Cas clinique commenté Rubrique coordonnée par E. A. Pariente Abdomen aigu chez un malade hémodialysé : songez au cristal*! Abdelkader Mordi1, Christian Sevestre2, Khaled Al Chaar1, Véronique Debuire1, Francine Lecointre1, Sylvain Bauland1 1 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Fédération de chirurgie viscérale de gastro-entérologie et d’anesthésiologie, Centre hospitalier général, 74, route de Moulins, 58300 Decize 2 Laboratoire d’anatomie pathologique, 4 avenue de la Gare, 36000 Châteauroux L e diagnostic des abdomens aigus est souvent difficile chez les malades hémodialysés (tableau 1), polypathologiques, fragiles, et recevant de nombreux traitements [1, 2], l’ischémie mésentérique restant toujours la première suspectée, mais n’excluant pas des causes plus banales, ou plus rares comme l’illustre cette observation. Observation Un homme de 60 ans était hospitalisé le 10 août 2001, pour un syndrome abdominal aigu. Dans ses antécédents, on notait des crises d’épilepsie, un asthme avec insuffisance respiratoire chronique, une insuffisance coronaire, une maladie auto-immune mal étiquetée traitée par corticothérapie au long cours et des troubles de l’humeur. Il était hémodialysé pour une insuffisance rénale chronique secondaire à une glomérulopathie. Il avait subi une cholécystectomie pour lithiase, une gastrectomie des 2/3 pour ulcère gastrique. Son traitement associait phénobarbital, furosémide, méthylprednisolone, misoprostol, hydroxyzine, flunitrazépam, salmétérol, citrate de calcium et colécalciférol, érythropoïétine, hydroxyde d’alumine et polystyrène sulfonate de sodium. Il souffrait depuis quelques semaines de douleurs abdominales d’allure colopathique, sans gros trouble du transit. La survenue d’une douleur abdominale aiguë diffuse mais prédominant dans la fosse iliaque gauche provoquait l’hospitalisation. À l’examen, il existait une douleur à la palpation de la fosse iliaque gauche avec défense, une fièvre à 38 °C ; l’hémodynamique était normale, il n’y avait pas de signe d’insuffisance cardiaque, pas de trouble du rythme, les pouls périphériques étaient présents. Biologiquement, on notait une anémie modérée et une leucocytose à 15 000/lL avec 85 % de polynucléaires neutrophiles. Sur les clichés d’abdomen sans préparation, il y avait une distension modérée du colon droit et du transverse, qui contenaient des matières fécales, mais pas de pneumopéritoine ni de distension du grêle. L’examen tomodensitométrique montrait un épaississement de la paroi du sigmoïde, une discrète densification de la graisse périsigmoïdienne sans image diverticulaire évidente ; il n’y avait pas de collection ni d’autre anomalie ; les axes artériels digestifs étaient perméa* Tirés à part : A. Mordi Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, Cristal qui songe est un roman fantastique de Théodore Sturgeon, un très beau livre écrit en 1950, qu’il est facile de se procurer aux éditions J’ai Lu SF N°369 (NDLR). Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005 423 Cas clinique commenté Tableau 1. Causes particulières de douleurs abdominales chez les malades hémodialysés (nullement exclusives de toutes les autres). Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. • Gastrite urémique • Pancréatite aiguë (hyperparathyroïdie secondaire ?) • Ischémie intestinale C Dans tous les territoires C Embolique (cardiopathie emboligène, embolies de cristaux de cholestérol) C Athéromateuse C Non occlusive (bas débit secondaire à l’hémodialyse, médicaments vasoconstricteurs splanchniques) • Complications de la diverticulose colique • Ulcère du cæcum • Fécalomes (hydroxyde d’alumine, baryte) • Rupture péritonéale d’un kyste rénal (polykystose) A bles. Le diagnostic de sigmoïdite diverticulaire était initialement retenu. Le malade était gardé à jeun et traité par amoxycilline-acide clavulanique. Les douleurs et les signes locaux s’aggravaient malgré le traitement et le malade était opéré le lendemain. Le chirurgien constatait la présence d’un peu de liquide péritonéal un peu louche et hémorragique. Il n’y avait pas d’abcès. Le côlon sigmoïde apparaissait épaissi et congestif. On faisait une toilette péritonéale avec un drainage par un sac de Mickulicz. Au huitième jour postopératoire, survenait une fistule stercorale. Après une courte réanimation, le malade était réopéré à deux reprises avec deux résections coliques successives, sigmoïdienne puis colique gauche, avec fermeture du bout rectal. La continuité digestive était rétablie 3 mois plus tard. B L’examen histologique des pièces opératoires montrait des lésions ischémiques d’âge variable, avec des ulcérations superficielles, ou atteignant la sous-muqueuse, ailleurs avec nécrose de l’ensemble de la paroi et perforation pariétale. L’infiltrat inflammatoire, polymorphe, était visible dans toute la paroi, mais prédominait initialement dans la muqueuse et les sous-muqueuses. Si des capillaires sous-muqueux étaient parfois thrombosés par des caillots fibrineux, les artérioles avaient une paroi épaissie, fibreuse, mais sans thrombose, granulome, inflammation périvasculaire ou nécrose fibrinoïde. Il n’existait pas d’embolie de cristaux de cholestérol. En revanche, de nombreux petits cristaux à angles aigus étaient visibles à la surface mais aussi à l’intérieur de la muqueuse, et sur le versant péritonéal au niveau des zones de perforation. (figure 1A, B, C). L’aspect des cristaux était typique de cristaux de Kayexalate® [3]. Le diagnostic final était celui de colite nécrosante avec perforation due au Kayexalate®. 