I HISTOIRES DE CIGUË Le drame qui se jouait à la Pnyx ce jour-là, l’un des premiers du printemps 403 av. J.-C., avait pour thème la différence, humaine, trop humaine, entre la force et la faiblesse. L’enjeu, comme cela se produit souvent en de pareilles circonstances, c’était la vie ou la mort, mais malgré le tragique de la situation, la manière dont le drame se déroulait penchait dangereusement vers la comédie. Roux et nerveux, l’un des deux protagonistes du drame, un nommé Théramène, avait été arraché de l’autel et s’efforçait avec les pieds de repousser un comparse qui, répondant au nom de Satyros, était énorme, teigneux et mordait le mollet poilu du suppliant. Il voulait l’obliger à renoncer à la protection que lui offrait l’embrassement convulsif de la pierre sacrée et lui faire boire la ciguë. Satyros était la cheville ouvrière du second protagoniste, l’illustre Critias, celui qui 10 le roman de xénophon était à la tête du régime que l’histoire a inscrit au chapitre « tyrannie des Trente 1 ». Vainqueur de la joute oratoire qui venait de l’opposer à Théramène, son ancien camarade devenu son adversaire, Critias suivait des yeux, tout en refrénant son ironie, les outrages dont sa future victime faisait les frais. Un peu plus loin, légèrement en retrait par rapport à la foule, à quelques pas de la pinède qui s’étend encore et toujours sur la colline de la Pnyx, un troisième personnage semblait avoir adopté le rôle de l’observateur objectif ¢ et pourquoi pas aussi du juge ? ¢ de la confrontation, dans la mesure où, quelques décennies plus tard, il s’agirait pour lui de la raconter à la fin du deuxième livre de ses Helléniques. Son nom à lui était Xénophon 2, il avait 1. Il s’agit du régime instauré à Athènes par le vainqueur de la guerre du Péloponnèse, le général spartiate Lysandre. Les tyrans restèrent au pouvoir quelques mois seulement, mais qui furent suffisants pour réduire sensiblement la population mâle, la fortune de ceux qui survécurent et laisser derrière eux un trou noir de pestilence que les historiens préfèrent refouler en même temps que le reste du linge sale inhérent à ce siècle qualifié d’« âge d’or » par ailleurs. 2. Le dictionnaire donne une étymologie hautement poétique à son nom. Il s’agit de la voix (phônê) qui crée un effet d’étrangeté, de la voix qui a une résonance étrange (xènè). Tout se passe comme si, au moment de le baptiser, on avait déjà entrevu non seulement la carrière littéraire qu’il allait suivre, mais également certaines particularités stylistiques, relevées par les philologues, dans sa façon de manier le dialecte attique. Au mieux on pourrait supposer que Xénophon est le histoires de ciguë 11 vingt-sept ans cette année-là et, de l’avis général, il semblait être un pur produit de l’Athènes agonisante. Il était beau comme Alcibiade, dont la beauté a pour elle la bonne réputation des modèles classiques, mais il différait de lui sur le plan de la pudeur et de la timidité, ses cheveux châtain clair étaient assez abondants pour qu’il les gardât longs à la manière des Spartiates qu’il admirait et le manteau qu’il portait était entièrement rouge, comme ceux des Spartiates précisément qui ne voulaient pas laisser paraître le sang de leurs blessures tant qu’ils se divertissaient durant le combat. C’était un membre éminent de la cavalerie des Trente et un ami de Socrate. C’est à cette dernière particularité, l’amitié qui le liait au père de toute philosophie, qu’il conviendra par préférence d’imputer le regard introverti avec lequel il suivait l’évolution du drame tragi-comique. Étant donné que les deux protagonistes de la scène, Critias et Théramène, étaient l’un et l’autre des amis de Socrate, il avait quelque raison ce jour-là de s’interroger et d’être perplexe quant à la force de la philosophie et la faiblesse des