VIE PROFESSIONNELLE Formation médicale Jean-Loup Rouy Ancien maître de conférence libre de médecine générale, UFR de Bobigny 559 rue Pipe Souris, 77350 Le Mée-sur-Seine [email protected] Tirés à part : J.L. Rouy Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Résumé Le rôle des Facultés de Médecine est de former des professionnels capables de faire face à toutes sortes de situations médicales. Certaines pathologies semblent bien cadrées, depuis leurs étiologies jusqu’aux thérapeutiques proposables. D’autres sont plus complexes, et les démarches possibles, diagnostiques et thérapeutiques, ne recueillent pas toujours l’unanimité. Ce n’est pas surprenant, puisque des notions comme « pathologie fonctionnelle », « somatisation », « pathologie psychosomatique » font l’objet de définitions parfois variées, souvent floues. Il paraît pourtant indispensable d’aborder ces problèmes pathologiques au cours des études médicales. La question est cependant posée de savoir si les méthodes et moyens pédagogiques habituels sont bien adaptés pour enseigner ces pathologies. Mots clés : enseignement médical. Abstract. May we teach medical data that we misunderstand? The role of medical schools is to train professionals who will be able to face all kinds of medical situations. Some items of pathology seem sufficiently included in the curriculum, from their etiologies to the offer of therapeutic. Others are more complex, and some possible approaches, diagnosis and treatment, do not always meet unanimous agreement. This is not surprising, since concepts like “functional pathology”,“somatization”,“psychosomatic disease” are subjects to definitions which are sometimes varied, often blurred. Yet it seems essential to deal with these pathological problems during medical studies. However the question is whether the usual methods and teaching materials are really adapted for teaching these pathologies. Key words: medical education; health information exchange. DOI: 10.1684/med.2016.11 Peut-on enseigner des données médicales que nous comprenons mal ?* Pourquoi cette question ? Les Facultés de Médecine ne sont pas tout à fait comme les autres. Les étudiants sortent de certaines Facultés (Lettres, Sciences, etc.) avec une culture en histoire, ou en physique, ou en psychologie, ou etc. Mais ils sortent de la Faculté de Médecine avec un métier, ce qui est très différent. Du jour au lendemain, de jeunes professionnels vont se trouver responsables, parfois seuls, de la santé et de la maladie de leurs contemporains. Les enjeux de la formation médicale sont si importants que la tendance naturelle des enseignants est de former des médecins capables d’affronter toutes les situations, ce qui est la logique même. D’une certaine façon, la Faculté veut former des médecins qui auraient « réponse à tout ». Or, c’est plusieurs fois par jour que notre réponse risque d’être incomplète, aussi bien sur le plan biologique que sur le plan psychologique. Simplement parce que nous ne comprenons pas toujours « tout ». Bernard Charlin [1] précise que, dans la majorité des cas, nous avons à faire à des « ... problèmes complexes, ou encore mal structurés. . . ». Il rappelle que dans ces cas « ...les données constitutives ne sont pas toutes disponibles d’emblée. . . », et que « ... de tels problèmes ne peuvent pas être résolus avec un haut degré de certitude et, d’ailleurs, les professionnels experts du domaine concerné sont souvent en désaccord quant à la meilleure solution à mettre en œuvre, y compris a posteriori quand le problème peut être considéré comme ayant été résolu ». Ces situations sont courantes en médecine générale, en particulier dans certaines pathologies au long cours. À lui tout seul, le vocabulaire médical quotidien laisse planer des incertitudes : les médecins (et les patients) comprennent-ils tous exactement la même chose quand on utilise des expressions comme : « pathologie fonctionnelle », des mots comme : « somatisation », « psychosomatique » ? Il est évidemment nécessaire de former des professionnels capables de fonctionner efficacement devant tous les problèmes médicaux qui leur sont présentés. « Efficacement » voulant dire qu’ils sont capables de faire le tri entre ce qui nécessite d’agir rapidement et ce qui permet de prendre un peu de temps. Il est permis de se demander, là aussi pour une raison