La troisième République 1870-1940 Du même auteur: Une dynastie de la bour;geoisierépublicaine: les Pelletan (L'Harmattan, 1996) Les poèmes secrets de Camille Pelletan (Maison de poésie, 1997) La mer au temps des Pelletan (AECP, 1998) L'âge d'or des républicains (L'Harmattan, 2001) Richesse et diversité de la République en France: les républicains atYpiques du XIXème siècle (EDlMAF, sous presse) Couverture: buste de Marianne par H. Moulin, 1867. Coll. part. Cliché Sophie Baquiast Paul BAQUIAST La troisième République 1870-1940 Préface d'Emile ZUCCARRELLI, Député-maire de Bastia, Ancien ministre L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE @L'Hannatlan,2002 ISBN: 2-7475-3338-7 Préface Lorsque notre mémoire collective évoque la troisième République, nous la faisons synonyme de fondation. Car depuis janvier 1875 le régime qu'elle a créé est devenu notre bien commun. Par accident? Par cette unique voix de majorité obtenue par l'amendement Wallon? Trop vite dit. En effet, comment oublier l'enracinement dans cette riche et tumultueuse décennie qui de 1789 à 1799, par un cheminement complexe, souvent contradictoire, crée des valeurs devenues incontournables: souveraineté nationale, exigence d'égalité, foi dans le progrès et dans ses vertus émancipatrices. Elles rebondissent en 1830 et surtout en 1848 en enrichissant l'héritage, en lui donnant une dimension sociale, certes entrevue par la génération précédente mais maintenant au cœur des attentes de ceux qui ont jeté à terre Louis Philippe. Comment oublier aussi ces «Radicaux» relevant le flambeau contre Badinguet, et ces «Communards» conjuguant « la Sociale» et « la Nation» ? L'Insurgé de Jules Vallès est à la fois merveilleux roman, magnifique cours d'histoire et irremplaçable manuel d'instruction civique à faire lire à tous nos lycéens. Le livre que nous offre aujourd'hui Paul Baquiast se situe dans la lignée de ces ouvrages qui nous apprennent à lire. C'est à dire selon la formule heureuse de Jean Jaurès, à devenir libre, à devenir des citoyens. Parce qu'il nous donne à voir et à comprendre que la République est une création permanente. Non seulement parce qu'il lui a fallu du temps pour devenir républicaine, mais surtout parce que prenan t appui sur ces « socles de granit» posés par Siéyes , Condorcet mais aussi Robespierre, elle a su surmonter les crises, de Mac-Mahon à l'Affaire Dreyfus en passant par Boulanger. Et en les surmontant enrichir son contenu: laïcité et école publique viennent, tout naturellement, donner élan nouveau à la conquête de la citoyenneté. Quelle belle leçon d'histoire, toujours à méditer, pour ceux qui face aux exigences du nouveau croient refonder la République et ses valeurs dans la dérive communautariste. Par delà ses faiblesses, voire ses aveuglements, la Troisième a triomphé parce qu'elle avait le culte de l'D niversel, parce qu'elle voulait que l'individu et le collectif ne fasse qu'un. Comment comprendre autrement qu'elle ait «tenu le choc» en 1914-1918. Ce ne sont pas seulement les institutions qui ont supporté l'épreuve de la Grande Guerre; ce sont surtout des poilus, c'est-à-dire des hommes, c'est-à-dire des citoyens qui dans l'Enfer avaient conscience de se battre pour une terre, une Patrie s'incarnant dans un Régime. Belle spécificité Française, trop souvent oubliée, où, Patrie, Nation, Etat, République sont des termes, d'aucuns diront des concepts, interchangeables. A-t-on assez médité, quoi qu'on ait écrit, que ce sont ces mêmes hommes qui finalement ont fait barrage aux ligues? ont fait aussi, en partie, le Front Populaire et ses formidables avancées sociales? Il est vrai qu'une poignée d'années plus tard, le Régime était emporté par la défaite. Cette dernière vaut-elle condamnation de la République? Rien n'est moins sûr, à en juger par la suite. Car c'est l'attachement au régime républicain qui fait l'unification de la Résistance. Si la République s'est effondrée, c'est parce qu'en ses dernières années, le régime a hésité. Face aux dangers faut-il toujours plus de démocratie, toujours plus de citoyenneté, préférer le Front Populaire à Hider, ou au contraire, par réflexe conservateur, remettre en question le