deuxième section

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DEUXIÈME SECTION
Requête no 45721/09
Süleyman EGE
contre la Turquie
introduite le 12 août 2009
EXPOSÉ DES FAITS
Le requérant, M. Süleyman Ege, est un ressortissant turc né en 1931 et
résidant à Ankara.
Le 26 janvier 2001, le frère du requérant, M. Sedat Ege, se rendit à
l’hôpital Gazi. Après examen, les médecins suspectèrent chez lui une
sclérose latérale amyotrophique (SLA) et commencèrent un traitement
médical en attendant d’établir un diagnostic définitif.
Le 8 février 2001, Sedat Ege quitta l’hôpital.
Le 25 février 2001, il fut admis aux urgences de l’hôpital Gazi pour une
insuffisance respiratoire. Le pronostic vital étant engagé, il fut
immédiatement transféré au centre hospitalier universitaire d’Ankara.
Les médecins constatèrent que Sedat Ege souffrait d’une insuffisance
respiratoire aiguë et décidèrent son admission en unité de soins intensifs, où
il fut intubé.
Les médecins diagnostiquèrent chez leur patient une SLA et un
syndrome de Guillain-Barré.
Le 9 mars 2001, Sedat Ege décéda. A la demande du requérant et sur
ordre du procureur, une autopsie fut pratiquée.
Le requérant porta plainte contre l’infirmière F.D. et le médecin D.T.
pour négligence.
A. Les poursuites pénales diligentées contre le personnel médical
Par deux arrêts du 4 octobre 2002, le Conseil d’État décida que
l’infirmière F.D. et le médecin D.T. devaient faire l’objet de poursuites
pénales et transmit le dossier au parquet.
A une date non précisée dans le dossier, le requérant se constitua partie
intervenante à la procédure pénale initiée devant le tribunal correctionnel
d’Ankara contre F.D. et D.T.
Le requérant, entendu par le tribunal, déclara notamment ce qui suit :
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EGE c. TURQUIE – EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS
« Mon frère était attaché à son lit par les poignets. D’après le personnel médical, il
s’agissait d’une précaution pour éviter qu’il n’enlève les sondes. D’après ce que j’ai
compris, dans la nuit du 9 mars 2001, la sonde de ventilation s’était déplacée.
L’appareil avait émis un signal d’alarme mais le personnel médical ne l’a entendu que
tardivement. Lorsque les médecins sont intervenus, ils ont constaté que Sedat était
déjà mort. Les conclusions de l’autopsie, selon lesquelles mon frère est mort en raison
d’une insuffisance respiratoire, confirment mes dires. Il y a bien eu un homicide
involontaire du fait de cette négligence et je souhaite que les responsables soient
pénalement punis. »
L’infirmière F.D. se défendit en ces termes :
« M. Ege souffrait de sclérose latérale amyotrophique. J’étais de garde le soir du
9 mars 2001. Je devais m’occuper des salles 1201 et 1210. Alors que j’étais occupée
dans la salle 1201, j’ai entendu l’alarme sonner à la salle 1210. Je me suis aussitôt
rendue au chevet de M. Ege. Puis j’ai appelé le médecin D.T. qui a constaté que la
sonde respiratoire était sortie de son emplacement. Au moment où il essayait de la
remettre en place, le patient a fait un arrêt cardiaque. Malheureusement, nous n’avons
pas pu le sauver malgré notre intervention. »
Le docteur D.T. déposa en ces termes :
« Le 8 mars 2001, un des patients qui était dans la salle de réanimation est décédé.