d’efficacité, s’il ne faudrait pas permettre aux futurs médecins d’accepter l’idée de ne pas avoir réponse à tout, tout le temps et tout de suite. Il est vrai que devant le traitement par les médias de certaines prouesses techniques médicales, il devient difficile d’accepter l’idée que l’on ne comprend pas « tout ». Pour y voir plus clair, il faudrait essayer de se mettre d’accord, si c’est possible, sur le contenu des notions courantes comme « pathologie fonctionnelle », « somatisation », etc. ÉDECINE *Cet article est précédemment paru dans le Bulletin de la Société Médicale Balint : Le Bulletin, n°79, été 2014. Nous remercions sa rédaction de nous autoriser à le publier. MÉDECINE Janvier 2016 31 VIE PROFESSIONNELLE Formation médicale Peut-on enseigner des données médicales que nous comprenons mal ? Essais de définitions Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Dans la pratique quotidienne, il arrive que des situations cliniques aient une allure simple : revenir d’Afrique avec un parasite intestinal ou être victime d’un accident fait peu intervenir la génétique ou la psychologie personnelle. L’origine du problème de santé est relativement claire dans les deux cas : il s’agit d’agressions de l’environnement, donc de causes extérieures aux individus. Au contraire, et c’est souvent le cas, nous sommes confrontés à des tableaux complexes. Devant certaines douleurs au long cours sans support évident, certaines colopathies tenaces sans cause précise, etc., etc., nous pouvons nous sentir « scientifiquement désarmés ». Notre formation médicale nous a incités à faire des examens pour vérifier qu’il n’y a pas de cause précise accessible à un traitement connu, et il s’agit bien là, en effet, d’une démarche logique. Ensuite, si nous ne trouvons « rien », c’est la plongée dans l’inconnu. . . Le fait d’appeler certaines de ces pathologies, par exemple « fonctionnelles », ne nous apporte qu’une aide modérée, aussi bien pour la compréhension de ce qui se passe, que pour la conduite thérapeutique à proposer [2]. Et les choses sont parfois encore plus complexes. Devant différents tableaux cliniques, par exemple certaines allergies, certaines polyarthrites, certaines hyperthyroïdies, certains ulcères digestifs, etc., il nous arrive de penser que ces maladies « authentiques », c’est-à-dire vérifiables par le laboratoire et/ou par l’anatomopathologiste, peuvent être en relation avec des troubles du psychisme. Même si d’autres facteurs, génétiques, environnementaux, biologiques variés. . ., peuvent être, chez le même sujet, également en cause, le facteur psychologique nous paraît parfois important, voire déterminant. Le fait de nommer ces pathologies psychosomatiques, même s’il peut ressembler à un progrès, ne nous apporte, là aussi, qu’une aide modeste, dans la mesure où le saut du psychique dans l’organique conserve une grande partie de son mystère. Chaque fois qu’une participation psychologique, partielle ou déterminante, est soupçonnée dans l’origine d’une pathologie, un vocabulaire particulier apparaît donc. Les expressions : pathologie fonctionnelle, pathologie psychosomatique, somatisation, hypochondrie, plus rarement hystérie, sont largement utilisées. Il est frappant de constater que certains auteurs font appel à ces différentes étiquettes comme si la signification de chaque mot ou expression était clairement déterminée. Il arrive même que l’une ou l’autre des expressions ci-dessus semble utilisée un peu au hasard, comme s’il s’agissait de synonymes. Un seul point semble mettre tout le monde d’accord : toutes ces pathologies ne sont pas volontaires, ce ne sont pas des simulations. Pour essayer d’y voir plus clair, autant s’adresser à des dictionnaires. C’est d’ailleurs ce que font les patients euxmêmes, par exemple sur Google et Wikipedia. La rigueur scientifique de ces documents est parfois limitée, mais le public y a souvent recours, ce qui en fait une référence importante dans la pratique. 