Histoire et liberté - Extrait de Leçons sur la philosophie de l`histoire

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Histoire et liberté
- Extrait de Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel.
(Histoire, liberté, conscience, religion, Etat, progrès)
L’histoire humaine se présente d’une manière paradoxale, ou même contradictoire,
comme le montre Hegel :
- « L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté » « Histoire » est
associé à « progrès », « liberté », « bonheur ». Idée véhiculée par l’opinion qui dit : « nous
ne sommes plus au moyen-âge » pour discréditer une pratique jugée inadmissible.
- « Quand nous considérons ce spectacle des passions et que nous envisageons les suites de
leur violence, de la déraison qui ne s’allie pas seulement à elles, mais aussi et surtout aux
bonnes intentions, aux fins légitimes, quand de là nous voyons surgir le mal, l’iniquité, la
ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, nous ne pouvons
qu’être emplis de tristesse par cette caducité, et, étant donné qu’une telle ruine n’est pas
seulement une œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, en arriver en face
de ce spectacle, à une affliction morale, une révolte de l’esprit du bien, s’il se trouve en
nous »…L’histoire apparaît alors comme « l’autel où ont été sacrifié le bonheur des peuples,
la sagesse des Etats et la vertu des individus ».--> « Histoire » est maintenant associé
à « violence », « mal », « iniquité », « ruine des empires », « autel … ».
Hegel rassemble les deux points de vue en disant que « la raison gouverne le monde », en
mettant les passions, les intérêts, le mal finalement, au service du bien. C’est la version
sécularisée d’une notion théologique. C’est le thème de « la ruse de la raison », de « la
violence accoucheuse de l’histoire ». « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ».
Pour sa part Walter Benjamin (1892-1940, plus ironique, voit le passé comme ce qui tout au
long des siècles produit « cette seule et unique catastrophe qui ne cesse d’amonceler
ruines sur ruines », ajoutant que « cette tempête est ce que nous appelons le progrès »
(Thèses sur la philosophie de l’histoire). Certains diront qu’ « on ne fait pas d’omelette sans
casser des œufs ».
Ce qui permet à Hegel d’affirmer en même temps ces deux propositions c’est le recours à
la dialectique, qui lui permet de tenir sur le même objet, l’histoire, ces deux thèses
contradictoires. La logique commune (aristotélicienne) admet deux principes, le principe
d’identité (A = A), et le principe de contradiction (deux propositions contradictoires ne
peuvent être toutes deux vraies en même temps ). Dès lors qu’on aborde l’histoire et qu’on
prend donc en compte la dimension temporelle de la réalité, on est conduit à « aménager »
la logique commune, et à remplacer A = A par –A devient A.
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On va lire une page des Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel qui explicite cette
conception dialectique de l’histoire.
On peut voir en ce passage deux parties,- a) les 9 premières lignes, où est affirmée une
thèse générale sur l’histoire,- b) la suite du texte qui en est l’illustration.
- a) « …L’histoire universelle…est la représentation de l’esprit dans son effort pour
acquérir le savoir de ce qu’il est…L’histoire universelle est le progrès dans la
conscience de la liberté – progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité ».
Cette thèse est l’explicitation d’une thèse plus générale relative à l’essence de deux
concepts, « matière » ou « nature » et « esprit ». C’est aussi une illustration de la
dialectique. « Esprit » est dans les premières lignes associé à « conscience », plus
exactement à « conscience de soi ».
« Il faut dans la conscience distinguer deux choses ; d’abord le fait que je sais et ensuite
ce que je sais. Ces deux choses se confondent dans la conscience de soi, car l’esprit se
sait lui-même ».
Mais il ne se sait pas d’emblée lui-même.
Ce que laisse entendre la phrase suivante :
« Il est aussi l’activité par laquelle il revient à soi, se produit ainsi, se fait ce qu’il est en
soi ».
L’activité, et donc la temporalité, l’historicité sont des éléments constituants de la
spiritualité. D’où la définition de l’histoire :
« L’histoire universelle … est la représentation de l’esprit dans son effort pour acquérir le
savoir de ce qu’il est ».
