Des proccupations sociales la sant publique dans la prise en charge

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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
www.histoire-politique.fr
Des préoccupations sociales à la santé publique :
la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais
Patricia Loncle
L’histoire des politiques locales de jeunesse en France est doublement
caractérisée par une part déterminante des communes et par une prévalence de la
prise en charge sociale, dans une volonté de protection de cette population.
Cependant, la dernière décennie, si elle conforte la place des communes dans
l’élaboration et la mise en œuvre des politiques locales, laisse apparaître de profonds
bouleversements dans le contenu des interventions. La jeunesse est, en effet, de plus
en plus perçue comme souffrante et nécessitant des interventions relevant du champ
de la santé publique. Le présent article s’attache, à partir d’une mise en perspective
de long terme 1 , à comprendre les évolutions qui président à ce changement de
perception et d’action envers les jeunes.
Dans cette dynamique, au moins quatre périodes ont marqué des inflexions
dans la prise en charge locale de la jeunesse. À partir du milieu du XIXe siècle, les
œuvres puis les associations de jeunesse jouent un rôle d’impulsion dans la mise en
place d’actions au service de la jeunesse. Elles sont en cela relayées avec plus ou
moins d’ampleur et de volontarisme par les communes. L’État, quant à lui, n’occupe
qu’une fonction seconde de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale : il
réglemente des actions qui relèvent largement de l’appréciation des territoires. Au
cours de cette période, le niveau local apparaît comme un lieu d’expérimentation,
véritable laboratoire des politiques sociales et de santé dans lequel interviennent des
interpénétrations denses entre niveau national et niveau local, entre acteurs privés et
acteurs publics. L’importance du système notabiliaire y est forte, de même que
l’influence des organisations philanthropiques et, plus largement, de ce qui deviendra
le secteur associatif 2 . Les interventions en direction de la jeunesse se structurent
progressivement autour de préoccupations sociales et hygiénistes qui renvoient à une
volonté de protection des plus vulnérables, qu’il s’agisse du logement des apprentis,
Jacques-Guy Petit et Yannick Marec (dir.), Le social dans la ville, en France et en Europe, 1750-1914,
Paris, Les éditions ouvrières, 1994 ; Colette Bec, Catherine Duprat, Jean-Noël Luc et Jacques-Guy Petit
(textes réunis par), Philanthropes et politiques sociales en Europe (XVIIIe et XXe siècles), Paris,
Anthropos, Economica, 1994.
2Abram De Swaan, Sous l’aile protectrice de l’État, Paris, PUF, 1995 ; Bruno Dumons et Gilles Pollet,
« Espaces politiques et gouvernements municipaux dans la France de la IIIe République. Éclairage sur la
sociogenèse de l’État contemporain », Politix, vol 14, n° 53, 2001, p. 15-31 ; Patricia Loncle, L’action
publique malgré les jeunes, les politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000, Paris, L’Harmattan,
2003 ; Lyon Murard et Patrick Zylberman, L’hygiène dans la République, la santé publique en France,
ou l’utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1996 ; Lucie Paquy, « Les politiques sanitaires locales
au XIXe siècle : l’exemple isérois », dans Vincent Viet et Hans Palm (dir.), Les politiques sociales des
communes en France et en Allemagne, Paris, La Documentation française, 2003, p. 25-35.
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L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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de la santé des ouvriers, de la réglementation du travail des mineurs, de la protection
des mineurs sortant de prison, de l’enfance en danger… Bien que les liens entre social
et santé ne soient pas bâtis sur une démarche sectorielle, bien que les parts de
l’initiative locale et de l’application des normes nationales s’entremêlent largement,
cette période apparaît ponctuée d’initiatives locales qui laissent peu à peu entrevoir
« l’ancrage premier du bien-être 3 ».
À partir de l’après-Seconde Guerre mondiale et surtout des années 1960, les
politiques sociales reviennent largement à l’État, les communes n’étant responsables
que de la mise en œuvre de l’action sociale et pouvant déployer une aide sociale
facultative, de nature résiduelle 4 . La santé apparaît, quant à elle, moins structurée,
tant au niveau national qu’au niveau local 5 . Dans les communes, ce sont les règles
d’intervention en matière d’aide sociale qui conduisent à organiser la plupart des
services sociaux en direction de l’enfance et de la jeunesse comme les crèches, les
garderies et centres aérés, les foyers de jeunes travailleurs... Une large autonomie des
collectivités locales se dégage néanmoins autour des nécessités d’urbanisation et
d’équipement. En effet, les villes s’insèrent dans les interstices de l’intervention
étatique et s’approprient les instruments nationaux, les façonnent en fonction des
acteurs mobilisés, de leurs problèmes spécifiques, enfin de la plus ou moins grande
volonté politique de leurs élus de s’approprier tel ou tel problème et de l’intégrer
dans le champ de son aide sociale facultative 6 .
Au début des années 1980, avec l’avènement des politiques de la ville, les
préoccupations relatives au social et à la jeunesse réapparaissent avec une acuité
croissante : les phénomènes de chômage massif des jeunes, de violences dans les
quartiers conduisent à une focalisation importante des communes sur la jeunesse qui
est à nouveau envisagée comme devant être protégée 7 . Là encore, les questions de
santé n’occupent qu’une place minimale. Néanmoins, depuis une décennie, sous
l’influence d’un certain nombre de facteurs (épidémie de sida 8 , prise de conscience de
l’importance des déterminants sociaux de la santé, des inégalités sociales et
territoriales de santé 9 ) mais aussi du fait d’une pénétration plus grande des politiques
publiques françaises par les idéologies néolibérales anglo-saxonnes 10 , on peut
Jean-Pierre Gaudin, Technopolis, crises urbaines et innovations municipales, Paris, PUF, 1989.
Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.
5 Bruno Jobert, Le Social en plan, Paris, Les Éditions ouvrières, 1981.
6 Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, bureaucrates et notables dans le système politique
français, Paris, Seuil, 1976.
