narrations sociologiques. Aussi avons-nous pu constater que les incohérences
épistémologique de Barbara B ont un ‘‘air de famille’’ avec ses tensions identitaires.
En effet, alors qu’elle travaille sur les agriculteurs, Barbara B s’identifie aussi comme « une
rurale », qui s’avère être fille de fermier. Nous ne livrerons pas ici davantage d’éléments issus
de son récit de vie mais nous pouvons y entrevoir un lien entre le net rejet qu’elle réalise de la
position intellectualiste du sociologue et le fait que, étant ‘‘née dedans’’ (i.e. rurale),
reprendre une narration déterministe reviendrait à se percevoir comme une (ancienne) « idiote
culturelle ». Ce qui provoquerait une certaine tension entre son identité « héritée », liée à son
origine sociale, et son identité « acquise », liée à la position sociale que lui confère le statut de
sociologue (Gaulejac, 2002). Mais alors, son incohérence épistémologique (son anti-
déterminisme avec les agriculteurs et son déterminisme avec les étudiants) traduit à l’inverse
une certaine cohérence identitaire, puisque l’idiot culturel tend toujours à être l’intellectuel
(que ce soit le sociologue intellectualiste ou l’étudiant qui fait « de la psychologie de bas
étage ») tandis que le savoir et le sens pratique tendent toujours à se loger du côté du monde
rural (que ce soit le sociologue qui est ‘‘né dedans’’ ou l’agriculteur qui dissimule ce qu’il
veut au sociologue ‘‘qui n’est pas du coin’’).
Mais le mouvement inverse se produit aussi durant notre entretien, soit une mise en cohérence
de sa sociologie au détriment de celle de son identité biographique. En effet, ses tensions
identitaires sont réactivées lorsque Barbara B décrit ses analyses sociologiques comme la
résultante « de tout un travail fait sur la question de l’identité ». Il s’agit alors d’« un
cheminement théorique », d’« un parcours dans la discipline », marqué par des enseignants,
des lectures, et non pas d’un sens pratique hérité de sa socialisation primaire. L’identité
acquise reprend ici le dessus sur l’identité héritée. La culture du sociologue n’est plus idiote.
Une des hypothèses fortes de notre travail consiste alors à ne pas court-circuiter directement
ce qu’on nomme le « terrain biographique » (Fugier, 2008) du sociologue avec ses
expériences et hypothèses de recherche mais à concevoir plutôt des médiations entre l’un et
l’autre et qui prennent notamment la forme de dispositions. Il est plus juste d’avancer que
Barbara B a débord vécu sa problématique de la désignation en tant que fille de fermier non
désignée, ce qui la dispose, l’incline à entendre ou voir certaines choses sur son terrain de
recherche, armée de son « sens pratique » (Bourdieu, 1980) hérité de sa socialisation passée
au sein du monde paysan. Mais nous pouvons aussi avancer que son terrain biographique
prend racine durablement sous la forme d’un rapport oral-pratique au monde, se réalisant
« sans aucun recours à l’écriture (il s’agit davantage alors d’une ‘‘transmission de travail’’
ou d’‘‘expériences’’, puisque aucun savoir n’apparaît vraiment comme tel) » (Lahire, 2000).
Tandis que ses expériences théoriques (acquises par ses lectures et sa formation universitaire)
se fondent sur un rapport oral-scriptural au monde, qui met en forme et traduit
‘‘sociologiquement’’ ses expériences pratiques. Ce que Barbara exprime très justement en
nous disant qu’elle ne s’était « jamais interrogée sur ‘‘c’est quoi, transmettre son savoir’’ »
professionnel avant de devenir sociologue.
Son terrain biographique est donc l’intériorisation d’un habitus primaire, avec sa part de sens
pratique (d’anticipation) et simultanément d’hystérésis (d’anachronisme) relativement à la
réalité du monde agricole. Et son « cheminement théorique » lui permet à la fois d’activer son
habitus primaire et de le traduire dans un autre langage : celui, oral-scriptural, du sociologue,
par lequel elle revisite son terrain biographique sous une forme interrogative et qui constitue
l’un des supports de son imagination sociologique.
Activation et censure du terrain biographique du sociologue
L’histoire de vie des doctorants de l’Université nous livre des récits captivant concernant la
rencontre entre leur identité héritée et l’ordre du discours de leur directeur de thèse. Ordre du
discours qui va tantôt leur parler (dans le sens où ‘‘ça leur parle’’) mais aussi les censurer, les
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