Abdomen aigu chez un malade hémodialysé : songez au cristal*!

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Cas clinique commenté
Rubrique coordonnée par E. A. Pariente
Abdomen aigu
chez un malade hémodialysé :
songez au cristal*!
Abdelkader Mordi1, Christian Sevestre2, Khaled Al Chaar1,
Véronique Debuire1, Francine Lecointre1, Sylvain Bauland1
1
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Fédération de chirurgie viscérale de gastro-entérologie et d’anesthésiologie,
Centre hospitalier général, 74, route de Moulins, 58300 Decize
2
Laboratoire d’anatomie pathologique, 4 avenue de la Gare, 36000 Châteauroux
L
e diagnostic des abdomens aigus est souvent difficile chez les
malades hémodialysés (tableau 1), polypathologiques, fragiles, et
recevant de nombreux traitements [1, 2], l’ischémie mésentérique
restant toujours la première suspectée, mais n’excluant pas des causes
plus banales, ou plus rares comme l’illustre cette observation.
Observation
Un homme de 60 ans était hospitalisé le 10 août 2001, pour un syndrome abdominal aigu.
Dans ses antécédents, on notait des crises d’épilepsie, un asthme avec
insuffisance respiratoire chronique, une insuffisance coronaire, une maladie auto-immune mal étiquetée traitée par corticothérapie au long cours et
des troubles de l’humeur. Il était hémodialysé pour une insuffisance rénale
chronique secondaire à une glomérulopathie. Il avait subi une cholécystectomie pour lithiase, une gastrectomie des 2/3 pour ulcère gastrique.
Son traitement associait phénobarbital, furosémide, méthylprednisolone,
misoprostol, hydroxyzine, flunitrazépam, salmétérol, citrate de calcium et
colécalciférol, érythropoïétine, hydroxyde d’alumine et polystyrène sulfonate de sodium.
Il souffrait depuis quelques semaines de douleurs abdominales d’allure
colopathique, sans gros trouble du transit. La survenue d’une douleur
abdominale aiguë diffuse mais prédominant dans la fosse iliaque gauche
provoquait l’hospitalisation.
À l’examen, il existait une douleur à la palpation de la fosse iliaque
gauche avec défense, une fièvre à 38 °C ; l’hémodynamique était normale, il n’y avait pas de signe d’insuffisance cardiaque, pas de trouble du
rythme, les pouls périphériques étaient présents. Biologiquement, on
notait une anémie modérée et une leucocytose à 15 000/lL avec 85 %
de polynucléaires neutrophiles. Sur les clichés d’abdomen sans préparation, il y avait une distension modérée du colon droit et du transverse, qui
contenaient des matières fécales, mais pas de pneumopéritoine ni de
distension du grêle. L’examen tomodensitométrique montrait un épaississement de la paroi du sigmoïde, une discrète densification de la graisse
périsigmoïdienne sans image diverticulaire évidente ; il n’y avait pas de
collection ni d’autre anomalie ; les axes artériels digestifs étaient perméa*
Tirés à part : A. Mordi
Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, Cristal qui songe est un roman fantastique de Théodore Sturgeon, un
très beau livre écrit en 1950, qu’il est facile de se procurer aux éditions J’ai Lu SF N°369 (NDLR).
Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005
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Cas clinique commenté
Tableau 1. Causes particulières de douleurs abdominales
chez les malades hémodialysés (nullement exclusives de
toutes les autres).
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• Gastrite urémique
• Pancréatite aiguë (hyperparathyroïdie secondaire ?)