7 François Dubet, « Marginalité des jeunes et prévention », dans Les Annales de Vaucresson, n°24,
1986 ; François Dubet, Adil Jazouli et Didier Lapeyronnie, L'État et les jeunes, Paris, Les Éditions
ouvrières, 1985.
8 Olivier Borraz et Patricia Loncle, « Permanences et recompositions du secteur sanitaire, les politiques
locales de lutte contre le sida », Revue française de sociologie, 41-1, 2000, p. 37-60 ; Gwenola Le Naour,
« Lutte contre le sida : la reconfiguration d’une politique de réduction des risques liés à l’usage de
drogues à Marseille », Sciences sociales et santé, vol 23, n°1, 2004, p. 43-68.
9 Annette Leclerc et alii (dir.), Les inégalités sociales de santé, Paris, La Découverte, 2000 ; Jean Pascal,
Hélène Habbey-Hugenin et Pierre Lombrail, « Inégalités sociales de santé et accès aux soins de
prévention », Lien social et politiques, 2006, n°55, p. 115-124.
10 Patrick Hassenteufel, « L’européanisation par la libéralisation ? Les réformes des systèmes de
protection maladie dans l’Union européenne », dans Patrick Hassenteufel et Sylvie Hennion-Moreau
(dir.), Concurrence et protection sociale en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004,
p. 209-232 ; Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme »,
dans Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21-85.
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L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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souligner l’importance croissante des analyses en termes de santé, voire de
sanitarisation des questions sociales. Le niveau local, de ce point de vue, n’est pas en
reste et tente de proposer des solutions pour une meilleure prise en charge sanitaire
des populations les plus exclues, notamment les jeunes 11 .
À partir du traitement des pratiques festives des jeunes Rennais 12 , nous
souhaitons montrer les mécanismes et les représentations qui président à cette
évolution vers une plus grande place de la santé publique. Nous aimerions également
interroger l’influence de celle-ci sur la prise en charge des jeunes et dans les relations
entre acteurs locaux de la jeunesse. L’exemple rennais, dans la mesure où il a pour
cadre une intervention locale ancienne et proposant une démarche favorable au
social et à une image positive de la jeunesse, nous paraît stimulant pour comprendre
l’influence potentielle de ces modifications.
La prise en charge de la jeunesse : le modèle rennais
Le territoire rennais est assez exemplaire de la prise en charge de la jeunesse,
et ce pour au moins trois raisons : il est marqué par un réseau d’acteurs ancien,
particulièrement stable ; par une faveur accordée à la prise en charge sociale des
jeunes ; par une volonté de considérer la jeunesse comme une ressource pour le
territoire 13 .
Un réseau d’acteurs ancien et particulièrement stable
À Rennes, à l’instar de nombreuses villes, l’intervention en direction des
jeunes s’amorce à la fin du XIXe siècle. D’abord impulsée par les acteurs de jeunesse
du futur domaine associatif, elle est investie de manière croissante par les acteurs
publics, la municipalité puis l’État. Les évolutions de cette intervention ne sont pas
particulièrement originales quant à la répartition des responsabilités entre acteurs
privés et publics. En effet, les acteurs privés s’appuient très largement, au début du
Patrick Hassenteufel, Blanche Le Bihan, Patricia Loncle et Antoine Vion, « L’émergence
problématique d’une “nouvelle santé publique”, forums d’action publique et coalitions de projets à
Rennes et à Brest », dans Didier Fassin (dir.), Les figures urbaines de la santé publique, Paris, La
Découverte, 1998, p. 84-109.
12 L’enquête a été menée dans le cadre d’une recherche financée par le conseil régional de Bretagne
intitulée « Mobilisations associatives et gestion intégrée des espaces », placée sous la direction d’Yves
Bonny, sociologue, maître de conférences à l’université de Rennes II, laboratoire RESO. Le matériau de
l’enquête repose sur dix-neuf entretiens semi-directifs d’environ une heure en direction de responsables
de l’État et de la municipalité et de responsables associatifs impliqués dans la prise en charge de la
jeunesse (au titre de l’État : police, justice – juge des enfants et parquet, affaires sanitaires et sociales,
jeunesse et sports, Éducation nationale, préfecture ; au titre de la municipalité : Mission jeunesse et
élues ; au titre des associations : le centre d’information jeunesse Bretagne, deux associations de
réduction des risques, une association d’habitants du centre ville, une association de médiation entre les
organisateurs de fête, les pouvoirs publics et les habitants). Ces acteurs ont été contactés du fait de leur
position de décideur ou de médiateur dans les différents secteurs considérés. Les entretiens ont été
enregistrés et anonymisés.
13 Patricia Loncle, « Quels gains symboliques les municipalités attendent-elles de la jeunesse ? », dans
Vincent Viet et Hans Palm (dir.), Les politiques sociales des communes en France et en Allemagne,
Paris, La Documentation française, 2004, p. 72-84. Patricia Loncle, « Partenariat local et exclusion
sociale en France : expériences et ambiguïtés », Pôle sud, n°12, mai 2000, p. 63-78.
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L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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XXe siècle, sur les moyens mis à la disposition par la mairie qui soutient leurs actions
(prêt de locaux, articles dans la presse locale, appui symbolique aux moments
charnières de la vie de l’association). Peu à peu les acteurs étatiques et municipaux
prennent le pas sur les acteurs associatifs et sont à l’initiative des politiques locales de
jeunesse qui se structurent au cours des années d’après-guerre et se
professionnalisent durant les années 1960. Les acteurs associatifs deviennent des
prestataires de services et sont largement financés par la municipalité, voire les
crédits d’État 14 .
Ce qui différencie les acteurs rennais de ceux des autres villes, c’est la stabilité
du réseau d’acteurs qui opère localement : les acteurs de jeunesse peuvent être
caractérisés à la fois par leur longévité et par la force des liens qui les unissent.
