Michaël Sandel et la critique du moi libéral - Reseau

publicité
« Pour que la justice soit la première des
vertus, il faut que certaines choses soient vraies
à propos de nous »
Philosophie politique
Communautaristes et communautariens
Introduction
– 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35)
– 7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 41)
– 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36)
– 8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3
– 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37)
– 9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43)
– 4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2
– 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste
– 5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2
– 11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45)
– 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3
– 12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité
11. Michael SANDEL et la critique du moi libéral
Après un « intermède » français commandé par l’actualité littéraire, retournons donc
aux Amériques, au cœur du débat qui opposait – dans les universités des années 1980 –
le libéralisme au communautarisme. Notons que là-bas ce débat n’est toujours pas achevé,
puisque l’auteur qui va nous occuper ici, Michael Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, nous livre un ouvrage traduit en français en 1999 aux Éditions du Seuil :
Le libéralisme et les limites de la justice. Cette traduction de la 2ème édition américaine
date de 1998 (la première édition était de 1982). Figurant parmi les premiers critiques les
plus incisifs de Rawls, Sandel se démarque toutefois, dans cette seconde édition, d’une
certaine conception de la communauté – flirtant dans ses implications avec le politiquement incorrect – qu’on lui aura vraisemblablement reprochée entre les deux éditions.
Le juste et le bien
L’une des questions essentielles concernant
les rapports entre la politique et la morale
consiste, on le sait, à se demander si le bien
fonde juste ou si à l’inverse le bien suit le juste.
Michael Sandel nous rappelle que John Rawls
optait pour la seconde solution, dans Théorie
de la justice. Il y décèle même le principe fon-
Classement : 3Cc21
damental d’une pensée libérale héritée de
Kant. Or, une priorité du juste sur le bien signifie priorité du moi par rapport à ses fins.
Kant et Rawls militent pour une morale déontologique (on dit également « déontique »
pour éviter les ambiguïtés), c’est-à-dire une
morale du primat du devoir sur la vertu, du
moi sur ses actes. Les morales qui définissent,
** cf. le glossaire PaTer
Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain
version 1.2 • 06/ 2011
1/5
au contraire, le moi moral par les fins vertueuses qu’il s’assigne, issues de l’histoire de
la communauté à lquelle il appartient, sont
dites morales arétiques.
Sandel et les communautaristes en général,
se positionnent parmi ces dernières théories
morales ; ce qui va lui permettre d’opposer un
argument cinglant à l’option déontique de
Rawls : « Alors que la moralité du juste correspond aux limites du moi et porte sur ce qui
nous distingue, la moralité du bien correspond
à l’unité des personnes et porte sur ce qui
nous lie. Dans une éthique déontologique, où
le juste est antérieur au bien, cela signifie que
ce qui nous sépare est – en un sens important
– antérieur à ce qui nous lie, et que cette antériorité est à la fois épistémologique et morale » (Le libéralisme et les limites de la justice ;
p. 200). Ici est donc dénoncée de manière
pertinente la position libérale de la priorité du
moi par rapport à la communauté à laquelle
il appartient, et qui revient à considérer que :
« nous sommes tout d’abord des individus distincts, et ensuite nous formons des rapports et
nous nous engageons dans des structures de
collaboration avec les autres » (Ibid.) Le problème qu’entend régler Rawls est que si le
bien est variable, parce que relatif aux cultures, la société « juste », au contraire, peut
être envisagée de manière universelle ; d’où
la tendance à accorder une priorité au juste
par rapport au bien.
