Préface - Université de Franche

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Préface
Q
uels problèmes posent aux philosophes les développements contemporains de la biologie
évolutionnaire ? Telle est la question soulevée par les quatrièmes conférences Pierre Duhem
de la Société de philosophie des sciences (SPS), organisées le 2 avril 2010, qui permirent d’entendre les professeurs Jean Gayon et Isabelle Olivieri, dont les exposés furent discutés par JeanSébastien Bolduc, Marc Kirsch, Olivier Morin et Christian Sachse.
A cette question, Jean Gayon répond en élargissant tout d’abord son champ d’étude, pour
considérer le statut épistémologique des théories biologiques, puis celui de la biologie évolutionnaire en particulier. La question se pose en effet de savoir quel est le contenu du concept de
théorie, lorsqu’il est appliqué au champ de la biologie. Inévitablement, cette question appelle
une confrontation avec le concept de théorie physique. Inévitablement aussi, elle invite à interroger la pluralité qu’on peut estimer irréductible des théories biologiques ou la possible unité de
la théorie biologique. Les sciences de la vie forment-elles un système, pensable sous le concept
de théorie biologique, ou constituent-elles des familles de modèles, voisines mais distinctes ? Il
s’agit là d’une question essentielle, puisqu’elle engage la détermination du statut épistémologique de ce domaine scientifique particulier qu’est la biologie.
Jean Gayon entreprend l’analyse de cette question à partir de la notion de « théorie de portée
intermédiaire », notion héritée du sociologue Robert King Merton et reprise par le philosophe
de la biologie Kenneth Schaffner, désignant des théories d’un niveau d’abstraction moindre et
d’un champ d’application moins étendu que ceux d’une théorie générale ou unificatrice. Pour
Schaffner, ces théories sont intermédiaires entre des théories biochimiques de portée universelle et
des théories évolutionnistes. Dans la mesure où ce qui est en question ici est la nature et la portée
des énoncés à prétention générale, il convient de se demander si les énoncés des théories de portée
intermédiaire peuvent recevoir le statut de lois scientifiques. Pour le dire brutalement, il s’agit
donc de savoir s’il y a en biologie des lois qui ne soient pas des lois physico-chimiques, donc des
lois spécifiquement biologiques. Jean Gayon discute les arguments proposés à ce sujet au cours de
la seconde moitié du xxe siècle, par John J.C. Smart, Michael Ruse et John Beatty, lequel conclut
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que les généralisations biologiques sont historiquement construites ; elles doivent être comprises
comme des effets d’une « histoire évolutive contingente ». C’est alors le statut de la biologie
évolutionnaire, en tant que modèle théorique, qui se trouve du coup interrogé. C’est finalement à
une analyse du concept de loi, tel qu’il peut être investi dans le champ de la biologie, et conjointement une réflexion sur la valeur unificatrice de la théorie de l’évolution que se livre Jean Gayon, et
ce sont ces objets que les commentaires de Jean-Sébastien Bolduc et Christian Sachse placent au
centre de leur discussion.
L’orientation de la réflexion d’Isabelle Olivieri est toute autre. La biologie évolutionnaire a
longtemps été considérée comme relevant exclusivement de la recherche fondamentale : il s’agit
en effet soit de comprendre le processus de la sélection naturelle, permettant de prédire l’évolution
future d’une espèce, soit de reconstruire son évolution passée. Or les études d’évolution expérimentale ont pu mettre en évidence l’existence d’une évolution rapide, et même très rapide des espèces,
ce qui implique la possibilité pour l’homme d’intervenir, volontairement ou involontairement,
sur cette évolution pour la modifier. Du coup, la biologie évolutionnaire ne revêt pas un caractère
seulement théorique ou explicatif, mais peut répondre à des visées pratiques. L’étude d’Isabelle
Olivieri envisage non pas la théorie évolutionnaire elle-même, mais les applications qu’elle rend
possibles, et les conséquences éthiques qu’elles peuvent comporter. Son analyse distingue deux
types d’application. D’une part, celles qui concernent la gestion évolutionniste d’espèces et de
populations végétales ou animales non-humaines : sont ainsi interrogées dans leurs dimensions
éthiques la gestion évolutionniste des populations de ravageurs et celle des espèces menacées
comme des espèces utiles à l’homme, la gestion évolutionniste des résistances aux insecticides,
l’utilisation des OGM. D’autre part, Isabelle Olivieri fait porter son attention sur les applications
de la biologie évolutionnaire au champ des sciences sociales et sur la médecine évolutionniste. Elle
considère successivement plusieurs applications de la biologie évolutionnaire à l’explication des
comportements sociaux, sujettes à des débats nourris, tels que la ressemblance parents-enfants,
la généralité du fait religieux, la xénophobie, etc. Il ne s’agit pas pour Isabelle Olivieri de prendre
position sur la légitimité des argumentations déployées, mais de montrer comment certaines
recherches dans le champ des sciences sociales, en psychologie notamment, prennent appui sur
la biologie évolutionnaire pour développer des arguments dont des préoccupations idéologiques,
économiques ou politiques peuvent ne pas être absentes. Le dialogue engagé avec Marc Kirsch et
Olivier Morin insiste justement sur les difficultés soulevées par ces emprunts, aussi bien sur le plan
épistémologique que du point de vue éthique, notamment à propos de la notion de race lorsqu’elle
est appliquée à l’homme.
Thierry Martin
Professeur à l’Université de Franche-Comté
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