Michaël Sandel et la critique du moi libéral - Reseau

Le juste et le bien
L’une des questions essentielles concernant
les rapports entre la politique et la morale
consiste, on le sait, à se demander si le bien
fonde juste ou si à l’inverse le bien suit le juste.
Michael Sandel nous rappelle que John Rawls
optait pour la seconde solution, dans Théorie
de la justice. Il y décèle même le principe fon-
damental d’une pensée libérale héritée de
Kant. Or, une priorité du juste sur le bien si-
gnifie priorité du moi par rapport à ses fins.
Kant et Rawls militent pour une morale déon-
tologique (on dit également « déontique »
pour éviter les ambiguïtés), c’est-à-dire une
morale du primat du devoir sur la vertu, du
moi sur ses actes. Les morales qui définissent,
Après un « intermède » français commandé par l’actualité littéraire, retournons donc
aux Amériques, au cœur du débat qui opposait – dans les universités des années 1980
le libéralisme au communautarisme. Notons que là-bas ce débat n’est toujours pas achevé,
puisque l’auteur qui va nous occuper ici, Michael Sandel, professeur de philosophie poli-
tique à Harvard, nous livre un ouvrage traduit en français en 1999 aux Éditions du Seuil :
Le libéralisme et les limites de la justice. Cette traduction de la 2ème édition américaine
date de 1998 (la première édition était de 1982). Figurant parmi les premiers critiques les
plus incisifs de Rawls, Sandel se démarque toutefois, dans cette seconde édition, d’une
certaine conception de la communauté flirtant dans ses implications avec le politique-
ment incorrect – qu’on lui aura vraisemblablement reprochée entre les deux éditions.
11. Michael SANDEL et la critique du moi libéral
«Pour que la justice soit la première des
vertus, il faut que certaines choses soient vraies
à propos de nous »
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Philosophie politique
Communautaristes et communautariens
Introduction
– 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35)
– 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36)
– 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37)
4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2
5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2
– 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3
7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 41)
8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3
9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43)
– 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste
11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45)
12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité
au contraire, le moi moral par les fins ver-
tueuses qu’il s’assigne, issues de l’histoire de
la communauté à lquelle il appartient, sont
dites morales arétiques.
Sandel et les communautaristes en général,
se positionnent parmi ces dernières théories
morales ; ce qui va lui permettre d’opposer un
argument cinglant à l’option déontique de
Rawls : « Alors que la moralité du juste cor-
respond aux limites du moi et porte sur ce qui
nous distingue, la moralité du bien correspond
à l’unité des personnes et porte sur ce qui
nous lie. Dans une éthique déontologique,
le juste est antérieur au bien, cela signifie que
ce qui nous sépare est – en un sens important
– antérieur à ce qui nous lie, et que cette an-
tériorité est à la fois épistémologique et mo-
rale » (Le libéralisme et les limites de la justice ;
p. 200). Ici est donc dénoncée de manière
pertinente la position libérale de la priorité du
moi par rapport à la communauté à laquelle
il appartient, et qui revient à considérer que :
« nous sommes tout d’abord des individus dis-
tincts, et ensuite nous formons des rapports et
nous nous engageons dans des structures de
collaboration avec les autres » (Ibid.) Le pro-
blème qu’entend régler Rawls est que si le
bien est variable, parce que relatif aux cul-
tures, la société « juste », au contraire, peut
être envisagée de manière universelle ; d’où
la tendance à accorder une priorité au juste
par rapport au bien.
