SURCHARGE PONDERALE ET COMPORTEMENT ALIMENTAIRE
Dr Jacques Fricker
7 rue Marbeuf, 75008 Paris
Hôpital Bichat, 75018 Paris
La surcharge pondérale et l’obésité deviennent l’une des principales préoccupations de santé
publique. Pour tenter d’en enrayer « l’épidémie », il est indispensable d’acquérir une meilleure
connaissance du comportement alimentaire, de son implication dans la genèse de la prise
pondérale et, inversement, de la manière de le « manipuler » lorsqu’on prend en charge l’excès
de poids installé.
1. Epidémiologie de l’excès pondéral
Plus des deux tiers des Américains sont considérés médicalement comme trop forts : un tiers
obèse (IMC›30 kg/m2) et un tiers en surpoids (IMC compris entre 25 et 30). Le phénomène est
d’autant plus inquiétant qu’il est relativement récent, et qu’il continue sa progression. Entre
les années 1890 et 1960, le poids moyen des Américains ne s’était que modérément accru, et
cette augmentation était plutôt bénéfique car elle était liée pour une bonne part à une
amélioration de l’alimentation. Mais depuis la fin des années 70, le nombre de personnes
obèses ou seulement trop fortes s’élève d’environ 10 % à chaque décade, et, dans le même
temps, au sommet de l’iceberg, les « super obèses » (personnes atteintes d’une obésité très
sévère) voient leur nombre multiplié par trois. Au total, tous les dix ans, près de 20 millions
d’Américains, qui étaient précédemment minces, deviennent trop forts ! Cette accélération
concerne les adultes à tout âge, et même les enfants.
Le tableau est moins alarmant en Europe, mais il n’en reste pas moins préoccupant puisque,
dans l’Union européenne, un adulte sur deux est trop fort, et un sur six est obèse. Surtout, la
tendance est, comme aux Etats-Unis, à l’accélération du phénomène ; ainsi, en dix ans, le
nombre d’obèses a doublé au Royaume-Uni. Dans ce pays, le problème prend de telles
proportions (20 % d’obèses, 50 % de personnes souffrant de surpoids) que la très officielle
British Medical Association recommande de taxer à 17,5 % les aliments les plus néfastes pour
la santé, comme les hamburgers, les sodas ou les barres chocolatées !
D’autres pays sont encore plus touchés, comme ceux de l’ex-Pacte de Varsovie, l’Allemagne
ainsi que deux pays méditerranéens, la Grèce et la Yougoslavie. Mieux loties, les Pays
nordiques et la Hollande affichent quant même 30 à 40 % d’individus en surpoids, et 10 %
d’obèses. Il en va de même en France, mais l’évolution récente est alarmante : ainsi, entre
1997 et 2000, 650 000 personnes de plus seraient devenues obèses en France, soit une
progression de 17 %. Ce phénomène s’est encore accentué ces toutes dernières années et l’on
compte en 2003 près de 20 millions d’adultes ayant un excès de poids au sens médical du
terme, dont plus de 5 millions souffrent d’obésité. Parmi les enfants, la progression est
particulièrement préoccupante (plus 50 % d’excès de poids en dix ans). La tendance à
l’uniformisation des modes de vie sur le modèle américain fait craindre une augmentation
dans les années à venir, tant chez l’adulte que chez l’enfant.
2. Comment expliquer cette épidémie ?
La prise de poids résulte d’apports caloriques alimentaires supérieurs aux besoins
énergétiques de l’organisme. C’est aux deux niveaux de la balance énergétique que s’explique
l’épidémie d’obésité.
1
Nos besoins en énergie ont diminué, et ce à de multiples niveaux. Lorsque nous nous rendons
sur notre lieu de travail, ou lorsque nos enfants vont à l’école, on utilise de plus en plus la
voiture et de moins en moins la marche. Les escalators et les ascenseurs ont remplacé les
escaliers. Les travaux requerrant la force physique laissent la place à des professions plus
sédentaires ; même au bureau, grâce au téléphone portable ou à internet, nous nous levons
moins souvent pour aller décrocher le téléphone ou pour aller chercher un fax à l’autre bout
du couloir. A la maison, nos loisirs, comme ceux de nos enfants, se déroulent de plus en plus
en position assise, devant la télévision ou les jeux vidéo. Enfin, la climatisation en été et le
chauffage l’hiver nous procurent un environnement thermique neutre dans lequel l’organisme
n’a même plus à s’occuper de sa propre régulation thermique : notre corps a moins de
« travail » physiologique à produire, et donc il brûle moins de calories.