S’agissant de l’activité humaine, le temps n’est pas une dimension extrinsèque au
concept. Au contraire le concept ne peut s’appréhender qu’à condition d’inclure le
temps dans sa définition. Comme l’écrit Fichte :
« C’est au sein du temps qu’il faut faire œuvre d’éternité ».
Ce qui amène comme conséquence que les activités humaines, n’apparaissant pas
comme elles sont, sont conduites à se transformer en leur contraire. C’est cela la
dialectique à l’œuvre dans l’histoire. Ce qu’illustre l’image utilisée par Hegel :
Image : « comme le germe porte en soi la nature entière de l’arbre… » Du germe à
l’arbre, il y a devenir, l’arbre est à la fois le devenir, la réalisation et la négation du
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germe. L’arbre devient ce qu’il n’est pas (encore) mais il ne devient pas n’importe quoi, il
devient ce qu’il est. Pourquoi cette image convient-elle pour la liberté et pour l’esprit (le
« et » étant de trop, « l’essence de l’esprit est liberté ») ? L’homme devient libre parce
qu’il est libre et qu’il ne l’est pas. Le devenir est l’expression de cette contradiction.
L’histoire est donc la résolution de cette contradiction. Dans ce passage Hegel va en
montrer le sens et la logique « dialectique ».
Il y a une logique de l’histoire, qui n’obéit pas à la formule « A = A », mais à la formule
« - A devient A ».
Ce qu’il va montrer dans la suite du texte en nous proposant une interprétation de
l’histoire à partir de cette conceptualité dialectique.
- b) Cette histoire se divise en plusieurs moments, désignés par des figures
historiques : 1) « les Orientaux, 2) « les Grecs », 3) « nations germaniques…dans le
Christianisme, 4) …tâche nouvelle…long et pénible effort d’éducation ».
Mais déjà ce découpage fait problème : si « Les premières traces de l’esprit contiennent
déjà aussi virtuellement toute l’histoire », pourquoi le découpage commence-t-il avec « les
Orientaux », alors que c’est « chez les Grecs (que) s’est d’abord levée la conscience de la
liberté » ?
Tout se passe comme s’il y avait une double origine.
Où placer l’origine, dans « les premières traces » chez les Orientaux ou chez les Grecs où
« s’est d’abord levée la conscience de la liberté » ? Seule la lecture minutieuse de l’extrait
permettra de répondre.
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-1) « Les Orientaux ne savent pas encore que l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi
libre ; parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas ; ils savent uniquement qu’un seul est
libre ; c’est pourquoi une telle liberté n’est que caprice, barbarie, abrutissement de la
passion ou encore douceur, docilité de la passion qui n’est elle-même qu’une contingence
de la nature ou un caprice. Cet Unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre ».
Les Orientaux oriri : se lever, l’Orient est là où le soleil se lève, l’origine. Mais c’est
l’Orient pour quelqu’un qui l’a déjà quitté. L’Orient relève donc d’une vision rétrospective,
occidentale, (cadere : tomber) de l’Orient. Concrètement, l’Orient correspondrait ici aux
premiers empires, l’Empire Perse, ou encore la Chine et l’Inde.
Les Orientaux ne sont pas libres parce qu’ils ne le savent pas. La liberté n’a de sens que
lorsqu’elle est consciente de soi. Il n’y a pas de liberté inconsciente. Celui qui ne sait pas
qu’il est libre ne l’est pas, bien qu’il le soit. La liberté est « en soi » et « pour soi »
 pour devenir libre, il faut l’être (en soi), pour l’être (pour soi), il faut le devenir.
Pourquoi alors les inclure dans une histoire de la liberté ? Réponse : « ils savent
uniquement qu’un seul est libre ». La liberté est donc cependant déjà là apparemment.
Apparemment, car elle y est sans y être. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Comment en
formuler le concept ?
- Du point de vue de l’extension, elle est la propriété d’un seul.
- Du point de vue de la compréhension, elle semble absolue. L’Empereur, souvent divinisé,
peut faire ce que bon lui semble.
