La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture

La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture
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Patrick Attali - ROUEN - attali.pat@orange.fr 1
Professeur de philosophie au lycée des Bruyères - SOTTEVILLE-LES -ROUEN 2
*
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L’enquête sur les religions de Schopenhauer à Nietzsche.
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Introduction générale :
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Nous nous proposons d’étudier l’enquête sur les religions de Schopenhauer à
6
Nietzsche. Cette enquête se déploie, certes, de manière bien différente de l’un à l’autre ;
7
mais elle s’effectue, chez l’un et l’autre, dans le cadre d’un examen rigoureux des
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relations complexes que les religions nouent avec la philosophie et avec la culture en
9
général. Il s’agit donc de faire ressortir la profondeur et l’originalité de la démarche en
10
question.
11
*
12
1°) C’est sous l’égide de Hume que nous nous placerons l’ensemble de cette
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étude. Une remarque de ce dernier nous paraît tout à fait éclairante pour introduire notre
14
propos :
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« Il n’y a pas de méthode de raisonnement plus commune, et pourtant il n’y en a pas de
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plus blâmable, que de tenter de réfuter une hypothèse, dans les discussions
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philosophiques, par le danger de ses conséquences pour la religion et la morale. Quand
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une opinion conduit à des absurdités, elle est certainement fausse ; mais il n’est pas
19
certain qu’une opinion soit fausse parce qu’elle est de dangereuse conséquence.
1
»
20
David Hume : Enquête sur l’entendement humain - VIII° section [GF p. 165]
21
De fait, nous avons bel et bien affaire à deux penseurs qui assument pleinement
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et parfois même audacieusement semble-t-il le risque d’être dangereux, en
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particulier pour les religions établies et leurs zélateurs inconditionnels. Mais il serait
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réducteur d’estimer qu’il n’y a là que pure provocation : l’assomption honnête de ce
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risque est la conséquence et la condition mêmes de la rigueur de leur pensée
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philosophique. En philosophie, le développement de la pensée a ses propres exigences ;
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la mise en œuvre de celles-ci peut certes bousculer bien des idées reçues et des
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croyances invétérées : mais n’est-ce pas d’abord à ces dernières qu’il faudrait s’en
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prendre ? Or, l’une des premières d’entre ces exigences est précisément que la réflexion
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philosophique soit pleinement conséquente avec elle-même : c’est ce que réclamait
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Kant : « Etre conséquent, c’est la première obligation d’un philosophe, et c’est pourtant
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celle à laquelle on se conforme le plus rarement. »
2
Dès lors, on pourrait avancer que si
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ces deux auteurs sont « de dangereuse conséquence » pour la religion, c’est au fond
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parce qu’ils sont conséquents avec eux-mêmes. Or, comme on l’est rarement, on a alors
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tendance à croire que l’attaque contre les religions et les morales est inadmissible et l’on
36
1
Nous soulignons.
2
Kant : Critique de la raison pratique, trad. Picavet - PUF 1971 p. 23. Kant ajoute : « Les anciennes
écoles grecques nous …donnent plus d’exemples [de conséquence avec soi-même], que ne nous en offre
notre siècle syncrétique, l’on se forme, avec des principes contradictoires, un certain système
composite, plein de mauvaise foi et de frivolité, parce que cela convient mieux à un public qui est content
de savoir un peu de tout, sans rien savoir en somme, et d’être propre à tout. »
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se fait alors une « méthode de raisonnement » de s’interdire de les remettre en cause.
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2°) Dans le prolongement de Hume, nous pourrions avancer également l’idée
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que la démarche qui est commune à ces deux auteurs est celle de l’enquête. Or,
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enquêter, c’est s’enquérir, chercher avec ténacité, investiguer patiemment, interroger
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sans cesse l’objet qu’on ausculte. Chez ces deux auteurs, on se garde cependant de
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nourrir l’espoir illusoire que cette enquête finirait par s’abolir dans un dénouement
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ultime où l’énigmaticité et l’incertitude labyrinthique se résorberaient miraculeusement.
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La démarche d’enquête, chez Schopenhauer et chez Nietzsche, est donc
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constitutive de la substance même de leur analyse des religions : deux approches
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critiques radicales se présentent ici, qui se complètent par certains côtés au-delà de leurs
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divergences indéniables. Elles portent tant sur les principales religions elles-mêmes que
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sur l’influence clandestine que celles-ci ont pu exercer sur le discours philosophique et
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sur l’ensemble de la culture. N’est-ce pas alors, à lire ces deux auteurs, le discours
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philosophique lui-même qui se retrouve sur la sellette dans cette connivence secrète
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avec les religions ?