• Ischémie intestinale
C Dans tous les territoires
C Embolique (cardiopathie emboligène, embolies de cristaux
de cholestérol)
C Athéromateuse
C Non occlusive (bas débit secondaire à l’hémodialyse,
médicaments vasoconstricteurs splanchniques)
• Complications de la diverticulose colique
• Ulcère du cæcum
• Fécalomes (hydroxyde d’alumine, baryte)
• Rupture péritonéale d’un kyste rénal (polykystose)
A
bles. Le diagnostic de sigmoïdite diverticulaire était
initialement retenu. Le malade était gardé à jeun et
traité par amoxycilline-acide clavulanique. Les douleurs et les signes locaux s’aggravaient malgré le
traitement et le malade était opéré le lendemain. Le
chirurgien constatait la présence d’un peu de liquide
péritonéal un peu louche et hémorragique. Il n’y avait
pas d’abcès. Le côlon sigmoïde apparaissait épaissi et
congestif. On faisait une toilette péritonéale avec un
drainage par un sac de Mickulicz. Au huitième jour
postopératoire, survenait une fistule stercorale. Après
une courte réanimation, le malade était réopéré à deux
reprises avec deux résections coliques successives,
sigmoïdienne puis colique gauche, avec fermeture du
bout rectal. La continuité digestive était rétablie 3 mois
plus tard.
B
L’examen histologique des pièces opératoires montrait
des lésions ischémiques d’âge variable, avec des ulcérations superficielles, ou atteignant la sous-muqueuse,
ailleurs avec nécrose de l’ensemble de la paroi et
perforation pariétale. L’infiltrat inflammatoire, polymorphe, était visible dans toute la paroi, mais prédominait
initialement dans la muqueuse et les sous-muqueuses.
Si des capillaires sous-muqueux étaient parfois thrombosés par des caillots fibrineux, les artérioles avaient
une paroi épaissie, fibreuse, mais sans thrombose,
granulome, inflammation périvasculaire ou nécrose
fibrinoïde. Il n’existait pas d’embolie de cristaux de
cholestérol.
En revanche, de nombreux petits cristaux à angles
aigus étaient visibles à la surface mais aussi à l’intérieur de la muqueuse, et sur le versant péritonéal au
niveau des zones de perforation. (figure 1A, B, C).
L’aspect des cristaux était typique de cristaux de
Kayexalate® [3]. Le diagnostic final était celui de colite
nécrosante avec perforation due au Kayexalate®.
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C
Figure 1. A) Cristaux de Kayexalate® dans la lumière intestinale au
contact de la muqueuse ; B) dans la paroi ; C) et sur le versant
externe à la hauteur des zones de perforation.
Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005
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Discussion
Le Kayexalate® (polystyrène sulfonate de sodium) est
une résine échangeuse de cations, administrée per os
ou en lavement pour le traitement des hyperkaliémies
depuis les années 1970. Administré per os, il libère ses
ions sodium dans le milieu acide gastrique en les
échangeant pour des protons qui se lient à la résine.
Dans l’intestin, les protons sont échangés contre des
ions potassium, et le potassium lié est éliminé dans les
selles [2, 4, 5].
Le Kayexalate®, non absorbé, peut entraîner anorexie,
nausées, ainsi que mais rarement, des vomissements.
En revanche, il est assez souvent responsable de constipation, voire de fécalome ; pour les prévenir, les
Anglo-Saxons l’administrent habituellement dans une
solution de sorbitol, qui exerce un effet laxatif osmotique.