Nous devenons trop sédentaire, mais ce sont surtout les modifications dans notre façon de
manger qui nous font prendre du poids. Ainsi, aux Etats-Unis, la quantité de calories
alimentaires disponibles par habitant est passée, entre 1978 et 1990, de 3200 à 3900 calories
par jour, soit une progression de près de 25 %. Dans le même temps, 40 millions
d’Américains sont devenus trop gros. Même si, dans notre société de consommation, un grand
nombre d’aliments disponibles n’est pas consommé mais jeté, une telle augmentation paraît
suffisante pour expliquer l’accroissement de l’obésité ; en effet, imaginons que nous
consommions quotidiennement 150 calories (soit, par exemple, une canette de soda ou trois
biscuits) en plus de nos dépenses énergétiques : cela suffirait pour susciter en quelques mois
un excès de poids puis en quelques années une obésité.
Nous disposons globalement de plus d’aliments, mais surtout nous avons pris de nouvelles
habitudes qui font facilement prendre du poids et expliquent l’épidémie d’obésité.
- D’abord et avant tout, la part croissante du « snacking », à base d’aliments denses en calories
que l’on trouve partout et que l’on consomme sans faim (et sans fin) entre les repas ; ils
peuvent être sucrés (barres chocolatées, biscuits, viennoiseries, glaces, etc.) ou salées (chips,
biscuits salés, cacahuètes, etc.). Ainsi, aux Etats-Unis, l’apport calorique moyen s’est accru
ces dernières années de 268 calories chez les hommes, et 143 chez les femmes,
essentiellement au profit des snacks, alors même que la part des repas traditionnels stagne ou
baisse. En France, parallèlement à un net accroissement de l’obésité ces dernières années, la
vente des pâtisseries et viennoiseries a augmenté de 116 % entre 1993 et 1997 et celle de
pizzas, quiches et sandwiches de 80 %. Quant aux glaces, on en consomme en moyenne
actuellement plus de 14 kilos par an et par habitant, contre 1 kilo en 1960.
- Ensuite, l’augmentation de la consommation de boissons sucrées et de jus de fruits. Plus de
deux tiers des enfants américains ne boivent jamais d’eau plate. Et en France, la
consommation de sodas a été multipliée par cinq en 50 ans, et celle de jus de fruits s’est
accrue de 71 % entre 1993 et 1997.
- Les fast food aussi sont en cause. D’une part, les aliments qu’ils proposent sont
généralement trop gras, trop riches en sucres rapides et trop pauvres en fibres. D’autre part, les
portions proposées augmentent régulièrement, favorisant ainsi une surconsommation
calorique. Le caractère de plus en plus copieux des plats ne concerne pas que les fast food :
une étude scientifique réalisée conjointement par une équipe française du CNRS et par
l’université américaine de Pennsylvanie a trouvé que la taille des portions (restaurants, livres
de cuisine, supermarchés, etc.) est environ 25 % plus élevée aux Etats-Unis qu’en France.
- En ce qui concerne les repas pris à la maison, on ne peut qu’être frappé par la concordance
entre deux événements : à la fin des années 70, aux Etats-Unis, l’industrie agroalimentaire a
multiplié l’offre d’entrées riches (quiches, pizzas, tartes salées, etc.) et de sauces grasses à
base de mayonnaise notamment ; cette variété a coïncidé avec le début de l’épidémie d’obésité
en Amérique. Depuis le milieu des années 90, la France prend le même chemin, puisque nous
achetons de plus en plus de ces produits et, parallèlement, le nombre d’obèses augmente.
2
- Nous mangeons souvent moins de féculents, mais nous les consommons de plus en plus
gras. Ainsi, par exemple, avant la Seconde Guerre mondiale, les Américains consommaient
les pommes de terre essentiellement après cuisson à l’eau, ou en robe des champs, cuites au
four ; les frites étaient exceptionnelles, car leur temps de préparation était nettement plus long,
à domicile, ou plus cher, au restaurant. Les progrès techniques aidant, la préparation des frites
est devenue rapide et peu coûteuse, et les frites sont alors devenues les premiers féculents
consommés aux Etats-Unis. Entre 1977 et 1995, la consommation de pommes de terre y a
globalement augmenté de 30 %, ce surplus étant totalement lié aux chips et aux frites.
- Nous mangeons moins de culents, moins de pain, moins de légumes secs, d’où une
diminution d’aliments généralement riches en glucides de faible index glycémique. Dans le
même temps, la consommation de glucides à index glycémique élevé a augmenté, que ce soit
à travers les boissons ou les produits sucrés mais aussi, de façon plus pernicieuse, à travers de
nombreux produits transformés par l’industrie agroalimentaire : chips, biscuits salés, de
nombreuses céréales du petit déjeuner.
