pliant aux canons de la « scientificité » et couronné pour cette seule raison par des comités de
lecture qui préfèrent l’insignifiance au risque de publier un texte qui « dit des choses » mais
mal ou insuffisamment argumentées, telle est devenue générale, dans notre communauté,
notre crainte de penser et dire les maux de notre société, des fois qu’on en viendrait à laisser
entendre qu’il faut en changer – terrible transgression méthodologique par où on reconnaît le
dilettante qui n’a pas encore assimilé le fait que le savant, le vrai, ne s’autorise jamais de
« jugement de valeur », mais se borne aux « faits »… Il y aurait tant et tant à dire sur les
mésusages de cette fameuse neutralité axiologique exigée du sociologue. Hélas, ce n’est
pas le lieu. Il faut faire bref… J’en reviens donc à nos considérations.
Et d’abord à cette question : d’où vient qu’on ne prenne en considération que les
articles dans la méthodologie proposée par l’AERES ?
Tout simplement du fait qu’il s’agit de la forme canonique de légitimation de la production
scientifique dans le champ des sciences de la nature, avec le dépôt de brevet (ce qui reste
hors de porté de nous autres encore). C’est par cette précision qu’on en revient à la question
de l’hétéronomie du champ sociologique que j’ai pointée au départ. On ne fréquente jamais
assez « nos » collègues des sciences « dures ». Je veux dire, au quotidien. Ceux que je côtoie
dans mon IUT sont de remarquables spécimens de chercheurs. Ils font « pousser des
antennes », entendez : ils élaborent des procédés fondés sur les nanotechnologies afin
d’augmenter sous une taille réduite et constante la surface d’un solide ; ils réfléchissent à des
tests non invasifs sur l’élasticité de la peau : pour ça, l’un d’eux a pensé aux propriétés
« collantes » du métal sur la peau quand il est très froid… Chacun d’eux dispose d’un
partenariat avec un industriel – ils en sont très fiers. Leur recherche a été payée par celui-ci.
Elle fera l’objet d’un article princeps cloné autant de fois qu’on pourra, en changeant
légèrement son intitulé et surtout l’ordre d’apparition des auteurs de l’article sur chaque
version de celui-ci, quand ce n’est pas l'identité des signataires afin de faire profiter au
maximum à l’ensemble de l’équipe des retombées bibliométriques de l’opération. Le ou les
promoteurs de la recherche, mandarins ou pas, pourront aussi, si le procédé s’avère original,
déposer un brevet et bénéficier ainsi d’une « médaille » de plus sur leur plastron de savant. Le
tout aura duré entre six mois et un an. Parfois, le programme est reconduit sur plusieurs
années, par ajout de strates successives à la problématique initiale. Un doctorant peut avoir été
recruté, avec un financement ad hoc. Au terme du processus, un procédé industriel sera mis
au point peut-être, mais pas systématiquement, et souvent on pourra s’étonner de ce qu’une
opération si longue, si coûteuse, si travaillée, accouche tout compte fait d’un si petit résultat.
Souvent, pas de résultat du tout. Mais pour la communauté scientifique, l’honneur est
sauf : l’opération a permis de publier. On est donc « dans les clous ».
Cette longue explication me conduit à plusieurs remarques :
- qu’on ne vienne pas me dire que les publiants sont plus « utiles » à la société que
les non-publiants. Ils font quelque chose, certes, mais pour ce qui est des retombés
sociales, c’est beaucoup plus complexe. Tout ce qu’on est en mesure effectivement
d’évaluer, c’est les out put de « papier » et de brevets que les chercheurs sont capables
de générer. Ce n’est pas la même chose. En outre, ce privilège accordé aux
articles comme moyen de communication des résultats n’est pas celui qui s’adapte le
mieux aux pensées non mathématisables, comme la sociologie, qui elles privilégient le
livre, l’ouvrage, avec toute les connotations artisanales qui s’attachent à ce terme, au
contraire de l’approche standardisée et industrielle que suggère la production d’articles
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