Introduction « L’économie est, pour sa majeure partie, une discipline nette et élégante ; mais, pour une part, elle ne l’est pas. Les essais rassemblés dans ce volume appartiennent clairement à la seconde catégorie. Ils traitent des complexités institutionnelles, du développement économique, du rôle particulier des valeurs dans les comportements sociaux, du conflit et des contradictions dans les affirmations normatives, et des défis que représentent pour la théorie et la politique économiques les lacunes de l’information et l’ambiguïté conceptuelle. » [A. S EN , prix Nobel d’économie 1998, 1984, p. 1, traduit par E.A.]* Il est généralement admis que l’économie du développement est née après la Seconde Guerre mondiale, bien que l’on puisse en trouver des fondements plus anciens dans la pensée économique. A l’origine, son essor est associé au déclin des empires coloniaux : l’idée du développement sert à légitimer les revendications d’indépendance politique des mouvements nationalistes ; elle est aussi présente dans l’ordre économique mis en place par les accords de Bretton Woods. Cette double empreinte originelle — celle d’un combat et celle d’une nécessité pour la paix du monde — la marquera longtemps hors des forums internationaux ; elle resurgit périodiquement au Nord pour justifier * Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin de volume. 3 l’intérêt ou les choix proclamés envers cet ensemble de pays dits sous-développés, en (voie de) développement, ou encore du tiers monde. L’économie du développement s’intéresse à des pays pauvres, dans une première approximation. Elle trace une frontière dans la géographie en fonction d’un degré de richesse. Entre le critère du revenu par tête (Banque mondiale) et l’indicateur composite du développement humain, l’IDH, de l’Organisation des Nations unies (qui ajoute, au revenu, l’espérance de vie et le niveau d’éducation), ce simple exercice de mesure pose déjà quelques problèmes fondamentaux sur la définition et les objectifs du développement. Avec le premier critère, celui du revenu par habitant, le seuil de 9 266 dollars (2000, BM) trace la frontière nord-sud, entre pays à revenu élevé et pays à revenu moyen ou bas. Le regroupement des pays les moins avancés, PMA, à partir d’un triple critère — pour la CNUCED, revenu inférieur à 900 dollars (2000), et indicateurs composites relatifs à la santé et à l’éducation ainsi qu’au degré de diversification des structures économiques —, est utilisé notamment pour l’affectation des dons et crédits concessionnels (à taux nul ou faible) des organisations internationales ; les nouveaux pays industriels regroupent un ensemble variable de pays (première et seconde générations) à forte croissance qui exportent des produits manufacturés, mais, à cette appellation, tend à se substituer celle de pays émergents (du Sud, et pays dits en transition vers l’économie de marché) ou celle de marchés (financiers) émergents, dans une optique de mondialisation… Malgré ces précisions, le classement par niveau de revenu — faible, intermédiaire, élevé — n’est pas toujours éclairant : dans la catégorie faible, l’Inde côtoie le Bénin. C’est toutefois sur cette base que repose l’idée que développement = croissance, croissance en termes de revenu (ou de produit) moyen par tête. C’est également par ce biais de la mesure que l’on introduit la dimension temporelle : il y a les pays « avancés » et les pays « en retard ». Si l’on se fie à cette délimitation de leur champ, les théories économiques du développement auraient un objet défini par la géographie, avec la croissance comme thème central. Sous cet angle, il n’y a pas d’économie du développement à proprement parler, il n’y a que de l’économie comparative. Ce débat est 4 récurrent, bien que les termes s’en soient modifiés au fil du temps. Les spécificités Les théories du développement se sont affirmées comme un corpus distinct dans la science économique dès lors qu’elles ont postulé l’existence de spécificités communes à un ensemble de pays, en même temps qu’elles ont adopté l’idée que le développement ne se réduisait pas à la croissance. Comme le souligne Albert Hirschman [1984, p. 45], « on ne saurait aborder l’étude des économies sous-développées sans modifier profondément, sous un certain nombre de rapports importants, les données de l’analyse économique traditionnelle, axée sur les pays industriels ». Ainsi, l’évolution de cette discipline a d’abord reflété une tension entre, d’une part, le corset d’un appareil analytique (l’analyse économique « standard ») qui a ses règles méthodologiques et son ambition universaliste, d’autre part, les particularités auxquelles il s’agit de l’adapter. Deux thèses apparaissent rétrospectivement comme fondatrices quant aux spécificités : la thèse de la dégradation des termes de l’échange des produits primaires, qui conteste l’avantage à la spécialisation internationale, et celle du dualisme qui postule l’existence d’un excédent structurel de maind’œuvre dans les économies du tiers monde. L’accent est mis au départ sur les conditions de détermination des prix et des salaires à partir d’hypothèses particulières. Depuis le temps où les économistes tentaient de découvrir des lois pour accroître la richesse des nations, les choses ont un peu évolué. L’intrusion d’une économie « pure » walrasienne au tournant du XXe siècle, fondée sur l’équilibre général et sa formalisation, a beaucoup contribué à rendre cette discipline « nette et élégante » ; elle a transformé et l’approche et la langue de l’économie politique ; l’investigation empirique et intuitive nécessaire à la prise de connaissance des réalités est devenue un genre mineur à moins qu’elle ne soit quantitative et « computable ». La théorie néoclassique a ainsi fixé les méthodologies de 5 la discipline, tout en n’étant qu’une théorie parmi d’autres, avec les prémisses qui lui sont propres. Deux périodes Au cours de ses vingt premières années, l’économie du développement se démarque de cette dérive de la science économique en renouant avec la tradition de l’économie politique classique et en explorant les possibilités ouvertes par la théorie keynésienne sur l’activisme étatique pour moins de chômage