pacte fondamental? Parce qu'on a choisi le deuxième terme de l'alternative «l'étrange défaite» a été au rendez-vous. C'est également la leçon que nous livre ce bel ouvrage: la République se fourvoie lorsqu'elle cède aux sirènes de ceux qui, au prétexte de modernité, entonnent le chant de l'oubli. Emile ZUCCARELLI Député - Maire de Bastia, Ancien Ministre 4 L'accouchement I La République Chapitre I douloureux de la République (1870-1875) du 4 septembre (septembre 1870/février 1871) Après son échec relatif lors des élections législatives de 1869, (40 0/0 des voix à l'opposition, tant libérale que républicaine), l'Empire réapparaît «plus fort que jamais» (Gambetta) au terme du plébiscite du 8 mai 1870 : avec 7.200.000 oui (70 % des suffrages), l'empereur peut se féliciter: «j'ai mon chiffre ». Abasourdis, les républicains commencent à se faire à l'idée de la pérennité de l'empire. Un certain nombre, tels Ernest Picard ou Jules Favre, semblent même être à deux doigts de suivre l'exemple d'Emile Ollivier, et de se rallier au régime, devenu parlementaire et libéral. Le 4 septembre C'est dire si la naissance de la République, dans la soirée du 4 septembre 1870, est une surprise. Cet événement inattendu est le fruit des circonstances, en l'occurrence de la défaite militaire. Napoléon III, soumis à l'influence de son épouse et de ceux qui, forts du succès du plébiscite, veulent renouer avec l'empire autoritaire et redonner au régime un prestige perdu, lance le pays dans la guerre contre la Prusse. C'est un désastre. L'empereur lui-même est fait prisonnier à Sedan, le 2 septembre. Dès le 4 au matin, un Comité de Salut public proclame la République à Lyon. A Paris, la nouvelle de Sedan parvient le 3 septembre au soir. La foule se rassemble devant les grilles du Palais Bourbon. Gambetta, refusant une République née d'une insurrection parisienne et qui pourrait encourir le risque d'être rendue responsable des défaites de l'Empire, parvient à la disperser. Elle revient le lendemain, sous un soleil éclatant, tandis que le Corps Législatif cherche une solution à la crise (conseil de régence et de défense nationale? déchéance de la dynastie? simple constat de la vacance du trône ?). A 14 heures, l'hémicycle est envahi. On exige la déchéance de l'Empire. Cette fois, Gambetta doit céder à la pression populaire, tandis que Jules Favre propose que, conformément à la tradition, la République soit proclamée à l'Hôtel de Ville. Deux cortèges se mettent en branle, l'un par la rive droite, l'autre par la rive gauche. Si tous deux sont républicains, ils n'ont pas en vue la même République. Rive droite, se pressent les révolutionnaires purs et durs, contestant non seulement l'ordre politique mais aussi l'ordre social, les hommes du drapeau rouge; rive gauche, ce sont les modérés bourgeois, les hommes du drapeau tricolore. Entre les deux, les tensions sont vives, surtout depuis les élections de 1869, qui les ont mis en concurrence. A l'Hôtel de Ville, deux listes circulent. La première est celle des extrémistes: Blanqui, Flourens, Delescluze, Félix Pyat... La foule acclame la seconde, composée des députés de Paris, tous républicains: Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Simon, Jules Ferry, Léon Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Eugène Pelletan, Henri Rochefort ~e « marquis rouge », que la foule vient de sortir de prison, et dont Jules Ferry estime qu' «il vaut mieux l'avoir avec soi qu'au dehors »). A ces noms, on adjoint ceux de Gambetta, Jules Simon, Ernest Picard (élus à Paris, mais ayant opté pour une autre circonscription) et, pour diriger ce «gouvernement de la Défense Nationale », du général Trochu, catholique breton de teinte orléaniste, qui apporte la caution de l'armée en échange du serment de ses collègues de respecter « Dieu, la famille, la propriété ». Curieuse révolution, au total, que celle du 4 septembre, dont seules quelques plaques de rues gardent aujourd'hui la mémoire: effondrement du régime impérial, la veille si fort encore, sans la moindre effusion de sang, dans une atmosphère de fête; aspiration populaire à la République pour sauver la patrie; souci du gouvernement provisoire, en dépit de son nom, d'assurer moins la défense du pays que celle de l'ordre social. 