Depuis 1987, une cinquantaine de cas de lésions
intestinales, principalement coliques, attribuables au
Kayexalate® ont été rapportées [6, 2, 3] : il s’agit de
lésions graves, ulcérations étendues et/ou nécrose
pariétale transmurale, léthales dans plus de la moitié
des cas. La responsabilité du Kayexalate® a été initialement mise en doute en raison du terrain sur lequel ces
lésions surviennent, où l’ischémie intestinale, occlusive
ou non occlusive est fréquente, et où l’ischémie peut
être aggravée par les séances d’hémodialyse, la prescription de médicaments vasoconstricteurs splanchniques ou opiacés [2]. Si la présence de cristaux de
Kayexalate® à la surface de la muqueuse ou des
ulcérations ne prouve pas la responsabilité du médicament [5], leur présence à l’intérieur de la paroi intestinale est plus troublante, même s’ils ne semblent pas
provoquer de réaction à corps étranger. Il existe un
modèle expérimental de toxicité colique du mélange
Kayexalate®-sorbitol chez le rat urémique [6]. Enfin, un
effet toxique direct du médicament sur les muqueuses
digestives est hautement probable en cas de lésion
digestive haute [7, 8]. Les rôles respectifs du sorbitol
(déshydratation muqueuse par effet osmolaire ?) et du
Kayexalate® (toxicité directe après pénétration ?) ne
sont pas établis. Tous les cas rapportés dans la littérature concernaient l’association Kayexalate®-sorbitol
(ou Kayexalate®-lactulose [5]). Cependant notre
malade, comme celui de Hourseau et al. [3] ne prenait
pas de sorbitol, permettant de donner le rôle patho-
gène essentiel à la résine, des lésions coliques d’une
telle sévérité n’ayant pas, à notre connaissance, été
décrites avec le seul sorbitol. Chez notre malade,
comme chez d’autres [2], il existait bien des lésions
ischémiques associées, parfois anciennes [2]. L’existence de ces lésions ischémiques, absentes du cas de
Hourseau et al. [3], ne permettent pas, à notre avis,
d’éliminer la responsabilité du Kayexalate® dont elles
pourraient permettre la pénétration dans la paroi.
Le diagnostic de colite au Kayexalate® est avant tout
clinique et doit être évoqué devant des douleurs abdominales aiguës, une diarrhée et/ou des rectorragies
chez un insuffisant rénal sous Kayexalate®. En
l’absence de perforation, le diagnostic peut être établi
par l’endoscopie et les biopsies [3], permettant d’instaurer une surveillance étroite, et de poser si nécessaire
l’indication d’une colectomie. La coprescription de
laxatifs osmotiques est contre-indiquée chez l’insuffisant rénal recevant du Kayexalate® depuis 2001 [3] ;
les macrogols sont sans doute préférables dans cette
indication ; des ralentisseurs du transit ne doivent pas
être prescrits à la légère en cas de diarrhée chez ces
malades.
Références
1. Lazarus JM, Bernier BM. In : Harrison, ed. Insuffisance rénale chronique. London : Médecine interne, 2000 : 1746-54 ; (14e éd.).
2. Kelsey PB, Chen S, Lauwers GY. Case 37-2003 : a 79-year-old man
with coronary artery disease, peripheral vascular disease, end-stage
renal disease, and abdominal pain and distention. N Engl J Med 2003 ;
349 : 2147-55.
3. Hourseau M, Lagorce-Pagès C, Benamouzig R, et al. Ulcération colique après administration prolongée de Kayexalate® (polystyrène sulfonate de sodium). Gastroenterol Clin Biol 2004 ; 28 : 311-3.
4. Scott TR, Graham SM, Schweitzer EJ, Bartlett ST. Colonic necrosis
following sodium polystyrene sulfonate (Kayexalate)-Sorbitol enema in a
renal transplant patient. Dis colon Rectum 1993 ; 6 : 607-9.
5. Montagnac R, Mehaut S, Blaison D, Schillinger F. La nécrose colique
due au polystyrène de sodium (Kayexalate) chez le dialysé : mythe ou
réalité ? À propos de deux observations. Néphrologie 2002 ; 3 : 131-4.
6. Lillemoe KD, Romolo JL, Hamilton SR, Pennington LR, Burdick JF,
Melville W. Intestinal necrosis due to sodium polysytene (Kayexalate) in
sorbitol enemas : clinical and experimental support for the hypothesis.
Surgery 1987 ; 3 : 267-72.
7. Abraham SC, Bhagavan BS, Lee LA, Rashid A, Wu TT. Upper gastrointestinal tract injury in patients receving Kayexalate (sodium polystyrene sulfonate) in sorbitol. Am J Surg Pathol 2001 ; 5 : 637-44.
8. Roy-Chaudhury P, Meisels IS, Freedman S, Steinman TI, Steer M.
Combined gastric and ileocaecal toxicity (sepiginous ulcers) after oral
Kayexalate in sorbitol therapy. Am J Kidney Dis 1997 ; 30 : 120-2.
Hépato-Gastro, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2005
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