gens qui sont appelés à pseudonyme littéraire de quelqu’un d’autre qui ne s’appelait pas Xénophon, même si, à cette époque ¢ qui est celle de l’apogée de l’art divinatoire ¢, il n’est pas exclu qu’un déchiffreur compétent du langage des entrailles ait prédit l’avenir du nouveau-né. 12 le roman de xénophon la servir. Et, dans l’incapacité de répondre à la question qui le tourmentait, il était absolument naturel qu’il demeurât inexpressif et raide, comme s’il souffrait d’une sorte de double crispation de son sens moral et de sa colonne vertébrale. Était-ce le spectacle qui provoquait son dégoût et surtout la déchéance de Théramène qui n’avait pas à cœur de mourir dignement, alors qu’il savait qu’il mourrait d’une façon ou d’une autre ? Était-ce l’ignoble cuisine de la tyrannie qui l’incommodait, cette tyrannie qu’il servait en se conformant en tous points aux règles de la morale guerrière, et qui maintenant avait rempli la Pnyx de tueurs à gages ? Peut-être avait-il pris cet air parce qu’il s’était rendu compte, à peine quelques minutes plus tôt, qu’un quatrième personnage, qui se tenait lui aussi un peu en retrait par rapport aux autres, l’observait attentivement, sans que la distance qui les séparait pût l’empêcher de voir son sourire, discret, mais clairement ironique. Apparemment celui-là ne partageait pas sa perplexité, car, bien qu’il eût le même âge que lui, il avait déjà commencé à mettre en place les conditions spirituelles en vertu desquelles il s’absorberait quelques années plus tard dans la sublime contemplation des affaires humaines. Celui-là ne s’était pas engagé dans la cavalerie des histoires de ciguë 13 tyrans, bien qu’il fût parent de Critias et de Charmide 1, il ne portait pas la tunique rouge des Spartiates et n’avait pas de raison de s’inquiéter. Il ne s’était pas compromis ouvertement avec la cuisine des tyrans, au contraire il s’était distingué à maintes reprises dans des combats de boxe et s’était déjà forgé une réputation de poète très prometteuse. Lui aussi, c’était un ami de Socrate, il s’appelait Platon. Diodore de Sicile, historien postérieur du 1er siècle av. J.-C., mais qui puise ses informations dans l’œuvre d’Éphore, antérieure et contemporaine des événements 2, affirme qu’un peu plus tard, un cinquième personnage fit son apparition sur la scène. Celui-là, il était l’ami de tout le monde, des puissants et des faibles, des bourreaux et des victimes, des complices et des ironistes. C’était Socrate en personne qui, dit-on, confronté à la guerre civile qui avait éclaté dans le cercle de ses amis, gravit la colline en courant, tant et si bien qu’il perdit haleine et demeura un certain temps au cœur de l’assemblée 1. Ce dernier n’est autre que le beau Charmide qui, au temps où il était éphèbe, avait par erreur révélé à Socrate un morceau de son corps nu, avec pour conséquence de lui inspirer l’un de ses plus beaux dialogues sur la morale. C’est du moins ce que rapporte Platon dans le dialogue intitulé Charmide. À l’époque dont nous parlons, Charmide, un homme entre deux âges, était le représentant de la tyrannie au Pirée. 2. Éphore, dont l’œuvre n’a pas été gardée, est considéré comme un observateur plus objectif, puisque lui-même n’était pas impliqué dans les événements de l’époque. 