Hegel cependant la définit comme « caprice, barbarie, abrutissement de la passion ou
encore douceur, contingence de la nature, caprice ». Le terme essentiel est « caprice »,
présent deux fois. Faire un caprice revient à faire ce que je veux parce que je le veux. Mes
désirs sont des ordres. C’est la conception de la liberté de « cet Unique « (remarquer que
Hegel ne dit pas « cet homme »), L’Empereur de Chine était le maître du temps, le Pharaon
d’Egypte régnait sur les vivants et les morts. C’est le premier sens de la liberté que se fait
un être humain, la liberté telle que l’enfant la conçoit. C’est aussi le premier sens qui vient à
l’esprit de qui s’interroge sur le sens de la liberté : pouvoir faire tout ce qui me plaît. Nous
concluons donc que l’esprit, quand il commence à concevoir la liberté la conçoit ainsi, avec
une extension réduite à celui qui la proclame (moi), et avec une compréhension
apparemment infinie.
Mais Hegel va donner une toute autre signification à cette position :
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-Caprice = barbarie, abrutissement. Le despote, qui n’est soumis à aucune loi, peut tout se
permettre, comme de nommer son cheval consul (Caligula).
-Douceur = le despote peut avoir un naturel bienveillant. Tout ceci est « une contingence
de la nature ». Le despote est un gros bébé, comme un bébé est un petit despote.
Finalement, la conduite de « cet Unique » est dictée par sa nature, elle ne dépend pas de
lui, et ce que l’on croyait être son « caprice » n’était pas le sien mais celui « de la nature ».
Cet Unique est un jouet, une marionnette entre les mains de la nature. Par conséquent
cette liberté n’en est pas une. Cet « Unique » n’est pas un homme libre.
Conséquences :
- Hegel a établi l’identité entre la conception despotique, la conception infantile, et la
conception spontanée de la liberté. En outre ces trois conceptions (en fait la même !) n’ont
rien à voir avec la liberté. La liberté naturelle, à supposer qu’on puisse parler ainsi, n’est pas
la liberté, mais caprice de la nature.
- On comprend pourquoi le moment « les Orientaux » n’est pas le premier moment. A ce
stade, il n’y a pas de liberté, ni en extension ni en compréhension, « cet Unique n’est donc
qu’un despote et non un homme libre ». L’Orient n’est donc pas l’origine, du moins elle ne
le devient que lorsqu’on n’y est plus. L’humanité ne commence qu’avec la pluralité (cf. H.
Arendt) et avec la récusation de cette vision naïve de la liberté.
- L’idéalisme de Hegel se manifeste dans les phrases : « les Orientaux ne savent pas que
l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi libre ; parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le
sont pas ». Mais il ne faudrait pas réduire cet idéalisme à un contenu de conscience tel
qu’on pourrait le trouver dans l’esprit de quelques singularités, comme il le signifie un peu
plus loin lorsqu’il écrit que « cela Platon même et Aristote ne le savaient pas ». Ce « savoir »
est le savoir d’un peuple , et savoir que « quelques-uns sont libres » entraîne que même
ces « quelques-uns » (les citoyens ou « Platon et Aristote ») ne sont pas libres. Selon
l’idéalisme de Hegel, les idées s’incarnent d’abord dans les mœurs et les institutions d’un
peuple.
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-2) « Chez les Grecs s’est d’abord levée la conscience de la liberté, c’est pourquoi ils furent
libres, mais eux, aussi bien que les Romains savaient seulement que quelques-uns sont
libres, non l’homme, en tant que tel. Cela, Platon même et Aristote ne le savaient pas ; c’est
pourquoi non seulement les Grecs ont eu des esclaves desquels dépendaient leur vie et
aussi l’existence de leur belle liberté ; mais encore leur liberté même fut d’une part
seulement une fleur, due au hasard, caduque, renfermée en d’étroites bornes et d’autre
part aussi une dure servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain ».
