La religion chez Schopenhauer et Nietzsche 3° mouture
3/63
du procès de culture qu’il faut envisager les faits de religion.
66
On se demandera : mais qu’est-ce que cela change ? C’est qu’avec ces deux
67
philosophes, il y a, dans les conditions du procès de culture, une dimension qui
68
synthétise globalement toutes les déterminations de l’action humaine en tant qu’elles
69
sont toutes orientées vers le travail d’un certain matériau, l’entretien d’une certaine
70
manière d’être et de faire, qui ne doit cependant pas grand chose à la conscience
6
ainsi
71
qu’à la raison et qui caractérise radicalement un certain type d’humanité plus qu’un
72
certain type de société ou de sociabilité. Bref, l’enjeu du lien social apparaît ici, sinon
73
inessentiel, du moins second car dérivé de considérations plus radicales et plus
74
élémentaires.
75
Pour le montrer plus explicitement, on peut donner une brève présentation, en
76
fonction des orientations de leur projet philosophique, de l’importance que revêt pour
77
eux la culture.
78
- Schopenhauer propose, en parallèle à son entreprise d’élucidation métaphysique
7
,
79
un ensemble de thèses et d’hypothèses anthropologiques qui se fonde sur l’idée selon
80
laquelle l’éloignement très ancien des peuples européens de l’authentique vérité
81
contenue allégoriquement dans les religions orientales [Bouddhisme et Brahmanisme]
82
est responsable de la perte irrémédiable de la «vision juste de la vie » dont les
83
Occidentaux jouissaient pourtant il y a très longtemps, avant de se disperser et de
84
s’éloigner de cette terre natale de l’humanité que pourrait bien avoir été l’Inde antique
8
.
85
La culture occidentale, ainsi privée de cette sève nourricière, n’a cessé, depuis lors, de
86
se dégrader inexorablement, au fur et à mesure de l’éloignement de cette origine. Et ce
87
mouvement ne pourra être enrayé que si « la sagesse indienne » reflue « encore sur
88
l’Europe », et transforme « de fond en comble notre savoir et notre pensée »
9
parce
89
qu’elle fournit des contrepoids salutaires à l’envahissement corrupteur de la pensée par
90
le théisme et l’optimisme philosophique. Schopenhauer est donc ce penseur atypique
91
dont l’approche philosophique est foncièrement inactuelle
10
et qui, de ce fait, peut
92
25 § 298a, Ed° Coda, p. 866]. A partir de cette première création originelle, marquée par la perfection,
l’évolution des langues, en particulier sur le plan grammatical, relèverait d’un processus de dégradation.
6
Les facteurs déterminants de cette élaboration culturelle échappent largement à la conscience ;
Schopenhauer comme Nietzsche tendent à disqualifier cette dernière en mettant l’accent sur le rôle de
l’instinct et de la pulsion infra-consciente ; ainsi à propos de l’apparition du langage chez l’homme,
Schopenhauer avance que « le plus plausible me semble que l’homme a découvert le langage
instinctivement, en vertu d’un instinct originel qui crée chez lui, sans réflexion et sans intention
consciente, l’outil indispensable à l’emploi de sa raison et l’organe de celle-ci. Et cet instinct disparaît au
cours des générations quand son rôle est terminé, le langage existant. » [PP II, § 298 a, Opus cité, p. 866]
7
Entreprise qu’il présente comme « une conquête sur le domaine de l’inconnu » : il écrit en effet : « toute
vérité prouvée et établie est une conquête sur le domaine de l’inconnu dans le grand problème du savoir
en général, et un ferme point d’appui où l’on pourra appliquer les leviers destinés à remuer d’autres
fardeaux ; » [ELA, Conclusion, p. 153].
8
PP II § 174, Sur la religion, GF, p. 84.
9
MVR I 4 § 63 in fine.
10
Schopenhauer écrit : « j’ai pu aimer, poursuivre, perfectionner mon œuvre pour elle seule, dans une
tranquillité complète, à l’abri de toute influence extérieure, et mes contemporains me sont restés étrangers
comme je leur suis resté étranger moi-même » [Remarques de Schopenhauer sur lui-même, in Essai sur
les apparitions et divers opuscules, Ed° Alcan, 1912, p. 189 – texte cité par Joël Lefranc dans son
ouvrage Comprendre Schopenhauer, p. 9 note n°1.