et plus de croissance. Elle met en avant les inégalités, les asymétries, le manque d’homogénéité des facteurs de production et des produits, bref la face accidentée de la réalité difficile à réduire dans une logique de marchés parfaits. L’optique long terme de l’accumulation du capital domine la littérature de cette première période ; l’industrialisation incarne le processus de la transition et de la croissance accélérée. L’approche structuraliste qui met en avant des paramètres structurels (dépendance héritée de la spécialisation primaire, institutions telles que le régime foncier, etc.) polarise les controverses. Graduellement, au cours des années soixante-dix, s’amorce un tournant dont on ne perçoit pas immédiatement la direction. Le noyau dur autour duquel s’étaient construites les théories du développement — les voies et les moyens de la sortie du sousdéveloppement — se défait. Les thèmes s’éparpillent dans plusieurs champs spécialisés (économie du travail, économie industrielle, économie publique, finance internationale…), en même temps qu’ils vont être, avec la montée des déséquilibres financiers, immergés dans la vague libérale. Les crises d’endettement, qui s’étendent au tournant des années quatre-vingt, réordonnent les priorités ; l’impératif de l’équilibre évacue la dimension temporelle du changement ou cesse d’en fixer le terme. La pluralité des théories d’appui se rétrécit au profit de la théorie néoclassique de l’équilibre ou de ses variantes keynésiennes. Cette seconde période est également dominée par une série de bilans de l’expérience acquise. Les réussites industrielles de quelques pays à stratégie d’ouverture confortent les partisans de la croissance tirée par les exportations. Mais les échecs sont tout 6 aussi instructifs que les succès. En évacuant la dimension temporelle, si présente dans les analyses de la première période, celles de la seconde découvrent les différenciations culturelles. L’Afrique « refuse » peut-être le développement, alors que l’Asie (des NPI) le magnifie ; l’Amérique latine suit des parcours à épisodes ; la Chine et l’Inde, immensités continentales, cheminent tellement à leur manière qu’il faut être spécialiste pour en parler ; et, dans ce tiers monde, que l’on présente comme divers aujourd’hui mais qui l’a toujours été, les industrialisations ont ajouté quelques écarts supplémentaires. Fondé sur un postulat de spécificités communes à un ensemble de pays, ancré dans une conception évolutionniste du progrès et de la modernité, le paradigme de la première période est en cours de recomposition. Quel peut être le projet collectif du développement, sa définition et sa finalité ? Comment concilier efficacité économique et équité ? Quel traitement réserver aux activités dites informelles ? Ces questions, qui ne sont pas nouvelles, sont reposées, cette fois, sans référence à des pays modèles (ou repoussoirs) historiques. Elles obligent toujours l’économiste à adapter les outils et les problématiques théoriques habituels et à explorer les frontières des concepts qu’il utilise — marché, salaire, capital, prix, etc. Dans l’intervalle, les fondements microécononomiques des théories néoclassique et keynésienne se sont renouvelés. Développement et économie de marché Avec le développementalisme de la première période, le diagnostic porté sur les causes du sous-développement déterminait les voies et les moyens de la politique de développement. La référence à l’histoire économique des pays déjà industrialisés constituait le support premier des politiques, avec deux modèles alternatifs — l’un d’économie de marché, l’autre d’économie planifiée. L’optique était délibérément macroéconomique quelle que soit l’option. Que l’on attribue les changements intervenus depuis la fin des années soixante-dix à la crise de la dette, à la montée des idées libérales et au recul de l’État-providence, à la fin de la guerre froide, à l’émergence de nouvelles formes du politique, au 7 renouvellement théorique, ou à cet ensemble de facteurs conjugués, la réflexion sur le développement est clairement engagée dans de nouvelles directions depuis le début des années quatre-vingt-dix. L’« humain » fait une entrée remarquée dans la littérature en prenant appui sur les théories de la croissance endogène (le capital humain) et sur celles qui associent éthique et économie (le développement humain). Le débat État-marché se renouvelle avec les théories du marché des nouveaux classiques, ou avec les thèses néokeynésiennes et institutionnalistes des contrats et des organisations. Ce qui caractérise les nouvelles approches, c’est la dilution des spécificités dans des fondements microéconomiques renouvelés ; c’est aussi le glissement de la notion d’agents représentatifs (pour l’agrégation comptable ou modélisée) vers celle d’acteurs de plain-pied dans l’économie de marché ; c’est également une optique hic et nunc, sans lendemains qui chantent, sans l’utopie rationalisable que recouvrait le développementalisme. Néanmoins, comprendre le processus global par lequel « les augmentations quantitatives des variables économiques (telles que le capital et le travail) interagissent avec les cultures et les institutions de telle manière que le développement du système social engrange des accroissements plus rapides du revenu par tête » [Yujiro Hayami, 1997, p. 9], reste un chantier ouvert, cette fois à partir de l’expérience acquise. La question de savoir s’il existe ou non un champ académique du développement est devenue secondaire quoi qu’en pense Paul Krugman [1993]. Cet objet d’étude a contribué, comme les autres, à l’évolution de la théorie économique dans son ensemble, comme le rappelle Pranab Bardhan [1993]. Comme on le constatera, l’optique mondiale occupe une place notable dans cet ouvrage à deux pôles — celui des questions relatives aux marchés des produits primaires, et celui de l’économie politique de la mondialisation avec ses débats actuels. Néanmoins, sous ce deuxième volet, l’accent est mis sur le fait que l’intégration internationale des PED ne résulte pas d’une marche inéxorable du marché à l’échelle mondiale, mais de choix de politiques économiques nationales, si dictées par l’extérieur soient-elles. 8