La bombe islandaise oubliée de l`Europe

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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 23 AVRIL 2010
La bombe islandaise oubliée de l’Europe
NUAGE DE CENDRES • Le continent reste «vulnérable» face aux volcans d’Islande, constate l’historien du
climat Emmanuel Garnier. L’éruption dramatique de 1783 montre que le danger ne doit pas être sous-estimé.
On l’a échappé belle! Si
l’éruption du
volcan Eyjafjöll avait pris
la tournure de
celle du volcan Laki, qui a secoué l’Islande
en juin 1783, on aurait dû affronter pendant plusieurs mois
un brouillard sulfuré toxique
sur toute l’Europe. La population aurait été gravement mise
en danger dans sa santé, le
bétail aurait été décimé, un
hiver glacial aurait suivi, puis
d’énormes inondations au
moment du redoux.
Ce scénario cataclysmique
s’est vraiment produit il y a
deux siècles. Il nous est rappelé
dans le détail par l’historien du
climat Emmanuel Garnier, qui
vient de publier un ouvrage
captivant sur «Les dérangements du temps – 500 ans de
chaud et froid en Europe»1.
Pour ce spécialiste français, la
crise du nuage de l’Eyjafjöll
montre combien l’homme reste vulnérable face aux caprices
de la nature. Et combien il est
important de se souvenir des
leçons du passé.
sette, le roi n’a pas fourni cette
fois d’aide massive. Au printemps 1789, la spéculation sur
le blé a alors provoqué une
flambée des prix. Les premières
étincelles sociales se sont produites devant les boulangeries.
L’impact économique et social,
évidemment, qui dans les deux
cas a concerné toute l’Europe.
Mais comme souvent en matière d’histoire du climat, on avait
perdu la mémoire du drame du
Laki. Parce qu’on fonctionne
aujourd’hui dans des systèmes
économiques et sociaux en flux
tendu. Le trafic aérien en est un
exemple flagrant. La note sera
lourde. Je ne sais pas si c’est
l’événement lui-même qui est
dramatique, ou la vulnérabilité
croissante de notre société.
Voyez ce qui s’est produit en
France à la fin février avec la
tempête Xynthia. On a prétendu qu’elle avait été exceptionnelle. Ce qui est exceptionnel,
c’est la vulnérabilité qu’on a
créée en installant des lotissements derrière des digues.
En 1783, l’éruption du Laki avait
fait des milliers de morts en
Islande et dans toute l’Europe. Pas
cette fois. Pourquoi?
Dans les deux cas, on s’est trouvé dans une situation anticyclonique, avec un mouvement
du nuage volcanique vers l’Europe. Cette fois, le nuage a pris
de la hauteur. Il est venu se loger
entre la troposphère et la stratosphère, dans les couloirs aériens. En revanche, en
1783, les trois quarts
des gaz expulsés par le
Laki s’étaient installés
dans
les
basses
couches de l’atmosphère.
E. GARNIER
L’air nocif chargé
en dioxyde sulfurique
A travers l’histoire, l’Islande nous a a parcouru l’Europe à grande
vitesse. Le 8 juin, en Islande, le
déjà réservé de belles frayeurs.
pasteur luthérien SteingrimsPourtant, personne ne s’attendait
son décrit la projection du nuaà l’éruption du volcan Eyjafjöll?
Emmanuel Garnier: C’est le pa- ge et la coulée de lave qui s’inradoxe de la situation. En fait, la terrompt «miraculeusement»
communauté
scientifique, devant son temple. Le 12 juin
qu’elle soit historienne ou cli- déjà, le nuage a atteint Nancy,
matologue, est peu intéressée à en Lorraine, où le lieutenant de
l’impact sanitaire et écono- police Dorival observe un
mique des éruptions volca- brouillard opaque. Partout, on
niques. Ainsi, avant la crise du parle d’air malfaisant, d’odeur
nuage, personne, parmi les sulfurée, jusqu’au Québec, à
scientifiques et les élus, n’avait New York et Rio. A la différence
imaginé qu’une éruption pou- d’aujourd’hui, on fait état de
vait avoir un tel impact social et mouvements de panique dans
économique à l’échelle du la population.
continent. Le scénario ne pouLe nuage s’est avéré mortel...
vait être qu’«historique».
