« cette déjudéïsation cruelle, risque majeur de
'déperdition des valeurs morales et d'abandon
d'identité ». La chaleur communicative des
séfarades, leur curiosité, leur amour de la France,
leur a valu d'être trop facilement absorbés.
D'autres ont éprouvé; à l'inverse, une p
-
eur
métaphysique de laisser dilapider l'héritage. Ce
sont ceux-là qui — déteignant sur les ashkénazes
— sont à l'origine de la multiplication des
boutiques et des supermarchés cashers, des
synagogues, des écoles juives,
des cercles
d'étude
de la Torah et du Talmud (passés en dix ans d'une
dizaine à 444). 70 à 80 % des rabbins aujourd'hui
sont séfarades. L'élection de René-Samuel Sirat
était la conséquence logique d'un changement
radical de la physionomie sociologique et
cultuelle en France.
Les « sefs » se sont beaucoup moins intéressés
à la prise de pouvoir au sein des institutions
juives. Jacques Attali y voit le reflet de «
la
difficulté des juifs d'Afrique du Nord en général
avec la notion d'Etat, car depuis toujours, dans les
communautés juives, le pouvoir institutionnel se
résume presque uniquement au rabbin ».
Et les
rabbins séfarades, de fait, ont incontestablement
transformé la fonction. Pendant plus d'un siècle
et demi, leurs collègues ashkénazes avaient eu
pour devise: patrie et religion. Une acceptation à
peine déguisée de l'assimilation républicaine,
une manière d'admettre que le judaïsme est une
simple confession, relevant de la vie intime du
citoyen. Or l'existence d'Israël, la menace per-
manente qui pèse sur elle, a donné au mot patrie
une nouvelle dimension. Au fil des années, le
jacobinisme français lui-même a évolué et recon-
sidéré la notion de citoyenneté accordant aux
communautés culturelles une libe
rté d'expres-
sion et d'être qu'elles n'avaient pas. «
Si bien,
commente Joseph Sitruk,
que nous devons
admettre ce fait sociologique : en 1989, le juif
n'est plus seulement juif en tant qu'individu, il
l'est aussi parce qu'Il appartient à la famille
spirituelle juive. »
Les séfarades retrouvent ainsi
dans la France d'aujourd'hui la même possibilité
d'«
être naturellement juifs » qu'ils avaient dans
leur pays d'origine.
Bernard Abouaf a 24 ans. Il est né en France,
ses parents aussi. Ses grands-parents sont d'ori-
gine turque. Responsable des sections parisien-
nes de ruEJF (Union des Etudiants juifs de
France), il a fait son alya en
-
Israël :
«Je croyais
rentrer chez moi, j'ai découvert que j'allais à
l'étranger. C'est' une chose d'aller de temps en
temps manger gras avec bonheur rue Bicher, à
Montmartre. C'en est une autre de bouffer gras
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme
là-bas. J'écoutais comme un fou Jacques Martin
et son "Ecole des Fans" sur la télévision jorda-
nienne. Bref, j'ai compris que j'étais absolument
français. »
Ce qui ne l'empêche nullement de
faire shabbat, de se nourrir casher, d'y avoir
entraîné ses parents, bref d'être un juif pieux à
Paris. Proche de SOS-Racisme, il confirme
« Malgré les difficultés au sein du mouvement
entre jeunes juifs et arabes, à cause de l'Intifada,
SOS correspond à une nécessité. Ce n'est pas par
hasard si les séfarades y sont très nombreux.
Outre la proximité culturelle avec les Maghré-
14
LE NOUVEL OBSERVATEUR /DOSSIER
A récole
Marie Seror Guedj de Marseille
L'existence
d'Israël,
la menace qui
_ pèse sur elle,
a donné au mot
patrie
une nouvelle
dimension
bins, nous pouvons y exprimer notre citoyenneté
à notre façon. »
Une aspiration que l'on retrouve dans les
écoles juives. Nous voici dans le 19' arrondisse-
ment de Paris, dans les locaux de l'établissement
Lucien-de-Hirsch. Les enfants portent la kipa.
Aux murs, des dessins représentant des scènes
bibliques. Mme Marianne Picard dirige l'école
depuis 1950. «
11
y
avait alors quinze élèves des
ashkénazes. Aujourd'hui, j'en ai 840 et je refuse
du monde. 75 % d'entre eux sont séfarades. Les
familles ont une attitude très claire : elles sont très
attachées au judaïsme traditionnel, souhaitent
que leurs gosses continuent la chaîne tout en
acquérant une très grande culture générale, et ne
conçoivent pas leur aveni r autrement que par une
insertion professionnelle_ et sociale dans le
monde environnant. »
Les mariages entre ashkénazes et séfarades, de
plus en plus nombreux et fort bien vécus, loin
d'entraîner une déperdition de la séfaradité, ont
eu l'effet contraire. Car le « sef » du couple,
surtout lorsqu'il s'agit du père, impose son
judaïsme décomplexé, enthousiaste.
Autres signes de cette « personnalité éclatée »:
on rencontre une majorité de séfarades chez les
« libéraux », qui reconnaissent aux femmes le
droit d'exercer la fonction rabbinique; mais
aussi, à l'autre extrémité, chez les loubavitchs,
orthodoxes hassidiques — maison mère à Broo-
klyn, New York. Des « juifs arabes » adoptent
ainsi le judaïsme européen, le plus rigoureux et le
plus idéaliste...
Bref, les séfarades, qui ont trouvé la France, se
cherchent. «
Hélas,
regrette Sclunuel Trigano
ils
se comportent encore trop comme les usufr ui-
tiers passifs d'une tradition. Malgré les matériaux
dont disposent les historiens et les universitaires,
on ne voit pas de travaux d'envergure sur cette
culture où se côtoyaient autrefois de façon unique
le Talmud, la Kabbale et la philosophie. »
Pourtant, ils jouissent d'une chance historique
unique: «
Celle de connaître un équilibre parfait
entre leurs responsabilités de citoyens, l'épa-
nouissement sans masque de leur personnalité
juive et la fidélité à leur part arabe »,
souligne
André Azoulay, qui préside aussi le mouvement
Identité et Dialogue, instrument pour la paix
entre juifs et Palestiniens.
C'est ainsi que les juifs du soleil, au son du rock
et d'Oum Kalsoum, ont su retrouver auprès «
des
gens du Nord »
la lumière du Sud.
ELISABETH SCHEAILA
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