Dossier La dépression du nourrisson Ses relations avec la carence

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Dossier
La dépression du nourrisson
Ses relations avec la carence
affective et les troubles
des interactions précoces
Jacques Dayan
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 26/05/2017.
Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Unité de psychiatrie périnatale, CHU de
Caen. Équipe mixte de recherche E0218 Inserm – EPHE – Université de Caen. Laboratoire de
neuropsychologie
<[email protected]>
Résumé
La notion de dépression du nourrisson a été conceptualisée et systématisée en
1946 par le psychanalyste René Spitz autour des phénomènes induits chez des
nourrissons en pouponnière par la privation durable de leurs mères. Ce concept
de dépression « anaclitique » a continué à être utilisé durablement sans que de
nouvelles études aient permis d’en généraliser la portée, ni d’en préciser la
définition. D’autres études sur les effets de la privation maternelle ont conduit
au développement de concepts fondamentaux tel celui d’attachement mais
dont le lien avec la dépression reste flou. Au-delà des concepts de carence, la
notion d’interactions entre le nourrisson et sa mère a permis d’étendre les
conditions d’émergence d’une symptomatologie d’allure dépressive chez le
nourrisson. Les études récentes ont porté surtout sur les distorsions interactives
pouvant résulter de la dépression maternelle. Le tableau, bien que plus hétérogène et moins sévère que celui de la dépression anaclitique, présente quelques
points communs, dont la progressivité et la symptomatologie, plus longtemps
réversible. Des efforts récents ont été faits pour identifier de façon reproductible
certains symptômes tel le « retrait relationnel durable » et expliciter leurs
relations avec la dépression du nourrisson, mais une révision générale du
concept de dépression du nourrisson est encore en attente.
Mots clés : dépression, nourrisson, interaction précoce, carence
doi: 10.1684/mtp.2008.0162
L
a notion de dépression du nourrisson a été pour la première fois
conceptualisée et systématisée en
1946 par le psychanalyste René Spitz
[1] au décours d’une étude menée
auprès de 123 puis de 170 nourrissons
séjournant en pouponnière. Depuis
cette date, soit depuis plus d’un demisiècle, cette notion n’a fait l’objet
d’aucun enrichissement conceptuel
majeur, ni de redéfinition. La modélisation du trouble dépressif tel qu’il est
connu chez l’adulte a pu être appliquée avec des aménagements mineurs à l’adolescent puis à l’enfant.
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Chez le nourrisson, l’étroite dépendance à l’environnement comme l’absence de langage et de nombreux
autres éléments liés aux particularités
du développement entraînent la nécessité d’une redéfinition des critères
habituels du trouble, et une référence
plus nette aux comportements observables. De plus, la cohérence d’un tel
concept doit encore être assurée en
regard des progrès effectués notamment en neuropsychologie et dans
l’étude du développement cognitif et
émotionnel permettant d’expliciter les
systèmes de perception et de repré-
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sentation déjà à l’œuvre durant la première année de la
vie. Des études de cohorte restent nécessaires pour attester
d’une certaine homogénéité développementale ou au
moins d’un risque psychopathologique commun aux
nourrissons présentant une telle pathologie.
Enfin, il existe des facteurs congénitaux, héréditaires
ou secondaires aux conditions de la vie intra-utérine et de
l’accouchement pouvant influencer la survenue de troubles « dépressifs » chez le nourrisson. Bien que leur existence ait déjà été postulée par Spitz, en pratique peu de
recherches ont conduit à peu de résultats. Ces facteurs ne
seront pas abordés ici.