6 La Défense Nationale, entre défaitisme et résistance Tout le monde, d'abord, parle de paix. La guerre ayant jusqu'alors été celle de l'empereur, elle semble n'avoir plus de raison d'être. La paix, certes, mais pas à n'importe quel prix. C'est du moins ce qu'afftrme Jules Favre, le nouveau ministre des Affaires Etrangères, dans sa circulaire du 6 septembre, dans laquelle il déclare - parole imprudente qui lui fut tant reprochée par la suite - que «nous ne céderons ni un pouce de notre territoire ni une pièce de nos forteresses ». Les Allemands, quant à eux, n'entendent pas renoncer à leur progression. Le 19 septembre, Paris est assiégé. Le même jour, Jules Favre rencontre Bismarck à Ferrière (Seine-et-Marne) pour envisager la fin du conflit. Les exigences du Prussien sont exorbitantes: l'Alsace, une partie de la Lorraine, cinq milliards de francs d'indemnité de guerre. A ce prix là, Jules Favre ne peut pas céder. La guerre, bien que fort mal engagée, doit se poursuivre. Du côté des révolutionnaires, qui n'entendent pas renoncer à la défense du pays, l'idée de la trahison commence à faire son chemin. Le 27 octobre, le maréchal Bazaine, qui a tardé à reconnaître le gouvernement de la Défense Nationale et joue un jeu personnel, livre à l'ennemi, bien avant que son seuil de résistance n'ait été dépassé, la garnison de Metz, la dernière place force de l'Est (106.000 hommes, 6.000 officiers, 50 généraux). La nouvelle de la capitulation de Bazaine se répand dans la capitale dès le lendemain. Le 31 octobre au matin, elle est conftrmée, tandis qu'on apprend l'échec de la sortie du Bourget et l'arrivée de Thiers qui, au terme d'une longue et vaine tournée diplomatique dans les capitales neutres, se voit chargé de négocier un armistice. S'en suit, le 31 octobre, à l'Hôtel de Ville, une journée d'extrême confusion dans laquelle on s'accorde à voir les prodromes de la Commune. Aux cris de «Ah bas Trochu! Pas d'armistice! la guerre à outrance! La Commune », divers mouvements de foules se produisent devant l'Hôtel de Ville. A 16 heures, celui-ci est envahi par un bataillon de 500 gardes nationaux de Belleville, emmené par Flourens. Le gouvernement est retenu prisonnier. De nouveaux noms pour un nouveau gouvernement, animé d'une réelle volonté de résistance à l'invasion, circulent. Mais on ne parvient pas à se mettre d'accord. L'heure passant, la place de Grève se vide progressivement. 7 Vers minuit, les mobiles bretons et les « bons bataillons» de la Garde Nationale, rassemblés par Jules Ferry, entrent sans difficultés dans l'Hôtel de Ville pour délivrer le gouvernement. Un compromis est passé avec Flourens et Blanqui: pas d'arrestations, élections municipales le lendemain. Aucune de ces deux promesses ne sera ten ue. Le 3 novembre, cependant, le Gouvernement de la Défense Nationale demande au peuple de Paris de lui conftrmer sa confiance. Le résultat du plébiscite est sans équivoque: plus de 85 % de oui. Les 5 et le 7 novembre, on procède à l'élection, non d'une municipalité de toute la ville (c'est-à-dire d'une « Commune », comme le souhaitent les révolutionnaires), mais de vingt, une par arrondissement. Les extrémistes connaissent quelques succès, notamment dans le XXe, le XIXe et le XIe. Conforté par le résultat des urnes, le Gouvernement de la Défense Nationale n'a pas, cependant, les mains libres pour signer sans tarder l'armistice qu'il appelle de ses vœux. Il lui faut attendre que la population se lasse. La Défense Nationale en province Paris compte sur un secours venu de la province. Le 7 octobre, Gambetta, ministre de la Guerre et de l'Intérieur, quitte Paris en ballon pour rejoindre les membres du gouvernement installés, depuis la mi-septembre, à Tours. Au sein du Gouvernement Provisoire, Gambetta est sans doute le seul à être véritablement pénétré de sa mission de défense nationale. Quatre mois et demi durant, depuis Tours, il est l'âme de la résistance à l'invasion. Faisant preuve d'une ardeur extraordinaire, nommant partout des préfets et des fonctionnaires républicains, il parvient, dans une province plutôt amorphe, à