Allusion est faite à la « polis ». Un philosophe contemporain, Francis Wolff écrit : « On a pu
dire que la philosophie parle grec. C’est possible. Il est, en tout cas certain que la politique,
elle, parle grec ». Le sens de la polis est explicité par Aristote : « quant à ceux qui pensent
qu’être homme politique, roi, chef de famille, maître d’esclaves, c’est la même chose, ils
n’ont pas raison. C’est en effet selon le grand et le petit nombre, pensent-ils, que chacune
de ces fonctions diffère des autres, et non pas selon une différence spécifique » (Pol. I).-->
La différence entre une famille et une polis n’est pas une question de nombre mais de
nature. Dans la polis, les citoyens sont libres et égaux, les décisions sont prises après
délibération, argumentation ; dans une famille, les relations sont inégalitaires, les décisions
sont prises par le chef de famille, « despotes » (terme qui désignait « l’Unique »), qui
commande. Une polis n’est pas une grande famille, comme l’écrira plus tard Hobbes pour
qui « les cités et les royaumes…ne sont que des familles plus grandes » (Léviathan XVII).La
liberté apparaît donc dans la polis, hors de la famille. C’est une liberté politique. (Textes de
Aristote).
On peut, à cet endroit, se référer à Hannah Arendt qui conçoit la liberté chez les Grecs
dans un sens proche de celui que lui donne ici Hegel. La liberté se dit « eleutheria » qui
signifie non pas « arbitraire du caprice », mais « action conforme à la règle, à la nature ». Et
elle cite cette proposition d’Aristote :
- « Mais il en est de l’univers comme d’une famille, où il est le moins loisible aux
hommes libres d’agir par caprice, mais où toutes leurs actions, ou la plus grande
partie, sont réglées ; pour les esclaves et les bêtes, au contraire, peu de leurs actions
ont rapport au bien commun, et la plupart d’entre elles sont laissées au hasard ; car
tel est pour chacun le principe qui constitue sa nature » (Mét. Lambda 1075).
A retenir pour conclure sur ce point : une liberté réglée par la nature, c’est aussi une
liberté définie par son extériorité, par le fait qu’elle se manifeste dans le monde, au sein
de la polis .
Ainsi la liberté ne commence pas avec « les Orientaux » : si « un seul est libre », il n’y a pas
d’espace politique pour échanger des paroles et accomplir de « belles actions ». Pour
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définir la vie politique, il faut donc, comme le fait Aristote, commencer par distinguer polis
et oïkos, politique et économie, choses mêlées chez les Orientaux, d’où la désignation de
« cet unique » comme un « despote ».
Mais
Si « la conscience de la liberté s ‘est levée chez les Grecs », il ne s’agit que d’un
commencement. Cette liberté est doublement limitée, à la fois en extension et en
compréhension :
-ils savaient seulement que « quelques-uns sont libres, non l’homme en tant que tel ». La
polis est donc une pluralité limitée, le citoyen, non l’homme et libre. Le citoyen, qui ne
travaille pas, a besoin des non-citoyens, parmi lesquels les esclaves, « instruments
animés ». Le citoyen est « partie » de la polis, les autres « appartiennent » à la polis.
Comment justifier ce partage ?
Il se fonde sur une conception inégalitaire et aristocratique de l’homme. On peut chercher
la compagnie des autres pour plusieurs raisons : « Même quand ils n’ont pas besoin de
l’aide des autres, les hommes n’en ont pas moins tendance à vivre ensemble » (Pol.III). On
vit donc ensemble 1) parce qu’on n’est pas autarcique, parce qu’on a besoin des autres, 2)
parce qu’on prend plaisir à la compagnie de ses semblables auprès de qui on peut
manifester son excellence, dans une relation à la fois amicale et agonistique.