M. Sedat Ege a été très affecté par cet événement. Il nous a assuré qu’il respirait bien
et il a voulu quitter l’unité de soins intensifs. Comme en réalité il n’arrivait pas à
respirer suffisamment sans l’assistance de la ventilation artificielle, nous avons refusé
sa demande. Nous avons essayé de le calmer, mais il était agité. Il a demandé à voir sa
famille. Nous avons accepté. Nous avons renforcé les attaches de la sonde
respiratoire. Par la suite, par précaution, pour éviter tout risque d’auto-extubation,
nous avons attaché le malade à son lit au niveau des poignets. Le 9 mars 2001, vers
3 h 50 du matin, j’ai entendu l’alarme du respirateur des soins intensifs. J’ai aussitôt
couru vers la salle des soins intensifs et j’ai constaté que le patient Sedat Ege était
pâle. Il avait les yeux fermés et ne répondait pas. La sonde endotrachéale et le fixateur
de sonde endotrachéale étaient toujours en place. Lors de mon intervention, j’ai
remarqué que le ventre du patient gonflait. J’ai tout de suite compris que la sonde
respiratoire avait changé de place et qu’elle s’était déplacée vers l’œsophage. Dès lors,
j’ai fait en sorte que la ventilation assistée soit assurée, mais le patient a fait un arrêt
cardiaque. Nous avons appliqué le protocole de réanimation cardio-pulmonaire avec
un autre médecin urgentiste mais, malgré tous nos efforts, le patient est décédé à
5 h 5. »
Une infirmière témoin des événements fut également entendue et
confirma les dires de F.D. et D.T.
Les juges décidèrent de saisir le Conseil supérieur de la santé pour
expertise. A la suite de deux réunions, le 7 et le 8 septembre 2006, le
Conseil supérieur de la santé rendit son rapport et conclut que le médecin
D.T. et l’infirmière F.D. n’avaient commis aucune faute professionnelle. Il
ajouta néanmoins que les conditions de l’unité des soins intensifs de
neurologie au centre hospitalier universitaire d’Ankara n’étaient pas
adaptées et qu’il y avait eu un certain nombre de dysfonctionnements dans
le service, qui avaient joué un rôle dans le décès du patient Sedat Ege.
Trois médecins du Conseil supérieur de la santé rédigèrent une opinion
dissidente, dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« Le diagnostic posé et le traitement médical proposé étaient conformes aux règles
médicales. En revanche, il ressort du dossier que le patient était particulièrement agité.
Il voulait enlever la sonde respiratoire. Par exemple, le 2 mars 2001, il l’a enlevée
deux fois. Les médecins sont intervenus pour la remettre en place. Le comportement
du patient mettait sa vie en danger, car il avait besoin de la ventilation assistée pour
pouvoir respirer. Avec ce type de patients, il ne suffit pas de les attacher au lit par les
EGE c. TURQUIE – EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS
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poignets. La preuve en est que, dans les circonstances de la cause, cette pratique n’a
pas suffi. D’ailleurs, le choix d’une telle pratique n’est pas éthique. C’est pour cela
que, avec certains patients, il n’y a pas d’autre solution que de procéder à la sédation
sans se préoccuper de l’influence des sédatifs sur l’examen neurologique. A l’examen
du dossier, nous voyons que le responsable de l’unité des soins intensifs a choisi de ne
pas administrer des sédatifs à ce patient en raison de contre-indications neurologiques.
Dès lors, il est compréhensible que le médecin urgentiste de garde n’ait pas, lui non
plus, mis le patient sous sédatifs. Cela étant, l’intéressé aurait dû être suivi de manière
beaucoup plus attentive. Ainsi, l’incident litigieux aurait pu être évité. En conclusion,
selon nous, le patient, vu son état agressif et agité, aurait dû tout de même bénéficier
d’une sédation. Nous estimons que les médecins mis en cause sont fautifs à hauteur de
2/8e. »
Le requérant contesta les conclusions du Conseil supérieur de la santé.
Le tribunal demanda alors une contre-expertise à la chambre spécialisée de
l’institut médico-légal.