Rawls exclut toute influence communautaire déterminante dans la constitution des
qualités d’un individu donné. C’est là un principe contestable, en effet. À l’inverse, le communautarisme insiste à juste titre sur cette
influence : « dans la mesure où ce sont d’autres qui ont contribué à me faire ce que je suis
Classement : 3Cc21
et que, à plusieurs égards, ils continuent à
faire de moi la personne que je suis, il paraît
normal de les considérer, pour autant que je
sois capable de les identifier, comme étant
partie prenante de mon succès et comme devant bénéficier en commun des avantages
qu’il comporte » (p. 212). La conception communautariste paraît englober la personne et
ses propriétés dans un « moi élargi ». « Si je
ne puis être le propriétaire, je puis du moins
être le gardien au nom d’une communauté
dont je peux moi-même me considérer
comme membre » (p. 214). Nous ne sommes
pas des sujets individualisés et donnés antérieurement à nos propres fins. La communauté à laquelle nous appartenons nous
permet de nous comprendre nous-mêmes :
« et dans la mesure où la compréhension réflexive que nous avons de nous-mêmes embrasse un sujet plus large que le seul individu
– famille, tribu, cité, classe, nation ou peuple
– cette auto-compréhension définit alors une
communauté au sens constitutif » (p. 251). La
communauté est constitutive du moi.
Critique de Rawls
Donner la primauté à la justice (« comme
équité », se plaît à préciser John Rawls, en un
leitmotiv) sur le bien, c’est s’apprêter à accepter sans nuance n’importe quelle conception
du bien, pourvu qu’elle n’empiète pas sur la
justice. Sandel traduit ainsi cette conséquence : « En tant qu’habitants dépourvus de
telos (fin), nous sommes libres de construire
des principes de justice sans être limités en
cela par un ordre de valeurs donné antérieurement » (p. 258). Chez Rawls, la place est
nette, donc, pour un multiculturalisme mondialiste : il suffit que chaque culture n’enfreigne pas une conception universelle de la
** cf. le glossaire PaTer
Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain
version 1.2 • 06/ 2011
2/5
« justice ». Mais il faudra que chacune jette
aux orties ses propres conceptions du bien.
Triomphant, Sandel accuse Rawls de s’être enfermé dans une contradiction : « il nous est impossible d’être en même temps des personnes
pour lesquelles la justice est première et des
personnes pour lesquelles le principe de différence est un principe de justice » (p. 260). Si
la justice est première, en effet, elle gomme a
priori toutes les différences, puisqu’elle doit
s’appliquer sans acception de personnes. Or
l’on se souvient que le « principe de différence » est, chez Rawls, l’un de deux principes
– avec celui de liberté égale – que les cocontractants s’accordent à ne jamais enfreindre
dans leur future « société juste » (1).
La distance que chacun de nous peut prendre à propos de l’Histoire et de la nation auxquelles il appartient, ne peut qu’être « précaire
et provisoire » ; Sandel va même jusqu’à considérer que cette histoire constitue le caractère
du moi : « posséder du caractère, c’est savoir
que j’évolue au sein d’une histoire dont je ne
dispose pas, qui ne m’obéit pas, et qui n’est cependant pas sans conséquences sur mes choix
et sur ma conduite » (p. 261). L’on voit mal
pour l’instant – mais l’auteur va corriger ce
point dans la seconde édition, sans doute a-til été rappelé à l’ordre du politically correct,
nous devrons y revenir – comment, dans ce
contexte, mettre en œuvre un quelconque
multiculturalisme, sans encourager une incompréhension générale. « Bien qu’il puisse y
avoir, en dernier ressort, une certaine contingence dans le fait que je sois devenu la personne que je suis – seule la théologie peut
apporter une certitude sur ce point – la différence morale n’en existe pas moins lorsque,
étant la personne que je suis, je poursuis telles
fins et non pas telles autres » (p. 262). L’appar-
Classement : 3Cc21
tenance commune est faite d’une connaissance de soi partagée, autant que d’affections
étendues aux autres.
Une justice universelle qui s’appliquerait
sans distinctions culturelles paraît donc inenvisageable, aux yeux de Sandel : « la justice
trouve elle-même ses limites dans ces formes
de communauté engageant l’identité autant
que les intérêts des particuliers » (p. 264). La
primauté de la justice semble être un obstacle
à l’esprit de communauté. L’auteur conclut
qu’elle favoriserait « la république de citoyens
étrangers parfois bienveillants ». Il préconise
au contraire une meilleure connaissance des
fins respectives des uns et des autres. Quant à
une prétendue primauté dominante de la justice : « si cette domination cesse un jour, la
communauté deviendra possible et elle constituera un facteur de déstabilisation de la justice » (p. 266). Mais Sandel pense qu’il est
« fort peu probable qu’une telle situation disparaisse jamais » : nous voilà condamnés à
nous préoccuper, dans nos sociétés actuelles,
de justice avant d’espérer retrouver une vie en
une communauté d’esprit partagée au sein
d’une même culture et d’une même nation. La
conclusion de la première édition de l’ouvrage
est quelque peu mitigée : « On néglige le danger qui fait que, lorsque la politique va mal, il
peut en résulter non seulement des déceptions
mais aussi des dislocations. Et on oublie la
possibilité que, quand la politique va bien,
nous puissions connaître ensemble un bien auquel aucun de nous ne pourrait accéder seul »
(p. 266).