Mais ces deux tendances sont inégalement réparties : ceux en qui prédomine la seconde
vivront dans les polis pour y accomplir de « belles actions ». « C’est en vue de belles actions
qu’existe la communauté politique et non en vue de vivre ensemble » (Pol.III). C’est le fait
d’une minorité, les « aristoÏ » (les meilleurs). « Tous aiment le beau mais la plupart se
contentent de l’utile » (Ethique à Nicomaque II). Pour ceux-là, la polis n’est pas
nécessaire. « Peut-être y a –t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c’est d’une
vie point trop accablée de peines. Il est d’ailleurs évident que la plupart des hommes
supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait
en elle-même une joie et une douceur naturelle » (E.N.III).--> deux sortes de bonheur, celui
du citoyen, voire du héros pour qui la vie n’a de valeur que pour autant qu’elle est
l’occasion d’accomplir de belles actions, au risque d’y perdre la vie « animale » pour prix de
l’immortalité donnée par les poètes, et celui du « commun », « attaché » à la vie (premier
signe de servitude), prêt pour cela à payer le prix, i.e. les peines, l’obscurité liées à la
condition de non-citoyen. A ces deux types de vie, et de bonheur, correspondent deux
communautés, la famille pour la « vie », les polis pour la « belle vie ». c’est sur cette
argumentation que se justifie l’esclavage pour Aristote.
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Mais
La « belle vie » suppose la « vie », la polis suppose la famille, les citoyens ont besoin des
non-citoyens et en particulier des esclaves. « Les Grecs ont eu des esclaves desquels
dépendaient leur vie et aussi l’existence de leur belle liberté ». Nous sommes donc face à
une liberté paradoxale, en ce qu’elle dépend de conditions, dont celle d’avoir des esclaves,
mais pas seulement, comme le souligne Rousseau : « Chez les Grecs le peuple…était sans
cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n’était point avide, des esclaves
faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté…Quoi ! La liberté ne se maintient
qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être » (C.S. III 15). Si la pratique politique, qui se confond
avec l’exercice de la liberté occupe la plus grande partie du temps, il faut d’abord avoir
résolu la question de la subsistance. « Sans les denrées indispensables sont impossibles et
la vie et la vie heureuse » (Aristote – Pol. I).
Aussi la liberté, telle que la pensaient les Grecs, comportait deux limites, la première quant
à son extension, « quelques-uns sont libres », la seconde quant à la compréhension, ceux
qui étaient libres, les citoyens, ne l’étaient pas vraiment, « leur liberté fut une fleur, due au
hasard, caduque ». Ce qui signifie qu’elle n’était pas liée « à l’homme en tant que tel »,
qu’elle n’est pas son essence, mais qu’elle correspond à un statut dû au hasard de la
naissance. « Dans la pratique on définit un citoyen celui qui est né de deux citoyens et non
pas d’un seul » (Aristote – Pol.III). C’est donc une liberté qui repose sur ce qui ne dépend
pas de nous, mais dont on dépend.
Par ailleurs, en confiant le travail aux esclaves, les citoyens renoncent à développer leurs
propres potentialités, et donc leur humanité (cf. le texte de Kojève « l’avenir …appartient à
l’esclave travailleur »). Ce que critique Hegel ce n’est pas l’injustice de l’esclavage, sa
violence, c’est le fait que les citoyens ont besoin du travail des esclaves. Se croyant libres, ils
sont dépendants.
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-3) « Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le christianisme à la
conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue
vraiment sa nature propre ; cette conscience est apparue d’abord dans la religion, dans la
plus intime région de l’esprit ».
Du point de vue de l’extension, le caractère universel de la liberté s’est d’abord manifesté
sur le plan de la religion, avec le Christianisme :
- L’homme est créé à l’image de Dieu. « Initium ut esset, creatus est homo, ante quem
nemo fuit », écrit Augustin (Civitas Dei-XII), distinguant ainsi le « principium », acte par
lequel Dieu crée les choses, et l’ « initium », acte par lequel il crée un être capable de
prolonger, à son niveau d’être, le geste créateur, l’homme étant ainsi capable
d’ « initiative ». Idée reprise par Descartes : « Le désir que chacun a d’avoir toutes les
perfections qu’il peut concevoir, et par conséquent toutes celles que nous croyons être en
Dieu, vient de ce que Dieu nous a donné une volonté qui n’a point de bornes. Et c’est
principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous qu’on peut dire qu’il nous a
créés à son image » ( Lettre à Mersenne - 1639).
