ERS n°6 vol4 28/10/05 15:02 Page 377 Brèves Pollution de l’air – Maladies respiratoires – Mortalité Mots clés : aérosol ; éruption volcanique ; mortalité ; pollution atmosphérique ; soufre. n sait que les grandes éruptions volcaniques propulsent dans la basse et la moyenne atmosphère des tonnages considérables d’aérosols, qui forment un voile temporaire repérable à l’aspect opalescent de l’air et aux couleurs éclatantes du couchant. Ces projections comprennent des cendres, des poussières et des gaz. En quelques semaines, la circulation les répartit tout autour du globe, jusqu’aux pôles. C’est dans la stratosphère qu’elles se maintiennent le plus longtemps en suspension. La réflexion et l’absorption, dues surtout aux gouttelettes d’acide sulfurique, réduisent le rayonnement global ; les températures de surface s’en trouvent abaissées pour une durée variant de quelques mois à plusieurs années. L’un des exemples les mieux documentés est celui de l’éruption du Pinatubo (Philippines) en 1991. En revanche, on connaît mal les possibles répercussions directes de ces aérosols sur la santé. C’est ce qui a incité une équipe internationale pluridisciplinaire à entreprendre une étude rétrospective de l’éruption fissurale d’un volcan islandais, le Laki (ou Lakagigar), qui a débuté le 8 juin 1783 et s’est poursuivie jusqu’en février 1784, en perdant beaucoup de son intensité au-delà du mois d’octobre. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. O Une énorme pollution acide Pendant les cinq premiers mois, ce sont environ 122 millions de tonnes de dioxyde de soufre qui ont été rejetées dans l’atmosphère. Les trois quarts au moins ont été emportés vers l’est - sud-est par le jet stream, avant de redescendre dans les basses couches à la faveur de situa- tions anticycloniques imprimant à l’air une composante subsidente. Il en est résulté sur toute l’Europe (et jusqu’en Syrie !) une sorte de « brouillard sec » bleuâtre (dry fog ou haze), chargé de H2SO4 produit par la réaction du SO2 avec la vapeur d’eau atmosphérique. Après un début d’été exceptionnellement chaud, l’interception d’une partie du rayonnement solaire par l’aérosol acide a fait de l’automne et de l’hiver suivants deux des saisons les plus rudes jamais observées, au point que certains historiens n’hésitent pas à voir dans cet accident climatique (et dans les mauvaises récoltes qui ont suivi) l’une des causes des émeutes de subsistance qui allaient aboutir à la Révolution française. Des décès en surnombre Les conséquences sanitaires ont été dramatiques en Islande, où les pertes sont évaluées entre 50 et 80 % pour le cheptel (en raison notamment de la contamination de la végétation par le fluor) et à 22 % pour les humains (du double fait de la “ famine de la brume ” et des épidémies qui ont suivi). À distance, la mortalité a également accusé une progression spectaculaire. EnAngleterre, ce sont au moins 10 000 décès surnuméraires qui auraient été dénombrés pendant l’été 1783, soit un excédent de plus de 10 % par rapport à la mortalité attendue (moyenne des 51 années précédentes). La même crise démographique était jusque-là soupçonnée pour la France, à partir de diverses chroniques comme celle du curé de Broué notant que « pendant cette obscurité du soleil, on n’entendait que maladies et morts très innombrables ». Le dépouillement des archives locales a permis de confirmer le phénomène et de le quantifier, pour 53 paroisses réparties sur les actuels départements du Loiret, de l’Eure-et-Loir et de la Seine-Maritime. Il en ressort que la mortalité a présenté un pic très proéminent en août (mois habituellement le moins meurtrier dans la France rurale de la fin du XVIIIe siècle), pic suivi d’une lente décroissance sans retour à la normale avant le mois de mai suivant. La surmortalité a pu être évaluée à 38 % entre août et octobre 1783, et à 25 % pour l’ensemble de la période d’août 1783 à mai 1784, les victimes se recrutant principalement parmi les personnes âgées et les malades, surtout les asthmatiques et les « gens avec les coffres faibles ». L’hécatombe a été suivie d’une sous-mortalité compensatrice (harvesting effect) au second semestre 1784. Les six autres départements étudiés ont suggéré la même tendance, sans fournir de chiffres aussi précis. Il faut assurément rester prudent, mais si l’on extrapole ces données locales à l’ensemble de la France, ce sont plus de 16 000 personnes qui auraient ainsi péri - soit en valeur absolue un bilan plus lourd que celui de la canicule de l’été 2003, et bien pire encore en valeur relative, puisque la population de la France ne dépassait pas à l’époque 26 millions d’habitants. En fin de compte, une hausse analogue de la mortalité s’étant produite simultanément en France, en Angleterre et en Hollande, il paraît raisonnable de lui attribuer une même cause externe, à savoir les gaz volcaniques émis par la Environnement, Risques & Santé – Vol. 4, n° 6, novembre - décembre 2005 © J.-P. Besancenot Pollution atmosphérique volcanique et mortalité en France 1783-1784* fissure du Laki. Étendue spatiale mise à part, puisque l’on est là en présence d’un problème d’échelle quasi continentale, on retrouve exactement le tableau décrit lors des grands smogs acides du XXe siècle (vallée de la Meuse en décembre 1930, Londres en 1952, 1956 et 1962…). Il n’y a rien là qui doive surprendre, si l’on accepte les estimations des auteurs selon lesquelles la concentration en SO2 dans l’air inspiré aurait durablement dépassé 1 000 µg/m3 en 1783, sans différence notable entre villes et campagnes. La responsabilité des gaz volcaniques paraît indiscutable en phase aiguë (été et début de l’automne). Elle est moins évidente pour les mois suivants, mais l’hypothèse est avancée que les personnes tombées malades au cours de l’été sont restées particulièrement fragiles et ont alors succombé aux rigueurs de l’hiver 17831784, elles-mêmes conséquences directes de l’éruption. Jean-Pierre Besancenot * Grattan J1, Rabartin R, Self S, Thordarson T. Volcanic air pollution and mortality in France 1783-1784. CR Geoscience 2005 ; 337 : 641-51. 1 The Institute of Geography and Earth Science, The University of Wales, Aberystwyth. 377