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Facteurs à l’origine de la dépression
du nourrisson
La dépression du nourrisson, même si des facteurs de
vulnérabilité endogènes ou acquis durant la période intrautérine ont été suspectés, a surtout été modalisée en tant
que réaction à un environnement défaillant. En effet, le
nourrisson est extrêmement dépendant en termes de survie comme de développement d’un environnement humain adapté et réactif. L’analyse des troubles déclenchés
par les altérations précoces et sévères des soins maternels
a été à l’origine du concept de « dépression du nourrisson » et du développement de la « théorie de l’attachement ». Initialement fut surtout étudiée, une notion quantitative, la carence d’apport, parfois subdivisée en carence
affective, souvent assimilée à une carence maternelle, par
perte, interruption, insuffisance ou discontinuités de la
relation mère-enfant, carence de soins et carence de stimulations. Actuellement ces études sont pratiquement
abandonnées au profit des distorsions graves ou prolongées des interactions précoces, notamment de celles pouvant résulter de dépressions maternelles sévères ou de
troubles de la personnalité. Les effets à court terme de la
carence ont fait l’objet de tableaux descriptifs approfondis
qui ont renouvelé la réflexion sur la nature et la genèse de
la relation mère-enfant. Ainsi Bowlby [2], à partir de
l’observation d’enfants abandonnés, et en se fondant sur
les données de l’éthologie animale notamment les expériences de l’éthologue Harlow, définira l’attachement
comme un besoin primaire, indépendant des besoins instinctuels, tandis que Spitz renouvellera la théorie de
l’étayage pulsionnel ou Winnicott approfondira les notions de dépendance et de personnalisation, ouvrira à la
théorie des interactions fantasmatiques développée en
France par Lebovici. D’autres auteurs, notamment Field
[3, 4], Murray [5] et Tronick [6, 7] aux États-Unis et au
Royaume-Uni, se sont attachés aux effets de la dépression
maternelle et des troubles des interactions qu’ils sont
susceptibles d’engendrer chez le nourrisson.
L’expérience des enfants sauvages a très tôt suggéré le
rôle irremplaçable de l’environnement humain dans le
développement précoce. L’avènement de la psychanalyse, à partir des remémorations infantiles dans la cure
d’adultes, conduira à postuler le rôle essentiel des expériences affectives précoces dans la structuration de la
personnalité. Dès la première partie du siècle des psychothérapies d’enfant seront entreprises mais c’est à la fin de
la Seconde Guerre mondiale que naissent les premières
synthèses sur le sujet, avec les observations d’A. Freud et
D. Burlingham sur des enfants placés en pouponnière
durant les bombardements de Londres, ou celles de W.
Goldfarb analysant les conséquences sur le développement et la cognition de la carence, et enfin les contributions majeures de J. Bowlby ou R. Spitz. Les travaux
princeps portaient sur des nourrissons privés de leur mère,
et placés dans des conditions institutionnelles de maternage substitutif insuffisant. Aux effets de la séparation et de
la privation, s’ajoutaient les effets potentiellement toxiques de l’institution. Par la suite, des formes plus subtiles
de carence intrafamiliale ont été décrites.
La dépression anaclitique ou carence
affective partielle
Spitz [1] a décrit, sous le terme de ″dépression anaclitique″ ou encore de ″privation maternelle partielle″, la
réaction de jeunes enfants privés temporairement de leur
mère. Il est entendu que les soins prodigués par les adultes
prenant en charge l’enfant présentent une certaine qualité
affective. À une première phase, d’environ un mois, marquée par des pleurs plus fréquents et des conduites d’accrochage à l’observateur, succède une seconde période
marquée par des pleurnicheries ou des geignements, avec
comportement de retrait ou d’évitement, pouvant se manifester par des pleurs ou des cris devant l’insistance du
chercheur à entrer en contact. Le regard resterait longtemps interrogateur et communicatif, à la différence de ce
que l’on constatera plus tard dans un certain nombre de
tableaux pré-autistiques. Le visage exprime alors souvent
la tristesse. En l’absence du retour de la mère, après deux
ou trois mois, un retard du développement et une perte de
poids ont pu être constatés. À la phase ultime se manifeste
un refus de contact tandis que les signes somatiques
s’accentuent et que l’enfant sombre peu à peu dans la
léthargie. Le trouble serait réversible, pour autant que la
perte soit temporaire, de durée inférieure à cinq mois, et
l’enfant restitué à sa mère ou confié à un substitut acceptable. Trois conditions semblent nécessaires selon Spitz à
la production de cet état : que la séparation inclue systématiquement une période située entre le sixième et huitième mois de l’enfant, qu’elle soit totale et dure au moins
trois mois. Enfin Spitz remarque, usant d’un groupe
contrôle, que l’établissement avant la séparation de relations discontinues ou de mauvaise qualité entraîne beaucoup moins fréquemment la survenue d’un tel syndrome :
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la dépression anaclitique suppose l’établissement préalable d’une bonne relation mère-enfant. Une séparation de
plus de cinq mois conduit selon Spitz à un syndrome non
réversible associée à une rupture du développement qu’il
nomme hospitalisme et qu’il attribue, au moins dans le cas
de la cohorte d’enfants observés, à une carence de soins
affectifs surajoutée, et non à la seule séparation d’avec la
mère.