- Dieu est le Père les hommes sont frères et égaux. Ce que proclamera Saint Paul : « Il n’y
a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni
femme » ( Epître aux Galates). L’Evangile, « la bonne nouvelle », à la différence des textes
sacrés traditionnels, qui s’adressaient à un peuple précis, s’adresse à tous les hommes, c’est
le sens initial de « catholique » (catholicos : universel). « Cela, Platon même et Aristote ne
le savaient pas ».
- Aristote (384-322) : « Il y a bien d’autres êtres dont la nature est plus divine que celle de
l’homme, et par exemple les corps éblouissants dont l’univers se compose » ( E.N.).
- Plotin (205-270) non plus ne le savait pas, qui partageant la même conception de l’homme
qu’Aristote, mais vivant dans un monde déjà influencé par le Christianisme, ou des courants
apparentés comme certains mouvements gnostiques, ne peut que s’étonner de cette
nouvelle manière de penser: « Voilà des hommes qui ne dédaignent pas d’appeler frères les
hommes les plus vils ; mais ils ne daignent pas donner ce nom au soleil, aux astres du ciel,
tellement leur langage s’égare. D’après eux, même les hommes les plus méchants ont une
âme immortelle et divine, et le ciel entier avec ses astres, ne possède pas d’âme
immortelle. Le ciel est fait pourtant de choses bien plus belles que nous » ( Ennéades IIContre les gnostiques).
- Cette liberté se loge dans la volonté, non plus dans un « je peux » mais dans un « je veux »
(H. Arendt).
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Pourquoi « seules les nations germaniques » ? Il ne faut pas y voir seulement l’expression
du nationalisme de Hegel.
« Nation » s’oppose ici à Etat, et doit être mis en relation avec « conscience », « liberté
spirituelle », « religion…la plus intime région de l’esprit ». Ces termes sont une allusion à
Luther (1483-1546), fondateur du Protestantisme. « La doctrine luthérienne se confond
avec la doctrine catholique débarrassée toutefois de tout ce qui découle de la condition
d’extériorité…L’individu sachant maintenant qu’il est plein de l’esprit divin, toute condition
d’extériorité disparaît…Le contenu de la vérité n’est plus détenu exclusivement par une
caste…mais c’est le cœur, la spiritualité sensible de l’homme qui peut et doit entrer en
possession de la vérité et cette subjectivité est celle de tous les hommes » (Hegel –
Leçons…). Le catholicisme, de ce point de vue ne représente pas l’esprit du Christianisme.
Avec son clergé, ses rites, ses sacrements, ses cérémonies, son imagerie
(l’ « extériorité »), il a conservé quelque chose du monde païen, à commencer par la
structure de L’Eglise avec à sa tête le « Souverain Pontife ». Le catholicisme est calqué,
quant à l’organisation, sur les structures de l’Empire romain. Les fidèles ne pouvaient
qu’écouter les clercs (fides ex auditu), seuls capables de lire la Bible en latin, ou regarder les
« images » (statues, peintures), la « Bible des illettrés ». Luther, traduisit la Bible en langue
allemande afin que chaque fidèle pût avoir accès (n’oublions pas la possibilité de diffusion
des livres grâce à Gutenberg), sans la médiation d’un clergé (« Sola scriptura »), à
l’ « Ecriture sainte ».
Quel concept de la liberté se déploie-t-il avec le luthéranisme ? C’est une liberté
« spirituelle ». La religion n’est plus ce qui relie les fidèles entre eux par leur commune
participation à des cérémonies et des rituels, le rapport au divin se fait au plus profond de
l’âme, Dieu étant « intimior intimo meo » (Augustin). En même temps que la religion
s’intériorise, elle favorise la découverte d’un nouveau continent, le monde de la
« subjectivité ».
Mais
Si, par rapport à Dieu, l’homme en tant qu’homme, est libre, le fait qu’il soit citoyen,
esclave, ne change rien à sa liberté. Aussi « l’esclavage n’a pas cessé immédiatement avec
l’adoption du Christianisme » ; « Mon royaume n’est pas de ce monde », « Rendez à César
ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », « Heureux les pauvres… ».
