Lire la longue - Histoires d`Universités

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Quelques réflexions d’un sociologue sur l’évaluation de la recherche à
l’université
A propos des revues de sociologie référencées par l’AERES
Il est difficile dans ce qui touche à la question de l’évaluation du travail des enseignantschercheurs de ne pas céder au coup de sang face à ce qui me semble être une injonction à
entrer dans un débat qui n’aurait pas lieu si l’hétéronomie du champ sociologique n’était pas
ce qu’elle était. Si le loisir lui en était laissé, aucun d’entre nous n’accepterait d’entrer dans
les considérations qui nous agitent sans une construction préalable de son objet. Mais
précisément, les termes du débat ne nous ont pas été préalablement soumis et on se voit
contraint à des prises de position vis-à-vis d’une problématique dont on peut penser qu’elle
n’est pas la bonne. C’est déjà, je crois, le premier motif de mauvaise humeur qui nous saisit.
Il en est d’autres. La mail list des sociologues s’en est déjà fait l’écho, de même que de
nombreux blogs et sites Internet, qui chacun à sa manière fait l’inventaire des critiques qu’on
peut adresser à la prétention folle à vouloir définir les connaissances « qui comptent », et
les producteurs de connaissance qu’il convient de distinguer et, a contrario, ceux qu’il faut
livrer à l’opprobre au prétexte qu’ils ne seraient pas à la hauteur de la mission qui leur est
confiée ; qu’en somme, il vole l’argent des contribuables – car, en dernière instance, c’est la
justification ultime de cette nouvelle chasse aux sorcières…
La première réflexion qui me vient à l’esprit est qu’une société qui permet, par exemple, le
versement d’une prime de plus de 800 000 euros à un individu, unanimement décrié, pour
avoir qualifié une équipe sportive à une compétition mondiale peut difficilement faire
admettre qu’elle est moralement fondée à organiser la « chasse aux parasites » de l’éducation
nationale. On me dira que cela n’a rien à voir avec notre discussion. Je répondrai qu’au
contraire, on est en plein dedans. En plein dans la question des principes d’évaluation des
contributions et des rétributions des efforts de chacun qu’une communauté sociale
cherche à fonder en raison, afin d’organiser sa sociabilité, sa paix sociale. On est en plein en
somme dans la question des valeurs ; des valeurs et de leur « valorisation »…
Mais j’en viens au cœur de ma réflexion. Comment se fait-il qu’on ne s’insurge pas
résolument contre le choix arrêté par les instances d’évaluation de ne considérer comme
scientifiquement significatif que les articles publiés dans les revues de référence, au
détriment de toute autre forme d’activités de recherche, autrement dit indépendamment de la
capacité du chercheur à valoriser sa recherche ? Car après tout l’article ne fait que conclure
un parcours de recherche. Il n’est pas à lui seul la recherche. Aussi, en mettant l’accent sur ce
moment de son activité, on encourage implicitement la « course au papier » et les quêtes de
reconnaissance purement bibliométriques, au point que ce qui compte avant tout, c’est son
savoir-faire à faire connaître son travail, moins peut-être le travail lui-même et sa qualité. On
pousse en somme à la productivité « littéraire », mais quid de la qualité du travail conduit, de
sa nouveauté, de son potentiel heuristique ? Tout cela est envisagé et critiqué dans la plupart
des réflexions consacrées aux méthodes de quantification de la production scientifique.
Ceux qui connaissent le milieu savent bien comment certains d’entre nous sont passés
maîtres dans l’art d’accommoder les plats et de resservir une cargaison d’articles du même
tonneau, une fois en français, une autre en anglais, une autre encore en espagnol ou italien,
ajoutant autant de lignes à un CV qui n’en reste pas moins la simple métastase d’une même
idée, parfois d’une ineptie mortelle, parfois même sans aucun intérêt sociologique, mais se
-1-
pliant aux canons de la « scientificité » et couronné pour cette seule raison par des comités de
lecture qui préfèrent l’insignifiance au risque de publier un texte qui « dit des choses » mais
mal ou insuffisamment argumentées, telle est devenue générale, dans notre communauté,
notre crainte de penser et dire les maux de notre société, des fois qu’on en viendrait à laisser
entendre qu’il faut en changer – terrible transgression méthodologique par où on reconnaît le
dilettante qui n’a pas encore assimilé le fait que le savant, le vrai, ne s’autorise jamais de
« jugement de valeur », mais se borne aux « faits »… Il y aurait tant et tant à dire sur les
mésusages de cette fameuse neutralité axiologique exigée du sociologue. Hélas, ce n’est
pas le lieu. Il faut faire bref… J’en reviens donc à nos considérations.