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3°) Schopenhauer et Nietzsche ont en effet en commun d’être à la fois de
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vigoureux critiques de l’influence des religions sur la pensée et la culture en général et
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en même temps de fins analystes de la diversité du fait religieux. Ils ont tous deux un
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sens aigu de l’équivocité qui caractérise les relations des religions avec la philosophie et
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la culture. Il faut souligner, sur ce plan, un infléchissement capital qui se joue avec eux.
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En effet, le centre de gravité de l’approche philosophique des religions y est déplacé par
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rapport à celles qui nous sont familières – et que nous a présenté Eric Douchin
3
. Selon
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nous, ces « représentations familières » sont toutes plus ou moins influencées depuis les
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XIX°-XX° siècles par les options épistémologiques propres aux sciences humaines ; en
60
particulier elles sont toutes relativement tributaires d’un postulat
61
sociologiste prépondérant : il s’agit du postulat selon lequel l’émergence du fait
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religieux doit naturellement être envisagée en corrélation étroite avec la question de la
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force et de la nature du lien social
4
. Avec Schopenhauer du moins dans une certaine
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mesure
5
et avec Nietzsche plus particulièrement, c’est dans l’horizon de la culture et
65
3
Dans son intervention intitulée : « Religion, magie, superstition et secte ».
4
Cette approche qu’on peut qualifier de « sociologisante » [sans connotation péjorative] surenchérit sur le
topos étymologique : le religion serait à prendre comme un lien particulier que les hommes noueraient
avec « le surnaturel » et qui contribuerait à asseoir la sociabilité : rappelons la définition de Durkheim :
« une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire
séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée
Eglise, tous ceux qui y adhèrent » [Formes élémentaires de la vie religieuse]
5
La genèse de la culture humaine est un sujet sur lequel Schopenhauer n’avance qu’avec prudence. Un
des traits constants de son analyse consiste à récuser la prétendue évidence de l’idée d’un progrès continu
de l’humanité : il nous invite à nous méfier de notre tendance irrépressible à « nous représenter la
première race humaine sortie n’importe comment du sein de la Nature, à l’état d’ignorance complète et
infantile (…) » [PP II 25 § 298a, Ed° Coda, p. 865]. Il avance en conséquence une conjecture inverse : il
fait dériver l’apparition de la culture humaine d’un « instinct originel » dont les productions sont d’une
très haute perfection. Ce serait en vertu de cet instinct que l’homme aurait ainsi découvert le langage :
cette découverte, loin d’être consciente, aurait été instinctive. Et, de même en effet que l’instinct est la
source chez les animaux d’un travail industrieux parfaitement adapté au but qu’ils recherchent, « de
même le premier langage spontané fut doté de la plus haute perfection des ouvrages de l’instinct » [PP II
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du procès de culture qu’il faut envisager les faits de religion.
66
On se demandera : mais qu’est-ce que cela change ? C’est qu’avec ces deux
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philosophes, il y a, dans les conditions du procès de culture, une dimension qui
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synthétise globalement toutes les déterminations de l’action humaine en tant qu’elles
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sont toutes orientées vers le travail d’un certain matériau, l’entretien d’une certaine
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manière d’être et de faire, qui ne doit cependant pas grand chose à la conscience
6
ainsi
71
qu’à la raison et qui caractérise radicalement un certain type d’humanité plus qu’un
72
certain type de société ou de sociabilité. Bref, l’enjeu du lien social apparaît ici, sinon
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inessentiel, du moins second car dérivé de considérations plus radicales et plus
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élémentaires.
75
Pour le montrer plus explicitement, on peut donner une brève présentation, en
76
fonction des orientations de leur projet philosophique, de l’importance que revêt pour
77
eux la culture.
78
- Schopenhauer propose, en parallèle à son entreprise d’élucidation métaphysique
7
,
79
un ensemble de thèses et d’hypothèses anthropologiques qui se fonde sur l’idée selon
80
laquelle l’éloignement très ancien des peuples européens de l’authentique vérité
81
contenue allégoriquement dans les religions orientales [Bouddhisme et Brahmanisme]
82
est responsable de la perte irrémédiable de la «vision juste de la vie » dont les
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Occidentaux jouissaient pourtant il y a très longtemps, avant de se disperser et de
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s’éloigner de cette terre natale de l’humanité que pourrait bien avoir été l’Inde antique
8
.