3. Retentissement sanitaire
Ce n’est pas par hasard si l’OMS, l’Organisation Mondiale pour la Santé, considère l’obésité
comme un fléau à l’échelon planétaire. Aux Etats-Unis, près de 300 000 décès sont
attribuables chaque année à l’excès de poids. En Europe, ce sont également entre 280 000 et
300 000 individus, soit environ 7,7 % du nombre total de décès, qui meurent chaque année
d’une maladie en rapport avec la surcharge pondérale. La France est moins touchée jusqu’à
présent par l’obésité que d’autres pays, mais l’excès de poids y cause néanmoins 5,8 % du
total des décès. Ce sont essentiellement les maladies cardio-vasculaires et les cancers qui
expliquent cette surmortalité due à l’excès de poids.
4. Bases physiologiques de la prise en charge nutritionnelle de la surcharge pondérale
Spontanément, l’organisme maintient constant le poids de chaque individu autour d’une
valeur spécifique. La précision de cet ajustement est d’autant plus remarquable qu’il suffirait
de peu de chose pour générer, théoriquement, une prise ou une perte de poids marquée : un
simple morceau de sucre, soit vingt calories, consommé quotidiennement en sus de nos
besoins conduirait à la prise de un kilo par an, soit 40 kilos entre 20 et 60 ans.
Cette régulation risque cependant d’être prise en défaut dans certaines circonstances. Les
principaux conseils concernent les points suivants.
4.1. La densité calorique des repas
A chaque aliment correspond une densité calorique égale au nombre de calories par unité de
volume. On distingue ainsi des familles d’aliments à densité calorique :
-Elevée : huiles, beurre, margarine, viandes grasses et poissons gras, charcuteries, fritures,
biscuits salés ou sucrés, chocolat, gâteaux, fruits secs, tartes salées, chips, etc.
-Moyenne : viandes et poissons maigres, produits céréaliers pain, pâtes, céréales du petit
déjeuner, riz, maïs -, légumes secs, pommes de terre, certains fruits frais bananes,
cerises, avocat, laitages non allégés.
-Basse : certains laitages (yoghourts, fromages blancs 0 ou 20 % MG), les légumes, la
plupart des fruits.
En fonction de la façon dont on compose un repas, on en détermine la densité calorique. Or,
plusieurs éléments plaident en faveur du rôle de la densité calorique de la nourriture dans la
régulation pondérale :
3
-Au cours du vingtième siècle, la prévalence de l’obésité a évolué de pair avec une baisse
de l’apport calorique total (en valeur absolue) mais avec une augmentation de la densité
calorique de la nourriture. Le volume des repas a plus diminué que son contenu calorique.
-Une nourriture dont la densité calorique globale est supérieure à 100 kcal pour 100
grammes rend difficile le contrôle des ingesta et favorise la consommation passive.
-Lorsqu’on réduit la densité calorique de la nourriture, on mange plus en volume, mais
moins en calories (1) : la compensation calorique n’est donc que partielle, ce qui favorise
la perte de poids.
Plutôt que d’interdire certaines familles d’aliments, on conseillera plutôt de composer repas et
collations de façon telle que leur densité calorique soit moyenne ou basse : lorsque le patient
est féru d’aliments à forte densité calorique, on les associera à des aliments à faible densité,
par exemple (2) :
-Une salade verte avec des frites.
-Des crudités variées avec le saucisson ou le pâté.
-De la salade avec le fromage.
-Une salade de fruits avec une tranche fine de gâteau au chocolat.
-Un yoghourt ou un fruit avec les biscuits.
-Du fromage blanc avec une tarte aux pommes.
Une alimentation à basse densité calorique est globalement peu grasse et riche en fibres, deux
éléments qui favorisent le contrôle de la prise alimentaire. De plus, elle est à riche densité
nutritionnelle (vitamines, minéraux car riche en légumes et en fruits). Ainsi, outre les effets
sur l’évolution pondérale, ces choix ont l’avantage de conduire à une nourriture proche de
celle considérée comme idéale en termes de santé publique et de protection cardio-vasculaire.