14 le roman de xénophon dans laquelle sa présence suffit à imposer un relatif silence. Quand il ouvrit la bouche pour parler 1, évitant comme à son ordinaire le commentaire immédiat de la situation, il eut recours à l’exemple du bon et du mauvais bouvier ¢ est considéré comme bon celui qui augmente le troupeau, comme mauvais celui qui le diminue. Puis il en vint à constater, avant même de parvenir à compléter son raisonnement, que les choses autour de lui avaient été poussées si loin que ses propos, même venant de lui, avaient l’air désaccordé et redondant. Il semble même que la prise de conscience du fossé qui séparait ses mots de la réalité ¢ où l’odeur de carnage excluait toute forme de transparence élémentaire dans le raisonnement ¢ le mena vers l’un de ces fameux transports qui, pour beaucoup, constituent la preuve réelle de l’existence ¢ présumée au demeurant ¢ du démon. De même que pendant 1. Il est de fait que le métal de la voix de Socrate ne peut être reconstitué même par les exégètes les plus sourcilleux de la philosophie platonicienne et des œuvres de Xénophon. Il est difficile de lui supposer une voix douce, plus difficile encore de lui prêter un timbre profond et puissant, du genre de celui que les productions hollywoodiennes mettent dans la bouche des prophètes, des grands inventeurs et des financiers en col et cravate. Le plus vraisemblable, c’est qu’il parlait avec précipitation, comme si les mots couraient derrière sa pensée, ce qui avait souvent pour conséquence que sa voix rendait presque un son criard. À en juger par le relâchement de ses lèvres inférieures, il n’est pas exclu qu’il ponctuait ses raisonnements de gouttes de salive tiède. histoires de ciguë 15 l’expédition de Potidée, en Chalcidique, il était resté debout à la même place, un jour et une nuit entiers, sans bouger ni parler, indifférent aux ardeurs du soleil et au froid de la nuit, de même était-il resté là alors, un assez long moment, comme s’il planait dans le vide même qui enveloppait, dans l’atmosphère subtile de ce matin de printemps, de l’autre côté de la colline, l’architecture de l’Acropole. Quand il rouvrit la bouche pour parler, il se borna à demander à Théramène de cesser de se comporter comme une mauvaise caricature de lui-même qui se contorsionnait sur la scène afin d’émouvoir les spectateurs, et pour le reste de se rendre à Satyros sans faire de bruit. C’était la seule manière de sauver les apparences de sa dignité, ou ce qu’il en restait. Ce fut un peu plus tard que Théramène avala la ciguë. Avant de vider la coupe, il fit tomber quelques gouttes sur le sol et pria pour la santé de Critias, non sans provoquer au passage la panique du bourreau qui, pour des raisons d’économie, avait calculé au plus juste la quantité de substance mortifère et l’enthousiasme de Xénophon : dans le deuxième livre des Helléniques, il immortalise la « sagesse enjouée » qui régnait dans l’âme de cet homme. L’enthousiasme de Xénophon sera partagé par Cicéron quelques siècles plus tard. Dans sa troisième Tusculane, l’écrivain latin désigne comme un fait hautement philosophique la le roman de xénophon 16 manière dont Théramène s’est séparé des choses de ce monde. Bien qu’il fût membre du cénacle socratique, si Théramène a gagné une place dans les rangs de la philosophie, ce fut uniquement par ces quelques gouttes de ciguë versées sur le sol 1. Pour le reste, en effet, sa vie antérieure n’avait rien de philosophique. * Quelques décennies plus tard, quand Xénophon entreprend de raconter la mort de Théramène et l’effondrement de la tyrannie qui vint ensuite, il ne dit pas un mot de l’intervention de Socrate ce jour-là sur la Pnyx. Voulait-il protéger son ami contre les tyrans et leur cuisine ? Ne voulait-il pas faire cadeau de Socrate à un personnage aussi ambigu que Théramène, lui que l’on surnommait « cothurne » parce que son opportunisme lui permettait de s’accommoder de tous les régimes, comme ces chaussures à grosses semelles portées par les acteurs sur la scène tragique ? Dans les années qui 1. D’une manière ou d’une autre, l’exécution au moyen de la ciguë a une dimension relativement philosophique, puisqu’elle présuppose la collaboration du condamné à mort. Dans le cas contraire, toute l’affaire bascule du côté de la comédie, puisqu’on n’a aucune difficulté à imaginer le bourreau saisissant le condamné et lui bouchant le nez, comme on le fait avec les bébés anorexiques, pour le forcer à ouvrir la bouche et lui faire prendre le poison. histoires de ciguë 17 précédèrent les Trente, durant la première tentative d’instaurer un pouvoir oligarchique, en 411 av. J.