par JEAN-MARC FLEURY \ A première vue, M. Yaya nous avouerait qu’il a abandonné son champ à la jungle, on se serait pas surpris. On distingue bien quelques plants de maïs. mais ce aui est le plus évident - et de loin - ce sont les arbustes et les herbes.. ’ Puis le coupe-coupe s’abat. Bizarrement, la grande lame épargne les arbustes. De plus près, en effet, les arbustes forment des lignes continues. Et ils sont tous de la même essence. Finalement, dans une partie du champ déjà dégagée, on voit bien que les ligneux ont été Installés en rangées et qu’ils forment comme des allées dans lesquelles M. Yaya cultive son mtil’s. ChristineOkali etJim Sumberg nous avaient avertis que la nouvelle méthode de « culture en allées » ou «culture en couloirs », ne serait peut-être pas tellement évidente dans les champs des paysans. Mais de retour à la grande station de recherche de l’Institut international d’agriculture tropicale(lir~), à Ibadan (Nigéria), où les deux scien‘tifiques animent le Programme de recherche sur les petits ruminants du Centre international pour l’élevage en Afrique (CIPEA), l’élégante géométrie dë la culture en allées se révèle dans toute sa simplicité: des rangées d’arbustes espacées de 3 ou 4 mètres, formant des allées ou couloirs, dans lesquelles poussent diverses plantes vivrières : ma’is, igname, melon, riz, niébé. etc. i’originalité de la culture en allées consiste sans doute à traiter les arbres comme une culture quelconque. Car, si cette technique les fait entrer de 18 plein droit dans les champs, les fiers seigneurs de la forêt y perdent leur panache. On les fauche parfois jusqu’à cinq fois par année, leurs feuilles et leurs branchages étant déposés sur le sol où ils servent de paillis et d’engrais. Certaines essences ligneuses utilisées atteindraient rapidement une dizaine de mètres de hauteur sans cet élagage continuel. Mais si leur partle aérienne est continuellement brimée, les racfnes continuent de se développer et vont chercher jusqu’à cinq ou six mètres de profondeur les minéraux qui maintiennent la fertilité des couches supérieures. Dans beaucoup de sols tropicaux, où les éléments essentiels à la croissance des plantes se perdent et- profondeur, les ligneux en assurent un recyclage permanent. Ce n’est pas un harard si Biaun Tjwan Kang, « B.T. » pour les Intimes, l’inventeurdelacultureencouloirs,est un pédologue, un spécialiste des sols. II a maintes fois mesuré ce que les méthodes modernes de cultures intenslves enlèvent aux sols africains. A peu près partout, non seulement les sols perdent leur fertilité, mais le vent et la pluie emportent les couches superficielles les plus fertiles. Même l’apport d’engrais ne résout pas le probletne. «Les engrais azotés acidifent le sol, dit B.T. Kang. II faut les utiliser le moins possible. » Pourtant la solution existe depuis l’invention de l’agriculture. II suffit de brûler une parcelle de forêt et de semer dans les cendres. Après quelques années, le sol étant épuisé. on répète l’opération un peu plus loin. Entretemps, la brousse envahit les anciens champs et les arbustes deviennent des arbres, qui seront à nouveau transformés en engrais pour le plus grand proflt des plantes cultivées. Mais cette agriculture itinérante sur brûlis requiert de vastes espaces vacants, qui n’existent plus. Aujourd’hui, les spécialistes reconnaissent que l’agriculture tropicale, telle que pratiquée sur de grands espaces défrichés de leurs arbres, n’est pas non plus la solution. Depuis une quinzaine d’années, 11scherchent comment réintégrer l’arbre dans les champs des Tropiques. La culture en allées inventée à I’IITA par B.T. Kang, va peut-être réconcilier l’environnement tropical avec les méthodes culturales intensives. Les couloirs sont formés d’arbres à croissance rapide continuellement élagués afin de les empêcher d’ombrager les cultures et dont les feuilles et branchages enrichissent le sol. Au début, par respect envers les grands ligneux. on se contentait de les étêter. Maintenant, on les fauche à quelques centimètres du sol. Les techniciens de BT. Kang ont coupé cinq fois par année, et cela depuis sept ans, les Leucaena leucocephala qui rejettent toujours. Un autre arbre qui s’est bien adapté à la culture en couloirs est la Giiricidia sepium. que I’IITA. et le CIPEA sont allés chercher en Amérique centrale, grâce à des fonds du CR~I. Les-rangées de Leucaena et de Gliricidia constituent, à portée de la main de l’agriculteur, une source renouvelable et inépuisable de branchages.UtiliséscommepaiIlis,feuiIles et branches bloquent la croissance des mauvaises herbes et remplacent les herbicides. En se décomposant, elles apportent azote, phosphore et potassium et remplacent les engrais. Elles favorisent ainsi la multipltcation des vers de terre qui oxygènent et ameublent le sol. Sur les terrains en pente, les rangées d’arbustes ralentissent les eaux de ruissellement et stoppent l’érosion. Enfin, le paysan peut décider de laisser grandir les arbres. II obtiendraalors des tiges plus grosses et plus longues utilisables comme bois de chauffage ou bois de construction. Mais, quel qua soit l’intervalle entre les