85
La culture occidentale, ainsi privée de cette sève nourricière, n’a cessé, depuis lors, de
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se dégrader inexorablement, au fur et à mesure de l’éloignement de cette origine. Et ce
87
mouvement ne pourra être enrayé que si « la sagesse indienne » reflue « encore sur
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l’Europe », et transforme « de fond en comble notre savoir et notre pensée »
9
parce
89
qu’elle fournit des contrepoids salutaires à l’envahissement corrupteur de la pensée par
90
le théisme et l’optimisme philosophique. Schopenhauer est donc ce penseur atypique
91
dont l’approche philosophique est foncièrement inactuelle
10
et qui, de ce fait, peut
92
25 § 298a, Ed° Coda, p. 866]. A partir de cette première création originelle, marquée par la perfection,
l’évolution des langues, en particulier sur le plan grammatical, relèverait d’un processus de dégradation.
6
Les facteurs déterminants de cette élaboration culturelle échappent largement à la conscience ;
Schopenhauer comme Nietzsche tendent à disqualifier cette dernière en mettant l’accent sur le rôle de
l’instinct et de la pulsion infra-consciente ; ainsi à propos de l’apparition du langage chez l’homme,
Schopenhauer avance que « le plus plausible me semble que l’homme a couvert le langage
instinctivement, en vertu d’un instinct originel qui crée chez lui, sans réflexion et sans intention
consciente, l’outil indispensable à l’emploi de sa raison et l’organe de celle-ci. Et cet instinct disparaît au
cours des générations quand son rôle est terminé, le langage existant. » [PP II, § 298 a, Opus cité, p. 866]
7
Entreprise qu’il présente comme « une conquête sur le domaine de l’inconnu » : il écrit en effet : « toute
vérité prouvée et établie est une conquête sur le domaine de l’inconnu dans le grand problème du savoir
en général, et un ferme point d’appui l’on pourra appliquer les leviers destinés à remuer d’autres
fardeaux ; » [ELA, Conclusion, p. 153].
8
PP II § 174, Sur la religion, GF, p. 84.
9
MVR I 4 § 63 in fine.
10
Schopenhauer écrit : « j’ai pu aimer, poursuivre, perfectionner mon œuvre pour elle seule, dans une
tranquillité complète, à l’abri de toute influence extérieure, et mes contemporains me sont restés étrangers
comme je leur suis resté étranger moi-même » [Remarques de Schopenhauer sur lui-même, in Essai sur
les apparitions et divers opuscules, Ed° Alcan, 1912, p. 189 texte cité par Joël Lefranc dans son
ouvrage Comprendre Schopenhauer, p. 9 note n°1.
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s’attacher à accréditer en quelque sorte dans l’Occident philosophique les « religions
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asiatiques ».
94
- Nietzsche, pour sa part, procède d’abord à un examen critique de l’ensemble des
95
cultures humaines en vue de jauger la table des valeurs essentielle auxquelles se
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subordonnent radicalement — quoique plus ou moins consciemment les hommes qui
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vivent au sein de ces cultures au point d’en faire comme l’horizon de leur existence
98
habituelle. Il s’agira, ensuite, de mettre en œuvre, pratiquement, les moyens permettant
99
de favoriser, à un terme plus ou moins lointain, l’avènement d’un formidable
100
bouleversement historique : celui qui consiste à renverser complètement l’échelle de
101
valeurs décadentes et nihilistes auxquelles l’Europe a, depuis plus de 2 000 ans
11
et
102
jusqu’à aujourd’hui continûment, subordonné le développement de sa culture.
103
Dans ce cadre, les religions doivent en premier lieu être examinées attentivement
104
dans le cadre d’une approche de type symptomatologique des « faits de culture » ; et il
105
s’agira, en second lieu, de sonder les possibilités d’en faire des instruments efficaces de
106
culture en vue de faire aboutir effectivement le projet de renversement de toutes les
107
valeurs qui anime le philosopher nietzschéen.
108
4°) Ces mises au point permettent de souligner, qu’au-delà des rapprochements
109
que nous venons d’esquisser, il y a des divergences profondes entre les deux auteurs que
110
nous étudions sur la question de la culture, de la place qu’y tient la philosophie ainsi,
111
évidemment, que sur la question de la religion.
112
Nous nous proposons donc de donner un aperçu synthétique de leurs
113
investigations intellectuelles en montrant d’abord comment Schopenhauer fonde son
114
jugement critique sur un examen différencié et hiérarchisé des différentes religions
115
appréciées à l’aune de la vérité métaphysique la plus appropriée.