-C., après la catastrophe de Sicile, bien qu’il fût le rejeton d’une famille connue pour ses sentiments démocratiques, Théramène se rangea du côté des oligarques pour les abandonner quand il réalisa qu’ils avaient perdu la partie. Plus tard, il se distingua au cours des tristes événements qui suivirent la bataille navale des Arginuses 1. On va jusqu’à prétendre que ce fut lui qui mit en scène l’intervention des parents des naufragés, que les parents firent 1. Après la bataille des Arginuses, en 406 av. J.-C., la dernière apparition victorieuse de la flotte athénienne sur le théâtre de la guerre du Péloponnèse, certains accusèrent les généraux-amiraux de ne pas avoir récupéré les naufragés et les blessés. Eux, bien qu’ils eussent donné l’ordre aux deux commandants de revenir sur le lieu du naufrage afin de faire ce qu’il fallait, imputèrent l’issue malheureuse de l’entreprise aux conditions atmosphériques défavorables. Ils furent collectivement condamnés à mort et quand, deux jours plus tard, l’assemblée changea d’avis, ils avaient déjà été exécutés. Théramène était l’un des deux commandants et, dans l’ombre, le principal artisan de la décision judiciaire qui, cela va sans dire, le déchargea lui-même de toute responsabilité. Le deuxième accusateur, un certain Callixène, qui se hasarda à plaider à l’assemblée pour la condamnation des généraux, quand il revint à Athènes du Pirée quelques années plus tard, on dit qu’il mourut à moitié fou d’inanition, parce que nul ne lui adressait la parole et ne voulait lui donner ne fût-ce qu’un bout de pain. À cet épisode, Xénophon se réfère en détail dans ses Helléniques, il ne perd pas l’occasion de décrire la démocratie comme du sable mouvant composé de sentiments incontrôlables et versatiles et, pour le reste, de matériau humain dont il ne faut rien attendre de bon. Remarquons que le seul Athénien à réagir au jugement, ce fut Socrate qui, ce jour-là, en tant que président des prytanes, invoqua une loi qui interdisait les procès collectifs. le roman de xénophon 18 leur apparition durant le procès, le visage couvert de cendre en signe de deuil, et que ce sont leurs plaintes et leurs lamentations qui incitèrent à voter la condamnation ¢ les lecteurs de tragédie connaissent bien le pouvoir politique du deuil. Mais le jeu de la force et de la faiblesse, quand Xénophon se met à écrire Les Helléniques, s’est déplacé, et l’écrivain revendique désormais la gloire post mortem de Socrate en évitant le regard empreint d’ironie que posait sur lui, ce jour-là sur la Pnyx, son compagnon du cénacle socratique, celui qui répondait, et continue à répondre de nos jours, au nom de Platon. * Les cris du nourrisson baptisé Xénophon se firent entendre pour la première fois au cours de l’une des premières nuits du printemps 430 av. J.-C. 1 dans le gynécée d’une 1. Selon d’autres, il naquit beaucoup plus tôt, aux alentours de 444 av. J.-C., à l’époque où furent inaugurés les premiers chantiers du Parthénon. Ce point de vue se fonde sur le témoignage de Diogène Laërce, qui rapporte que Socrate ramena Xénophon blessé sur ses épaules après le désastre des Athéniens à Délion en Béotie, en 424 av. J.