424 C Figure 1. A) Cristaux de Kayexalate® dans la lumière intestinale au contact de la muqueuse ; B) dans la paroi ; C) et sur le versant externe à la hauteur des zones de perforation. Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Discussion Le Kayexalate® (polystyrène sulfonate de sodium) est une résine échangeuse de cations, administrée per os ou en lavement pour le traitement des hyperkaliémies depuis les années 1970. Administré per os, il libère ses ions sodium dans le milieu acide gastrique en les échangeant pour des protons qui se lient à la résine. Dans l’intestin, les protons sont échangés contre des ions potassium, et le potassium lié est éliminé dans les selles [2, 4, 5]. Le Kayexalate®, non absorbé, peut entraîner anorexie, nausées, ainsi que mais rarement, des vomissements. En revanche, il est assez souvent responsable de constipation, voire de fécalome ; pour les prévenir, les Anglo-Saxons l’administrent habituellement dans une solution de sorbitol, qui exerce un effet laxatif osmotique. Depuis 1987, une cinquantaine de cas de lésions intestinales, principalement coliques, attribuables au Kayexalate® ont été rapportées [6, 2, 3] : il s’agit de lésions graves, ulcérations étendues et/ou nécrose pariétale transmurale, léthales dans plus de la moitié des cas. La responsabilité du Kayexalate® a été initialement mise en doute en raison du terrain sur lequel ces lésions surviennent, où l’ischémie intestinale, occlusive ou non occlusive est fréquente, et où l’ischémie peut être aggravée par les séances d’hémodialyse, la prescription de médicaments vasoconstricteurs splanchniques ou opiacés [2]. Si la présence de cristaux de Kayexalate® à la surface de la muqueuse ou des ulcérations ne prouve pas la responsabilité du médicament [5], leur présence à l’intérieur de la paroi intestinale est plus troublante, même s’ils ne semblent pas provoquer de réaction à corps étranger. Il existe un modèle expérimental de toxicité colique du mélange Kayexalate®-sorbitol chez le rat urémique [6]. Enfin, un effet toxique direct du médicament sur les muqueuses digestives est hautement probable en cas de lésion digestive haute [7, 8]. Les rôles respectifs du sorbitol (déshydratation muqueuse par effet osmolaire ?) et du Kayexalate® (toxicité directe après pénétration ?) ne sont pas établis. Tous les cas rapportés dans la littérature concernaient l’association Kayexalate®-sorbitol (ou Kayexalate®-lactulose [5]). Cependant notre malade, comme celui de Hourseau et al. [3] ne prenait pas de sorbitol, permettant de donner le rôle patho- gène essentiel à la résine, des lésions coliques d’une telle sévérité n’ayant pas, à notre connaissance, été décrites avec le seul sorbitol. Chez notre malade, comme chez d’autres [2], il existait bien des lésions ischémiques associées, parfois anciennes [2]. L’existence de ces lésions ischémiques, absentes du cas de Hourseau et al. [3], ne permettent pas, à notre avis, d’éliminer la responsabilité du Kayexalate® dont elles pourraient permettre la pénétration dans la paroi. Le diagnostic de colite au Kayexalate® est avant tout clinique et doit être évoqué devant des douleurs abdominales aiguës, une diarrhée et/ou des rectorragies chez un insuffisant rénal sous Kayexalate®. En l’absence de perforation, le diagnostic peut être établi par l’endoscopie et les biopsies [3], permettant d’instaurer une surveillance étroite, et de poser si nécessaire l’indication d’une colectomie. La coprescription de laxatifs osmotiques est contre-indiquée chez l’insuffisant rénal recevant du Kayexalate® depuis 2001 [3] ; les macrogols sont sans doute préférables dans cette indication ; des ralentisseurs du transit ne doivent pas être prescrits à la légère en cas de diarrhée chez ces malades. Références 1. Lazarus JM, Bernier BM. In : Harrison, ed. Insuffisance rénale chronique. London : Médecine interne, 2000 : 1746-54 ; (14e éd.). 2. Kelsey PB, Chen S, Lauwers GY. Case 37-2003 : a 79-year-old man with coronary artery disease, peripheral vascular disease, end-stage renal disease, and abdominal pain and distention. N Engl J Med 2003 ; 349 : 2147-55. 3. Hourseau M, Lagorce-Pagès C, Benamouzig R, et al. Ulcération colique après administration prolongée de Kayexalate® (polystyrène sulfonate de sodium). Gastroenterol Clin Biol 2004 ; 28 : 311-3. 4. Scott TR, Graham SM, Schweitzer EJ, Bartlett ST. Colonic necrosis following sodium polystyrene sulfonate (Kayexalate)-Sorbitol enema in a renal transplant patient. Dis colon Rectum 1993 ; 6 : 607-9. 5. Montagnac R, Mehaut S, Blaison D, Schillinger F. La nécrose colique due au polystyrène de sodium (Kayexalate) chez le dialysé : mythe ou réalité ? À propos de deux observations. Néphrologie 2002 ; 3 : 131-4. 6. Lillemoe KD, Romolo JL, Hamilton SR, Pennington LR, Burdick JF, Melville W. Intestinal necrosis due to sodium polysytene (Kayexalate) in sorbitol enemas : clinical and experimental support for the hypothesis. Surgery 1987 ; 3 : 267-72. 7. Abraham SC, Bhagavan BS, Lee LA, Rashid A, Wu TT. Upper gastrointestinal tract injury in patients receving Kayexalate (sodium polystyrene sulfonate) in sorbitol. Am J Surg Pathol 2001 ; 5 : 637-44. 8. Roy-Chaudhury P, Meisels IS, Freedman S, Steinman TI, Steer M. Combined gastric and ileocaecal toxicity (sepiginous ulcers) after oral Kayexalate in sorbitol therapy. Am J Kidney Dis 1997 ; 30 : 120-2. Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005 425