Rejet d’un incorrect communautarisme
On comprend, en effet, qu’une thèse favorable l’appartenance primordiale du Moi à la
communauté a dû susciter de vives réactions :
** cf. le glossaire PaTer
Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain
version 1.2 • 06/ 2011
3/5
« Le débat entre libéraux et communautariens
– qui a fait rage en philosophie politique ces
dernières années – couvre tout un éventail de
questions, sur lesquelles je ne me situe pas toujours du côté des communautariens » (p. 12).
Sandel va ajouter un dernier chapitre dans lequel il accentue sa critique adressée à Rawls
qui a publié en 1993 Libéralisme politique
(PUF, 1995) dans lequel il rectifie, en fonction
des développements du débat, quelques points
exposés dans Théorie de la justice. Nous n’insisterons pas : la critique de Sandel est en gros
toujours orientée vers le libéralisme en général
et celui de Rawls – qui n’est pourtant pas bien
virulent, c’est le moins qu’on puisse dire – en
particulier. Nous retiendrons seulement cette
déclaration significative : « Néanmoins, le mot
“communautarien” est trompeur si on lui fait
dire que les droits devraient se fonder sur les
valeurs ou les préférences dominantes dans
une société donnée à un moment donné.
Parmi ceux qui ont contesté la priorité du juste
sur le bien, peu d’auteurs – à supposer même
qu’il y en ait – sont communautariens en ce
sens » (p. 270).
La préface de la seconde édition semble
tenir compte de certaines critiques ou suspicions reçues par notre auteur, ainsi que nous y
faisions allusion ci-dessus. Il entend se démarquer d’un certain communautarisme évoquant
le spectre nationaliste. Cette préface est soustitrée : Les limites du Communautarisme.
Chose significative, la question de la préférence culturelle est tellement brûlante que
Sandel ne s’aperçoit pas que le communautarisme auquel il s’en prend n’existe pas : « Si le
communautarisme n’est qu’un autre nom du
majoritarisme, ou s’il désigne l’idée que les
droits devraient être fondés sur les valeurs dominantes d’une communauté donnée à un mo-
Classement : 3Cc21
ment donné, il s’agit alors d’une conception
que je ne défends pas » (p. 12). À notre
connaissance, aucun auteur américain n’a défendu un tel « communautarisme », pour des
raisons faciles à imaginer. Mais Sandel tient à
écarter expressément toute velléité de soupçon. Et, pour se montrer très clair en ce début
de la seconde édition, et se laver de l’opprobre, l’auteur choisit deux exemples, d’intérêt
inégal : « le droit à la liberté religieuse » et « le
droit à la liberté de parole ».
Le droit à la liberté religieuse
Le libéralisme n’accorde pas plus ni moins
de valeur à une religion qu’à une autre, on s’en
doute. Ce point de vue, rejeté par Sandel, est
ainsi décrit : « dans la conception libérale, les
convictions religieuses sont dignes de respect,
non pas en vertu de leur contenu, mais en vertu
du fait qu’elles sont le produit d’un choix libre
et volontaire » (p. 15). Or, l’auteur invoque un
argument difficilement réfutable : les choix religieux sont motivés par l’observation des devoirs religieux considérés comme constitutifs
de l’identité des croyants. De là découle la possibilité de porter un jugement extérieur sur une
religion donnée : « ce qui fait qu’une croyance
religieuse est digne de respect n’est pas son
mode d’acquisition – choix, révélation, conviction ou habitude – mais la place qu’elle occupe
dans une vie bonne, ou les traits de caractère
qu’elle favorise, ou encore (d’un point de vue
politique) son aptitude à nous faire cultiver les
habitudes et les dispositions qui font les bons
citoyens » (p. 16).
