Rachis, 1995, vol. 7, nO 3 pp 123-128 BIOMÉCANIQUE RACHIS ET COMMANDES MUSCULAIRES SPINE AND MUSCULAR COMMANDS M. DIETRICH, K. KEDZIOR, T. ZAGRAJEK Université Technologique de Varsovie, Institut de l'Aéronautique et de Mécanique Ecole Polytechnique de Varsovie. La majeure partie des modèles biomécaniques du corps humain sont fragmentaires. Ces modèles supposent généralement que le corps humain est composé d'éléments rigides (segments corporels ou os) et que les muscles, en tout ou partie, sont des ressorts unidimensionnels (2,4,5). Ils ne permettent donc pas de déterminer la répartition des tensions à travers les tissus mous de l'organisme humain, alors même qu'il s'agit d'un élément essentiel de l'évaluation des risques pathologiques associés aux comportements. Le modèle présenté ici (figure 1) envisage le torse humain comme un ensemble tridimensionnel composé d'éléments rigides (os, vertèbres) et d'éléments déformables (muscles, ligaments, disques intervertébraux). Les muscles sont en outre considérés comme des générateurs actifs de la force de contraction. Ce modèle est une version sensiblement Appliquée, Varsovie, Pologne. linéaire implique la linéarisation des équations non linéaires pour la configuration rachidienne étudiée. Notre objectif ici est de présenter ce modèle dans une application concrète, celle de résoudre le problème de la coopération des muscles dans le fonctionnement du système rachidien chez l'homme. COOPÉRATION DES MUSCLES RACHIDIENS L'un des problèmes majeurs de la biomécanique consiste à déterminer la façon dont le système nerveux central "commande" les muscles pour que le système ostéomusculaire réalise une tâche donnée. Ce problème ne peut être résolu que par modélisation mathématique, dans la mesure où l'on ne dispose pas à l'heure actuelle de méthodes fiables permettant une mesure directe des forces musculaires en améliorée de celui présenté en (3). Il est basé sur 2640 éléments finis et le modèle mathématique correspond à 13107 équations non linéaires. Les données utilisées pour construire le modèle consistent en des paramètres corporels géométriques et des forces externes (comme la charge de travail statique ou dynamique (1») résultant de la tâche que doit accomplir le sujet modélisé dans le cadre de diverses configurations impliquant tel ou tel positionnement des segments corporels. Le déplacement des éléments rigides et les profils de déformation et de contrainte au niveau des éléments flexibles (tissus mous) sont ensuite déterminés au moyen d'une analyse linéaire ou non linéaire. L'analyse oeuvre dans le corps humain. Le système ostéomusculaire est statistiquement indéterminé (c'est-à-dire que le nombre d'équations est insuffisant par rapport au nombre d'efforts musculaires inconnus); c'est pourquoi l'on utilise souvent la méthode de l'optimisation pour résoudre les problèmes de coopération musculaire. On suppose alors que le système nerveux contrôle les muscles d'une "manière optimale logique". 123 M. DIETRICH, K. KEDZIOR, (Ja = tension musculaire admissible (estimée à l mPa dans ce cas) Vi = volume de la région musculaire Ei = module de Young des fibres musculaires. Les deux critères peuvent être considérés comme "logiques". Le critère (1) suppose que le système musculaire réalise la tâche concernée au prix du travail minimal. Le critère (2) prédit la mise en oeuvre, en cas de charges externes faibles, d'à peu près les mêmes forces musculaires que celles prévues par le critère (1) alors que pour les charges externes importantes proches des limites physiologiques des performances humaines, il prévoit que tous les muscles développent simultanément leur force maximale, ce qui semble être le mode de coopération naturel des muscles dans l'organisme. Les résultats types présentés à partir de la figure 2 supposent que le corps est en debout (ou en station