élagages, l’agriculteur« des allées » ne doit pas hésiter à couper et recouper. Lacultureen couloirs adonné naissance à une véritable machine biologique qui exige une gestion plus serrée. Dezi Ngambeki, un économiste de I’IITA qui a travaillé avec ST. Kang, a constaté que l’agriculteur des couloirs devait travailler un peu plus fort. C’est le prix à payer pour un système biologique qui fournit engrais, désherbants, bols de feu et de construction. Par ailleurs, le paysan peut touiours décider de laisser croitre les arbres pendant plusieurs années. Les fûts obtenus seront d’autant plus gros. Le couvert <<forestier>> finira aussi par nettoyer le champ de ses mauvaises herbes en bloquant l’arrivée au sol du ray0nnementsolaire.A tout moment, le paysan peut couper les arbres et reprendre la culture de plantes vivrières dans les couloirs. Et si jamais il devenait complètement réfractaire à la culture en allées, certains herbicides le débarrasseraient facilement des Leucaena et Giiricidia. Sans rancune, ces derniers auront quand même enrichi lesol enyfixant I’azoteatmosphérique car ce sont des légumineux. A Ibadan, le mérite de Christine Okali et de Jim Sumberg consiste, entre autres, à avoir branché une autre machine biologique sur la culture en allées afin de venir en aide au petit agriculteur qui est aussi, la plupart du temps, un petit éleveur. Cette autre machine, c’est le petit ruminant. Insatiables, les moutons et, en particulier, les chèvres, semblent toujours en quête de nourriture. On les trouve partout dans les villages et même les villes d’Afrique. Les femmes et les enfants s’en occupent et tout le monde les mangent. Pourquoi ne pas leur donner en pâture les feuilles et branchages des Leucaena et des G/ir;- Ikali, Sumberg et leur équipe ont essayé. Chèvres et moutons se précipitent sur les branches de Gliricidia. Quand il n’en reste plus, ils dévorent ensuite le Leucaena. Les moutons et les chèvres dont le régime est complété par un mélange de Gliricid;a et de Leucaena ont meilleur appétit. Les brebis et les chèvres mettant bas des petits qui survivent mieux et grandissent plus vite. Pendant la longue saison sèche, les ligneux apportent le seul fourrage vert aux animaux et jouent un rôle capital dans la survie du troupeau. Les deuxscientifiquesducresAontcré$de véritables «vergers d’affouragetient intensif». Sur des surfaces de 200 mètres carrés, les deux espèces Iigneuses sont cultivées en même temps que les graminées Panicum maximum cidia.. et Pennisetum purpureum. Chaque verger, à raison de trois rangées de ligneux fourragers pour six rangées de graminées, peut compléter le régime alimentaire de quatre à cinq moutons ou chèvres, habitués à se contenter de maigres reliefs culinaires. Les animaux ne mettent pas les pattes dans le verger puisque les fourrages aérien et herbacé sont récoltés et apportés dans leur enclos. Présentement, les spécialistes de I’IITA et du CIPEAévaluent l’acceptation et le rendement de la culture en allées chez les agriculteurs. Ceux interrogés par Dezi Ngambeki disent qu’ils travaillent plus fort, mais ils sont heureux d’avoir diminué leurs coûts d’engrais et d’herbicides. Dans la savane, où les arbres se font rares, on apprécie surtout la production de bois de feu et de construction. Dans les zones plus humides, on s’est trouvé un nouvel allié dans la lutte contre les plantes indésirables qui aide aussi à maintenir la fertilité du sol. La culture en allées peut s’adapter à une grandediversité de prioritésÉtant une synthèse de l’agriculture, de la foresterie et de l’élevage, elle permet au paysan de favoriser le type de production dont il a le plus besoin S’il veut du bois, il laisse pousser les ligneux, certaines parcelles ayant produit jusqu’à 13 000 tiges à l’hectare. S’il est plutôt intéressé par le fourrage aérien, des élagages répétés lui en fourniront de 15 à 20 tonnes par année, l’équivalent de 5 à 6 tonnes de matière sèche. S’il désire maintenant cultiver du maïs dans les couloirs, il obtiendra d’excellents rendements sansautreapportquelesfeuillesetles branches des ligneux. N’importe quand, au prix de quelques compromis, il peut toujours obtenir bois, plantes vwrières et fourrage à la fois Et il a la satisfaction de savoir que ce n’est pas au prix d’une dégradation rapide de ses parcelles. Depuis le temps que les spécialistes de l’agronomie tropicale insistaient sur la nécessité d’intégrer l’arbre à I’agriculture, les travaux de Kang, Okali, Sumberg et compagnie semblent enfin faire de ce projet une réalité. Auparavant, agroforesterie n’était qu’un mot, maintenant,c’estuneréalité,grâceàla culture en allées. Peu surprenant alors qu’un pays comme le Kenya décide de tout repenser son développement agricole autour du concept de I’agroforesterie. Peut-être que les screntifiques ont enfin réussi à réinventer une agriculture respectueuse de l’environnement tropical, une agriculture qui ne ruine pas les paysans, n’acidifie pas et n’épuise pas le sol avant que ce qui en restenesoitemporté parlevent ou la pluie. 0 Jean-Marc Fleuryest agent de liaison de /a Division des communications au bureau régional du CRU, à Dakar [Sénégal). 19