Rawls exclut toute influence communau-
taire déterminante dans la constitution des
qualités d’un individu donné. C’est un prin-
cipe contestable, en effet. À l’inverse, le com-
munautarisme insiste à juste titre sur cette
influence : « dans la mesure ce sont d’au-
tres qui ont contribué à me faire ce que je suis
et que, à plusieurs égards, ils continuent à
faire de moi la personne que je suis, il paraît
normal de les considérer, pour autant que je
sois capable de les identifier, comme étant
partie prenante de mon succès et comme de-
vant bénéficier en commun des avantages
qu’il comporte » (p. 212). La conception com-
munautariste paraît englober la personne et
ses propriétés dans un « moi élargi ». « Si je
ne puis être le propriétaire, je puis du moins
être le gardien au nom d’une communauté
dont je peux moi-même me considérer
comme membre » (p. 214). Nous ne sommes
pas des sujets individualisés et donnés anté-
rieurement à nos propres fins. La commu-
nauté à laquelle nous appartenons nous
permet de nous comprendre nous-mêmes :
« et dans la mesure la compréhension ré-
flexive que nous avons de nous-mêmes em-
brasse un sujet plus large que le seul individu
– famille, tribu, cité, classe, nation ou peuple
cette auto-compréhension définit alors une
communauté au sens constitutif » (p. 251). La
communauté est constitutive du moi.
Critique de Rawls
Donner la primauté à la justice (« comme
équité », se plaît à préciser John Rawls, en un
leitmotiv) sur le bien, c’est s’apprêter à accep-
ter sans nuance n’importe quelle conception
du bien, pourvu qu’elle n’empiète pas sur la
justice. Sandel traduit ainsi cette consé-
quence : « En tant qu’habitants dépourvus de
telos (fin), nous sommes libres de construire
des principes de justice sans être limités en
cela par un ordre de valeurs donné antérieu-
rement » (p. 258). Chez Rawls, la place est
nette, donc, pour un multiculturalisme mon-
dialiste : il suffit que chaque culture n’en-
freigne pas une conception universelle de la
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« justice ». Mais il faudra que chacune jette
aux orties ses propres conceptions du bien.
Triomphant, Sandel accuse Rawls de s’être en-
fermé dans une contradiction : « il nous est im-
possible d’être en même temps des personnes
pour lesquelles la justice est première et des
personnes pour lesquelles le principe de diffé-
rence est un principe de justice » (p. 260). Si
la justice est première, en effet, elle gomme a
priori toutes les différences, puisqu’elle doit
s’appliquer sans acception de personnes. Or
l’on se souvient que le « principe de diffé-
rence » est, chez Rawls, l’un de deux principes
avec celui de liberté égale que les cocon-
tractants s’accordent à ne jamais enfreindre
dans leur future « société juste » (1).
La distance que chacun de nous peut pren-
dre à propos de l’Histoire et de la nation aux-
quelles il appartient, ne peut qu’être « précaire
et provisoire » ; Sandel va même jusqu’à consi-
dérer que cette histoire constitue le caractère
du moi : « posséder du caractère, c’est savoir
que j’évolue au sein d’une histoire dont je ne
dispose pas, qui ne m’obéit pas, et qui n’est ce-
pendant pas sans conséquences sur mes choix
et sur ma conduite » (p. 261). L’on voit mal
pour l’instant mais l’auteur va corriger ce
point dans la seconde édition, sans doute a-t-
il été rappelé à l’ordre du politically correct,
nous devrons y revenir comment, dans ce
contexte, mettre en œuvre un quelconque
multiculturalisme, sans encourager une incom-
préhension générale. « Bien qu’il puisse y
avoir, en dernier ressort, une certaine contin-
gence dans le fait que je sois devenu la per-
sonne que je suis seule la théologie peut
apporter une certitude sur ce point la diffé-
rence morale n’en existe pas moins lorsque,
étant la personne que je suis, je poursuis telles
fins et non pas telles autres » (p. 262). L’appar-
tenance commune est faite d’une connais-
sance de soi partagée, autant que d’affections
étendues aux autres.