érigée). Le poids de la partie supérieure du corps (le plan de séparation a été situé entre L4 et L5) a été estimé à 300 N. Le poids corporel est représenté par un système de forces concentrées appliquées à des noeuds d'éléments finis (20 000 points nodaux environ). La charge externe symétrique de 2 x 200 N dans les deux mains ou bien la charge externe asymétrique de l x 200 N dans la main gauche ont été appliquées sous forme de forces concentrées aux nœuds d'éléments finis situés autour de l'omoplate, de manière symétrique ou asymétrique par rapport au plan sagittal. On a supposé que la tension au niveau du système musculaire contrebalance à la fois le poids corporel et la charge externe et maintient le corps en orthostatisme, la position du bassin restant constante. Figure 1 : Modélisation en éléments finis du système rachidien de l'homme en orthostatisme : a) vue d'ensemble, b) section lombaire de la colonne vertébrale; 1 - colonne vertébrale, 2 - musculus erector spinae, 3 - muscle psoas, 4 - muscles abdominaux, 5 - cage thoracique, 6 diaphragme, 7 - vertèbre Ll, 8 - ligament surépineux, 9 - ligament jaune, 10 - muscle rotateur, Il - disque L2-L3 (seuls quelques éléments sont indiqués). Pour chaque cas étudié, deux critères d'optimisation ont été utilisés afin de résoudre le problème de la coopération musculaire, Il s'agit du critère énergétique (3) qui est représenté par l'équation suivante: et du critère de saturation progressive ("soft saturation") représenté par l'équation suivante: où: (6) = nombre d'actions musculaires (régions musculaires stimulées de manière autonome) k (Ji T. ZAGRAJEK = tension des fibres musculaires (si 2 0) 124 RACfUS ;1 a -l<i;l , [ ] .... 1.876 -4.727 -7.629 -7.398 -6.177 -1.826 -8.375 2.132 -1.949 -8.589 3.492 2.526 3,'377 x ET COMMANDES MUSCULAIRES •• \ !f;l --~Et ...ir.. :s;i "' -3.276 [11111 -9.879 ] Figure 2: Déplacement horizontal des côtes et des vertèbres dans le plan sagittal sous l'effet d'une charge externe de 2 x 200 N dans les deux mains, a) pour le critère énergétique, b) pour le critère de saturation "molle". Sous l'effet d'une charge externe et d'une tension musculaire, le rachis subit une déformation avec déplacement des vertèbres. Il faut maintenir le rachis en orthostatisme, en considérant qu'il n'y a pas déplacement horizontal de T3 dans le plan sagittal. L'exemple illustré par la figure 2 montre les déplacements horizontaux (perpendiculaires au plan frontal) d'éléments osseux (côtes et vertèbres) en cas de charge externe symétrique. Les résultats sont présentés en fonction des deux critères d'évaluation mentionnés ci -dessus. Les différentes 300.0 , 200,0 100.0 couleurs correspondent aux degrés de déplacement présentés dans les tableaux, ceux-ci résultant de l'analyse linéaire. On voit clairement que la charge externe provoque une majoration des incurvations de la colonne vertébrale mais que le système rachidien maintient le corps en position stable et orthostatique. La figure 3 compare les résultats de l'analyse en fonction des deux critères d'évaluation et pour les deux types de charge, symétrique et asymétrique. Elle montre qu'en ce qui concerne les déplacements de la colonne vertébrale, les deux critères d'évaluation (énergétique et de saturation "progressive") génèrent les mêmes résultats, les différences restant dans la marge d'erreur. Cela signifie que dans les deux cas, il y a une même forme de stabilité statique. -4.00 0.00 Vmm Figure 3: Résultats théoriques : V - déplacements horizontaux des apophyses épineuses dans le plan sagittal sous l'effet d'une charge symétrique (2 x 200 N dans les deux mains) ou asymétrique (1 x 200 N dans la main gauche), Z - hauteur du tronc mesurée à partir de LS-S l, • - critère énergétique, • critère de saturation "progressive". 