Soulignons ainsi que les organisations nées au XIXe siècle pour encadrer les jeunes
continuent d’exister aujourd’hui (la Tour d’Auvergne, les Cadets de Bretagne et le
Cercle Paul Bert, tous trois issus du mouvement des patronages) et restent des
acteurs centraux de la prise en charge de la jeunesse. À ces trois anciens sont venus
s’adjoindre les Foyers de jeunes travailleurs, juste après-guerre, les Maisons de
jeunes et de la culture, les Clubs Léo Lagrange et autre Club de prévention au cours
des années 1960. Ces organisations sont toujours présentes et actives.
Les individus sont également très ancrés : ils font souvent carrière localement
et occupent des postes à responsabilité de manière durable. Un certain nombre de
figures ont ainsi marqué durablement la prise en charge de la jeunesse : Robert
Rême, Guy Houist, Jean Verpraët, Michel Le Roux, Jean Le Mesle…, tout au long des
années 1960 à 1990 et pour la nouvelle génération Philippe Caffin, Philippe Le Saux,
Gwen Hamdi. Les liens qui unissent les acteurs sont étroits du fait de parcours
parallèles dans les mouvements de patronage, de catholicisme social pour la première
génération, dans la proximité avec les réseaux politiques de gauche pour les
générations suivantes. Sur le temps long, on peut mettre en évidence une faveur
accordée au partenariat entre les acteurs, un intérêt pour le consensus dans la
décision et l’expérimentation d’actions innovantes. De nombreuses initiatives en ont
été marquées, qu’il s’agisse de l’Office social et culturel, de l’APRAS (Association pour
la promotion de l’action sociale), de la cogestion des centres sociaux par la Caisse
d’allocations familiales et la Municipalité, des actions d’animation de rue, etc.
Préoccupations sociales et jeunesse ressource
Lorsque l’on examine les raisons qui fondent l’action publique en direction de
la jeunesse, la continuité des préoccupations sociales apparaît de manière explicite.
Bien sûr, les actions locales sont influencées par les dynamiques nationales et une
partie des contenus des politiques découle des orientations nationales. Il en est ainsi,
par exemple, du patriotisme avant la Première Guerre mondiale dans les sociétés de
tir et de gymnastique, de la volonté de protéger les jeunes apprentis dans les foyers de
jeunes travailleurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de l’encadrement des
blousons noirs avec les clubs de prévention dans les années 1960, de l’intégration des
jeunes issus de l’immigration dans les politiques de la ville à partir du début des
années 1980…
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Sur ces aspects, voir Patricia Loncle, L’action publique malgré les jeunes, op. cit.
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Cependant, les initiatives locales sont marquées par une volonté
d’accompagnement social des jeunes. Il est possible à cet égard de classifier les
interventions en au moins trois catégories : les difficultés de logement (à la fin du
XIXe siècle, avec les initiatives issues du patronage de la Sainte-Famille — ancien
nom de la Tour d’Auvergne ; dans les années d’après-guerre avec les Foyers de jeunes
travailleurs Les amitiés sociales ; dans les années 1960 lors de la construction des
quartiers périphériques ; aujourd’hui avec des politiques menées par l’agglomération
rennaise en faveur du logement des jeunes) ; les difficultés d’accès au marché du
travail (préoccupations relatives aux jeunes apprentis à la fin du XIXe siècle, aux
jeunes travailleurs pendant la période d’après-guerre, aux jeunes connaissant des
parcours difficiles d’accès à l’emploi avec la naissance de la mission locale pour
l’emploi des jeunes au début des années 1980) ; les besoins socioculturels et culturels
(dans les patronages, les MJC et autres clubs, dans les équipements de quartier, au
Centre régional jeunesse Bretagne).
Les jeunes perçus comme menaces pour l’ordre public, potentiellement
délinquants ou amoraux sont peu présents dans les justifications qui accompagnent
les actions. Rennes est moins touchée par la misère à la fin du XIXe siècle que
d’autres villes plus industrieuses comme Lille, elles est moins marquée par les
mobilisations relatives aux blousons noirs 15 (même si elle accueille un club de
prévention au début des années 1960), elle est moins sujette à l’immigration et à la
nécessité de mettre en place des actions spécifiques en direction de la jeunesse issue
de l’immigration dans les années 1980. Plus récemment, les émeutes urbaines de
l’automne 2005 y ont un retentissement très modeste et globalement le réseau
d’acteurs de jeunesse réussit à canaliser le mouvement 16 . En 1998, le maire Edmond
Hervé explicite ainsi son positionnement vis-à-vis de la jeunesse :
« Deux mots qui se cherchent, deux langages, tantôt distants, tantôt
complices, tantôt étrangers, tantôt fondus, deux mots qui ont rendezvous dans le rêve ou le quotidien pour se dire, se confronter, se
construire, s’apprivoiser, deux mots et au-delà bien sûr, deux réalités
inséparables dont l’harmonieuse rencontre compte tant pour les élus de
cette ville… 17 »
Néanmoins, ce modèle de prise en charge semble avoir été au moins partiellement
remis en cause par le traitement des pratiques festives des jeunes étudiants.
15Ludivine
Bantigny, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses »
à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007 ; Françoise Tétard, « Le phénomène des blousons noirs
comme rupture des représentations de la jeunesse », colloque national de la Société d’ethnologie
française, Le Creusot, mai 1985.
16 Patricia Loncle et Virginie Muniglia, « Le modèle rennais de politique de jeunesse aux prises avec les
émeutes urbaines », Congrès de l’Association française de science politique, Atelier 1 « Les enjeux
politiques des émeutes urbaines », Toulouse, septembre 2007.
17 Éditorial d’octobre 1998 du magazine Jeunes à Rennes intitulé « Les jeunes et la ville ».
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Les changements de représentation des jeunes introduits par le
traitement des pratiques festives
Les fêtes des étudiants le jeudi soir semblent poser un problème
particulièrement aigu aux acteurs rennais de la jeunesse : par leur régularité, leur
exubérance, par les incidents nombreux qu’elles suscitent avec les forces de l’ordre,
par leur atteinte à la sécurité qui a pu conduire à la mort de trois jeunes gens en
septembre 2007, elles interrogent la pertinence d’une intervention basée sur la
tolérance. Pour comprendre l’ampleur du changement, examinons la manière dont
les pratiques festives émergent et l’influence qu’elles ont sur la perception des jeunes.