Pourtant bien parti, Sandel freine des quatre
fers ; car il n’ira pas plus loin dans cette direction : omettant sciemment de rattacher religion
et Histoire communautaire, il laisse à son tour
la porte ouverte au multiculturalisme et au
** cf. le glossaire PaTer
Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain
version 1.2 • 06/ 2011
4/5
mondialisme. Porte ouverte par d’autres arguments que ceux du libéralisme qu’il veut réfuter, sans doute ; mais pour déboucher sur un
résultat paradoxalement identique, en dernière
instance : du moment qu’une religion n’empêche pas d’être « un bon citoyen », qu’elle
« favorise des traits de caractère » – expression
bien équivoque, si elle veut dire quelque chose
– ou enfin qu’elle « occupe une place dans la
vie bonne », l’auteur se gardera bien de dire
en quoi consiste cette dernière. Lorsque le moi
veut répondre à l’appel de sa conscience, il est
« soumis à l’exigence de devoirs auxquels il ne
peut choisir de renoncer, même en présence
d’obligations civiles qui peuvent entrer en
conflit avec eux » (p. 17). Or, on ne voit pas
comment des « obligations civiles » pourraient
« entrer en conflit » avec une religion constitutive d’une tradition sui generis, sauf si les instances politiques se sont ingéniées à créer des
lois qui s’y opposent diamétralement, bref si le
juste est antérieur au bien…
quels propos. Il choisit l’exemple facile d’une
manifestation néo-nazie en comparaison d’une
manifestation de Martin Luther King Jr. « La différence réside donc dans le contenu du discours, dans la nature de la cause défendue »
(p. 20) – of course ! « Les distinctions morales
de ce type sont en accord avec le sens commun, mais elles sont incompatibles avec la version du libéralisme qui affirme la priorité du
juste sur le bien » (Ibid.). Et pour régler son sort
à tout communautarisme qui s’appuierait sur
une tradition, il ajoute que ces distinctions morales sont également incompatibles avec « la
version du communautarisme qui ne veut fonder les droits que sur les seules valeurs de la
communauté telles qu’elles sont » (Ibid.). Mais
s’il faut juger de la valeur morale de religions
ou de paroles, Sandel se garde bien de dire
quelle communauté va servir de référence
pour de tels jugements moraux… Dieu reconnaîtra les siens ! Finalement, Sandel rejoint
Rawls, mutatis, mutandis.
Mais Sandel paraît parler au nom des religions expatriées, sans l’avouer directement.
Témoin l’exemple qu’il choisit : « si l’on accorde à ceux qui observent le Shabbat le droit
de prendre un jour de congé aux dates qui correspondent à leur Shabbat, ne faudra-t-il pas
accorder le même droit à ceux qui veulent
prendre un jour de congé pour aller voir un
match de football ? » (pp. 16-17). L’argument
est évidemment très spécieux, en dépit de son
aspect frondeur, puisqu’il s’écroule de luimême si on veut l’appliquer à Tel-Aviv, par
exemple !
La difficulté reste entière, et ce philosophe
va, en définitive, moins loin que le communautarien MacIntyre qui, bien que décevant,
avait tout de même raccroché toute communauté à son Histoire et aux critères d’évaluation qui en découlent (2). Sandel est, à son
tour, un communautarien au moins aussi peu
édifiant que les précédents envisagés jusqu’ici.
Nous ne nous étendrons pas sur l’exemple
du droit de parole qu’expose ensuite Sandel. Il
a beau jeu de montrer que la thèse libérale ne
peut pas laisser un tel droit ouvert à n’importe
Classement : 3Cc21
Jean-Louis Linas
(1) Voir fiche n° 1 ; in l’escritoire n° 35.
(2) Voir fiche n° 8 ; in l’escritoire n° 42.
** cf. le glossaire PaTer
Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain
version 1.2 • 06/ 2011
5/5
Téléchargement