La chambre spécialisée de l’institut médico-légal rendit son rapport
définitif le 5 juillet 2007. Elle examina le rapport d’autopsie et considéra
que le décès était dû à une insuffisance respiratoire en raison du syndrome
de Guillain-Barré dont le patient souffrait. Elle estima que le diagnostic
établi et les soins prodigués au patient étaient conformes aux règles
médicales. Elle observa que l’auto-extubation par le patient Sedat Ege avait
eu lieu à plusieurs reprises, à des dates différentes, à savoir le 2 mars 2001,
le 4 mars 2001, le 6 mars 2001, date à laquelle le patient avait été attaché à
son lit par les poignets, et enfin le 9 mars 2001. Elle nota que la sédation
n’était pas indiquée pour tous les patients intubés. Elle ajouta que, chez
certains patients sous sédatifs, il arrivait aussi qu’il y ait des extubations
accidentelles, voire des auto-extubations. Elle conclut que le médecin et
l’infirmière mis en cause n’avaient commis aucune faute lors de
l’application de la procédure de réanimation, mais qu’il y avait eu un
manquement administratif le jour de l’incident, une seule infirmière de
garde ne pouvant suffire pour huit patients en soins intensifs.
Par un jugement du 12 novembre 2007, le tribunal correctionnel
d’Ankara relaxa les prévenus.
Le 4 décembre 2007, le requérant se pourvut en cassation contre ce
jugement.
Par un arrêt du 14 novembre 2008, notifié au requérant le 4 mars 2009, la
Cour de cassation confirma en toutes ses dispositions le jugement attaqué.
B. La procédure administrative en indemnisation
Le requérant saisit le tribunal administratif d’une demande en dommages
et intérêts.
Le 5 novembre 2004, le tribunal administratif d’Ankara le débouta.
Le 24 septembre 2007, le Conseil d’État cassa le jugement de première
instance au motif que le requérant devait être indemnisé.
Le passage pertinent en l’espèce de l’arrêt du Conseil d’État se lit comme
suit :
« Pour établir la responsabilité de l’administration, la faute lourde n’est recherchée
que dans les interventions et opérations risquées. Ce n’est pas l’objet de la requête en
l’espèce. A l’analyse du dossier, il convient d’observer que le frère du requérant avait
essayé à plusieurs reprises d’enlever la sonde respiratoire de la ventilation artificielle.
Le personnel médical le savait, pourtant il n’a pas pris les mesures supplémentaires
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nécessaires pour éviter qu’il n’enlève cette sonde qui le maintenait en vie. Autrement
dit, l’administration défenderesse n’a pas été suffisamment attentive et diligente (...)
Cela est une faute professionnelle. Le requérant doit être indemnisé. »
Le 24 octobre 2008, le Conseil d’État rejeta le recours en rectification de
l’arrêt.
Le 2 juillet 2009, le tribunal administratif d’Ankara se conforma à l’arrêt
du Conseil d’État et condamna l’administration à payer au requérant
5 000 livres turques (soit 2 325 euros (EUR) à l’époque des faits), somme
assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 7 mai 2001, pour
dommage moral.
GRIEFS
Le requérant se plaint d’une violation de l’article 2 de la Convention en
raison des circonstances du décès de son frère au centre hospitalier
universitaire d’Ankara.
Invoquant également l’article 3 de la Convention, il se plaint que son
frère ait été attaché à son lit par les poignets à l’unité de soins intensifs.
Invoquant en outre l’article 6 § 1 de la Convention, il soutient que la
procédure pénale engagée contre le personnel médical n’a pas été équitable.
Invoquant enfin l’article 6 § 1 de la Convention, il se plaint de la durée
de cette procédure, qu’il estime déraisonnable.
QUESTIONS AUX PARTIES
1. Le droit à la vie du frère du requérant, consacré par l’article 2 de la
Convention, a-t-il été protégé en l’espèce ? Les autorités médicales ont-elles
fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir
le risque de décès de l’intéressé ?
2. Le fait d’avoir attaché le frère du requérant par les poignets à son lit
d’hôpital constitue-t-il un traitement contraire à l’article 3 de la
Convention ?
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