-C. ¢ donc, pour participer à une expédition en dehors des frontières de l’Attique, Xénophon devait, cette année-là, avoir accompli ses vingt ans. Admettons même une date de naissance qui suppose que Xénophon à sa mort avait dépassé quatre-vingt-dix ans, ce qui en fait avec histoires de ciguë 19 demeure à deux étages, quelque part dans le dème d’Alôpèkè, à l’heure où, dans l’ombre sans lune des rues, rôdait avec le froid et l’humidité le désolant silence de la ville anéantie. C’était la deuxième année de la peste qui, s’unissant à la guerre interminable, balayait les vies et le moral des Athéniens. Les vivants eux-mêmes, victimes virtuelles de la maladie, étaient lassés du deuil et de la crainte. On dit que Diodora, la mère de Xénophon, avant de le mettre au monde, n’avait pas eu l’un de ces rêves qui renseignent les femmes enceintes sur la personnalité exceptionnelle du fruit de leurs entrailles. Elle ne rêva point qu’elle avait engendré un lion, ni que le soleil brillait entre ses cuisses. Elle se borna à faire son devoir. Sur le point d’accoucher, elle avait Sophocle l’écrivain à avoir eu la vie la plus longue pour l’époque. Il n’en reste pas moins que cette interprétation, si séduisante qu’elle soit, est réfutée par Xénophon lui-même qui, dans L’Anabase, lorsqu’on lui offre de commander l’arrière-garde des Dix Mille, déclare accepter de prendre cette responsabilité bien qu’il soit jeune encore. Lui-même, dans ses Mémorables, a fixé à trente ans la limite de la jeunesse ¢ étant donné la faible espérance de vie à l’époque, il est plus ou moins clair que les Athéniens faisaient ce qu’ils pouvaient pour vivre comme « des jeunes » la plus grande part de leur vie. Bien sûr, rien n’est à exclure. Quand il compose L’Anabase dans la solitude de Scillonte, nul n’empêche Xénophon de dissimuler son âge réel en usant d’une formule plutôt ambiguë, destinée à souligner que lui-même, en tant que chef des Dix Mille, a réussi tout ce qu’il a entrepris bien qu’il fût jeune encore, et sans avoir l’expérience requise dans le domaine militaire. Il n’empêche, vu son caractère, qu’il est plutôt invraisemblable de sa part, si réellement il l’avait vécu, de ne pas avoir pris la peine de nous informer sur l’épisode de Délion. 20 le roman de xénophon déposé sur l’autel d’Artémis 1, dans l’Acropole, l’image au moyen de laquelle elle obligerait la déesse à l’aider à procréer le mâle bien proportionné qu’elle lui consacrait, cela allait de soi. Un court moment, elle rit du sérieux avec lequel, durant sa vie entière, elle n’était jamais sortie du rang. Quelques instants avant de quitter l’enceinte de l’Acropole, elle leva les yeux vers la frise intérieure du Parthénon et forma le souhait que l’enfant qu’elle mettrait au monde ressemblât un jour à ces cavaliers là-haut, dans la procession des Panathénées. Les choses de l’enfantement incomberaient à Artémis ¢ le reste était de la compétence sculpturale de Phidias. Il va sans dire que Diodora, avec ses yeux bleus, les traits réguliers de son visage, sa peau toute blanche et un caractère totalement approprié à l’état de soumission absolue à son époux, ne révéla jamais à Gryllos le vœu qu’elle avait formé. Lui, c’était un de ces Athéniens qui traitaient le Parthénon d’« hubris », de « démesure construite en marbre du Pentélique », et il avait voté la condamnation de Phidias pour sacrilège 2. 1. L’Artémis Brauronia, bien que vierge, était la protectrice des accouchements, et bon nombre des images que déposaient les parturientes dans son temple sont exposées aujourd’hui dans le petit musée de Brauron. À cette époque, son culte avait été transféré lui aussi intra muros, dans l’enceinte de l’Acropole, pour des raisons purement pratiques. 