Des machines moléculaires peuvent construire des cellules en partant de zéro, comme le démontrent les cellules qui
se divisent. Elles peuvent aussi construire des organes et des systèmes d’organes en partant de rien, à l’instar du
développement des embryons. Les médecins pourront utiliser une technologie de réparation cellulaire pour diriger la
croissance de nouveaux organes en partant d’une cellule d’un patient. Ceci laisse une grande liberté aux médecins
actuels pour effectuer une biostase, parce que même s’ils étaient obligés d’endommager la majorité des organes d’un
patient ou de s’en débarrasser, ils ne causeraient pas de torts irréversibles. Leurs collègues du futur, équipés de
meilleurs outils, seront capables de réparer ou remplacer les organes impliqués. La plupart des gens seraient heureux
d’avoir un nouveau cœur, de jeunes reins ou une peau plus lisse 147 .
Mais le cerveau est une autre affaire. Un médecin qui autorise la destruction du cerveau d’un patient autorise en fait la
destruction de la personne en tant que telle, quoi qu’il advienne du reste du corps. Le cerveau contient la mémoire, la
personnalité, le soi. Les victimes d’embolies cérébrales ne perdent qu’une partie de leur cerveau ; ils souffrent
cependant de maux allant de la cécité partielle à la paralysie totale et de la perte du langage à la baisse d’intelligence,
en passant par des troubles de la personnalité et bien pire encore. Les effets dépendent de l’emplacement des dégâts.
Ceci suggère que la destruction totale du cerveau cause une cécité, une paralysie, une aphasie et une perte de la
personnalité totale, que le corps continue à respirer ou non.
Comme Voltaire l’a écrit : « Pour naître à nouveau — en restant la personne que vous étiez — vous devez conserver
parfaitement votre mémoire, puisque c’est la mémoire qui constitue l’identité. Si votre mémoire était perdue,
comment pourriez-vous être le même homme ? ». L’anesthésie interrompt la conscience sans perturber la structure du
cerveau et la biostase doit faire de même mais plus longtemps. Ceci soulève la question de la nature des structures
physiques qui sous-tendent la mémoire et la personnalité.
La neurobiologie et le bon sens s’accordent sur la nature fondamentale de la mémoire. Quand nous formons des
souvenirs et que nous façonnons notre personnalité, notre cerveau change. Ces changements affectent le
fonctionnement du cerveau en modifiant son activité : quand nous nous souvenons, notre cerveau fait quelque chose ;
quand nous agissons, pensons ou percevons, notre cerveau fait autre chose. Le cerveau travaille en utilisant une
machinerie moléculaire. Des changements durables dans le fonctionnement du cerveau proviennent de modifications
stables de cette machinerie moléculaire — à la différence des ordinateurs, le cerveau n’a pas été conçu pour pouvoir
être vidé et rempli à nouveau à volonté. La personnalité et la mémoire à long terme sont durables.
Dans tout le corps, des changements de fonctions durables impliquent des changements à long terme dans les
machineries moléculaires. Quand les muscles deviennent plus forts ou plus rapides, leurs protéines varient en nombre
et en répartition. Quand un foie s’habitue à faire face à l’alcool, son contenu en protéines change aussi. Quand le
système immunitaire apprend à reconnaître une nouvelle sorte de grippe, son contenu en protéines change à nouveau.
Il fallait s’attendre à une telle relation, puisque les machines à base de protéines effectuent réellement le travail qui
consiste à bouger les muscles, dégrader les toxines et reconnaître les virus.
Dans le cerveau, les protéines donnent leur forme aux cellules nerveuses, parsèment leur surface, relient une cellule à
la suivante, contrôlent les courants ioniques lors de chaque impulsion nerveuse, produisent les signaux chimiques que
les cellules nerveuses utilisent pour communiquer à travers les synapses et bien d’autres choses encore… Quand les
imprimantes écrivent des mots, elles déposent des motifs d’encre ; quand les neurones changent leur comportement,
ils modifient des motifs de protéines. L’impression bosselle également le papier ; les cellules nerveuses changent plus
que la configuration de leurs protéines. Mais l’encre sur le papier et les protéines dans le cerveau sont suffisantes pour
rendre ces motifs lisibles. Les modifications impliquées ne sont pas trop subtiles 148 . Les chercheurs rapportent que
les changements à long terme dans le comportement des cellules nerveuses impliquent des « modifications
morphologiques d’importance 149 » dans les synapses : elles changent de manière visible en taille et en structure.
Il semble bien que la mémoire à long terme ne soit pas une sorte de motif terriblement délicat, prêt à s’évaporer du
cerveau à la moindre excuse. La mémoire et la personnalité sont au contraire fermement attachées à la manière dont
les cellules ont grandi ensemble, en des réseaux sculptés à travers les ans. La mémoire et la personnalité ne sont pas
plus matérielles que les personnages d’un roman mais elles sont comme eux incarnées dans la matière. La mémoire et
la personnalité ne s’exhalent pas avec le dernier souffle d’un patient. En fait, de nombreuses personnes sont revenues
de ce qui est appelé la « mort clinique », même sans machine à réparer les cellules pour les aider. Les structures de
l’esprit ne sont détruites que lorsque le médecin laisse le cerveau du patient entrer dans un processus de dégradation.
Ceci également laisse aux médecins une grande marge de manœuvre pour procéder à une biostase : en particulier, ils
n’ont pas besoin de stopper le métabolisme avant l’arrêt des fonctions vitales 150 .
Eric Drexler: Une porte ouverte sur l’avenir (Hache) http://editions-hache.com/essais/drexler/drexler1.html?nu=oui
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