lever et entraîner, vaille que vaille, 600.000 hommes. Véritable dictateur jacobin, se méfiant de ce qu'il pense être des velléités régionalistes, il prend ses distances avec les ligues de villes qui se sont créées dans le midi, dans hypothèse d'une prochaine chute de Paris: Ligue du Midi pour la Défense Nationale, fondée le 28 septembre, et qui regroupe, autour de Marseille, les villes de 15 départements; Ligue du Sud-Ouest, autour de Toulouse, créée début octo bre. 8 Gambetta met sur pied l'armée de la Loire (confiée au général d'Aurelle de Paladines, puis, après avoir été divisée en deux, à Bourbaki et Chanzy), l'armée du Nord (confiée à Faidherbe), et, appuyée en Bourgogne par les «chemises rouges» de Garibaldi, l'armée de l'Est (confiée d'abord à Bourbaki puis à Clinchant). Il y a bien quelques succès: victoires de Coulmiers (9 novembre 1870), de Bapaume (7 janvier 1871), de Villersexel (9 janvier 1871). Mais la lutte est par trop inégale. Paris ne peut être dégagé. La délégation doit quitter Tours pour Bordeaux. Chanzy échoue devant Le Mans (12 janvier), l'armée de l'Est à Héricourt (15-17 janvier), celle du nord à Saint-Quentin (19 janvier). Seul Belfort, défendu par DenfertRochereau, et la petite ville de Bitche, demeurent invaincus. L'armistice A Paris, comme partout en France, l'hiver est particulièrement rude, quasi-sibérien. Quant à la nourriture, elle commence à se faire rare. Le rationnement est trop tardivement instauré, et le ravitaillement mal organisé. On mange les animaux du jardin des plantes. On en vient à spéculer sur le nombre des rats, pour savoir combien de temps on pourra tenir. Plusieurs sorties sont tentées, plus ou moins bien préparées, plutôt mal que bien. Les chefs, Trochu en tête, en dépit de leur superbe (<<le gouverneur de Paris ne capitulera pas ») et de la supériorité numérique, ne croient pas en la victoire et veulent en fmir. Les échecs se répètent, sanglants: Champigny, le 30 novembre; Buzenval, le 19 janvier. Là, pour la première fois, on a fait donner la Garde Nationale, dans le but de calmer ses velléités guerrières. Le 22 janvier, les révolutionnaires ont un nouvel accès de colère. Quelques centaines d'entre eux marchent, une nouvelle fois, sur l'Hôtel de Ville. Parmi eux, Delescluze, Blanqui, Varlin, Louise Michel. Un coup de feu est tiré. Une fusillade s'en suit, qui disperse l'émeute. On ramasse plusieurs cadavres, premiers martyrs d'une révolution à venir. Le lendemain, Jules Favre se rend à Versailles, pour y rencontrer Bismarck. Le 28, il signe un armistice qui, même si le mot n'est pas utilisé, est une véritable capitulation. Paris doit livrer ses forts et réduire sa garnison. Jules Favre obtient, cependant, de ne pas désarmer la Garde Nationale, ce qu'il regrettera amèrement quand 9 viendra l'heure de la Commune. Il faut verser à la toute nouvelle Allemagne (dont Guillaume 1er a été proclamé empereur à Versailles, dix jours plus tôt), une indemnité de 200 millions de francs. Bismarck s'inquiète de la réaction de Gambetta. Il a raison. Car c'est non seulement Paris qui doit cesser le combat, mais l'ensemble du pays. Cela, Gambetta a du mal à l'admettre. La rupture entre lui et le Gouvernement est inévitable. Le prétexte en est fourni par les modalités d'élection de l'assemblée, prévue par la convention d'armistice, chargée de se prononcer sur la paix ou la poursuite de la guerre. Par un décret du 31 janvier, Gambetta, en temps que ministre de l'Intérieur, entend refuser l'éligibilité aux membres des familles ayant régné sur la France ainsi qu'aux anciens serviteurs de l'Empire. Bismarck proteste. Le gouvernement envoie à Bordeaux Jules Simon, nommé ministre de l'Intérieur en lieu et place de Gambetta. Celui-ci refuse de s'incliner et de se laisser supplanter. Seule l'arrivée de trois autres membres du gouvernement permet d'éviter l'attaque de la préfecture, que Jules Simon fait préparer pour le 6 février, à onze heures du matin. Mis en minorité au sein de la délégation, Gambetta s'incline et démissionne d'un gouvernement avec lequel il n'est « plus en communion d'idées ni d'espérances ». II La République en guerre civile: la Commune (1871) Les ambiguïtés du 