Une justice universelle qui s’appliquerait
sans distinctions culturelles paraît donc inen-
visageable, aux yeux de Sandel : « la justice
trouve elle-même ses limites dans ces formes
de communauté engageant l’identité autant
que les intérêts des particuliers » (p. 264). La
primauté de la justice semble être un obstacle
à l’esprit de communauté. L’auteur conclut
qu’elle favoriserait « la république de citoyens
étrangers parfois bienveillants ». Il préconise
au contraire une meilleure connaissance des
fins respectives des uns et des autres. Quant à
une prétendue primauté dominante de la jus-
tice : « si cette domination cesse un jour, la
communauté deviendra possible et elle consti-
tuera un facteur de déstabilisation de la jus-
tice » (p. 266). Mais Sandel pense qu’il est
« fort peu probable qu’une telle situation dis-
paraisse jamais » : nous voilà condamnés à
nous préoccuper, dans nos sociétés actuelles,
de justice avant d’espérer retrouver une vie en
une communauté d’esprit partagée au sein
d’une même culture et d’une même nation. La
conclusion de la première édition de l’ouvrage
est quelque peu mitigée : « On néglige le dan-
ger qui fait que, lorsque la politique va mal, il
peut en résulter non seulement des déceptions
mais aussi des dislocations. Et on oublie la
possibilité que, quand la politique va bien,
nous puissions connaître ensemble un bien au-
quel aucun de nous ne pourrait accéder seul »
(p. 266).
Rejet d’un incorrect communautarisme
On comprend, en effet, qu’une thèse favo-
rable l’appartenance primordiale du Moi à la
communauté a dû susciter de vives réactions :
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« Le débat entre libéraux et communautariens
qui a fait rage en philosophie politique ces
dernières années couvre tout un éventail de
questions, sur lesquelles je ne me situe pas tou-
jours du côté des communautariens » (p. 12).
Sandel va ajouter un dernier chapitre dans le-
quel il accentue sa critique adressée à Rawls
qui a publié en 1993 Libéralisme politique
(PUF, 1995) dans lequel il rectifie, en fonction
des développements du débat, quelques points
exposés dans Théorie de la justice. Nous n’in-
sisterons pas : la critique de Sandel est en gros
toujours orientée vers le libéralisme en général
et celui de Rawls – qui n’est pourtant pas bien
virulent, c’est le moins qu’on puisse dire – en
particulier. Nous retiendrons seulement cette
déclaration significative : « Néanmoins, le mot
“communautarien” est trompeur si on lui fait
dire que les droits devraient se fonder sur les
valeurs ou les préférences dominantes dans
une société donnée à un moment donné.
Parmi ceux qui ont contesté la priorité du juste
sur le bien, peu d’auteurs à supposer même
qu’il y en ait sont communautariens en ce
sens » (p. 270).
La préface de la seconde édition semble
tenir compte de certaines critiques ou suspi-
cions reçues par notre auteur, ainsi que nous y
faisions allusion ci-dessus. Il entend se démar-
quer d’un certain communautarisme évoquant
le spectre nationaliste. Cette préface est sous-
titrée : Les limites du Communautarisme.
Chose significative, la question de la préfé-
rence culturelle est tellement brûlante que
Sandel ne s’aperçoit pas que le communauta-
risme auquel il s’en prend n’existe pas : « Si le
communautarisme n’est qu’un autre nom du
majoritarisme, ou s’il désigne l’idée que les
droits devraient être fondés sur les valeurs do-
minantes d’une communauté donnée à un mo-
ment donné, il s’agit alors d’une conception
que je ne défends pas » (p. 12). À notre
connaissance, aucun auteur américain n’a dé-
fendu un tel « communautarisme », pour des
raisons faciles à imaginer. Mais Sandel tient à
écarter expressément toute velléité de soup-
çon. Et, pour se montrer très clair en ce début
de la seconde édition, et se laver de l’oppro-
bre, l’auteur choisit deux exemples, d’intérêt
inégal : « le droit à la liberté religieuse » et « le
droit à la liberté de parole ».
Le droit à la liberté religieuse
Le libéralisme n’accorde pas plus ni moins
de valeur à une religion qu’à une autre, on s’en
doute. Ce point de vue, rejeté par Sandel, est
ainsi décrit : « dans la conception libérale, les
convictions religieuses sont dignes de respect,
non pas en vertu de leur contenu, mais en vertu
du fait qu’elles sont le produit d’un choix libre
et volontaire » (p. 15). Or, l’auteur invoque un
argument difficilement réfutable : les choix re-
ligieux sont motivés par l’observation des de-
voirs religieux considérés comme constitutifs
de l’identité des croyants. De découle la pos-
sibilité de porter un jugement extérieur sur une
religion donnée : « ce qui fait qu’une croyance
religieuse est digne de respect n’est pas son
mode d’acquisition choix, révélation, convic-
tion ou habitude mais la place qu’elle occupe
dans une vie bonne, ou les traits de caractère
qu’elle favorise, ou encore (d’un point de vue
politique) son aptitude à nous faire cultiver les
habitudes et les dispositions qui font les bons
citoyens » (p. 16).
