ERS n°6 vol4 - John Libbey Eurotext

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ERS n°6 vol4
28/10/05
15:02
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Brèves
Pollution de l’air – Maladies respiratoires – Mortalité
Mots clés : aérosol ; éruption volcanique ; mortalité ;
pollution atmosphérique ; soufre.
n sait que les grandes
éruptions volcaniques
propulsent dans la basse
et la moyenne atmosphère des tonnages considérables d’aérosols, qui
forment un voile temporaire repérable à l’aspect opalescent de l’air
et aux couleurs éclatantes du couchant. Ces projections comprennent des cendres, des poussières et
des gaz. En quelques semaines, la
circulation les répartit tout autour
du globe, jusqu’aux pôles. C’est
dans la stratosphère qu’elles se
maintiennent le plus longtemps en
suspension. La réflexion et l’absorption, dues surtout aux gouttelettes d’acide sulfurique, réduisent
le rayonnement global ; les températures de surface s’en trouvent
abaissées pour une durée variant
de quelques mois à plusieurs
années. L’un des exemples les
mieux documentés est celui de
l’éruption du Pinatubo (Philippines)
en 1991. En revanche, on connaît
mal les possibles répercussions
directes de ces aérosols sur la santé.
C’est ce qui a incité une équipe
internationale pluridisciplinaire à
entreprendre une étude rétrospective de l’éruption fissurale d’un volcan islandais, le Laki (ou Lakagigar),
qui a débuté le 8 juin 1783 et s’est
poursuivie jusqu’en février 1784,
en perdant beaucoup de son intensité au-delà du mois d’octobre.
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O
Une énorme pollution acide
Pendant les cinq premiers mois, ce
sont environ 122 millions de tonnes
de dioxyde de soufre qui ont été
rejetées dans l’atmosphère. Les trois
quarts au moins ont été emportés
vers l’est - sud-est par le jet stream,
avant de redescendre dans les
basses couches à la faveur de situa-
tions anticycloniques imprimant à
l’air une composante subsidente. Il
en est résulté sur toute l’Europe (et
jusqu’en Syrie !) une sorte de
« brouillard sec » bleuâtre (dry fog
ou haze), chargé de H2SO4 produit
par la réaction du SO2 avec la
vapeur d’eau atmosphérique. Après
un début d’été exceptionnellement
chaud, l’interception d’une partie
du rayonnement solaire par l’aérosol acide a fait de l’automne et de
l’hiver suivants deux des saisons les
plus rudes jamais observées, au
point que certains historiens n’hésitent pas à voir dans cet accident
climatique (et dans les mauvaises
récoltes qui ont suivi) l’une des
causes des émeutes de subsistance
qui allaient aboutir à la Révolution
française.
Des décès en surnombre
Les conséquences sanitaires ont été
dramatiques en Islande, où les
pertes sont évaluées entre 50 et
80 % pour le cheptel (en raison
notamment de la contamination de
la végétation par le fluor) et à 22 %
pour les humains (du double fait de
la “ famine de la brume ” et des épidémies qui ont suivi). À distance, la
mortalité a également accusé une
progression spectaculaire. EnAngleterre, ce sont au moins 10 000
décès surnuméraires qui auraient
été dénombrés pendant l’été 1783,
soit un excédent de plus de 10 %
par rapport à la mortalité attendue
(moyenne des 51 années précédentes). La même crise démographique était jusque-là soupçonnée pour la France, à partir de
diverses chroniques comme celle
du curé de Broué notant que « pendant cette obscurité du soleil, on
n’entendait que maladies et morts
très innombrables ». Le dépouillement des archives locales a permis de confirmer le phénomène et
de le quantifier, pour 53 paroisses
réparties sur les actuels départements du Loiret, de l’Eure-et-Loir et
de la Seine-Maritime. Il en ressort
que la mortalité a présenté un pic
très proéminent en août (mois habituellement le moins meurtrier dans
la France rurale de la fin du
XVIIIe siècle), pic suivi d’une lente
décroissance sans retour à la normale avant le mois de mai suivant.
La surmortalité a pu être évaluée à
38 % entre août et octobre 1783, et
à 25 % pour l’ensemble de la
période d’août 1783 à mai 1784,
les victimes se recrutant principalement parmi les personnes âgées
et les malades, surtout les asthmatiques et les « gens avec les coffres
faibles ». L’hécatombe a été suivie
d’une sous-mortalité compensatrice
(harvesting effect) au second
semestre 1784. Les six autres départements étudiés ont suggéré la
même tendance, sans fournir de
chiffres aussi précis.
Il faut assurément rester prudent,
mais si l’on extrapole ces données
locales à l’ensemble de la France,
ce sont plus de 16 000 personnes
qui auraient ainsi péri - soit en
valeur absolue un bilan plus lourd
que celui de la canicule de
l’été 2003, et bien pire encore en
valeur relative, puisque la population de la France ne dépassait
pas à l’époque 26 millions d’habitants.
En fin de compte, une hausse analogue de la mortalité s’étant produite simultanément en France,
en Angleterre et en Hollande, il
paraît raisonnable de lui attribuer
une même cause externe, à savoir
les gaz volcaniques émis par la
Environnement, Risques & Santé – Vol. 4, n° 6, novembre - décembre 2005
© J.-P. Besancenot
Pollution atmosphérique volcanique
et mortalité en France 1783-1784*
fissure du Laki. Étendue spatiale
mise à part, puisque l’on est là en
présence d’un problème d’échelle
quasi continentale, on retrouve
exactement le tableau décrit lors
des grands smogs acides du XXe
siècle (vallée de la Meuse en
décembre 1930, Londres en 1952,
1956 et 1962…). Il n’y a rien là qui
doive surprendre, si l’on accepte
les estimations des auteurs selon
lesquelles la concentration en SO2
dans l’air inspiré aurait durablement dépassé 1 000 µg/m3 en
1783, sans différence notable
entre villes et campagnes. La responsabilité des gaz volcaniques
paraît indiscutable en phase aiguë
(été et début de l’automne).
Elle est moins évidente pour les
mois suivants, mais l’hypothèse
est avancée que les personnes
tombées malades au cours de
l’été sont restées particulièrement
fragiles et ont alors succombé
aux rigueurs de l’hiver 17831784, elles-mêmes conséquences
directes de l’éruption.
Jean-Pierre Besancenot
* Grattan J1, Rabartin R, Self S, Thordarson T. Volcanic air pollution and mortality
in France 1783-1784. CR Geoscience
2005 ; 337 : 641-51.
1
The Institute of Geography and Earth
Science, The University of Wales, Aberystwyth.
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