Et d’abord à cette question : d’où vient qu’on ne prenne en considération que les
articles dans la méthodologie proposée par l’AERES ?
Tout simplement du fait qu’il s’agit de la forme canonique de légitimation de la production
scientifique dans le champ des sciences de la nature, avec le dépôt de brevet (ce qui reste
hors de porté de nous autres encore). C’est par cette précision qu’on en revient à la question
de l’hétéronomie du champ sociologique que j’ai pointée au départ. On ne fréquente jamais
assez « nos » collègues des sciences « dures ». Je veux dire, au quotidien. Ceux que je côtoie
dans mon IUT sont de remarquables spécimens de chercheurs. Ils font « pousser des
antennes », entendez : ils élaborent des procédés fondés sur les nanotechnologies afin
d’augmenter sous une taille réduite et constante la surface d’un solide ; ils réfléchissent à des
tests non invasifs sur l’élasticité de la peau : pour ça, l’un d’eux a pensé aux propriétés
« collantes » du métal sur la peau quand il est très froid… Chacun d’eux dispose d’un
partenariat avec un industriel – ils en sont très fiers. Leur recherche a été payée par celui-ci.
Elle fera l’objet d’un article princeps cloné autant de fois qu’on pourra, en changeant
légèrement son intitulé et surtout l’ordre d’apparition des auteurs de l’article sur chaque
version de celui-ci, quand ce n’est pas l'identité des signataires afin de faire profiter au
maximum à l’ensemble de l’équipe des retombées bibliométriques de l’opération. Le ou les
promoteurs de la recherche, mandarins ou pas, pourront aussi, si le procédé s’avère original,
déposer un brevet et bénéficier ainsi d’une « médaille » de plus sur leur plastron de savant. Le
tout aura duré entre six mois et un an. Parfois, le programme est reconduit sur plusieurs
années, par ajout de strates successives à la problématique initiale. Un doctorant peut avoir été
recruté, avec un financement ad hoc. Au terme du processus, un procédé industriel sera mis
au point peut-être, mais pas systématiquement, et souvent on pourra s’étonner de ce qu’une
opération si longue, si coûteuse, si travaillée, accouche tout compte fait d’un si petit résultat.
Souvent, pas de résultat du tout. Mais pour la communauté scientifique, l’honneur est
sauf : l’opération a permis de publier. On est donc « dans les clous ».
Cette longue explication me conduit à plusieurs remarques :
-
qu’on ne vienne pas me dire que les publiants sont plus « utiles » à la société que
les non-publiants. Ils font quelque chose, certes, mais pour ce qui est des retombés
sociales, c’est beaucoup plus complexe. Tout ce qu’on est en mesure effectivement
d’évaluer, c’est les out put de « papier » et de brevets que les chercheurs sont capables
de générer. Ce n’est pas la même chose. En outre, ce privilège accordé aux
articles comme moyen de communication des résultats n’est pas celui qui s’adapte le
mieux aux pensées non mathématisables, comme la sociologie, qui elles privilégient le
livre, l’ouvrage, avec toute les connotations artisanales qui s’attachent à ce terme, au
contraire de l’approche standardisée et industrielle que suggère la production d’articles
-2-
à répétition. Aussi, on peut parler d’un coup de force métrologique opérée par les
sciences « dures » au détriment des sciences « molles » ;
-
les sciences de l’homme et de la société, nonobstant les efforts de conformisme de
certaines disciplines (économie, psychologie) ou de certains représentants de la
sociologie, ne peuvent être appréhendées, organisées, évaluées de la même manière
que les sciences de la nature. Je dirais même que, pour celles-ci, la pression à
l’évaluation vient de leur coût intrinsèque : c’est pour organiser la répartition de la
manne financière colossale que draine ces disciplines qu’il a fallu que l’Etat et les
chercheurs eux-mêmes, en concurrence les uns avec les autres, se dotent d’outils et de
méthode d’évaluation afin d’orienter les financements sur des bases « objectives ». Le
budget consenti à la sociologie par la société française justifie-t-il réellement la
mise au pas réglementaire à laquelle on assiste via l’AERES et ses filiales ?