»J’en sais quelque chose: j’ai On a pu l’observer en étudiant
lancé un projet de recherche, fi- les registres paroissiaux. On y
nancé par l’Agence nationale travaille avec mes étudiants.
de la recherche, qui est juste- Du nord au sud de la France, on
ment consacré à l’impact sani- note une surmortalité très claitaire et climatique des érup- re, la «signature Laki». Il ne
tions volcaniques. Jusqu’il y a s’agit pas d’une surmortalité
quelques jours, mon projet pa- estivale classique, liée par
raissait complètement incon- exemple à une épidémie touprincipalement
les
gru. Certains mettaient même chant
en doute la pertinence d’un in- pauvres. En 1783, toutes les
vestissement public dans ce couches sociales sont concernées par cette pollution atmotype de recherches...
sphérique, et en particulier les
enfants de moins de huit ans. A
Il y a pourtant des rapprochements à faire entre l’actuelle érup- Ratisbonne, le bénédictin Placide Heinrich évoque des décès
tion et celle du Laki, en 1783...
En cas de nouvelle éruption de
type Laki, subirait-on les mêmes
conséquences qu’en 1783-84?
Au niveau technique, a priori,
on aurait les moyens d’équiper
les populations. On pourrait
prendre des mesures sanitaires
immédiates, en recommandant aux gens de se calfeutrer
chez eux. En revanche, pour la
mise en place très rapide du
dispositif, c’est-à-dire dans les
48 heures, la perte de la «mémoire du risque» rendrait nos
sociétés et les autorités très démunies. Pourtant, une culture
du risque exhumée des archives et entretenue aurait de
nombreuses vertus en termes
de prévention, d’alerte et de secours. Les Japonais sont là pour
en témoigner à propos du
risque sismique.
Il manque à
la société une
mémoire du
risque
Le volcan Eyjafjöll en éruption pourrait être un détonateur pour son voisin, le puissant mont Katla. KEYSTONE
multiples dans les paroisses
protestantes et catholiques.
Rien qu’en Islande, il y a eu
quelque 10 000 morts, soit environ 20% de la population.
Ce brouillard a-t-il eu un impact
sur l’agriculture et l’alimentation?
En Islande, à la différence d’aujourd’hui, l’essentiel du cheptel
était déjà dans les champs. On
était en juin. Les bêtes, qui pâturaient dans des prés couverts
de cendres, ont été victimes de
fluorose: 50% des bovins et 70%
des ovins ont péri. En Europe,
le Laki a produit un effet climatique pendant l’hiver 1783-84.
Le brouillard a pris de l’altitude,
jouant un rôle de filtre solaire.
Ce qui provoqué un effondrement des températures à
l’échelle de l’Europe: –20oC à
Paris, –30oC à Saint-Pétersbourg. En février, un redoux
brutal a provoqué un «tsunami
fluvial», avec des dizaines de
milliers de sinistrés.
Comment les Etats ont-ils réagi à
la crise à l’époque?
Cela a été un tournant en matière d’intervention publique face
aux risques. Les Etats les mieux
centralisés ont tenté de prendre
en main la crise climatique.
L’empire des Habsbourg et le
duc de Saxe ont mis en place
une aide, avec l’armée, en utilisant notamment des canons le
long des cours d’eau pour prévenir de l’arrivée de la crue. On a
brisé la glace des cours d’eau gelés, pour qu’elle n’obstrue pas
les ponts et amplifie les inondations. En France et ailleurs, des
quartiers ont été évacués. Et le
roi Louis XVI a opté pour l’aide
massive: il a accordé 3 millions
de livres aux sinistrés, soit 1%
des recettes totales du Royaume. Pour comparaison, lors des
tempêtes Lothar et Martin,
l’Etat français a versé l’équivalent de 2% de ses recettes.