2. Phidias fut condamné deux fois. La première fois, on l’accusa d’avoir dérobé de l’or à la statue chryséléphantine d’Athéna. Comme on sait, il fut innocenté, car il histoires de ciguë 21 Quoi qu’il en soit, l’enfant que Diodora mit au monde était bien proportionné et d’une santé irréprochable. Le père de Xénophon, Gryllos, avait été contraint d’abandonner son logis ancestral et ses vignes dans le dème d’Erkhia 1, pour les protéger lui-même et sa femme contre les invasions spartiates. Tout le temps qu’il vécut dans la cité, saigné à blanc dans la mesure où ses seuls et uniques revenus provenaient des cultures qu’il avait abandonnées, on dit qu’il se révéla comme l’un des opposants les plus notables à la politique de Périclès. En sourdine et sans la moindre compétence oratoire, mais résolu et ferme dans ses convictions, Gryllos ¢ qui avait coutume de se glorifier des vertus de son père, Xénophon, le combattant de Marathon ¢ était systématiquement minoritaire à l’Assemblée par le soutien qu’il accordait aux propositions pacifistes des oligarques, par les efforts qu’il faisait pour s’opposer ¢ vainement comme devait le démontrer l’évolution d’une histoire qui, aujourd’hui, deux mille cinq cents ans plus tard, nous semble imparable ¢ à avait prévu l’éventualité et s’était arrangé, quand il bâtit la statue, pour qu’on pût décoller les morceaux d’or pour les peser. La seconde fois, il fut condamné pour s’être représenté lui-même, sous la forme d’un vieillard chauve, à l’intérieur du bouclier d’Athéna. Il fut considéré comme sacrilège, fut condamné et mourut malade en prison. Il vécut à une époque qui croyait tellement au pouvoir de la représentation qu’elle considérait l’autoportrait comme un outrage et une profanation. 1. C’est quelque part dans la région de l’actuel Spata, dans les terres intérieures de l’Attique, près du nouvel aéroport, que les archéologues le situent. 22 le roman de xénophon l’élargissement de cette démocratie qui sapait chaque jour un peu plus son statut de privilégié. Gryllos paya de sa vie son conservatisme. Fidèle au culte de Dionysos dans ses expressions rigoureusement traditionnelles, une fidélité liée à ses origines paysannes, il détestait les masques et les cothurnes qui peuplaient la scène du théâtre consacré au dieu et se montrait sourd à la musique des poètes tragiques dont les vers résonnent aujourd’hui encore au creux d’Épidaure durant les mois d’été. Son honnêteté ne lui permettait pas de supporter la flagrante hypocrisie des gens qui se tuaient sans mourir, tombaient amoureux sans l’être et n’existaient au total que pour représenter d’autres gens qui n’étaient faits que de mots. En conséquence de quoi, après le désastre du corps expéditionnaire athénien en Sicile, quand il se retrouva prisonnier, à casser des pierres dans les carrières de Syracuse, il ne fut en mesure de réciter aucun de ces vers d’Euripide grâce auxquels ses compagnons d’armes parvenaient à émouvoir leurs geôliers amateurs d’art et rachetaient leur liberté 1. Il mourut d’inanition et d’épuisement, victime comme beaucoup d’autres de la bonne vieille Athènes 1. « Se non è vero è ben trovato. » La fable démontre, premièrement, que beaucoup d’Athéniens connaissaient Euripide par cœur. Deuxièmement, que la réputation du poète tragique était arrivée jusqu’à Syracuse et, troisièmement, que les Syracusains étaient particulièrement sensibilisés aux questions poétiques. Les liens interculturels n’ont pas attendu le xxe siècle pour triompher. histoires de ciguë 23 aristocratique qui se lança dans une guerre dont elle ne voulait pas elle-même, mais fut contrainte de la mener jusqu’à l’anéantissement 1. La démocratie athénienne ne trancha point de têtes pour s’imposer, comme la française. Elle envoya ses adversaires se faire tuer au champ d’honneur. * Quand son père mourut, Xénophon avait déjà dix-sept ans. Il avait appris Homère par cœur et commencé à comprendre que dans le jeu de la force et de la faiblesse qui déterminait les choses dans l’Athènes démocratique, le pouvoir appartenait à ceux qui pouvaient s’adresser à la masse des faibles en la flattant avec des arguments persuasifs, réalité qu’il ne put digérer jusqu’au jour de sa mort. En dehors de cela, il se plaisait à fuir les gymnases et à courir avec son cheval dans la