32 MÉDECINE Janvier 2016 Comment des sources différentes définissent-elles des termes comme « hypocondrie », « somatisation » ... ? Il est possible de se référer, par exemple, aux trois documents suivants : – L’Encyclopaedia Universalis. Version 2006. – Le Dictionnaire international de la psychanalyse. Alain de Mijolla (dir.). Calmann-Lévy. 2002. – L’encyclopédie Wikipedia. Pathologie fonctionnelle Les trois sources ci-dessus ne définissent pas « pathologies fonctionnelles » en tant que telles. Toutefois, Google propose de nombreux articles sur les pathologies fonctionnelles digestives, gynécologiques, etc. En réalité, le plus souvent, la définition de « fonctionnel » est négative : une pathologie fonctionnelle est une pathologie qui n’est pas organique. Il est vrai que cette définition négative traduit assez bien la démarche médicale habituelle. Devant un trouble fonctionnel quelconque, digestif ou urinaire par exemple, il est logique de s’assurer de l’existence ou de l’absence d’une lésion à l’origine de ce trouble fonctionnel. Ce n’est qu’en l’absence de lésion décelable que l’on va parler de pathologie fonctionnelle. Or, cette classification binaire organique/vs/fonctionnel, a deux inconvénients majeurs : – d’une part, puisqu’il n’y a pas de lésion visible, la pathologie en cause est donc moins sérieuse, voire moins « intéressante ». Le risque est grand de rejeter ces pathologies en périphérie de la médecine. C’est dans ces cas que l’on peut entendre les expressions : « vous n’avez rien », voire « c’est dans la tête ». – d’autre part, « absence de lésion » veut seulement dire : absence de lésion « décelable ». Or, comment imaginer qu’un patient colopathe depuis trente ans, par exemple, ne présente aucune lésion, ne serait-ce qu’au niveau de certaines cellules, voire de certains canaux ioniques, voire de certaines molécules ? C’est peut-être parce que nous avons des difficultés à authentifier ces mini-lésions que nous opposons « organique » à « fonctionnel ». Scientifiquement parlant, cette opposition n’a guère de sens. Elle conserve toutefois un intérêt pratique, puisque nous n’avons pas la même attitude, le même sentiment d’urgence, devant un colopathe chronique et devant un cancer du côlon. Hypochondrie – Dans l’Encyclopedia Universalis : « En médecine, tendance maladive à se préoccuper de sa santé et de maladies, souvent imaginaires ». – Dans le Dictionnaire international de la psychanalyse : « L’hypochondrie peut être considérée comme une formation psychopathologique dont le site, lieu de souffrance, d’angoisse, voire d’effacement (fantasmatique), est le corps ou une de ses parties, ou une de ses fonctions, alors que les symptômes évoqués apparaissent dans la majorité des cas sine materia ». VIE PROFESSIONNELLE Formation médicale Peut-on enseigner des données médicales que nous comprenons mal ? – Dans Wikipedia : « L’hypocondrie est le syndrome caractérisé par une inquiétude excessive et bouleversante concernant la santé et le bon fonctionnement des organes. Une écoute obsessionnelle de son corps amène l’hypochondriaque à interpréter la moindre observation comme le signe d’un mal grave ». Ces trois définitions sont assez voisines. À noter qu’aucune des trois n’utilise le mot « délire », alors que nous avons parfois l’impression que certains patients hypochondriaques ne sont pas loin d’être délirants. À noter également que la définition de Wikipedia, source de connaissances pour nos patients, est plutôt satisfaisante. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Somatisation – Dans l’Encyclopedia Universalis : « En psychologie, action de traduire un conflit psychique en affection somatique ». – Dans le Dictionnaire international de la psychanalyse : le mot « somatisation » n’est pas défini en tant que tel. Il est par contre utilisé, comme si cela allait de soi, dans le chapitre « psychosomatique ». – Dans Wikipedia : « En médecine, la somatisation est généralement vue comme la traduction physique d’un conflit psychique ». En fait, on retient trois grandes acceptions du terme « somatisation » : – La première appelle somatisation la manifestation masquée de troubles psychiatriques. – La deuxième assimile la somatisation à un groupe de désordres psychiatriques spécifiques : les troubles somatoformes. – La troisième considère la somatisation, au-delà des nosologies psychiatriques, comme une conduite de maladie déviante, résultant de l’interaction complexe de symptômes, de détresse psychologique, de mécanismes cognitifs en particulier interprétatifs, et du recours au système de soins. Des difficultés de définitions apparaissent. L’Encyclopaedia Universalis décrit un phénomène sans ébauche d’explication. De plus, il est précisé : « en psychologie », alors que les manifestations de somatisation seraient plutôt du domaine de la médecine. Le psychanalyste ne définit pas le mot « somatisation », mais il l’utilise. Quant à Wikipedia, nous assistons à une tentative de synthèse entre les données du DSM-IV et celles de la psychanalyse, ce qui n’est pas une entreprise facile. . . – Dans Wikipedia : « Le terme psychosomatique désigne une relation de l’esprit au corps, un trouble psychique pouvant se répercuter sur la santé physique ». Les difficultés continuent, ce qui n’est pas surprenant. Le psychanalyste a des difficultés à cerner le phénomène psychosomatique, difficultés qui commencent en se demandant s’il est pertinent ou pas de mettre un trait d’union entre « psycho » et « somatique ». Dans sa concision et ses nuances, la définition donnée par Wikipedia peut permettre une réflexion assez large. Quant au mot « hystérie », les définitions en sont, comme c’était prévisible, difficiles à exploiter. Seuls certains psychanalystes ont une approche structurée, en relation avec les notions de névrose, d’inconscient, de sexualité. À noter que d’autres psychanalystes estiment que personne n’arrivera à décrire précisément ce que signifie ce terme. Que peut-on en retenir ? Peut-on utiliser ces définitions pour construire des enseignements d’une médecine claire, précise, bien cadrée ? Ce n’est pas certain, puisque de nombreuses zones floues les entourent. Ces imprécisions sont le reflet de notre ignorance d’un certain nombre de mécanismes pathogéniques. En particulier, chaque fois que des écrits médicaux parlent de pathologies organiques, fonctionnelles, psychosomatiques, nous avons le sentiment que les auteurs font référence à des concepts clairs, cadrés, aux limites précises. Or ces limites sont moins claires qu’il n’y paraît : le fonctionnement du psychisme ne fait-il pas appel, tout comme l’ensemble de l’organisme, aux cellules, aux canaux ioniques, aux ions qui traversent les membranes cellulaires ? Quant au passage, chez un patient donné, d’un dysfonctionnement psychique supposé à une lésion organique bien réelle, nous pouvons simplement constater que ce mécanisme nous est bien mal connu, au point que certains auraient tendance à le nier. À propos des objectifs – Dans l’Encyclopedia Universalis : 1. « Qui concerne à la fois l’esprit et le corps » ; 2. « Désigne un trouble organique provoqué par un désordre psychique ». Aborder les (nombreux) cas « complexes ou mal structurés » nécessite d’avoir des compétences particulières. Les Facultés de Médecine donnent une formation assez bien adaptée en cas de pathologies aux contours précis, bien répertoriées. Les étudiants apprennent à intervenir en cas d’urgences et à débrouiller les cas qui peuvent nécessiter une thérapeutique rapide et adaptée. Il s’agit-là d’une formation « de base », d’une certaine façon, d’une formation « de sécurité ». Cet enseignement est pertinent et souvent efficace. Malheureusement, les situations cliniques, urgentes ou pas, mais clairement identifiées, ne sont qu’une partie des demandes de santé faites à un médecin. – Dans le Dictionnaire international de la psychanalyse : « Il est difficile de donner une définition exacte de la notion de psychosomatique ; déjà, ce terme sans trait d’union est un parti pris théorique ». (La définition prend, ensuite, deux pages). Mettre sous forme d’objectifs les compétences particulières pour aborder les pathologies que nous comprenons mal n’est pas chose facile. Ne serait-ce que parce que, après plusieurs années de pratique, nous constatons chaque jour que ces objectifs sont difficiles à atteindre, du Psychosomatique MÉDECINE Janvier 2016 33 VIE PROFESSIONNELLE Formation médicale Peut-on enseigner des données médicales que nous comprenons mal ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. fait même qu’il s’agit de situations médicales mal structurées. Acquérir la capacité à raisonner avec rigueur dans des situations médicales complexes devient un objectif aussi pertinent que difficile à atteindre et à évaluer. De plus, au moment où ils sortent de la Faculté, les jeunes médecins ont une expérience limitée de l’accompagnement au long cours de patients difficiles à comprendre, à classer précisément, et donc à traiter. Ils n’auront pas trop de toute leur vie professionnelle pour améliorer leur pratique dans ce