On a dit que l’éruption du Laki a
été l’une des raisons de la Révolution française. Est-ce exact?
C’est un mythe historiographique créé à l’origine par les
géologues. On peut les comprendre: le Laki a été véritablement une éruption cataclysmique. Mais pas sur le plan
politique. Tout bêtement parce
que les inondations se sont
achevées assez tôt, en avril
1784, permettant de belles récoltes. Ce que l’on peut dire en
revanche, c’est que la période
qui précède la Révolution,
entre 1783 et 1788, a enchaîné
les difficultés météorologiques
en Europe. En 1788, des orages
de grêle désastreux ont détruit
tous les greniers à blé de France.
Mal informé des risques de di-
«Un air étouffant et fort affligeant»
Le volcan Laki, aujourd’hui endormi, avait tué quelque
10 000 personnes en Islande en 1783-84, et causé une
surmortalité de plus de 20% dans le nord de l’Europe. DR
Lors de ses recherches sur
l’éruption du Laki, l’historien
Emmanuel Garnier a déniché
des témoignages inédits sur les
brouillards qui ont envahi l’Europe. Comme ces observations
météorologiques faites à Ratisbonne par le bénédictin Placide Heinrich, membre de la
Société royale de médecine de
Paris, écrite en vieux français:
«Ce fut le 18e de juin que
j’appercus la première fois ce
brouillard. Ce jour-là, il étoit remarquable, il restoit en augmentant sensiblement tout
l’été et n’évanouissoit qu’au
commencement de septembre.
»Le lever et le coucher du soleil offroient un spectacle assez
curieux. Cet astre ressembloit à
une boule enflammée, dont le
limbe est bien terminé sans
élancer de rayon (…) et l’on
pouvoit le regarder librement,
sans en être ébloui (…). La qualité la plus distinguée de ces
brouillards est qu’ils n’étoient
point du tout humides, comme
ceux d’ordinaire, mais tout à
fait secs. On sentoit quelquefois une odeur sulfurée. L’air estoit, surtout à midi, étouffant et
fort affligeant (…). M. l’intendant des mines de Bavière et de
Palatinat m’assuroit que les ouvriers refusent de continuer
leurs ouvrages.» PFY
Aujourd’hui, le Laki semble durablement endormi. Mais le volcan
Eyjafjöll pourrait avoir un rôle de
détonateur pour un autre volcan,
le dangereux mont Katla...
Du moment que tous ces volcans sont situés sur un rift (une
faille, ndlr), ils peuvent avoir
des chambres magmatiques
qui communiquent entre elles.
Quand une éruption se produit
à une certaine distance, elle
provoque un phénomène de
pression qui peut très bien réactiver un volcan voisin.
L’éruption de l’Eyjafjöll a très
souvent été suivie de celle du
Katla ou vice versa. Il importe
de souligner que les 21 éruptions recensées du Katla se sont
déroulées le plus souvent sous
la calotte glaciaire. Cette particularité géographique rend le
mode éruptif plus explosif
avec, à la clef, de grosses inondations en raison même de la
fonte de la glace. Tel avait été le
cas lors de sa dernière grande
explosion en 1918. I
1 «Les dérangements du temps –
500 ans de chaud et froid en Europe»,
Emmanuel Garnier, Editions Plon, 2010.
ISLANDE
MER DU GROENLAND
LAKI
REYKJAVIK
KATLA
Lib/AB
PROPOS RECUEILLIS
PAR PASCAL FLEURY
EYJAFJÖLL
OCÉAN ATLANTIQUE
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A QUI APPARTIENT L'IRAK?
L’Irak entre division et unité…
Un état des lieux des rapports
de force politiques sept ans
après l’invasion du pays.
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