On rapproche de ces notions la séquence elle aussi
ternaire détresse – désespoir – détachement qui caractérise, pour Robertson et Bowlby [2], la perte d’objet en cas
de séparation même temporaire. Ces troubles ont été
observés essentiellement dans les unités de néonatalogie
hospitalière, chez des nourrissons séparés de leur mère et
présentant une vulnérabilité physiologique. Pour Roberston, le retour au domicile après une séparation brève ou
bénigne s’accompagne de réactions d’attachement anxieux. Une sensibilité durable à la séparation manifestée
sous forme d’angoisse pourrait persister. Lorsque la séparation est longue et sévère, au contraire, un comportement
de détachement peut s’installer avec inaptitude à nouer
des liens d’affection. Les séparations itératives seraient les
plus nocives, équivalentes à une carence prolongée.
Effets durables de la carence
institutionnelle : l’hospitalisme
ou carence affective totale
L’institution a fourni le modèle des conditions carentielles, conjuguant séparation prolongée et frustration par
maternage substitutif insuffisant, multiple et discontinu :
absence de figure maternelle de référence, cantonnement
aux soins d’hygiène et de nourrissage. Ici intervient, audelà du manque, une toxicité propre au fonctionnement
institutionnel. La conséquence en est l’hospitalisme. Décrit par Spitz [1], il est une forme extrême de la dépression
anaclitique. Les enfants sont passifs, figés, sans expression,
sans réaction, agités de mouvements bizarres et répétitifs.
Ils désinvestissent le monde extérieur puis jusqu’à leur
propre corps : après une phase d’exacerbation toutes les
activités auto-érotiques disparaissent.
La sévérité de ces tableaux, rappelant ceux des
encéphalopathies, a parfois fait contester leur origine carentielle univoque. Ce modèle « historique », a grandement contribué à infléchir les conditions d’hospitalisation
et de placement. La préférence a été donnée aux placements familiaux tandis que le fonctionnement des pouponnières a fait l’objet d’un vaste mouvement de réforme.
Kreisler [8] en France reprend et développe le tableau
des dépressions anaclitiques du nourrisson, essentiellement en collectant des situations cliniques variées qu’il
prend en charge. Selon l’auteur le trouble « dépressif »
peut aussi se rencontrer chez des mères « borderline »,
suite à un deuil en période périnatale ou dans le cadre
d’une dépression postnatale. Après une période initiale
marquée par l’exacerbation de l’angoisse de séparation,
s’installent l’atonie thymique, plus proche de l’indifférence que de la tristesse, l’inertie motrice caractérisée par
la monotonie des conduites, la rareté des réponses et
initiatives motrices, la pauvreté de la communication interactive avec le regard vide ou évitant, et la vulnérabilité
psychosomatique. Ces troubles qui rompent avec l’habitus antérieur s’accompagnent de la disparition de l’angoisse de l’étranger, d’un intérêt conservé en partie pour
les objets inanimés. Ils seraient rapidement réversibles
sous l’effet de la thérapeutique. La désorganisation psychosomatique s’inscrit pour Kreisler (1989) dans le prolongement de la dépression avec notamment troubles
alimentaires, mérycisme, troubles du sommeil et sensibilité aux infections notamment ORL.