domaine. Les objectifs que l’on souhaite atteindre ne sont donc pas liés à un moment précis du cursus, mais à l’ensemble de la vie professionnelle, formations initiale et continue confondues. La notion même d’objectif d’enseignement devrait, dans ces cas complexes, être périodiquement revue et corrigée. Par exemple, à propos des patients qui se plaignent au long cours, est-il vraiment réaliste de proposer l’objectif suivant : « Maintenir, tout au long de la maladie, une qualité de relation qui permette au malade de mieux supporter la chronicité de son mal et au médecin son impuissance à en changer le cours » ?1. L’impression est qu’il s’agirait plutôt d’un « souhait » que d’un « objectif », souhait qui s’adresse à toutes les situations de soin, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la pratique. Mais les méthodes envisageables pour atteindre cet « objectif » ne sont pas évidentes à mettre en œuvre. De plus, l’une des qualités d’un objectif est d’être évaluable, et, dans ce cas, l’évaluation est particulièrement délicate. Toutefois, il n’est peut-être pas inutile qu’un étudiant ait lu, au moins une fois, ces phrases en forme d’objectifs, ne serait-ce que pour lui montrer, une fois de plus, que les choses quotidiennes sont rarement simples. . . Dans ces conditions, que peut-on raisonnablement attendre d’un médecin qui commence son exercice professionnel ? – Qu’il ait commencé à mesurer l’importance pratique, quotidienne, des situations pathologiques difficiles à comprendre, et donc à traiter, – Que, devant des situations complexes, il évite aussi bien de tout attribuer au « psychologique » que de refuser, par principe, cette origine possible, – Qu’il accepte l’idée qu’il s’agit là de « vrais » malades, ayant de « vraies » maladies. – Qu’il accepte l’idée que le passage du psychique au somatique est un mécanisme à peu près totalement mystérieux, et qu’il y a donc là un objet de respect et de recherche, – Qu’il admette que certaines pathologies semblent bien liées à des difficultés existentielles difficiles à exprimer avec des mots. – Qu’il se fasse à l’idée que si l’on ne peut pas tout comprendre, on doit cependant accepter de tout soigner. – Qu’il organise sa vie professionnelle de façon à pouvoir approfondir personnellement cette partie difficile de l’exercice. 1 Cahier d’objectifs. UFR de Bobigny. Octobre 1980 34 MÉDECINE Janvier 2016 Les amateurs d’objectifs rigoureux, pertinents, évaluables, ne peuvent se satisfaire de ces « souhaits ». Pourtant, les Facultés de Médecine doivent former des professionnels capables de raisonner avec rigueur dans des situations complexes. Tout en sachant que la rigueur ne devient efficace qu’à travers une relation humaine de bonne qualité. Mais ceci est une autre histoire. . . [3] Méthodes d’enseignement et d’évaluation Autant les modalités habituelles d’enseignement sont efficaces pour enseigner par exemple la grossesse extrautérine ou les fractures du radius, autant elles sont moins performantes pour aborder efficacement des pathologies complexes, comme certaines pathologies fonctionnelles ou psychosomatiques au long cours. Ces difficultés sont liées à la nature même de ces pathologies. Il est pourtant nécessaire d’aborder ces problèmes dès la Faculté, sans attendre la Formation Médicale Continue. En effet, les problèmes médicaux imprécis, flous, sujets à discussions sans fin quant à leur origine et leurs traitements sont souvent rejetés dans les « formes cliniques », voire presque ignorés, en tout cas considérés comme peu intéressants, ce qui est, en soi, un vrai problème. Le fait que ces formes cliniques soient, en réalité, fréquentes est sous-estimé. La tentation existe de laisser ces sujets à la FMC, où ils ont d’ailleurs également leur place. Pour essayer d’élaborer des outils pédagogiques adaptés, il paraît utile de tenir compte de trois éléments : – En temps normal, les enseignements de médecine portent sur des données de préférence précises, si possible chiffrées, avec des limites repérables. Si l’on souhaite enseigner spécifiquement des pathologies qui seraient fonctionnelles, des maladies dites psychosomatiques, des tableaux évoquant des processus de somatisation, deux préalables s’imposent : rigueur et modestie : Rigueur : nous ne comprenons pas bien, voire pas du tout, les mécanismes intimes à l’origine de certaines