4 septembre et le mécontentement parisien ne vont pas être levés avec les élections, bien au contraire. Si l'on a pu éviter que le sang ne coule entre Français durant l'automne et l'hiver, on ne le pourra plus au printemps. L'élection de l'Assemblée Nationale Les élections sont fixées au 8 février. Elles doivent se dérouler au scrutin de liste, comme en 1849 (sous l'Empire, on votait au scrutin d'arrondissement). Les délais sont très courts, 43 départements sont occupés, près de 400.000 hommes sont prisonniers. Autant dire que la campagne est inexistante, ou presque. On demande aux électeurs de se prononcer pour la paix ou la guerre. Un autre thème s'impose également, qu'on néglige trop souvent: pour ou contre la liberté, c'est-à-dire, refuse-t-on ou accepte-t-on la « dictature» jacobine rendue nécessaire par la guerre? 10 Les conservateurs constituent des listes de large union, rassemblement hétéroclite de bourgeois libéraux et de nobles monarchistes. Ils se prononcent clairement pour la paix et contre la dictature. En revanche, ils sont discrets sur la question du régime dont l'Assemblée, qui n'est pas constituante, n'a d'ailleurs pas, théoriquement, à s'occuper. Les Républicains, eux, se prononcent clairement sur la forme du régime. Mais ils sont divisés sur la question de la paix et de la guerre, les radicaux souhaitant la poursuite de la guerre, au contraire des modérés. Les deux camps sont incarnés par deux hommes: Thiers, d'une part, l'ancien minis tre de Louis-Philippe, l'homme des « libertés nécessaires », le pacifiste qui a condamné tant la guerre du Mexique que la déclaration de guerre de juillet 1870, le vieillard dont l'âge (74 ans) est un gage de sagesse. Gambetta, de l'autre, le radical du «programme de Belleville », le dictateur jacobin, l'homme de la guerre à outrance, le jeune homme (32 ans) dénoncé par Thiers comme un «fou furieux ». La possibilité des candidatures multiples donne au scrutin l'aspect d'un plébiscite en faveur de l'un ou de l'autre. Thiers est élu dans 26 départements, Gambetta dans 9. Le premier l'emporte nettement sur le second. La victoire conservatrice est écrasante: plus de 400 monarchistes, les deux tiers de l'Assemblée Nationale, pour environ 200 républicains, dont à peine une quarantaine de gambettistes. On retrouve les lignes de force du plébiscite de 1870, avec un fort contraste Est-Ouest, de part et d'autre d'une ligne P erpign anDunkerque. A l'Est, où les non à l'empereur ont déjà constitué une forte minorité en 1870, le vote républicain s'aff1ffile (il faut faire un cas à part pour les départements lorrains et alsaciens qui, se sachant menacés d'annexion par l'Allemagne, manifestent par leur vote leur attachement à la France). Les grandes villes sont également républicaines. Mais leur vote a été souvent submergé par le raz de marée des campagnes qui, comme au temps de l'Empire, restent à convertir à la République. La majorité conservatrice est composée de notables. Dans les circonstances dramatiques traversées par le pays, les ruraux, à l'appel du clergé, s'en sont remis aux élites traditionnelles: 225 nobles (un tiers des élus, soit une proportion plus forte encore qu'aux Etats Généraux de 1789) sont élus, la plupart châtelains résidant sur leurs Il domaines, mêlés à de grands ou bons bourgeois, eux aussi souvent propriétaires fonciers. Ces hommes sont souvent âgés (âge moyen: 53 ans), sans grande expérience politique pourtant: moins d'un tiers des représentants (on ne dit pas, alors, députés) ont une expérience parlementaire préalable. L'arrivée massive de ces «seigneurs de village, [de ces] figures parcheminées conservées avec soin depuis 1829, sans doute à titre d'échantillon» (Camille Pelletan), n'est pas sans susciter étonnement, et même stupéfaction, parmi les républicains. Les députés s'organisent en des groupes nombreux et fluctuants. Les gambettistes forment l'Union républicaine. Les amis des quatre «Jules» ( Favre, Ferry, Grévy, Simon), la Gauche Républicaine. Les légitimistes ultras prennent le nom de «chevau-légers », tandis que des légitimistes libéraux (acceptant le régime parlementaire et le drapeau tricolore) seront à l'origine de la Réunion Colbert (droite modérée) et, avec les Orléanistes, du Centre droit. Au centre gauche, se regroupent, autour de Thiers, Dufaure, et Casimir-Perier, ceux qui, progressivement, vont se convertir à la République. Rouher, tardivement élu en Corse en février 1872, forme le groupe bonapartiste de l'Appel au Peuple. L'Assemblée s'installe d'abord à Bordeaux, le 12 février. Avec son écrasante majorité conservatrice, elle est à même d'abolir la République, née au soir du 4 septembre, non de la force de ses partisans dans le pays, mais de l'effondrement de l'Empire à Sedan. Il lui faut auparavant s'atteler à la question pour laquelle elle a été élue: celle de la paix. Les préliminaires de paix Considérant de première urgence de gouverner le pays et de négocier la paix, l'Assemblée décide de reporter à plus tard le choix définitif des institutions de la France. Le 17 février, Thiers, le nouvel homme fort, est désigné « chef du pouvoir exécutif de la République Française », pour un temps indéterminé, sous l'Autorité de l'Assemblée. Thiers constitue un cabinet de neuf portefeuilles, où l'on trouve d'anciens ministres de la Défense Nationale hostiles à Gambetta Oules Favre, Jules Simon, Ernest Picard), un légitimiste libéral (Larcy), et des orléanistes qui lui sont dévoués, comme Dufaure. Par la suite, un bonapartiste (pouyer-Quertier) vient 12 cOlnpléter l'ensemble. La diversité politique du ministère montre que la question du régime n'est pas encore à l'ordre du jour. Pour que les choses soient bien claires, Thiers s'engage, le 10 mars, par le Pacte de Bordeaux, à se consacrer uniquement à la réorganisation de la France, et à ne pas placer l'Assemblée Nationale devant le fait accompli d'une définition institutionnelle. Du 21 au 26 février, Thiers et Jules Favre négocient avec Bismarck, à Versailles. Les préliminaires de paix prévoient l'abandon de l'Alsace, de Metz et du tiers de la Lorraine, soit 14.800 km2 et 1.620.000 habitants. Belfort, cependant, qui n'a pas été prise, devrait rester française. En contrepartie, les troupes allemandes occuperaient l'Ouest de Paris jusqu'à la ratification de l'accord. Davantage soucieux de l'argent de la France que de l'amputation de son territoire, Thiers parvient à ramener l'indemnité exigée par Bismarck de 6 à 5 milliards de Francs. 43 départements doivent rester occupés jusqu'au règlemen t de celle-ci. De retour à Bordeaux, Thiers obtient, le 1er mars, une ratification massive des préliminaires de paix: 546 voix contre 107 et 23 abstentions. Les « représentants de l'Alsace et de la Lorraine» déposent une protestation solennelle au terme de laquelle ils annoncent leur démission. Parmi eux, se trouvent Gambetta qui, accablé, part pour l'Espagne (Saint-Sébastien). Le lendemain, d'autres députés renoncent à leur mandat, parmi lesquels Rochefort et Félix Pyat. La question de l'Alsace-Lorraine, sous une forme plus ou moins belliciste, va occuper une place centrale dans l'histoire de la Troisième République jusqu'en 1919. Considérant comme « nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement », les députés alsaciens et lorrains lancent, prophétiques: «la revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera. » Du fait de la ratification rapide des préliminaires de paix, Paris est évacué dès le 2 mars, avant que Guillaume II n'ait le temps d'y faire son entrée. Une affiche cernée de noire (1'Affiche Noire) et signée des membres obscurs du Comité central provisoire de la Fédération de la Garde Nationale, alors en voie de constitution, contribue fortement à calmer les ardeurs patriotiques des Parisiens et à éviter les échauffourées avec les troupes allemandes. Le 10 mars, l'Assemblée décide de suspendre ses travaux pour dix jours, le temps de quitter Bordeaux pour Versailles. Versailles? 