Ce type de carence est redevenu d’actualité avec la
découverte en 1989 des orphelinats roumains, où les taux
de mortalité atteignaient 25-50 %, et où 20 % des survivants présentaient après l’âge de trois ans des signes de
déficience mentale les amenant à être dirigés vers un
système « asilaire » [9]. Parmi les enfants adoptés issus de
ce système, 15 % étaient en bonne santé physique à
l’arrivée dans le pays d’adoption, et 10 % avaient un
développement normal après l’âge d’un an, 34 % avaient
un retard de croissance, proportionnel au temps passé en
institution, et 41 % une microcéphalie.
Carences intrafamiliales – Négligence
Si les institutions fournissent un modèle d’étude quasi
expérimental de la séparation, elles ne fournissent pas un
modèle tout à fait satisfaisant de la carence. En effet,
celle-ci peut s’observer chez des enfants élevés par leurs
propres parents. Les manques sont plus complexes, plus
parcellaires, plus discontinus et s’y ajoutent des distorsions plus ou moins importantes des relations. D’observation actuellement fréquente, la carence intrafamiliale associe à des degrés divers le manque de soins et de
stimulations et la privation affective. Les troubles de personnalité de la mère (ou plus généralement de la « figure
de soins »), les modifications brutales de son humeur,
l’alternance d’hostilité et de cajoleries, l’imprévisibilité
des réponses maternelles ou encore leur extrême rigidité
engendrent des troubles que Spitz qualifie de « psychotoxiques », plus orientés vers des manifestations psychosomatiques que vers la dépression.
Le terme de négligence, introduit la notion de responsabilité parentale et s’éloigne de la description psychologique. Il recouvre, mais en partie seulement, dans le
champ juridique et social, la notion de carence intrafamiliale. Il peut s’appliquer à toutes les situations où les
besoins primaires de l’enfant ne sont pas satisfaits : nourriture, habillement, hygiène et soins de santé, logement,
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affection, protection, éducation et scolarisation. Un certain nombre de facteurs de risque de négligence ont été
mis en évidence. Ils ne coïncident pas tout à fait avec ceux
démontrés pour la maltraitance active, ni pour la dépression maternelle : les mères négligentes seraient plus âgées,
plus souvent célibataires, d’intelligence ou de niveau scolaire inférieur par rapport à des contrôles. La taille de la
famille, le nombre de grossesses non désirées, l’extrême
pauvreté, les conditions de logement et l’environnement
de l’enfant sont également associés à la négligence. Au
plan psychologique, les mères négligentes seraient plus
souvent déprimées, anhédoniques, insatisfaites, agitées,
exprimant des sentiments d’ennui et de solitude. On a
décrit un syndrome d’apathie-inutilité chez ces femmes.
Les mères négligentes auraient moins d’interaction avec
leurs enfants, seraient volontiers plus directives et exigeantes, moins attentives aux besoins de l’enfant, qu’elles
évalueraient de manière moins réaliste. Les soins insuffisants ou inadaptés sont préjudiciables à court terme,
compte tenu de l’extrême dépendance du nourrisson pour
la satisfaction de ses besoins et des dangers que font courir
l’absence de surveillance et l’environnement inadapté.
On a décrit, particulièrement dans les familles dites à
problèmes multiples [10], des interactions chaotiques
marquées du sceau de la discontinuité et de l’imprévisibilité. Il y est noté l’anarchie des rythmes de vie, des stimulations excessives succédant à une quasi-négligence, des
relations tantôt érotisées ou violentes, tantôt rejetantes ou
distantes, et, à l’extrême, la succession d’hospitalisations
ou de placements. Les troubles présentés par les enfants
sont variables et complexes. De plus, la suppléance par les
aînés ou le support social peut offrir une certaine protection à la déstructuration et au sentiment d’insécurité, éviter
l’apparition de désordres affectifs, de troubles du comportement ou de troubles cognitifs qui peuvent toutefois en
résulter.