D’où l’expression « nations germaniques » ; cette liberté religieuse qui passe par la
méditation de la Bible écrite en langue allemande, n’a pas besoin de la structure d’un Etat.
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Conclusion :
Il y aurait une lecture rapide qui aboutirait à la conclusion erronée selon laquelle l’histoire
serait le processus par lequel la liberté, d’abord conçue comme le privilège d’un seul, serait
enfin attribuée à tous, avec une étape intermédiaire où elle fut le privilège de quelquesuns. Les Orientaux, un seul est libre, monarchie, les Grecs, quelques-uns sont libres,
aristocratie, le Christianisme, tous sont libres démocratie ? Or Hegel constate
que « l’esclavage n’a pas cessé avec l’adoption du Christianisme ». Cette lecture ne prend
en compte que l’extension du concept, et néglige complètement sa compréhension. Il faut
donc procéder à une lecture plus précise qui prenne aussi en compte cette compréhension :
- Le premier moment correspond à une représentation spontanée, immédiate, de la liberté,
qui en est la négation. Cette liberté qui se donne comme absolue est l’extrême de la
servitude, aussi bien pour le despote que pour les esclaves. Ce premier moment n’a de sens
qu’à condition d’être dépassé. On commence à comprendre ce que liberté veut dire
lorsqu’on comprend pourquoi « cet Unique n’est donc qu’un despote et non un homme
libre ». Il ne suffit pas de déplorer la limite extrême de l’extension, comme on le fait
habituellement, mais il faut plutôt comprendre que la liberté là où on la croit absolue, est
complètement absente.
- Le savoir de la liberté commence donc avec la prise de conscience que la pluralité
appartient à son essence, et qu’elle doit pour cela prendre une dimension politique,
entendue comme l’espace de sa manifestation. « La politique repose sur un fait : la
pluralité humaine » (H. Arendt – La condition de l’homme moderne).
Tout se passe comme si l’extension du concept de liberté appartenait à son concept, et
relevait donc de sa compréhension.
- Mais la liberté ne se réduit pas à cette dimension politique d’extériorité. Elle a aussi une
dimension spirituelle et suppose le rapport que l’homme entretient non seulement avec les
autres, mais aussi avec soi, et avec ce qui le dépasse.
Il ne suffirait donc pas, à supposer que ce soit possible, d’universaliser la conception
« despotique » de la liberté pour qu’on puisse proclamer qu’enfin « tous les hommes sont
libres », on aurait alors plusieurs « uniques », plusieurs despotes qui ne seraient pas des
hommes et qui ne seraient pas libres (question : cela ne correspondrait-il pas à une
« société d’individus » ?)
- Mais le troisième moment correspond à une conception purement intérieure de la liberté,
à un spiritualisme désincarné, peu compatible non seulement avec l’idée de démocratie,
mais aussi au message dont elle se réclame : dans le Christianisme, Dieu, c’est-à-dire
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l’esprit, s’incarne. Une liberté qui confine l’esprit dans la seule intériorité, est une liberté en
contradiction avec elle-même. Une liberté conforme à l’esprit chrétien doit s’incarner. Le
troisième moment n’est donc pas le dernier.
C’est pourquoi ces deux moments (Grecs extériorité politique et Christianisme
intériorité religieuse) appellent leur dépassement.
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-4) « faire pénétrer ce principe dans le monde, était une tâche nouvelle dont la solution et
l’exécution exigent un long et pénible effort d’éducation…Cette application du principe aux
affaires du monde, la transformation et la pénétration par lui de la condition du monde,
voilà le long processus qui constitue l’histoire elle-même ».
Tout se passe comme s’il s’agissait de faire la synthèse de l’héritage grec et de l’héritage
chrétien. Comment concevoir et réaliser une liberté mondaine, politique, et spirituelle, et
universelle ? Comment « vivre » et « vivre bien », sans que certains soient confinés à
l’exécution de tâches subalternes, et sans que le vivre fasse oublier le « bien-vivre » ?
Comment accroître l’extension de la liberté sans sacrifier la compréhension ? Comment
incarner cette dimension spirituelle de la liberté ? Comment réaliser cette « tâche
nouvelle » ?