Certes, me dira-t-on, le gâteau a beau être plus petit, il faut bien définir la taille des
parts de chacun. D’accord, mais le travail présidant à l’élaboration de l’outil
d’évaluation n’est-il pas disproportionné ? La sociologie et les sociologues n’ont-ils
rien de mieux à faire que de définir les modalités d’évaluation de leur prestation et
d’opérer des clivages entre les uns et les autres ?
-
J’ajouterai une chose : combien y a-t-il d’enseignants-chercheurs autour de nous qui
nous donnent l’impression de « voler » leur salaire parce qu’ils ont complètement
abandonné la recherche ? Combien parmi eux en tirent satisfaction plutôt qu’un vague
sentiment de honte ? Pour ma part, j’ai l’impression que dans la grande majorité des
cas, et malgré toutes les difficultés rencontrées, il y en a plus qui cherchent à bien faire
leur travail que l’inverse et, quand ils n’y arrivent pas, chacun avoue son regret de
n’être pas plus actif. J’aurais même tendance à penser que ce dont il faut s’étonner le
plus ce n’est pas du nombre de ceux qui ne publient pas, mais plutôt du nombre de
ceux qui, malgré toutes les difficultés rencontrées, continuent d’afficher un projet de
recherche. En somme, le chercheur non publiant est l’arbre qui cache la forêt et c’est
pour traquer ces quelques « déviants » qu’on a mis en route cette usine à gaz de
l’évaluation. N’a-t-on rien de mieux à faire pour chasser le gaspillage ? Causez-en
à mon banquier…
-
enfin, et pour revenir sur le dernier point, l’outil voulu par l’AERES, avec
l’assentiment, voire, a-t-on envie d’écrire, la « collaboration » de certains de nos
collègues, est-il en mesure, compte tenu de son universalisme, de prendre en
considération les conditions de travail de ceux qu’il est destiné à évaluer ? Non
point. Sera-t-il en état de mesurer la contribution des sociologues à la pensée
sociologique, au travail sociologique, à l’insertion de la sociologie dans la vie locale,
les entreprises, les institutions dans lesquelles mille et une petites mains cherchent à
faire vivre au quotidien un projet de sociologisation de la vie sociale ? Pas plus. Tout
ce qu’il mesurera, encore une fois, c’est le résultat de ce travail souterrain de
lobbying que suppose toute publication, que seuls les plus actifs ou résolus d’entre
nous sont capables de conduire, pour mille et une raisons que nous n’avons pas la
place d’analyser ici.
En conclusion, ce que je déplore le plus c’est notre passivité devant la mise en coupe
réglée de notre discipline par les sciences dominantes via les critères retenus par
l’AERES ; c’est notre incapacité à penser la spécificité de notre science qui, quoiqu’elle vise à
la même légitimité scientifique que les autres disciplines, n’en reste pas moins
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incommensurable. Quand j’envisage mon objet, je suis toujours aussi dedans. Je suis membre
de cette société. Ce que je découvre retentit immanquablement sur ma conception du monde
social ; ce que me disent ceux que j’écoute intègre ma pensée, y dérange ses agencements,
m’oblige à un nouvel effort de décentrement, m’interpelle sur mon rôle social, etc.
Je suis toujours dans ce que je trace, et je retrace toujours un peu ce que je suis. Qu’on
le veuille ou non, les sciences de l’homme, la sociologie en particulier, ne sont pas des
sciences comme les autres. Elles méritent un traitement spécifique. C’est pour ça que je suis
devenu sociologue et pas biologiste ou physicien.
Si on ne tient plus compte de cette spécificité, alors pour moi il y a rupture de contrat moral
avec l’institution qui m’emploie. Et j’entre en dissidence, tant que je peux le faire…
Maître de Conférences de Sociologie dans un IUT
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