Le traitement des pratiques festives des jeunes
Dans l’analyse des politiques publiques, les changements sont classiquement
identifiés comme résultant d’une accumulation d’« anomalies 18 ». À Rennes, alors
que la plupart des acteurs s’accordent pour dire que les fêtes étudiantes relèvent
d’une tradition ancienne, participant de l’identité de la ville qui dispose d’une
population d’étudiants considérable (aujourd’hui 60 000 étudiants pour 200 000
habitants), au moins quatre éléments peuvent être perçus comme des singularités
conduisant peu à peu au changement.
Un premier élément est lié à l’évolution du peuplement du centre-ville. En
effet, à l’instar de la plupart des centres urbains, le centre rennais a connu depuis
deux décennies un mouvement de gentrification particulièrement accentué dans sa
partie historique 19 , aujourd’hui essentiellement peuplée par deux groupes de
population : des moins de trente ans qui représentent 52 % de la population et
occupent des logements locatifs de petite taille ; des propriétaires plutôt âgés, de
catégorie socioprofessionnelle élevée 20 . Au sein du centre ville, deux rues et deux
places apparaissent problématiques : concentrant de nombreux lieux de
consommation (« débits de boisson » et lieux de rassemblement des jeunes), elles
focalisent l’attention des pouvoirs publics et des associations de riverains. Cette
situation a été renforcée par l’ouverture de nouveaux bars et les jeunes se retrouvent
plus souvent à l’extérieur du fait du prix des alcools dans les débits de boisson.
« [Le problème] c’est le regroupement de jeunes sur la voie publique
pour consommer de l’alcool qui se constate tous les soirs mais qui a un
ton fort officialisé le jeudi soir dans un secteur extrêmement restreint. »
(Représentant de la Préfecture)
Avec l’arrivée de Bernadette Malgorn comme préfète de Région en
septembre 2002, la question des pratiques festives des jeunes Rennais est mise à
Pierre Muller et Yves Surel, L'analyse des politiques publiques, Paris, Montchrétien, 1999, p. 139.
2 040 euros le mètre carré selon Le Nouvel Observateur du 23 mars 2006 contre 1 522 euros dans les
quartiers périphériques.
20 Site de l’AUDIAR, données Rennes Métropole et Rennes pour octobre 2000, http://www.audiar.org/,
15 décembre 2007.
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l’agenda 21 . La lutte contre l’alcool constitue, en effet, une de ses priorités : c’est ainsi
que, dans le Projet d’action stratégique de l’État en Région Bretagne 2004-2006, la
priorité 3 est de « détourner les jeunes des conduites à risque (alcool, drogue, tabac,
suicide) ». Les partisans de Bernadette Malgorn estiment qu’elle a mis au jour une
situation dont personne ne voulait se saisir :
« Je pense que la Préfète a été la première à dire de façon très officielle et
très ouverte, il y a un véritable problème avec une certaine jeunesse et
l’alcool et qu’elle a décidé de s’attaquer à ce problème à bras le corps. »
(Représentant de la Préfecture)
Il faut sans doute souligner que si la consommation d’alcool chez les jeunes Bretons
apparaît plus importante que chez leurs homologues des autres régions, les données
disponibles ne nous fournissent que peu de recul sur l’augmentation réelle ou
supposée de cette consommation et que cette dernière apparaît plutôt en baisse au
cours des quatre dernières années si l’on en juge par les résultats fournis par
l’Observatoire régional de la santé en Bretagne 22 .
Au titre de ses actions, la préfète publie, notamment, une série d’articles en
octobre-novembre 2005 dans le quotidien Ouest France, intitulée « La Bretagne face
à ses démons » (l’alcool, le tabac, le cannabis, la sécurité routière). Cette démarche
fait d’ailleurs écho à une croissance généralisée des mesures répressives en direction
des mineurs et des jeunes majeurs : procédures à délais rapprochés, centres éducatifs
fermés, campagnes de prévention et répression systématique des comportements et
consommation à risque des jeunes, d’une part ; politiques de contrôle accru des
étudiants d’origine étrangère 23 , renvois massifs dans les pays d’origine si les dossiers
universitaires ne sont pas à la hauteur, d’autre part ; démarche d’individualisation et
de sanitarisation du social, enfin 24 .
Concrètement, les « événements » se sont déroulés comme suit. À partir de
juillet 2004, la réglementation concernant les bars de nuit est durcie. Pendant
l’automne 2004, les jeunes et les CRS s’affrontent régulièrement le jeudi soir place
Sainte-Anne et sur un mode de plus en plus violent. En novembre 2004, des canons à
eau sont utilisés contre les jeunes. En janvier 2005, un arrêté préfectoral interdit de
se déplacer une bouteille à la main dans les rues du centre ville entre 21h le jeudi soir
et 6h le vendredi matin. En février 2005, le squat/salle de concert de « L’Écluserie »
est fermé. En décembre 2005, la rave party des transmusicales est interdite. Les
affrontements jeunes-CRS semblent avoir constitué une sorte de rendez-vous
ritualisé. Un magistrat du parquet analyse le durcissement progressif des face-à-face :
« Peu à peu, certains groupes de jeunes étaient là vraiment pour jouer au
Voir par exemple Philippe Garraud, « Agenda/émergence », dans Laurie Boussaguet et alii (dir.),
Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 49-57 ; Philippe Garraud,
« Politiques nationales : élaboration de l’agenda », L’année sociologique, vol 40, 1990, p 17-41.
22 Pour des données précises et récentes, se reporter à l’adresse électronique suivante :
http://www.orsb.asso.fr/99_up99load/2_docupload1/orsbd11293102004.pdf
23 Laurent Mucchielli, Le scandale des tournantes, dérives médiatiques, contre-enquête sociologique,
Paris, La Découverte, 2005 ; Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Marseille, Agone, 2004.