125 M. DIETRICH, K. KEDZIOR, T. ZAGRAJEK sion sont toutes deux inférieures dans le cas du critère de saturation "progressive" par rapport au critère énergétique. RÉPARTITION DE LA TENSION AU NIVEAU DES TISSUS MOUS On peut cependant parvenir au même état de stabilité par différentes répartitions des contraintes au niveau des tissus musculaires, Lafigure 4 présente les répartitions de tension dans les fibres des muscles spinaux (musculus erector spinae) provoquées par une charge externe symétrique en fonction des deux critères d'évaluation, énergétique et de saturation "progressive". L'exemple proposé montre que la répartition de tension n'est pas la même dans les deux cas. Pour le critère de saturation "progressive", l'importance des contraintes maximales est moindre, la répartition des contraintes est plus uniforme et on ne note pas de zones de concentration des contraintes. Des résultats analogues ont été obtenus en cas de charge asymétrique. Lafigure 5 présente la distribution de pression le long de la colonne vertébrale au niveau des nuclei pulposi et lafigure 6, la distribution des contraintes de compression au niveau des anneaux fibreux des disques intervertébraux dans le cas d'une charge externe symétrique et les compare en fonction des deux critères d'évaluation. La valeur maximale des CONCLUSION Les résultats présentés dans les figures 5 et 6 ont été obtenus pour une charge externe très importante. Il en ressort que dans le cas d'une telle charge, la coopération des muscles selon le critère de saturation "progressive" donne des résultats plus avantageux pour l'organisme, en sollicitant moins les tissus. Les résultats suggérent également que le critère de saturation "progressive" implique une participation plus grande des muscles situés à distance de la colonne vertébrale; les bras de levier des forces exercées par ces muscles étant plus longs, ces forces (qui induisent une compression des disques intervertébraux) sont moins importantes au niveau du rachis. Les résultats présentés nous permettent d'affirmer que le système nerveux central contrôle le système musculaire de la colonne vertébrale en prenant en compte la répartition de la pression au niveau des tissus mous. pressions et la valeur maximale des contraintes de compres- Remerciements Cette étude a bénéficié du soutien du Comité d'Etat pour la Recherche Scientifique, Varsovie, Pologne (subvention n° Figure 4: Répartition de la tension des fibres musculaires des muscles spinaux (musculus erector spinae) sous l'effet d'une charge externe de 2 x 200 N dans les deux mains - vue de dos : 3 P40l 02606). a) pour le critère énergétique, b) pour le critère de saturation "progressive". U1Pal [I1Pa] .BBBE+8B m8.888E+88 "",,13 .·l • .SB0E-81 8.U18 .58BE-01 6.186 6.158 6.158 8.288 13.288 8.258 13.258 8.388 8.3138 8.358 8.358 8.888 8.823 a b 126 M. DIETRICH, K. KEDZIOR, T. ZAGRAJEK 1.288 1.288 1.168 B.961 B.S88 8.751 B.747 8.983 UIPa,l b Figure 5: BIBLIOGRAPHIE Répartition de la pression le long de la colonne vertébrale au niveau des nuclei pulposi des disques intervertébraux sous l'effet d'une charge externe de 2 x 200 N dans les deux mains: a) pour le critère énergétique, b) pour le critère de saturation "progressive". _ l - BOROWSKI S" DIETRICH M., KEDZIOR K., RZYMKOWSKI C., ZAGRAJEK T. Modelling of dynamic loads acting upon the human-operator musculoskeletal system, in : Travaux du Huitième Congrès Mondial sur la Théorie des Machines et des Mécanismes. Vol. 3, Société des Mathématiciens et Physiciens Tchécoslovaques, Prague 1991,781. 2 - CHAFFIN D.B., ANDERS SON G,B,J, Occupational biomechanics, John Willey and Sons. New York 1991 (2e édition). 3 - Dietrich M., Kedzior K, Zagrajek T. Modelling ofmuscle action and stability of the human spine, ln: J.M. Winters and S.L-Y. Woo (eds), Multiple Muscle Systems: Biomechanics and Muscle Organization. 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