pour en finir avec les Gesta Francorum : une
réflexion historiographique sur l’état des rapports entre Grecs et Latins au début du
XII
e
siècle et sur l’apport nouveau d’Albert d’Aix », Crusades, 7, 2008.
8 François-Louis Ganshof, Recherches sur le lien juridique qui unissait les chefs de la
première croisade à l’empereur byzantin, Genève, Comité des mélanges
P. E. Martin, 1961. On peut aussi se référer à Ralph-Johannes Lilie, Byzantium and
the Crusader States, 1096–1204. Studies in the Relations of the Byzantine Empire
with the Crusader States in Syria and Palestine [1981], trad. angl. James C. Morris
et Jean. E. Ridings, Oxford, Clarendon Press, 1993, et John L. La Monte, « To
what Extent was the Byzantine Empire the Suzerain of the Latin Crusading
States? », Byzantion, 7, 1932, p. 253–264.
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