24 Didier Fassin, Les maux indicibles, sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004.
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gendarme et au voleur. La police intervient pour ramener le calme et eux
s’en vont mais les jeunes qui sont là sortent et se lancent dans
l’affrontement. »
Il faut noter que le déroulement de ces « événements » se fait sur fond de tensions
croissantes entre la préfecture et un certain nombre d’acteurs locaux. Le maire
Edmond Hervé prend position ouvertement contre Bernadette Malgorn à plusieurs
reprises. De nombreuses associations ainsi que la presse alternative se mobilisent
également contre les violences policières, et la fermeture des squats culturels 25 . Du
fait des bouleversements induits, les représentations que les acteurs publics se font
de la jeunesse évoluent. On glisse progressivement de la jeunesse ressource à d’autres
figures.
Les figures de jeunes : représentations des acteurs publics
L’un des éléments intéressants à analyser dans la construction du problème
public que constituent les pratiques festives est la catégorisation des jeunes
« fêtards ». Même si cette analyse ne répond nullement aux difficultés de définition
sociologique et historique de la jeunesse 26 , ces catégorisations sont essentielles : elles
servent à circonscrire l’intervention publique, à la légitimer aux yeux des différents
groupes d’intérêts qui œuvrent sur cette question ; elles mettent en scène des figures
de jeunes, collectives, parfois concurrentielles, parfois complémentaires. Les jeunes
font ainsi l’objet de processus d’agrégation légitimés par leur état, leurs
comportements et leurs modes de vie 27 .
Les premiers incriminés pour les débordements du jeudi soir sont les jeunes
errants qui peuplent la place Sainte-Anne : stigmatisés pour leur présence massive,
ils engendrent un sentiment d’insécurité auprès des riverains 28 . Dans la même
perspective, les teufeurs qui suivent les lieux de festivals et de rave avec leur camion
sont soupçonnés de participer activement aux affrontements 29 . Enfin, les dealers qui
font du trafic sur la même place font également l’objet d’accusations au premier
temps des affrontements. Ce seraient eux et leurs produits qui seraient responsables
25 Le Clébard (à sa mémère) n°11, décembre 2005, ouvre le dossier : « Que fait la préfète ? Le péril
sécuritaire à Rennes » : « Pas de rave en marge des Trans, mais des émeutes en centre-ville ; des sanspapiers pourchassés sans humanité ; moins de fête mais plus de bruit de bottes et de lacrymos le jeudi
soir... à quoi joue la préfète ? ».
26 Voir notamment les deux tomes Les jeunes et les autres, présentés par Michelle Perrot et Annick
Percheron, CRIV, Vaucresson, 1986 ; ou bien la recherche menée par Charlotte Jamin et Nathalie Perrin,
Les politiques publiques en matière d’enfance et de jeunesse au XXe siècle, en Belgique et en
Communauté française, université de Liège, 2005.
27 Dans la lignée des travaux de Niklas Luhmann, nous pensons avoir affaire ici à « la constitution, au
sein de chaque sous-système social, de véritables grilles d’interprétation, qui ont pour fonction de
simplifier la complexité du monde tout en réglant le fonctionnement interne du sous-système (…). On
peut dès lors émettre l’hypothèse, pour l’inscription sur l’agenda, que toute problématisation doit
pouvoir être “(re-)codée” par le sous-système politique pour pouvoir donner lieu à la production d’une
véritable alternative », Niklas Luhman cité par Muller et Surel, op. cit., p. 70.
28 Cf. l’analyse menée par Maud Bagaria, Alcool, fête et jeunesse dans la ville, la construction d’un
problème public et les dispositifs mis en œuvre pour y répondre, mémoire de Master 2, 2005, p. 11 et 12.
29 Diane Bégard, op. cit., p. 4 ; Christophe Moreau Christophe et André Sauvage, La fête et les jeunes,
espaces publics incertains, Rennes, Éditions Apogée, 2006, p. 151.
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des comportements des autres jeunes et des tensions avec la police. Le mouvement
consistant à rechercher la faute chez les « autres » est tout à fait habituel concernant
les bandes de jeunes 30 . Pourtant, dans la mesure où les affrontements durent, où les
pratiques festives s’installent, les pouvoirs publics sont contraints d’examiner plus
attentivement les jeunes concernés, qui ne sont ni extérieurs à la ville, ni organisés en
bande, ni inscrits dans un « métier » marginal.
Un certain nombre des interlocuteurs insistent sur la déviance des jeunes
participants à ces fêtes fortement alcoolisées. Ainsi un des représentants de l’État
affirme-t-il :
« Moi il me semble que ces pratiques sont plus proches de
l’autodestruction, c’est une forme de suicide collectif plus qu’une forme
de fête. Je n’aime pas le terme de pratiques festives qui pour moi n’ont
rien de festif. »
Les explications en terme d’atavisme régional sont aussi là pour renforcer la vision
des jeunes comme déviants :
« Il y a certainement la culture bretonne et l’atavisme breton ; le Breton étant
manifestement quelqu’un qui aime se regrouper pour danser, écouter de la
musique, la tradition des fetz noz n’est pas récente, ils ont un peu évolué
maintenant… » (Représentant de la Préfecture)
Ces catégorisations en termes de jeunesse déviante se placent dans la lignée des
interprétations britanniques à propos de la sous-culture dans les années 1950,
dressant le portrait du « personnage sans affection », jeune délinquant relevant d’une
prise en charge sanitaire 31 . D’une certaine manière on peut dire que ces
catégorisations rejoignent certains courants français dont on retrouve les influences
dans le récent rapport de l’Inserm sur le dépistage précoce de la délinquance 32 .
Cependant, la plupart des acteurs estiment que les jeunes qui participent aux
pratiques festives sont avant tout des jeunes souffrant de mal être. À ce titre, les
jeunes apparaissent comme des victimes, d’eux-mêmes et d’une société qui ne sait
plus les accompagner. De nombreuses questions émanent des acteurs publics, qui
cherchent à comprendre pourquoi les jeunes Bretons arrivent en tête de la
consommation d’alcool et des morts par suicide alors que le chômage est plutôt plus
bas qu’ailleurs et que le niveau de réussite scolaire est le meilleur de France.