Pourtant bien parti, Sandel freine des quatre
fers ; car il n’ira pas plus loin dans cette direc-
tion : omettant sciemment de rattacher religion
et Histoire communautaire, il laisse à son tour
la porte ouverte au multiculturalisme et au
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mondialisme. Porte ouverte par d’autres argu-
ments que ceux du libéralisme qu’il veut réfu-
ter, sans doute ; mais pour déboucher sur un
résultat paradoxalement identique, en dernière
instance : du moment qu’une religion n’em-
pêche pas d’être « un bon citoyen », qu’elle
« favorise des traits de caractère » expression
bien équivoque, si elle veut dire quelque chose
– ou enfin qu’elle « occupe une place dans la
vie bonne », l’auteur se gardera bien de dire
en quoi consiste cette dernière. Lorsque le moi
veut répondre à l’appel de sa conscience, il est
« soumis à l’exigence de devoirs auxquels il ne
peut choisir de renoncer, même en présence
d’obligations civiles qui peuvent entrer en
conflit avec eux » (p. 17). Or, on ne voit pas
comment des « obligations civiles » pourraient
« entrer en conflit » avec une religion consti-
tutive d’une tradition sui generis, sauf si les ins-
tances politiques se sont ingéniées à créer des
lois qui s’y opposent diamétralement, bref si le
juste est antérieur au bien…
Mais Sandel paraît parler au nom des reli-
gions expatriées, sans l’avouer directement.
Témoin l’exemple qu’il choisit : « si l’on ac-
corde à ceux qui observent le Shabbat le droit
de prendre un jour de congé aux dates qui cor-
respondent à leur Shabbat, ne faudra-t-il pas
accorder le même droit à ceux qui veulent
prendre un jour de congé pour aller voir un
match de football ? » (pp. 16-17). L’argument
est évidemment très spécieux, en dépit de son
aspect frondeur, puisqu’il s’écroule de lui-
même si on veut l’appliquer à Tel-Aviv, par
exemple !
Nous ne nous étendrons pas sur l’exemple
du droit de parole qu’expose ensuite Sandel. Il
a beau jeu de montrer que la thèse libérale ne
peut pas laisser un tel droit ouvert à n’importe
quels propos. Il choisit l’exemple facile d’une
manifestation néo-nazie en comparaison d’une
manifestation de Martin Luther King Jr. « La dif-
férence réside donc dans le contenu du dis-
cours, dans la nature de la cause défendue »
(p. 20) – of course ! « Les distinctions morales
de ce type sont en accord avec le sens com-
mun, mais elles sont incompatibles avec la ver-
sion du libéralisme qui affirme la priorité du
juste sur le bien » (Ibid.). Et pour régler son sort
à tout communautarisme qui s’appuierait sur
une tradition, il ajoute que ces distinctions mo-
rales sont également incompatibles avec « la
version du communautarisme qui ne veut fon-
der les droits que sur les seules valeurs de la
communauté telles qu’elles sont » (Ibid.). Mais
s’il faut juger de la valeur morale de religions
ou de paroles, Sandel se garde bien de dire
quelle communauté va servir de référence
pour de tels jugements moraux… Dieu recon-
naîtra les siens ! Finalement, Sandel rejoint
Rawls, mutatis, mutandis.
La difficulté reste entière, et ce philosophe
va, en définitive, moins loin que le commu-
nautarien MacIntyre qui, bien que décevant,
avait tout de même raccroctoute commu-
nauté à son Histoire et aux critères d’évalua-
tion qui en découlent (2). Sandel est, à son
tour, un communautarien au moins aussi peu
édifiant que les précédents envisagés jusqu’ici.
Jean-Louis Linas
(1) Voir fiche n° 1 ; in l’escritoire n° 35.
(2) Voir fiche n° 8 ; in l’escritoire n° 42.
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