DP 8081 / l'économie française de 1914 à nos jours histoire économique de la france au xxe siècle / DP 8081 l’apogée de l’économie nationale (en dollars 1990) 18 000 la croissance du pib de la france pendant les trentes glorieuses 1913 = 100 700 16 000 600 14 000 500 12 000 400 10 000 8 000 300 6 000 200 Les Trente Glorieuses 4 000 100 2 000 0 40 documentation photographique par la prise en compte des variations de la population. C’est une mesure plus fine de l’enrichissement ou de l’appauvrissement global des Français (même s’il ne dit rien de la répartition réelle du revenu national). Sur ce graphique, le caractère exceptionnel de la croissance d’après 1945 est évident. Son rythme, correspondant à un taux de croissance annuel moyen de + 5,5 %, est nettement supérieur au rythme plus modéré de la croissance de la Belle Époque (+ 2 %) et surtout de l’entre-deux-guerres (+ 1 %). Depuis 1974, la croissance s’est de nouveau ralentie, renouant avec un taux moyen normal bon an mal an de 2 %. Si l’intensité de la croissance durant les années qui ont suivi la fin de la guerre s’explique aisément par l’effet de rattrapage de la phase de reconstruction, il est plus difficile de rendre compte des causes des vingt ans de croissance continue qui s’amorce à partir de 1954, en France comme dans la plupart des économies d’Europe continentale. Les tentatives économétriques les plus complexes pour mesurer l’impact des différents facteurs de la croissance, capital et travail, ne parviennent pas à rendre compte de la totalité du taux de croissance “miraculeux” des Trente Glorieuses. Toutes les équations butent sur un résidu de croissance d’environ 2 %, irréductible à toute analyse causale purement quantitative. L’explication du caractère exceptionnel de la croissance des années 1950 et 1960 serait donc de nature plus qualitative : efficience plus grande de la mise au travail d’une société dotée, grâce à l’Étatprovidence, d’une vision d’avenir collectif ? Dynamique vertueuse des effets de l’ouverture internationale, notamment dans le cadre inédit de la construction européenne, sur une économie nationale à l’apogée de sa souveraineté ? Phénomène global, la croissance des Trente Glorieuses s’explique assurément par une conjonction de facteurs historiques multiples. En dernière analyse, elle met également en jeu l’imaginaire et les croyances de la société française dans son ensemble. “On ne tombe pas amoureux d’une courbe de croissance”, proclamaient les manifestants de mai 1968. L’automobile, pourtant, a cristallisé durant toute la période les fantasmes de croissance de toutes les couches sociales, de l’ouvrier qui acquiert en 1961 une Renault 4L à crédit, à Georges Pompidou, chef de l’État quand culmine la croissance entre 1969 et 1974. Aucune voiture n’incarne mieux les Trente Glorieuses que la Citroën DS, conçue par l’ingénieur André Lefebvre, qui multiplie les innovations : suspension hydropneumatique, direction assistée, freins à disques, etc. 1,4 million d’unités sortent de l’usine du quai de Javel entre 1955 et 1975. Dès sa première présentation au salon de l’automobile de 1955, Roland Barthes consacre à la “Déesse” l’une de ses Mythologies publiées dans L’Express, le tout nouveau magazine que Jean-Jacques Servan-Schreiber vient de lancer à destination des “jeunes cadres dynamiques”. Ce texte, mieux qu’une savante analyse économique, montre combien la croissance des Trente Glorieuses a reposé sur le désir collectif pour certains objets de consommation, “parfaitement magiques”, assurant, pour la première fois et sans arrière-pensée, la conjonction du plaisir le plus primitif et de la technique la plus innovante. En ce sens, les Trente Glorieuses, plus qu’à une équation économique, correspondent bien à un modèle de civilisation. 1991 1994 1985 1988 1979 1982 1973 1976 1967 1970 1961 1964 1955 1958 1949 PIB/habitants 1952 1943 1946 1937 1940 1931 1934 1925 1928 1919 1922 1913 Les Trente Glorieuses, selon la formule de l’ingénieur-économiste Jean Fourastié, renvoie à la longue période de progrès économique et social que connaît la France entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début de la crise au milieu des années 1970. Cette “évolution invisible, plus sûrement que les Trois Glorieuses des journées révolutionnaires de 1830, provoque la modernisation de l’économie et de la société françaises. Cette mutation est inséparable de la notion de croissance. Le terme apparaît dans les sciences économiques au tout début des années 1960, se substituant à la notion plus vague d’expansion. Il désigne l’augmentation continue des principales grandeurs économiques, la production de biens et de services (produit intérieur brut) au premier chef, ainsi que le volume des investissements ou encore la valeur du commerce extérieur. Mais il renvoie aussi au progrès qualitatif des conditions de production : gains de productivité des travailleurs ou innovations techniques. Toujours plus mais aussi toujours mieux. Rien ne figure mieux la croissance des Trente Glorieuses que la courbe de l’évolution de la production de l’économie française en longue durée, de 1913 aux années 1990. La courbe du PIB est dessinée sur la base des indices annuels de la production calculés par rapport à une base 100 en 1913. L’indice, nombre abstrait sans unité, exprime parfaitement la réalité de l’intensité de la croissance d’une année sur l’autre. L’autre courbe est fondée sur l’évolution du PIB par tête, exprimé en dollars constants pour permettre les comparaisons en gommant l’inflation (ou la déflation). Le PIB par tête module le rythme de la croissance absolu 1916 0 Indice du PIB Source : Olivier Feiertag, d’après données de Angus Maddison. le mythe de la ds 19 Roland Barthes, Mythologies, (1954-1956), Le Seuil, 1957. Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. […] C’est pourquoi on s’intéresse moins en elle à la substance qu’à ses joints. On sait que le lisse est toujours un attribut de la perfection : la tunique du Christ était sans couture, comme les aéronefs de la science-fiction sont d’un métal sans relais. La DS 19 ne prétend pas au pur nappé, quoique sa forme générale soit très enveloppée ; pourtant ce sont les emboîtements de ses plans qui intéressent le plus le public : on tâte furieusement la jonction des vitres, on passe la main dans les larges rigoles de caoutchouc qui relient la fenêtre arrière à ses entours de nickel. […] Cette spiritualisation se lit dans l’importance, le soin et la matière des surfaces vitrées. La Déesse est visiblement exaltation de la vitre, et la tôle n’est qu’une base. Dans les halls d’exposition, la voiture témoin est visitée avec une application intense, amoureuse : les tôles, les joints sont touchés, les rembourrages palpés, les sièges essayés, les portes caressées, les coussins pelotés. L’objet est ici totalement prostitué, approprié : partie du ciel de Metropolis, la Déesse est un quart d’heure médiatisée, accomplissant dans cet exorcisme, le mouvement même de la promotion petite-bourgeoise. documentation photographique 41