« Probablement, l’envie de vivre autrement que dans du stress
permanent ou du « stress » mal dominé parce que pas suffisamment
épaulé, cadré, etc. Parce que le stress, heureusement qu’il existe, sinon ça
serait épouvantablement triste mais dès lors qu’il n’est pas dominé, c’est
sûr qu’il devient pathogène. » (Représentant de la Médecine scolaire)
Jean Monod, Les Barjots, Paris, 10/18, 1971, p. 22.
Blackman Shane, « Youth subcultural theory : a critical engagement with the concept, its origins and
politics, from the Chicago School to Postmodernism », Journal of Youth Studies, vol. 8, n°1, 2005, p. 45.
32 Inserm, Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, expertise collective, Paris, Jouve,
septembre 2005.
30
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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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Un glissement à souligner est la manière dont les jeunes étudiants sont assez
systématiquement dévalorisés par rapport aux jeunes des quartiers. Alors qu’au
niveau national les jeunes des quartiers sont désignés comme des fauteurs de trouble,
surtout depuis les émeutes urbaines de l’automne 2005, au niveau local ils
bénéficient d’une meilleure image que les étudiants. À Rennes, qu’il s’agisse de
certains représentants de l’État ou de la police, les acteurs essaient de bâtir une
séparation stricte entre les deux catégories de jeunes. Cependant, cette dichotomie
est fondée sur des valeurs inverses de celle du niveau national :
« Il me semble que ce sont des populations complètement différentes.
Globalement, je pense que la jeunesse du Blosne n’était pas dans les
manifestations anti-CPE, je pense que la jeunesse du Blosne n’est pas le
jeudi soir dans le quartier Sainte-Anne, Saint-Michel. Et globalement, je
pense qu’une certaine fraction anarcho-libertaire de Rennes 2 n’est pas
au Blosne. » (Représentant de l’État)
Une sorte d’attachement est même exprimée pour les jeunes des quartiers :
« Parce que moi, je dirais que nos délinquants pris un par un, on les aime
bien, on finit par s’attacher à eux, ceux qui reviennent, sincèrement. »
(Représentant de la police)
Pourtant, du côté des élus locaux ou des professionnels de la jeunesse, on assiste à
une certaine prise de conscience de la simplification du débat :
« Par une espèce de simplification des choses, du coup, les jeunes des
quartiers ont disparu, ce qui à mon avis n’est pas nécessairement une
bonne chose parce que je pense qu’il y a des difficultés mais elles
apparaissent mineures à cause du reste. Enfin, c’est assez étrange. (…) Le
problème estudiantin a marginalisé la question des jeunes des quartiers
et au contraire, on n’est pas ici sur la stigmatisation mais sur des formes
d’idéalisation du jeune de quartier. Finalement, il est pas si mal par
rapport aux loulou bobo qui ont du fric et qui font chier et qui picolent. »
(Élu local)
Les catégories de jeunes faisant l’objet d’une prise en charge dans le cadre des
pratiques festives sont donc les jeunes étudiants tour à tour considérés comme
déviants ou comme souffrant de mal être, et ce en fonction des logiques et normes de
fonctionnement de l’appareil politico-administratif local 33 . Néanmoins, il faut
souligner que les jeunes souffrant de précarité ou d’un processus de précarisation
sont largement oubliés.
Sur ces questions, on peut utilement se référer à Elizabeth Sheppard, Problème public, dans Laurie
Boussaguet et alii (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004,
p. 347-353.
33
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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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Les réponses en termes de santé publique, quels changements dans
le modèle rennais de prise en charge ?
Face à cette formulation du problème assurant que « les jeunes étudiants
boivent massivement parce qu’ils ont des pratiques déviantes ou bien parce qu’ils
souffrent de mal être », un certain nombre de réponses ont été apportées par les
acteurs locaux, qu’ils relèvent des services de l’État, des collectivités locales ou des
associations intervenant dans le champ de la prise en charge de la jeunesse. On
pourrait s’étonner de la place prise par les justifications relatives à la santé publique
dans la formulation de ces réponses. Néanmoins, rappelons qu’à cet égard trois
tendances de fond jouent une influence majeure. Depuis le début des années 1990,
les collectivités locales 34 et l’État 35 ont développé des initiatives plus poussées en
matière de santé publique. Les toutes dernières années ont été marquées par un
affaiblissement notable de l’État dans le secteur social au bénéfice des collectivités
locales, l’État affirmant son rôle de chef de file en matière de santé publique 36 . On
peut observer dans de nombreux domaines un mouvement de sanitarisation des
questions sociales qui contribue à masquer les difficultés sociales et collectives de la
population et en particulier des exclus 37 . Ces tendances permettent d’éclairer le fait
que les acteurs publics aient privilégié les réponses en matière de santé publique.
Néanmoins, il nous semble que ces réponses, faites au nom de la santé publique,
notion porteuse d’une valeur particulière, considérée comme un bien public 38 , ont
recouvert des réalités sensiblement différentes.
Les réponses de santé publique marquées par une volonté de
répression
Une partie des réponses s’est en effet fortement ancrée dans un mouvement
d’individualisation et de sanitarisation des questions sociales. Ces réponses sont
marquées à la fois par une montée des rhétoriques sur l’underclass, la dépendance
des sujets, la libéralisation des politiques publiques. Elles sont également porteuses
d’une idéologie de plus en plus favorable à un mouvement de répression des jeunes
générations.
Pour tenter de réduire les effets non souhaités des fêtes de jeunes, l’État a
développé des séries d’actions répressives : envoi des forces de police à partir d’une
heure du matin pour « canaliser » les « fêtards » dans la zone géographique identifiée
comme problématique, instauration d’un périmètre sans alcool dans les rues du
centre-ville pour empêcher les phénomènes de botellòn (les policiers saisissant et
vidant toutes les bouteilles trouvées sur les jeunes) ; développement de nombreux
messages de prévention comme la campagne « la Bretagne face à ses démons ».
