377
Environnement, Risques & Santé Vol. 4, n° 6, novembre - décembre 2005
Brèves
Pollution de l’air – Maladies respiratoires – Mortalité
Mots clés : aérosol ; éruption volcanique ; mortalité ;
pollution atmosphérique ; soufre.
n sait que les grandes
éruptions volcaniques
propulsent dans la basse
et la moyenne atmosphère des ton-
nages considérables d’aérosols, qui
forment un voile temporaire repé-
rable à l’aspect opalescent de l’air
et aux couleurs éclatantes du cou-
chant. Ces projections compren-
nent des cendres, des poussières et
des gaz. En quelques semaines, la
circulation les répartit tout autour
du globe, jusqu’aux pôles. C’est
dans la stratosphère qu’elles se
maintiennent le plus longtemps en
suspension. La réflexion et l’ab-
sorption, dues surtout aux goutte-
lettes d’acide sulfurique, réduisent
le rayonnement global ; les tempé-
ratures de surface s’en trouvent
abaissées pour une durée variant
de quelques mois à plusieurs
années. L’un des exemples les
mieux documentés est celui de
l’éruption du Pinatubo (Philippines)
en 1991. En revanche, on connaît
mal les possibles répercussions
directes de ces aérosols sur la santé.
C’est ce qui a incité une équipe
internationale pluridisciplinaire à
entreprendre une étude rétrospec-
tive de l’éruption fissurale d’un vol-
can islandais, le Laki (ou Lakagigar),
qui a débuté le 8 juin 1783 et s’est
poursuivie jusqu’en février 1784,
en perdant beaucoup de son inten-
sité au-delà du mois d’octobre.
Une énorme pollution acide
Pendant les cinq premiers mois, ce
sont environ 122 millions de tonnes
de dioxyde de soufre qui ont été
rejetées dans l’atmosphère. Les trois
quarts au moins ont été emportés
vers l’est - sud-est par le
jet stream
,
avant de redescendre dans les
basses couches à la faveur de situa-
tions anticycloniques imprimant à
l’air une composante subsidente. Il
en est résulté sur toute l’Europe (et
jusqu’en Syrie !) une sorte de
« brouillard sec » bleuâtre (
dry fog
ou
haze
), chargé de H2SO4produit
par la réaction du SO2 avec la
vapeur d’eau atmosphérique. Après
un début d’été exceptionnellement
chaud, l’interception d’une partie
du rayonnement solaire par l’aéro-
sol acide a fait de l’automne et de
l’hiver suivants deux des saisons les
plus rudes jamais observées, au
point que certains historiens n’hé-
sitent pas à voir dans cet accident
climatique (et dans les mauvaises
récoltes qui ont suivi) l’une des
causes des émeutes de subsistance
qui allaient aboutir à la Révolution
française.
Des décès en surnombre
Les conséquences sanitaires ont été
dramatiques en Islande, où les
pertes sont évaluées entre 50 et
80 % pour le cheptel (en raison
notamment de la contamination de
la végétation par le fluor) et à 22 %
pour les humains (du double fait de
la “ famine de la brume ” et des épi-
démies qui ont suivi). À distance, la
mortalité a également accusé une
progression spectaculaire. EnAngle-
terre, ce sont au moins 10 000
décès surnuméraires qui auraient
été dénombrés pendant l’été 1783,
soit un excédent de plus de 10 %
par rapport à la mortalité attendue
(moyenne des 51 années précé-
dentes). La même crise démo-
graphique était jusque-là soupçon-
née pour la France, à partir de
diverses chroniques comme celle
du curé de Broué notant que « pen-
dant cette obscurité du soleil, on
n’entendait que maladies et morts
très innombrables ». Le dépouil-
lement des archives locales a per-
mis de confirmer le phénomène et
de le quantifier, pour 53 paroisses
réparties sur les actuels départe-
ments du Loiret, de l’Eure-et-Loir et
de la Seine-Maritime. Il en ressort
que la mortalité a présenté un pic
très proéminent en août (mois habi-
tuellement le moins meurtrier dans
la France rurale de la fin du
XVIIIesiècle), pic suivi d’une lente
décroissance sans retour à la nor-
male avant le mois de mai suivant.
La surmortalité a pu être évaluée à
38 % entre août et octobre 1783, et
à 25 % pour l’ensemble de la
période d’août 1783 à mai 1784,
les victimes se recrutant principa-
lement parmi les personnes âgées
et les malades, surtout les asthma-
tiques et les « gens avec les coffres
faibles ». L’hécatombe a été suivie
d’une sous-mortalité compensatrice
(
harvesting effect
) au second
semestre 1784. Les six autres dépar-
tements étudiés ont suggéré la
même tendance, sans fournir de
chiffres aussi précis.
Il faut assurément rester prudent,
mais si l’on extrapole ces données
locales à l’ensemble de la France,
ce sont plus de 16 000 personnes
qui auraient ainsi péri - soit en
valeur absolue un bilan plus lourd
que celui de la canicule de
l’été 2003, et bien pire encore en
valeur relative, puisque la popu-
lation de la France ne dépassait
pas à l’époque 26 millions d’ha-
bitants.
En fin de compte, une hausse ana-
logue de la mortalité s’étant pro-
duite simultanément en France,
en Angleterre et en Hollande, il
paraît raisonnable de lui attribuer
une même cause externe, à savoir
les gaz volcaniques émis par la
fissure du Laki. Étendue spatiale
mise à part, puisque l’on est là en
présence d’un problème d’échelle
quasi continentale, on retrouve
exactement le tableau décrit lors
des grands
smogs
acides du XXe
siècle (vallée de la Meuse en
décembre 1930, Londres en 1952,
1956 et 1962…). Il n’y a rien là qui
doive surprendre, si l’on accepte
les estimations des auteurs selon
lesquelles la concentration en SO2
dans l’air inspiré aurait durable-
ment dépassé 1 000 µg/m3en
1783, sans différence notable
entre villes et campagnes. La res-
ponsabilité des gaz volcaniques
paraît indiscutable en phase aiguë
(été et début de l’automne).
Elle est moins évidente pour les
mois suivants, mais l’hypothèse
est avancée que les personnes
tombées malades au cours de
l’été sont restées particulièrement
fragiles et ont alors succombé
aux rigueurs de l’hiver 1783-
1784, elles-mêmes conséquences
directes de l’éruption.
Jean-Pierre Besancenot
* Grattan J1, Rabartin R, Self S, Thordar-
son T. Volcanic air pollution and mortality
in France 1783-1784.
CR Geoscience
2005 ; 337 : 641-51.
1 The Institute of Geography and Earth
Science, The University of Wales, Abe-
rystwyth.
Pollution atmosphérique volcanique
et mortalité en France 1783-1784*
O
© J.-P. Besancenot
ERS n°6 vol4 28/10/05 15:02 Page 377
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
1 / 1 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !