Le terrain biographique du sociologue comme

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COM 8, Axe 1
Le terrain biographique du sociologue comme objet d’étude sociologique et support
socioanalytique
Pascal FUGIER
LCS – Université Paris 7 – Denis Diderot
En étudiant les écrits des professeurs de sociologie d’une université et de leurs doctorants par
le prisme de leur biographie, nous avons pu rendre compte de la portée heuristique du récit de
vie afin 1/ d’éclairer leur épistémologie et 2/ de co-élaborer un travail socioanalytique. En
illustrant ce nouage entre les narrations biographiques et théoriques des sociologues, nous
préciserons quel est notre positionnement paradigmatique et notre dispositif méthodologique.
Se mettre au plus près de l’épistémologie des sociologues
Délimitée empiriquement à une partie de l’équipe professorale et doctorale d’un département
universitaire de sociologie et d’anthropologie que nous appelons sommairement l’Université,
notre recherche questionne en premier lieu leurs orientations paradigmatiques,
méthodologiques et axiologiques. Orientations que nous avons dégagées 1/ de leurs écrits
(ouvrage, thèse ou mémoire de master) et 2/ de la conduite d’entretiens épistémologiques.
Nous avons été particulièrement attentif aux sinuosités, incohérences, paradoxes et autres
‘‘clocheries’’ de leurs discours, marquant ainsi notre souci d’interroger la place du désordre
dans les dits et écrits sociologiques (Fugier, 2010).
Nous pouvons nous référer ici à l’analyse que nous avons effectuée des déviances
sémantiques de Barbara B, professeur de sociologie à l’Université et travaillant sur la
problématique de la désignation du successeur dans les exploitations agricoles. Son discours
est marqué par le surgissement d’un énoncé paradoxal, dans le sens où il va à l’encontre de
son discours sociologique ordinaire. En ce qui concerne sa doxa épistémique, opinion
sociologique qui va de soi et donc ‘‘ne se discute pas’’, elle nous l’exprime très clairement en
nous parlant de ses entretiens menés auprès des agriculteurs : « moi, je ne fais pas partie des
sociologues qui pensent que les gens sont inconscients de la situation sociale dans laquelle ils
sont. Moi, je ne les prends pas du tout pour des ‘‘idiots culturels’’ […] ». Cela dit, au sein de
son anti-déterminisme ambiant, nous avons repéré des énoncés qui ‘‘clochent’’ avec l’ordre
de son discours, lorsqu’elle qualifie de « psychologie de bas étage » et d’« introspection sans
intérêt » la parole des étudiants dont elle a demandé un travail réflexif. Le contraste est alors
saisissant entre la parole d’étudiants qualifiée de « défenses » (au sens psychanalytique du
terme) et la parole des paysans qui elle bénéficie du statut de « vérité locale » et de
« rhétorique professionnelle », dissimulant stratégiquement une réalité qu’ils n’ont pas intérêt
à divulguer au sociologue.
Se mettre au plus près de l’histoire de vie des sociologues
Nous ne nous contentons pas de cette lecture épistémologique, mais souhaitons surtout mettre
du sens à ces prises de position, et notamment à leurs incohérences, en interrogeant l’histoire
de vie du sociologue. Autrement dit, ses narrations biographiques mettent du sens sur ses
1
narrations sociologiques. Aussi avons-nous pu constater que les incohérences
épistémologique de Barbara B ont un ‘‘air de famille’’ avec ses tensions identitaires.
En effet, alors qu’elle travaille sur les agriculteurs, Barbara B s’identifie aussi comme « une
rurale », qui s’avère être fille de fermier. Nous ne livrerons pas ici davantage d’éléments issus
de son récit de vie mais nous pouvons y entrevoir un lien entre le net rejet qu’elle réalise de la
position intellectualiste du sociologue et le fait que, étant ‘‘née dedans’’ (i.e. rurale),
reprendre une narration déterministe reviendrait à se percevoir comme une (ancienne) « idiote
culturelle ». Ce qui provoquerait une certaine tension entre son identité « héritée », liée à son
origine sociale, et son identité « acquise », liée à la position sociale que lui confère le statut de
sociologue (Gaulejac, 2002). Mais alors, son incohérence épistémologique (son antidéterminisme avec les agriculteurs et son déterminisme avec les étudiants) traduit à l’inverse
une certaine cohérence identitaire, puisque l’idiot culturel tend toujours à être l’intellectuel
(que ce soit le sociologue intellectualiste ou l’étudiant qui fait « de la psychologie de bas
étage ») tandis que le savoir et le sens pratique tendent toujours à se loger du côté du monde
rural (que ce soit le sociologue qui est ‘‘né dedans’’ ou l’agriculteur qui dissimule ce qu’il
veut au sociologue ‘‘qui n’est pas du coin’’).