116
Ensuite, on présentera brièvement la formule nietzschéenne de l’enquête sur les
117
religions en soulignant la spécificité de l’approche globale [psychologique,
118
physiologique, généalogique etc.] qui caractérise l’examen critique de l’ensemble des
119
productions culturelles.
120
****
121
122
I Métaphysique et religions chez Schopenhauer : une investigation critique.
123
124
Épigraphe :
125
« Je suppose qu'on va encore me dire que ma philosophie est attristante et
126
inconfortable, simplement parce que je dis la vérité ; les gens veulent entendre que le
127
Seigneur a fait toutes choses bonnes. Allez à l'église, et laissez les philosophes en paix. En tous
128
cas, ne réclamez pas qu'ils taillent leurs doctrines selon votre plan! » [PP II 12 § 156].
129
130
Introduction :
131
11
Depuis, en particulier, le triomphe ce « platonisme pour le « peuple » » [PBM Préface] qu’est le
christianisme.
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S’il est question d’« investigation critique » des religions, cela signifie que c’est
132
en fonction de la vérité que Schopenhauer entend enquêter sur les religions. Il reprend
133
ainsi à son compte, de même que Rousseau, la fameuse maxime de Juvénal {Satires IV
134
91] : « vitam impendere vero » : consacrer sa vie à la vérité. Cette maxime figure en
135
ouverture du tome I des Parerga. L’application de cette maxime, sur laquelle
136
Schopenhauer est intransigeant, suppose une astreinte : il faut s’astreindre selon lui au
137
refus de la compromission avec toutes les formes et les restes de croyance…
138
Mais, disons, la « première impression » qui se dégage de la lecture est plutôt
139
équivoque : on peut se demander s’il n’y a pas une certaine proximité de l’auteur du
140
Monde comme volonté et comme représentation avec des thématiques religieuses ou
141
avec des préoccupations apparemment bien éloignées de la philosophie. D’aucuns
142
pourraient le soupçonner d’une sorte de connivence avec des doctrines suspectes.
143
Citons quelques indices superficiels.
144
On lit d’abord sous sa plume des propos qui paraissent très éloignés de ceux qu’on
145
s’attend à lire d’un disciple des Lumières. Ces propos ont trait naturellement à la
146
métaphysique de la volonté : on pourrait les assimiler à un vague spiritualisme, ou du
147
moins à une sorte de « panthéisme » faisant de la « volonté » l’élément unificateur du
148
monde. Une citation, extraite de La volonté dans la nature, peut ici corroborer notre
149
soupçon : « cette Volonté est la seule chose en soi, la seule réalité véritable, le seul
150
élément originel, métaphysique, dans un monde tout le reste n'est que phénomène,
151
c'est-à-dire simple représentation ; chaque objet, quel qu'il soit, reçoit d'elle la force qui
152
lui permet d'exister et d'agir. Ainsi, non seulement les actions volontaires de l'être
153
animal, mais aussi le mécanisme organique de sa vie corporelle, sa figure et sa
154
conformation, aussi bien que la gétation dans le monde des plantes, la cristallisation
155
dans le règne minéral et, d'une manière générale, toute force originelle qui se manifeste
156
dans les phénomènes physiques et chimiques, la pesanteur même, tout cela pris en
157
soi et en dehors du phénomène, c'est-à-dire tout simplement en dehors de notre cerveau
158
et de sa représentation est parfaitement identique avec ce que nous trouvons en nous
159
sous forme de Volonté »
12
.
160
En outre, il y a des textes de Schopenhauer qui procèdent explicitement à une
161
réhabilitation de « sciences occultes » qu’on aurait tendance à taxer d’irrationnelles : la
162
magie, le magnétisme animal
13
.
163
Enfin, Schopenhauer procède souvent à un éloge appuyé de certains contenus
164
doctrinaux des religions d’Orient : Brahmanisme et Bouddhisme. On pourrait
165
ainsi suspecter sa sincérité en se demandant s’il ne renonce pas peu ou prou à cet esprit
166
critique lorsqu’il se fait le défenseur de ces religions.
167
Il nous faut donc tenter de lever complètement ces équivoques : montrer la vacuité
168
des soupçons dont nous avons fait part. Dans ce dessein, pour ramasser en quelques
169
12
VN Introduction, p. 60.
13
Voir à ce titre VN (chapitre 6 : Magnétisme animal et magie) et PP I chapitre 5 : Essai sur les
apparitions et les faits qui s’y rattachent.
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