34 Didier Fassin (dir.), Les figures urbaines de la santé publique, enquête sur des expériences locales,
Paris, La Découverte, 1998.
35 Michel Vandenbergue, Les médecins inspecteurs de santé publique, aux frontières des soins et des
politiques, Paris, L’Harmattan, 2002.
36 Robert Lafore, « La décentralisation de l’action sociale. L’irrésistible ascension du “département
providence” », Revue française des affaires sociales, n°4, 2004, p. 19-34.
37 Didier Fassin, Les maux indicibles, …, op. cit.
38 Didier Fassin, Les figures urbaines, …, op. cit..
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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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Éclairant ces actions, l’un des représentants de la Préfecture justifie les
orientations en insistant longuement sur la question de la santé publique et de la
consommation d’alcool :
« Ce genre de regroupements pose plusieurs difficultés : le premier c’est
une question de santé publique pour les participants ; le second c’est
aussi une question de santé publique, plutôt un aspect sanitaire pour les
riverains en général ; le troisième c’est un aspect de nuisances sonores
pour les riverains et puis le quatrième c’est un aspect purement d’ordre
public. »
Néanmoins, ces actions répressives menées au titre de la santé publique sont
essentiellement le fait de la Préfecture, les autres services de l’État déconcentré et les
acteurs locaux insistant davantage sur la nécessité de réduire les risques liés à la
consommation excessive d’alcool.
Les réponses de santé publique au nom de la réduction des risques
Une partie des réponses formulées aux pratiques festives des jeunes Rennais
relèvent de la réduction des risques. Il s’agit essentiellement de développer des
actions visant à encadrer les pratiques festives. Trois types de réponse sont mis en
œuvre : les soirées Dazibao et nuits des quatre jeudis qui consistent à proposer aux
jeunes des soirées sans alcool tous les jeudis soirs ; les opérations Prév’en ville qui se
concrétisent par la présence le jeudi soir d’un bus de prévention offrant aux jeunes
des informations et des kits pour tester leur alcoolémie, les produits qui circulent
dans les fêtes, pour se protéger (préservatifs, bouchons d’oreille, brassards
phosphorescents pour rentrer à pied…) ; des transports collectifs pour rentrer plus
sûrement chez eux. Dans cette acception, les actions de santé publique sont revêtues
d’une grande légitimité, sont soutenues par une grande majorité d’acteurs publics
comme étant susceptibles de résoudre la crise locale de la prise en charge des jeunes.
Les acteurs de la réduction des risques ont un discours sans jugement sur les
jeunes et leurs pratiques. Ils décrivent leurs actions sans entrer dans l’interprétation
des comportements :
« Prév’en ville est vraiment né d’une actualité, d’un contexte et a essayé
d’apporter une réponse en matière de prévention et de réduction des
risques, à l’évolution des comportements et à ce qui se passait à Rennes
avec un investissement de la rue notamment comme espace festif. Après,
qui s’explique de différentes façons mais nous, c’était comment être
présents sur ces temps de fête qui investissent l’espace public et
comment essayer d’adapter notre démarche d’intervention à ces
nouvelles modalités festives, qui incluent aussi les nouveaux modes de
consommation d’alcool notamment. » (Animatrice de prévention)
D’une certaine manière, ces actions paraissent bien convenir à des acteurs qui sont
habitués à exprimer une grande tolérance vis-à-vis des jeunes et à leur reconnaître
des ressources et du dynamisme. Ces actions laissent néanmoins entière la question
des dimensions sociales des pratiques festives des jeunes.
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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
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Le silence autour des dimensions sociales des pratiques festives des
jeunes
Dans un contexte de précarisation des jeunes générations 39 , et de
manifestations anti-CPE, on aurait pu imaginer que les pouvoirs publics décident de
s’interroger sur les dimensions sociales des pratiques festives des jeunes. Quelques
professionnels soulignent les difficultés économiques des jeunes étudiants :
« Il y a des chiffres qu’on connaissait sur le nombre de tentatives de
suicide énorme dans le milieu étudiant en Bretagne en particulier mais
sur la précarité de ces jeunes, là ça nous a aussi renvoyé des choses. Je
pense que les élus ont aussi découvert des choses. » (Responsable de
structure associative)
Un technicien de la municipalité explique les problèmes de blocage autour des
questions sociales : si les collectivités renâclent c’est qu’elles ont peur des dépenses
qui pourraient être engagées :
« La question sociale de la condition de vie des étudiants aujourd’hui dans la
ville, elle n’a pas été abordée au travers de ça. Officiellement, la ville n’a aucune
compétence en matière de vie étudiante. Il y a un problème de savoir qui doit
intervenir et sur quoi dans la vie étudiante. Alors, le logement, c’est Rennes
Métropole. Question des revenus, ah oui, mais là c’est le conseil général. »
Pourtant des tentatives ont été conduites pour soulever cette question, tenter de la
mettre à l’agenda :
« Je pense que c’est un sujet politique difficile à mener, difficile à lever.
Je crois que les gens considèrent que ça relève de l’État. Les conditions
de vie des étudiants, logement, niveau de vie minimum, tout ça, ça relève
de l’État et que si les collectivités commencent à aller là-dessus, c’est le
tonneau des Danaïdes. Je crois qu’il y a de ça. En même temps, jusqu’à
quand ça va durer ? » (Technicien de la municipalité)
Plusieurs dimensions permettent de comprendre que la question de la précarité ne
fasse pas l’objet d’un traitement par une mise à l’agenda. La question de la précarité
des jeunes étudiants est mal connue (si on dispose de certaines données sur le niveau
de vie des jeunes non étudiants, les données sur le travail des jeunes étudiants sont
encore assez disparates) 40 . Les étudiants dépendent massivement du maintien des
Rapport de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2005-2006, Paris, La
Documentation française, 2006, p. 30 et suivantes ; Louis Chauvel, Le destin des générations, structure
sociale et cohorte en France au XXe siècle, Paris, PUF, 2002.