Homme grec
Homme chrétien
liberté
liberté
dans le monde
spirituelle
politique
universelle
mais
mais
limitée quant à l’extension
projetée dans un autre monde
limitée par son rapport
au travail (compréhension)
Cette tâche définit notre présent. L’affirmation de Hegel selon laquelle « la solution et
l’exécution exigent un long et pénible effort d’éducation » trouve son illustration dans le
fait que tout se passe comme si l’histoire, depuis deux siècles, n’avait pas retenu autre
chose comme solution que la « démocratie représentative », dont Rousseau, dans le
Contrat Social (III, 15, « des députés ou représentants ») avait montré les limites.
Le problème à résoudre est celui de la conciliation de deux types d’activités :
- Celle consacrée à la subsistance  le travail, l’intérêt privé.
- Celle consacrée à la vie de la Cité  la vie politique, le bien commun.
Selon Rousseau, les hommes ont envisagé deux solutions (privilège de la compréhension,
privilège de l’extension) qui oublient toutes deux un aspect de la liberté. Tout se passe
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comme si l’histoire de l’Occident avait consisté à sacrifier la compréhension au bénéfice de
l’extension.
- Solution antique : Le citoyen défend sa Cité (jeunesse), délibère (âge mûr). C’est une
citoyenneté de plein exercice qui a le sens civique et l’esclavage pour conditions. « Il
ne faut pas que les citoyens mènent une existence ouvrière ni mercantile » (Aristote,
Pol.III). « La liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude » (Rousseau).--> Les
citoyens ont des esclaves .
- Solution moderne : Le citoyen paye pour avoir des représentants, soldats, députés.
En quoi est-ce une solution imparfaite ? Elle sacrifie la compréhension au bénéfice de
l’extension et elle entraine le déclin du sens civique. « Sitôt que le service public
cesse d’être la principale affaire des citoyens, les soins domestiques absorbent
tout ». le citoyen est ainsi réduit à sa plus simple expression : électeur. « Le peuple
anglais pense être libre . Il se trompe, il ne l’est que durant l’élection des membres
du Parlement ; sitôt qu’ils l’ont élu, il est esclave, il n’est rien ». Max Weber parlera
de la « professionnalisation de la politique ». Pour Rousseau les pseudo-citoyens sont
des esclaves i.e. des producteurs et des consommateurs. « Ce mot de Finance est un
mot d’esclave ». Cette distinction des deux formes de liberté sera reprise par
Benjamin Constat, sans la dépréciation rousseauiste de la liberté des Modernes.
-  la solution qui consiste à privilégier l’extension à la compréhension (la Modernité)
est une fausse solution. C’est pourquoi cette « tâche nouvelle » est toujours notre
tâche. Cette « tâche » pourrait correspondre à ce qu’on appelle « la sécularisation ».
- « Depuis lors, et jusqu’à nous, le temps n’a pas eu et n’a pas à faire d’autre œuvre
que d’introduire ce principe dans le monde… Le droit, la propriété, la moralité, le
gouvernement, la constitution, etc… doivent être maintenant déterminés d’après des
principes généraux afin d’être conformes au concept de la volonté libre, et
rationnels,…C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’Etat se fonde sur la religion.
Etats et lois ne sont que la manifestation de la religion dans les conditions de la
réalité » (Hegel, Leçons…, p. 320).
- Que « L’Etat se fonde sur la religion » doit se comprendre ainsi : des idées apparues
d’abord dans un contexte religieux doivent se traduire en programme politique. Il
s’agit, après avoir placé son idéal dans un autre monde de transformer ce monde
conformément à cet idéal, faire descendre le ciel sur la terre). Si « le ciel est (pour
l’homme) son coffre à trésor » (Feuerbach, Essence du christianisme), La
« sécularisation » doit faire suite à « l’aliénation ».
- Une question reste en suspens : pourquoi l’histoire est-elle d’abord aliénation ?
Pourquoi « l’histoire n’est (-elle) pas le lieu de la félicité,(pourquoi) les pages de
bonheur y sont (-elles) les pages blanches » ?
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