Mais le mouvement inverse se produit aussi durant notre entretien, soit une mise en cohérence
de sa sociologie au détriment de celle de son identité biographique. En effet, ses tensions
identitaires sont réactivées lorsque Barbara B décrit ses analyses sociologiques comme la
résultante « de tout un travail fait sur la question de l’identité ». Il s’agit alors d’« un
cheminement théorique », d’« un parcours dans la discipline », marqué par des enseignants,
des lectures, et non pas d’un sens pratique hérité de sa socialisation primaire. L’identité
acquise reprend ici le dessus sur l’identité héritée. La culture du sociologue n’est plus idiote.
Une des hypothèses fortes de notre travail consiste alors à ne pas court-circuiter directement
ce qu’on nomme le « terrain biographique » (Fugier, 2008) du sociologue avec ses
expériences et hypothèses de recherche mais à concevoir plutôt des médiations entre l’un et
l’autre et qui prennent notamment la forme de dispositions. Il est plus juste d’avancer que
Barbara B a débord vécu sa problématique de la désignation en tant que fille de fermier non
désignée, ce qui la dispose, l’incline à entendre ou voir certaines choses sur son terrain de
recherche, armée de son « sens pratique » (Bourdieu, 1980) hérité de sa socialisation passée
au sein du monde paysan. Mais nous pouvons aussi avancer que son terrain biographique
prend racine durablement sous la forme d’un rapport oral-pratique au monde, se réalisant
« sans aucun recours à l’écriture (il s’agit davantage alors d’une ‘‘transmission de travail’’
ou d’‘‘expériences’’, puisque aucun savoir n’apparaît vraiment comme tel) » (Lahire, 2000).
Tandis que ses expériences théoriques (acquises par ses lectures et sa formation universitaire)
se fondent sur un rapport oral-scriptural au monde, qui met en forme et traduit
‘‘sociologiquement’’ ses expériences pratiques. Ce que Barbara exprime très justement en
nous disant qu’elle ne s’était « jamais interrogée sur ‘‘c’est quoi, transmettre son savoir’’ »
professionnel avant de devenir sociologue.
Son terrain biographique est donc l’intériorisation d’un habitus primaire, avec sa part de sens
pratique (d’anticipation) et simultanément d’hystérésis (d’anachronisme) relativement à la
réalité du monde agricole. Et son « cheminement théorique » lui permet à la fois d’activer son
habitus primaire et de le traduire dans un autre langage : celui, oral-scriptural, du sociologue,
par lequel elle revisite son terrain biographique sous une forme interrogative et qui constitue
l’un des supports de son imagination sociologique.
Activation et censure du terrain biographique du sociologue
L’histoire de vie des doctorants de l’Université nous livre des récits captivant concernant la
rencontre entre leur identité héritée et l’ordre du discours de leur directeur de thèse. Ordre du
discours qui va tantôt leur parler (dans le sens où ‘‘ça leur parle’’) mais aussi les censurer, les
2
incitant à euphémiser voire à refouler leur terrain biographique, quitte à ce qu’il réapparaisse
sous la forme du retour du refoulé.
À l’instar de Michel B, dont le récit de vie fait jaillir de son identité héritée un homo
strategicus refoulé parce que se heurtant à l’ordre du discours interactionniste de sa directrice
de thèse, Barbara B, qui lui oppose et lui impose un homo donator (Godbout, 1996).
Corrélativement, l’ordre du discours sociologique de Barbara B puise et active d’autres
éléments issus de l’identité héritée de Michel B, à commencer par sa disposition
ethnographique, soit sa propension pour l’expérience de l’intersubjectivité et un rapport oral
pratique au monde qui vont nourrir son aversion pour la sociologie théorique 1 et à l’inverse
son goût pour la sociologie « de terrain », « concrète » et la pédagogie par l’exemple de
Barbara B. Son rapport au monde oral-pratique héritée de sa socialisation primaire se traduit
ainsi par son inclination pour la sociologie interactionniste, parce qu’on y retrouve « ce côté
très, très concret, de l’étude de terrain ». Et nous pouvons aussi ajouter que l’histoire
pédagogique que Michel a reçu en héritage (Gaulejac, 1999) ne pouvait qu’être en affinité de
style avec le mode opératoire oral-pratique par lequel Barbara B transmet le métier de
sociologue.