40 Cf les résultats récents de l’enquête en cours de la LMDE sur « le mal être des étudiants » (résultats
provisoires communiqués le 30 novembre 2007). Bien que nous ne disposions pas de données précises
sur le niveau de vie des étudiants (alors que c’est le cas pour l’ensemble des jeunes via les travaux cités
dans la note 40), l’enquête LMDE montre qu’un tiers des étudiants exerce une activité professionnelle en
parallèle à leurs études, et que 45,4 % des étudiants vivent chez leurs parents. Ces deux facteurs
conjugués donnent des indicateurs sur le faible niveau de vie des étudiants qui doivent travailler et sur la
dépendance importante de ceux qui restent dans le foyer familial.
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solidarités familiales, ils font l’objet d’une « familialisation induite 41 ». La question de
savoir si le traitement de la précarité des jeunes doit faire l’objet d’une intervention
auprès des familles ou bien auprès des jeunes n’est pas tranchée. C’est tout le débat
soulevé autour de dispositifs d’aide comme le Fonds d’aide aux jeunes : on ne sait pas
si on doit aider le jeune sans tenir compte de son environnement familial ou non, si
les étudiants peuvent faire l’objet d’une aide ou non… Une autre question se formule
ainsi : « de qui relèvent les étudiants qui convergent vers une ville-centre alors qu’ils
viennent d’une autre collectivité ? » Enfin, comment faire financer des dispositifs
sociaux de grande envergure alors que l’État s’est largement retiré des politiques
sociales, que les conseils généraux sont devenus les chefs de fil de l’intervention
sociale et qu’ils sont déjà submergés par les dépenses liées aux personnes âgées, aux
personnes handicapées et au RMI ?
Face à ces interrogations, les réponses en termes de santé publique sont
privilégiées sur les réponses en terme de politique sociale. Les acteurs l’affirment
clairement (mais souvent lorsque l’enregistreur est éteint) : les politiques de santé
publique ont le vent en poupe, elles sont moins coûteuses, plus faciles à valoriser, on
peut en faire un traitement quantitatif. Pour autant, si la Préfecture essaie d’initier
pendant un temps des réponses alliant santé publique et répression, il semblerait que
cette ligne d’intervention ait perdu de son influence depuis l’été 2006. Aujourd’hui,
les actions sont plus clairement orientées vers la réduction des risques et
l’accompagnement des jeunes vers une diminution « des pratiques de consommation
massive » pour reprendre la terminologie couramment utilisée aujourd’hui.
Pour conclure, il est possible de faire état d’une résonance locale des
évolutions nationales conférant une importance accrue aux questions de santé
publique dans la prise en charge de la jeunesse. Cette résonance n’est pas
complètement étonnante : d’autres évolutions avaient eu de fortes conséquences au
niveau local aux cours des périodes précédentes. Cependant, si l’on met à part les
tensions qui se déroulent entre la Préfecture et la municipalité, le réseau d’acteurs
rennais de jeunesse réussit à tenir malgré cette évolution en faveur de la santé
publique : le partenariat continue d’exister de même que la faveur pour le consensus
et la perception plutôt positive de la jeunesse. Ce dernier point est sans doute
remarquable dans un contexte où la jeunesse est nettement perçue comme
potentiellement délinquante. Néanmoins, malgré cette résistance du réseau d’acteurs
et de ces valeurs, il faut souligner le déclin de la prise en charge sociale, alors même
que les jeunes générations sont largement en butte à une croissance de la précarité.
L’auteur
Patricia Loncle, enseignante-chercheure à l’Ecole des hautes études en santé publique,
membre des comités de rédaction de Lien social et Politiques, de Sciences sociales et
santé et de Agora Débats Jeunesse, membre du comité scientifique de Jeunesse(s) et
société(s) en difficultés. Elle est notamment l’auteur de : Pourquoi faire participer les
Cécile Van de Velde, « La dépendance familiale des jeunes adultes en France. Traitement politique et
enjeux normatifs », dans Serge Paugam (dir.), Repenser la solidarité, l’apport des sciences sociales,
2007, p. 315-334.
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Patricia Loncle, « Des préoccupations sociales à la santé publique : la prise en charge locale des jeunes.
L’exemple rennais », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°4, janvier-avril 2008,
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jeunes ? Expériences locales de participation des jeunes en Europe, Paris, InjepL’Harmattan, 2008 ; (dir.) Les jeunes, questions de jeunesse, questions de société,
Paris, La Documentation française, 2007 ; L’action publique malgré les jeunes, les
politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000, Paris, L’Harmattan, 2003.
Résumé
Bien que longtemps dominé par une attention particulière pour les questions sociales,
le domaine des politiques locales de jeunesse est aujourd’hui de plus en plus marqué
par les enjeux de la santé publique, ce qui induit des bouleversements à la fois dans la
perception des jeunes et dans les manières d’aborder leur prise en charge. A partir de
l’exemple du traitement des pratiques festives des jeunes rennais, le présent article se
propose d’examiner les influences de cette évolution dans un contexte marqué par
l’existence d’un réseau ancien d’acteurs travaillant essentiellement à partir de
préoccupations sociales et d’une image particulièrement positive de la jeunesse.
Mots-clefs : jeunesse ; jeunes ; politiques locales ; secteurs social et de santé ; prise
en charge.
Abstract
Whereas it was for a long time largely dominated by social issues, the sector of local
youth policies is currently dominated by the stakes of public health. This evolution
leads to important shifts both regarding the perceptions of young people and the ways
to consider their care and its contents. From the example of the handling of festive
practices of young people from Rennes, the current article examines the influences of
this evolution in a context caracterised by the presence of a former network of youth
actors working on the twofold basis of social preoccupations and of a particularly
positive picture of youth.
Key words : Youth ; young people ; local policies ; social and health issues ; care.
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