4.2. Le rapport glucides/lipides des repas
Les personnes qui stabilisent leur nouveau poids près avoir maigri, consomment généralement
plus d’aliments apportant des glucides (essentiellement légumes, fruits et féculents) et moins
d’aliments gras (matières grasses, fritures, plats en sauce, barres chocolatées, biscuits salés ou
sucrés, chips, tartes salées, etc.). Il est même possible de maigrir plus confortablement et plus
durablement avec un régime peu gras où les légumes, les fruits et les féculents sont proposés à
volonté qu’avec un régime hypocalorique classique (3). Encore faut-il que les aliments
glucidiques proposés aient un index glycémique bas ; dans le cas inverse, les apports
spontanés augmentent (4).
Ralentir la vidange gastrique de l’estomac réduit l’index glycémique des repas et augmente la
sensation de satiété ; dans cet objectif, on conseille de manger des légumes à chaque repas
(leurs fibres retardent la vidange de l’estomac) et de consommer des aliments sous leur forme
solide plutôt que sous forme fluide (par exemple, des pommes de terre en robe des champs
plutôt que de la purée).
4.3. Boissons sucrées et jus de fruits
Qu’elles contiennent du saccharose (sodas, sirops, etc.) et/ou du fructose (boissons aux fruits),
les boissons sucrées sont riches en calories (460 à 550 calories par litre, avec même 710
calories pour le jus de raisin).
La consommation de calories sous une forme liquide (quel que soit le nutriment calorique en
cause) agit de façon moins précise sur le contrôle du comportement alimentaire et la
consommation calorique totale que son équivalent sous la forme d'un aliment solide (5,6). Il
en résulte une consommation calorique excessive dite "passive", source de prise excessive de
4
poids et d’obésité. Ainsi, à chaque verre quotidien de boisson sucrée, le risque d’obésité
augmenterait de 60 % chez l’enfant.
Les édulcorants intenses procurent une saveur sucrée pour une quantité minime de calories.
De ce fait, ils sont souvent proposés dans la prise en charge des obésités massives. Cependant,
les boissons édulcorées accentuent l'habituation du patient au goût sucré. Par ailleurs, comme
avec les boissons sucrées, leur consommation avant ou pendant un repas modifie les attirances
gustatives dans le sens d’une moindre consommation de légumes, d’une moindre diversité et
d’une attirance plus prononcée pour des aliments denses en calories (7), comportement source
d’un excès d’apport énergétique et de déséquilibres alimentaires ; il est donc préférable de ne
pas dépasser un verre par jour et de les éviter aux heures de repas.
4.4. La télévision
Tant chez l’adulte que chez l’enfant, le risque d’obésité est corrélé aux heures passées devant
la télévision. La responsabilité de la télévision est liée certes à la sédentarité qu’elle génère,
mais également à ses effets perturbants sur la prise alimentaire : moins de fruits et de légumes,
et plus de pizzas, de snacks et de chips, boivent plus de sodas que lorsque les deux activités,
manger et regarder la télévision, ne sont pas concomitantes (8) ; un peu comme si cette
pratique élevait le seuil de sapidité des aliments nécessaires à l’obtention d’un plaisir gustatif.
De plus, l’attention portée au petit écran altère le fonctionnement des repères physiologiques
ou cognitifs de la prise alimentaire (9).
4.5. L’activité physique
L’activité physique élève les dépenses énergétiques de l’organisme par deux voies : dépenses
pendant l’effort ; élévation du métabolisme de base de par l’augmentation de la masse
musculaire.
Mais l’activité physique intervient également (et surtout ?) par son effet sur les sensations de
faim et de rassasiement (10) : leur adéquation aux besoins nécessite un minimum d’activité.
Chez l’animal comme chez l’homme, la sédentarité conduit à une majoration des apports,
source de prise pondérale.
Ces résultats expérimentaux sont confirmés par les études épidémiologiques : les individus
qui se stabilisent après un amaigrissement sont ceux qui bougent plus souvent. L’objectif est
d’atteindre au moins trois heures de sport par semaine, ou encore une heure d’activité légère
(marche, escaliers, jardinage, etc.) par jour.
Garder un poids stable, rester mince pour ceux qui le sont, perdre quelques kilos pour ceux
qui sont trop forts : autant de défis à relever dans une société la profusion alimentaire
comme la baisse de l’activité physique favorisent l’excès pondéral ; chacun de ces objectifs
sera facilité par une meilleure prise en compte des mécanismes physiologiques qui contrôlent
le comportement alimentaire et qui régulent le poids. Encore faut-il savoir comment mettre en
pratique ces conseils et les adapter à ses goûts et à son mode de vie (11). Encore faut-il
également les considérer comme des repères et non comme des dogmes intangibles (12) afin
d’éviter restriction rigide, culpabilisation et troubles du comportement alimentaire.
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