Co-élaborer un travail socioanalytique
Notre posture méthodologique compréhensive (Kaufmann, 1996) nous a conduit à nous
adresser à des informateurs plutôt qu’à des ‘‘enquêtés’’. Refusant la standardisation et le ton
impersonnel des entretiens semi-directifs, nous n’avons pas hésité à nous impliquer
subjectivement (en livrant par exemple quelques morceaux de notre histoire de vie) mais aussi
affectivement. Dimension affective que nous avons par ailleurs travaillée avec les sociologues
en les interrogeant par exemple sur la place de la colère dans leur pratique du métier de
sociologue au regard de leur histoire de vie.
Par ailleurs, le cadre des entretiens épistémologique et du récit de vie a aussi constitué un
support auto-réflexif pour les sociologues, passant ainsi par moments du statut d’informateur
à celui d’analysant, s’efforçant de reconnaître et d’expliciter ce qui les cause. Cela dit, nous
souhaitons développer bien davantage le dispositif clinique dans nos recherches à venir, en
nous étayant sur le dispositif des séminaires d’implication et de recherche de l’Institut
International de sociologie clinique. Ainsi, plutôt que de nous contenter d’un tête à tête avec
un informateur/analysant et avec comme unique support tiers un dictaphone, nous souhaitons
animé un séminaire « Histoire de vie et prises de position sociologique », invitant une dizaine
de sociologues à co-élaborer un travail socioanalytique à partir de différents supports
expressifs et réflexifs, verbaux et non verbaux, comme l’arbre généalogique, les lignes de vie
ou les sociodrames. Toute une odyssée en perspective !
Les articulations théoriques et méthodologiques entre la biographie et la réflexivité du
sociologue sont donc complexes (Pagès, 1997). Complexité qui resurgit dans l’attitude même
du sociologue interrogé, tantôt marquée par « la dénégation ou l'euphémisation du rapport
autobiographique à l'objet » (Mauger & Soulié, 2001), tantôt par sa reconnaissance et le désir
de s’y confronter. Nous espérons pour notre part apporter une contribution à la sociologie
clinique de la connaissance sociologique, située dans le prolongement des travaux menés par
Jean-Philippe Bouilloud (2009) sur l’implication et les résonances de l’histoire de vie des
sociologues sur leurs prises de position.
1
Incarnant une disposition scolastique marquée par la mise à distance d’autrui et le retrait du monde (Bourdieu,
1997).
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Références bibliographiques
Bouilloud, J-P. (2009). Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques. Paris :
Éditions Érès.
Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Les Éditions de Minuit.
Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes. Paris : Éditions du Seuil.
Fugier, P. (2008). Les discours et les terrains des sociologues. ¿Interrogations?, n°7. URL :
http://revue-interrogations.org/article.php?article=142
Fugier, P. (2010). Dits et écrits de sociologues et d’apprentis sociologues. Histoires de vie et
prises de position sociologiques. Thèse de doctorat en sociologie. Besançon : Université de
Franche-Comté.
Gaulejac, V. (1999). L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale. Paris :
Desclée de Brouwer.
Gaulejac, V. (2002). Identité. In J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Lévy (dir.), Vocabulaire de
psychosociologie (pp. 174-180). Paris : Érès, 2002.
Godbout, J. (2000). Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo oeconomicus.
Montréal : Boréal.
Kaufmann, J-C. (1996). L’entretien compréhensif. Paris : Éditions Nathan.
Lahire, B. (2000). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à
l’école primaire. Presses universitaires de Lyon.
Mauger, G. & Soulié, C. (2001). Le recrutement des étudiants en lettres et sciences humaines
et leurs objets de recherches. Regards sociologiques, n°22, 23-40.
Pagès, M. (1997). Des synthèses aux articulations. In N. Aubert, V. De Gaulejac et K.
Navridis (dir.), L’aventure psychosociologique (pp. 97-115). Paris : Desclée de Brouwer.
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