pathologies et, d’ailleurs, pas uniquement les pathologies fonctionnelles et psychosomatiques. L’attitude rigoureuse et scientifique est de dire que l’on ne comprend pas, et non pas de laisser entendre que l’on peut comprendre tout ; Modestie : dans ces conditions, les objectifs, pour être réalistes, doivent être mesurés. Toute une vie professionnelle ne suffit pas pour arriver à tout comprendre et à tout maîtriser. Mais il est certainement utile que le jeune médecin soit capable de rester en éveil et en recherche en face des pathologies quotidiennes difficiles à comprendre. – L’étude de cas cliniques est bien adaptée à l’enseignement de ces pathologies, mais sans doute pas n’importe lesquels. Fabriquer des cas artificiels en pensant être plus démonstratif et/ou plus complet risque de s’avérer, justement, trop artificiel, et donc peu efficace. Rien ne remplace vraiment les cas concrets proposés par les étudiants ou, si nécessaire, par les enseignants. VIE PROFESSIONNELLE Formation médicale Peut-on enseigner des données médicales que nous comprenons mal ? – Les pathologies fonctionnelles sont le plus souvent au long cours. À ce titre, elles sollicitent, plus que d’autres, la qualité de la relation médecin-malade. Les modalités pédagogiques devraient donc tenir compte de ce facteur. À partir du moment où les remarques précédentes sont appliquées, toute méthode d’enseignement peut aborder les pathologies complexes de toutes natures. Les stages hospitaliers le peuvent, ceux chez le praticien encore mieux, puisque le recrutement des services spécialisés sélectionne, en principe, les pathologies organiques répertoriées. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. À la Faculté, certaines modalités d’enseignement sont plus adaptées que d’autres pour aborder ces pathologies difficiles à analyser scientifiquement : – Tables rondes sur un sujet clinique donné, travaillant essentiellement à partir de cas cliniques réels. Selon le profil personnel de l’enseignant, une référence à des données psychanalytiques peut être présente ou pas. – Jeux de rôles, avec ou sans utilisation de la vidéo, là aussi avec des cas réels. – Groupes Balint. Axés sur la relation médecin-malade en général, avec une référence claire à la psychanalyse, il se trouve que le travail porte, le plus souvent, justement sur ces pathologies difficiles à comprendre. Certains enseignants estiment que tout étudiant doit participer à un groupe Balint. D’autres, non, – Quand c’est techniquement possible, la supervision d’une consultation réelle derrière un miroir est une façon efficace d’aborder les questions des situations médicales complexes RÉFÉRENCES 1. Charlin B. Evaluer la dimension d’incertitude du raisonnement clinique. Pedagogie Medicale 2006 ; 7 : 5-6. Évaluation par miroir sans tain, jeu de rôle, ou patient simulé, il s’agit plus, en fait, de mesurer les capacités relationnelles d’un étudiant plutôt que des connaissances particulières, ou, les deux ensembles. Enseignement et évaluation sont à programmer tout au long du cursus, et non pas sur une année déterminée uniquement. Conclusion À la question posée en titre, la réponse est évidemment négative. Nous ne pouvons pas enseigner des éléments médicaux que nous comprenons incomplètement ou pas du tout. Nous devons par contre enseigner aux futurs médecins que nous en voyons tous les jours, que ce sont de vrais malades, que nous devons les aider, éventuellement sans les comprendre, et que ce sont des patients intéressants. Puisque nous ne pouvons pas enseigner une médecine qui serait totalement « mathématique », nous devons apprendre aux étudiants à gérer les éléments médicaux imprécis, difficiles à comprendre. En fait, leur apprendre comment rester, si possible, rigoureux dans l’incertitude. Ceci est d’autant plus nécessaire que ces situations sont fréquentes. Mais cet enseignement nécessite une remise en cause permanente de nos certitudes, et, du même coup, des modalités d’enseignement-apprentissage particulières. ~Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en rapport avec l’article. 2. Moreau A, Girier P, Figon S, Le Goaziou M-F. Symptômes biomédicalement inexpliqués. Intérêt de l’approche globale en médecine générale. Rev Prat Med Gen 2004 ; 18 : 292-5. 3. Balint M. Le médecin son malade et la maladie. Payot, 1972. MÉDECINE Janvier 2016 35