région des Terres intérieures infestée 1. Critias, le chef de la tyrannie qui se fixa à Athènes à la fin de la guerre, remplit la fonction de représentant de tous ces morts dans le monde des vivants. Critias n’était pas un politique. Ce n’était pas la gloire post mortem qui l’intéressait, pas plus que la solidité de son régime. Théramène était un politique et s’opposa à lui dès qu’il fit le constat qu’en se livrant sans contrôle au massacre et au pillage, les Trente en réalité se suicidaient. Le prétexte de l’affrontement qui mena Théramène à boire la ciguë, ce fut l’ordre donné par Critias à chacun des Athéniens de se saisir d’un métèque et de rafler sa fortune. Ce pogrom de haut vol conduisit à l’effondrement du régime. 24 le roman de xénophon durant ces années-là par l’armée spartiate. C’était un beau garçon. Substitut d’Alcibiade 1 ? Peut-être. Les circonstances plaident néanmoins en faveur des affirmations selon lesquelles le jeune Xénophon fut invité dans le noble cénacle socratique par Socrate lui-même comme substitut d’Alcibiade. Ayant entraîné Athènes tout entière dans l’expédition de Sicile et planté là l’armée et la flotte pour passer à l’ennemi, le plus vraisemblable, c’était qu’Alcibiade ne reverrait jamais plus Athènes, ni Athènes Alcibiade. Ayant perdu l’occasion de transformer en chef responsable le pur produit d’Athènes ¢ Athènes qui était pour lui le monde entier ¢, Socrate était cruellement en manque d’hommes et circulait à travers les rues en quête d’un produit de substitution. C’est ainsi qu’il tomba sur Xénophon ¢ du moins c’est ce que raconte son biographe, 1. Beau et résolu, héros romantique avant le romantisme, Alcibiade n’a pas besoin d’être présenté. Comme tout aventurier d’envergure, il avait de grands projets. Il convainquit les Athéniens qu’une expédition en Sicile leur offrirait la maîtrise de toute la Méditerranée et, ensuite, pour éviter le procès pour sacrilège, il abandonna leur flotte et demanda asile à Sparte. Là, épuisant ses réserves de séduction, il mobilisa la lourde machine militaire pour une expédition en Sicile contre les Athéniens que lui-même avait fait partir, en dévoilant les ambitions que nourrissaient ses concitoyens à propos du Mare Nostrum. Il fut contraint de quitter Sparte à la suite d’un tremblement de terre qui le força, au beau milieu de la nuit, à bondir de la chambre de Timaia, laquelle n’était ni plus ni moins que l’épouse du roi Agis. histoires de ciguë 25 Diogène Laërce ¢ qui était jeune, beau, luisant de sueur, tout excité à l’idée de jouer le jeu de la force et de la faiblesse, converti pour la circonstance en jeu de questions-réponses. « Où iras-tu si tu veux acheter des chaussures ? » ¢ « Chez le cordonnier. » ¢ « Et si tu veux savoir où sont les braves et honnêtes gens ? »... On dit que Xénophon le regarda, perplexe, il demeura bouche bée selon la formule, bien près de piquer un fard, car c’était un timide. Socrate se contenta d’ajouter : « Viens avec moi 1 », ce qui fut fait. Apparemment tout conspirait ce jour-là à nouer des rapports festifs où chacune des parties contractantes connaissait a priori ses droits et les devoirs qui lui incomberaient. Quelques jours plus tôt, un barbier du Pirée avait apporté la nouvelle de la catastrophe de Sicile qu’un de ses clients, marin de son état, lui avait racontée. Les prytanes ne le crurent pas et le jetèrent en prison pour diffusion de fausses nouvelles. Ils furent contraints de le libérer, lorsqu’on vit se répandre dans les rues d’Athènes les premiers rescapés des carrières de Sicile, le front marqué, comme les esclaves. 1. Selon Diogène Laërce, Socrate tenait un bâton dont il se servit pour bloquer la route au jeune Xénophon. Mais je préfère oublier ce détail. Il m’est impossible d’imaginer Socrate marchant dans la rue avec un bâton.