Le rôle de la dépression maternelle
Études cliniques
La mise en évidence des conséquences de la dépression du post-partum dans le développement de l’enfant
laisse supposer une communauté symptomatique entre
troubles liés à la carence et troubles secondaires à la
dépression maternelle. Ces derniers semblent toutefois
généralement plus modérés, s’éloignant du tableau impressionnant de la dépression anaclitique. Certains
auteurs soutiennent néanmoins que l’indisponibilité maternelle affecte davantage le bébé qu’une séparation franche. Selon Field [3, 4], si la mère n’est pas disponible le
bébé recherche les moyens d’une régulation propre qui,
s’ils sont infructueux, peuvent conduire à un état de détresse et/ou des affects déprimés. En effet, la dépression
affecte de multiples manières la communication interper-
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sonnelle notamment en modifiant la fréquence de
l’adresse verbale, la qualité de la voix, le contact œil à œil,
la qualité de l’expression et des réponses émotionnelles
maternelles [5], et donc les mécanismes d’adaptation du
nourrisson le rendant inapte à réguler correctement les
interactions. L’adversité sociale comme les troubles de la
personnalité agissent en synergie avec les facteurs dépressifs pour perturber les interactions, aggravant le stress
maternel et réduisant les capacités d’adaptation. Toutefois, les interactions des mères déprimées ne sont pas
constamment perturbées et, quand elles le sont, s’organisent autour de deux tendances : comportement intrusif et
hostile d’une part, désengagement et évitement des relations d’autre part [6, 7, 11]. Cohn et Tronick [11] ont
montré qu’au comportement intrusif des mères répondent
plus souvent des « regards vagues » du nourrisson, au
désengagement la protestation, mais au comportement
positif, des réponses positives. Les nourrissons de mères
déprimées présenteraient à 19 mois plus de manifestations de colères et moins de mutualité affective avec leur
mère que dans un groupe contrôle. Une étude menée en
Suisse [12] a permis d’examiner le développement de
l’enfant et de la relation mère-enfant à 3 et à 18 mois. À
3 mois, les enfants de mères déprimées présenteraient
plus de troubles fonctionnels : problèmes alimentaires,
troubles du sommeil, pleurs excessifs. Toutefois ces comportements sont rapportés par la mère qui tend à péjorer
les descriptions de l’enfant et d’elle-même. À 18 mois, les
enfants de mères déprimées ont moins d’échanges vocaux
et visuels, et sont moins souriants. Les échanges se déroulent souvent sur un mode discontinu, les mères plus permissives ou interdictrices favorisent moins l’exploration
par l’enfant de l’environnement. Ces derniers jouent davantage seuls, présentent moins d’interaction à distance,
adoptent un comportement d’évitement par rapport à la
mère. Ils expriment moins de plaisir, leur capacité d’attention est diminuée et ils se fatiguent plus vite. Ils présentent
moins souvent un attachement sécurisant et plus souvent
un attachement « non sécurisant-évitant ». La question
demeure de déterminer le facteur de risque principal de
ces troubles : dépression, adversité sociale, troubles de la
personnalité, dysfonctionnements familiaux, gardant à
l’esprit que la nature des interactions, tant sur le plan
qualitatif que quantitatif demeure le facteur agissant.
