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femmes ont tendance aujour-
d’hui à fumer plus que les
hommes et, bien sûr, elles boi-
vent de plus en plus. En un mot,
elles accèdent, non seulement à
l’égalité relative (en droit) des
statuts, mais encore elles parta-
gent mimétiquement les gestes
et les habitudes masculines.
Néanmoins, elles ne “collent”
pas avec les figures masculini-
sées, viriles, du boire, de
l’ivresse. Une femme “ne
siffle” pas un cognac au comp-
toir, sinon elle “serait comme
un mec”. Et le ferait-elle, som-
brant comme lui dans l’incon-
duite sociale, dans l’excès,
qu’elle mettrait en péril la filia-
tion, livrant son corps en spec-
tacle de débauche, menaçant, si
elle est enceinte, sa descendan-
ce (2, 3). Bien des campagnes
d’éducation pour la santé lan-
cées par les pouvoirs publics
tablent précisément sur l’iden-
tité de génitrice des femmes,
les motivant à cesser de fumer
et de boire en raison de leur
espoir d’enfants, de leur beauté
potentiellement altérée par la
fumée et l’alcool, et aussi sur
leur rôle irremplaçable de gar-
dienne de la santé de leur foyer
et donc de la collectivité. Il faut
avoir bien chevillé à l’esprit
que la “nature” féminine, ou
plus justement la formation
d’un habitus particulier lié à la
position originale des femmes,
aux problèmes de la reproduc-
tion et à leur spécificité, leur
interdit de verser dans les
mêmes débauches aux allures
de cirque et de démonstrations
conjuratoires contre la peur et
l’ennui que leurs homologues
masculins (4). Il n’existe pas de
“Mères Nickelées” comme les
trois “Pieds” de la BD qui
lèvent plus souvent qu’à leur
tour le pied et le goulot, pas
non plus de Madame le Capitaine
Haddock sifflant dans la bonne
humeur clownesque des
flasques de whisky. Quant à
Falbala ou Bonnemine, elles ne
sèchent pas des brocs de cer-
voise de conserve avec Obélix
(3). C’est, en effet, aux femmes
qu’est traditionnellement dévo-
lu l’entretien journalier des
objets et des corps à l’intérieur
du foyer. Même encore, elles
sont vouées aux soins de proxi-
mité avec la petite enfance, à
l’accompagnement débonnaire
des leurs dans toutes les étapes
de leur vie, à la nutrition, à la
santé, à la modération. Elles
sont les héroïnes sans histoire
d’une culture du souci sécrétée
par une persistance de l’assi-
gnation au foyer, même si les
femmes en sortent, physique-
ment, de plus en plus souvent
(2). L’eau, l’hiver, la vieillesse,
la mort, la salade, les fruits, les
soupes, les tisanes, les fleurs,
les parfums, le froid et l’humide
sont du côté du féminin. La vie,
au besoin débordante, l’été, la
chaleur, voire le feu et donc
l’alcool, les viandes rôties, épi-
cées, sont du côté du masculin
(5). Aussi, le spectacle de
l’ivresse est-il chez la femme,
non seulement gênant mais
franchement dégoûtant : elle
n’est jamais drôle, mais tou-
jours inquiétante ; lorsqu’elle
met en péril, à coup d’alcool, sa
verticalité d’être humain, elle
risque bien plus que trébucher
comme son compagnon : on
anticipe chez elle ses imman-
quables débordements d’ivresses
sexuelles auxquels la portent ses
ivresses alcooliques. S’il s’agit
d’une buveuse plus âgée, elle
est forcément un Untermensch,
un sous-être humain qui ne
pourra pas déclencher la com-
passion ni même le rire. Dans
le stéréotype, la clocharde est
pire encore que le clochard (3).
Mais dans la réalité, tous les
individus, hommes, femmes,
détruits par leurs propres
conduites de dépendance, quelles
qu’elles soient, se ressemblent
(2).
La figure de la masculinité
implique un déni de la faiblesse
et de l’émotion sauf en ce qui
concerne le sport.
Pour enfin pouvoir pleurer,
“l’Homme”, le vrai, doit boire,
pas la femme
Le Courrier : Du fait même
de son habitus, la femme
n’est-elle pas aussi acculée à
d’autres “démesures” alimen-
taires (comme l’anorexie, la
boulimie...) ?
V. N .-G. : Hommes et femmes
n’ont pas le même rapport aux
consommations. Peut-on faire
l’hypothèse que l’anorexie,
majoritairement féminine, est
le pendant de la pathologie
symétrique de l’alcoolisme
masculin ? Cette hypothèse
pour le moment suppose une
analyse pluridisciplinaire (socio-
logie, psychiatrie) qui n’a pas
encore donné de résultat.
Le Courrier : Le boire
“raide” et le fumer “comme
un pompier” seraient-ils de
même des vertus exclusive-
ment “viriles”, “fonctionnant”
de conserve avec le viol, la
violence ? Dans ces condi-
tions, que boivent les femmes
et comment ?
V. N .-G. : Les femmes ont, bien
sûr, leur façon de boire, et
contribuent d’ailleurs à pro-
mouvoir une esthétique des
goûts et des pratiques, sinon
féminisées, du moins plus raffi-
nées.
Si l’alcoolisme féminin existe
de façon moins visible culturel-
lement que celui des hommes,
les femmes “modernes et libé-
rées” fument et boivent comme
les hommes apparemment.
Néanmoins, on constate que le
choix de consommation n’est
pas le même. Par exemple, le
succès économique mondial du
champagne est tout à fait lié au
fait que les femmes l’ont choisi
comme boisson “féminine”,
contrairement au cognac.
Comme s’il s’agissait pour
elles d’éviter toute infraction
identitaire qui trahissait leur
“féminité”. Fumer des ciga-
rettes blondes et boire du cham-
pagne sont des consommations
féminisées. Fumer des gros
cigares et boire des alcools
forts restent des choix “virils”.
Les différences entre le boire
féminin et le boire masculin
sont liées à toutes les diffé-
rences qui séparent les stéréo-
types de la féminité et ceux de
la masculinité. Devant la peur
de la mort et l’ennui de l’atten-
te, la menace que pourraient
constituer les excès de consom-
mation d’alcool perd totale-
ment de sa légitimité. En face
du danger, le guerrier boit.
Jean-Pierre Castelain décrit
bien, lui aussi, dans L’Île et la
peur (4), comment et pourquoi
les pêcheurs d’une île de
Bretagne buvaient comme des
trous en groupe, avant d’em-
barquer et au retour des longs
séjours en mer. Une façon
d’exorciser la peur, d’affronter
le large et de ménager, comme
en témoigne le chapelet des
cafés entre le port et le village,
un sas de transition entre la
terre et la mer, l’univers viril du
risque, de l’aventure et le foyer
dans lequel l’attendent la
femme et les enfants. C’est
aussi pour vaincre l’effroi de la
rencontre avec lui, ou plutôt
amadouer le gardien des
ténèbres, que les mineurs de la
Cordillère des Andes, une
chique de piccho (boule de
feuilles de coca enroulées
autour d’un morceau de chaux)
coincée dans la joue, aspergent
le sol d’alcool ou de bière avant
d’en consommer collective-
ment de grandes quantités
(Carmen Salazar-Soler, Le gar-
dien des Ténèbres : rites miniers
dans les Andes, Autrement
n° 191, Désirs d’ivresse). C’est
aussi pour consommer chaque
jour les transgressions de la
métamorphose du sexe et de la