Études expérimentales
Des études expérimentales ont aussi cherché à évaluer
l’impact des modifications des interactions induites par la
dépression maternelle. Le protocole dit de « la situation
étrange » [2], dont l’objectif est d’évaluer la qualité de
l’attachement du nourrisson à sa mère et ses réponses aux
séquences de séparations/retrouvailles, ne répondant pas
exactement aux spécificités de la dépression maternelle,
différents modèles expérimentaux ont été proposés. Tronick en 1978 met au point un paradigme expérimental qui
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demeure encore aujourd’hui un outil de référence : l’expérience du « still face » [6, 7] consiste à fournir à la mère
la consigne de demeurer face à son nourrisson sans réaction pendant trois minutes. Immédiatement les bébés tentent d’attirer l’attention de leur mère par des stratégies
mises systématiquement en échec par le protocole luimême. Ils se détournent après chaque tentative sans réponse puis tentent à nouveau de la solliciter notamment
par le regard. Ils abandonnent plus ou moins tôt ce cycle
de sollicitations, puis en moins de trois minutes leur corps
s’affaisse, ils se retirent de la réconciliation et tentent plus
ou moins de se réconforter eux-mêmes. Les comportements de détresse du bébé persistent un temps après le
retour à la normale du comportement maternel. Bien qu’il
s’agisse d’une situation expérimentale, ces faits indiquent
que les enfants ont des réactions spécifiques, appropriées
et négatives en réponse à la dépression simulée chez leur
mère. Field [3, 4] suggère que ce protocole expérimental
ne reflète pas les interactions observées avec les mères
réellement déprimées. Il constate expérimentalement que
le comportement des nourrissons de mères déprimées
semble mimer celui de cette dernière. Il décrit un style
interactif « déprimé » des nourrissons : diminution de
l’expression d’affects positifs, moins de vocalisations, plus
de protestations. Il montre que ce style tend à persister
même quand le nourrisson interagit avec des adultes non
déprimés ou bien lorsque la mère cesse son comportement de retrait. Les séquences interactives du still face ont
constitué pour beaucoup un modèle paradigmatique des
effets de la dépression maternelle sur le nourrisson. Il
représente pour Tronick « un modèle expérimental de
négligence émotionnelle et de déni de l’intersubjectivité ». Il demeure incertain que la qualité des interactions
et le rythme des discontinuités reflètent celles présentes
dans l’interaction réelle d’une mère déprimée avec son
nourrisson. La chute brutale de l’intérêt portée à l’enfant et
la durée de l’absence de réaction à tout stimulus provenant de ce dernier s’apparentent plus à une expérience
traumatique qu’à la privation plus continue offerte par une
mère sévèrement déprimée ou au repli d’une dépression
modérée plus sensible aux signaux émis par l’enfant [13].
Le protocole utilisé actuellement tend d’ailleurs à réduire
à une minute la période où la mère s’abstient de répondre.
gressivité assez homogène : tentatives de rapprochement
avec la mère ou le substitut maternel, tentative d’adaptation en cas d’échec répété (détournement actif et/ou protestation) puis abandon et apparition de manifestations
motrices avec tendance à la passivité et l’hypotonie. Toutefois ces troubles sont de degré très variable comme
d’ailleurs leur réversibilité, et leurs effets à long terme
diffèrent. La tristesse comme l’absence de satisfaction
suivant l’apaisement des besoins essentiels, la perte du
jeu, la rareté du sourire, le manque d’initiative dans l’interaction, les troubles du sommeil ou alimentaires sont
autant de symptômes communs avec la dépression de
l’enfant plus âgé. Des efforts récents ont été faits pour
identifier de façon reproductible certains symptômes tels
le « retrait relationnel durable » [14] et expliciter leurs
relations avec la dépression du nourrisson, mais une révision générale du concept de dépression du nourrisson est
encore en attente.
Références
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2. Bolwby J. Attachement et perte. Paris : PUF, 1984 ; (3 vol.).
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10. Stoleru S, Lebovici S. L’interaction parent-enfant. In : Nouveau
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11. Cohn JF, Tronik EZ. Three month old infant’s reaction to simulated maternal depression. Child Dev 1983 ; 54(1) : 185-93.
Conclusion
La dépression du nourrisson n’est pas une entité clairement définie. Toutefois, tant les études portant sur les
effets de carence, notamment chez l’enfant placé en institution ou hospitalisé, que celles portant sur les effets de la
dépression maternelle notamment en cas de troubles sévères ou associées à des conditions sociales défavorables ou
à un trouble de la personnalité, mettent en évidence une
communauté de symptômes, encore retrouvée dans des
conditions expérimentales. Le trouble présente une pro-
12. Righetti-Veltema M, Manghi M, Conne-Perreard E, Manzano J.
Effets observés chez l’enfant de la dépression maternelle du postpartum à 3 mois et à 18 mois – Résultats d’une recherche épidémiologique sur les signes précurseurs de la dépression du post-partum.
In : Manzano J, ed. Les Relations précoces parents-enfants et leurs
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13. Dayan J, Andro G, Dugnat M. Psychopathologie de la périnatalité. Paris : Masson, 2003.
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