13 Certains ont même songé à Fontainebleau, voire Bourges! L'Assemblée, en effet, envisageant maintenant la restauration, se méfie de Paris, Paris trop patriote, Paris trop républicain, Paris trop révolutionnaire. Le 18 mars Paris, qui a soutenu un siège héroïque et qui s'attend à la reconnaissance de la Nation, reçoit comme une gifle le choix de Versailles par l'Assemblée, même si le gouvernement doit s'installer dans la capitale. D'autant que d'autres mesures anti-parisiennes ont été prises. Le 15 février, l'Assemblée a décidé de ne plus verser leur solde qu'aux gardes nationaux qui font preuve de leur indigence Oa mesure n'est pas sans rappeler la suppression des Ateliers Nationaux en 1848) . Le 7 mars, il est mis fm au moratoire du règlement des effets de commerce et des loyers, décidé au début de la guerre. Le Paris populaire se trouve jeté à la rue, tandis que le monde artisanal et commercial est menacé de faillite. A Paris qui, pendant le siège, a respiré l'air de la liberté (totale liberté de presse et de réunion, multiplication des clubs, organisation démocratique de la Garde Nationale, auto-administration des quartiers populaires), Thiers entend imposer une tutelle étroite, par le biais d'hommes impopulaires comme le général d'Aurelles de Paladines, nommé chef de la Garde Nationale, le général Valentin, nommé chef de la préfecture de Paris, ou le général Vinoy, nommé gouverneur de Paris. Mais la ville n'entend pas se laisser brider. Les réunions et rassemblement populaires se multiplient. Le 10 mars, la Fédération de la Garde Nationale se dote de statuts et se promet de s'opposer à toute tentative de renversement de la République. Le 15 mars, elle désigne les membres de son Comité Central. Thiers arrive à Paris le 13 mars, bien décidé à « soumettre Paris ». A ce moment, il semble qu'il a déjà opté, en son fors intérieur, pour la République. Mais pas n'importe quelle République: la République conservatrice. Pour assurer son triomphe, il lui faut éliminer tout risque de République sociale. C'est pourquoi, dans la nuit de 17 au 18 mars, il décide de s'emparer des canons de la Garde Nationale. Ces canons, au nombre de 271 (Plus 146 mitrailleuses) sont propriétés de le Garde Nationale, qui les a fait fabriquer durant le siège et les a payés par souscription. 14 Ils sont entreposés à Montmartre et à Belleville. 10.000 hommes ont été mobilisés pour l'opération. Celle-ci est si maladroitement menée qu'on est en droit de se demander si tout n'a pas été fait, par provocation, pour qu'elle échoue. Quoi qu'il en soit, au matin du 18 mars, seuls 70 canons ont été retirés. Alertée, la foule s'émeut et se met à gronder. Affolé, le général Lecomte ordonne de tirer. Ces hommes refusent et mettent la crosse en l'air. Capturé, le général est fusillé dans l'après-midi, en compagnie du général Clément Thomas, un ancien de la répression des journées de juin 1848, qui a eu la mauvaise idée de passer par-là. Progressivement, au fli de la journée, sans véritable coordination, l'insurrection se répand. Jules Ferry, maire de Paris, Clemenceau, maire du XVIIIe, d'autres encore, veulent qu'on négocie. Mais Thiers s'y refuse, et décide, à 16 heures, d'abandonner la ville. Dès lors, le Comité Central de la Garde Nationale est, bien malgré lui, maître de la capitale. Mais pour y faire quoi? (( Paris, ville libre )) Plutôt que de marcher sans tarder sur Versailles, le Comité Central, soucieux de légalité, préfère organiser, pour le 26 mars, l'élection d'un Conseil municipal, dont on ne sait encore si, outrepassant ses attributions purement municipales, il constituera une véritable Commune. L'abstention est considérable, surtout dans les quartiers bourgeois. 15 modérés refusent de siéger. Au total, l'assemblée compte 79 membres, dont une cinquantaine seulement effectivement présents. Les éléments populaires y dominent: 33 ouvriers (principalement issus des métiers d'art), 5 petits patrons (parmi lesquels Eugène Pottier, le futur auteur de l'Internationale),14 employés et comptables (Jourde, Eude, Ferré,...). Signalons également la présence de 12 journalistes (dont Jules Vallès et Flourens), et de quelques artistes, comme le peintre Courbet. Cette Commune - car il s'avère rapidement que s'en est une - est très divisée. La majorité, jacobine, davantage préoccupée de politique pure, veut voir dans la Commune la continuation de l'ancienne Commune insurrectionnelle de 1792 et 1793, c'est-à-dire la dictature au nom du peuple. La minorité, proudhonienne et internationaliste, très soucieuse de la question sociale, veut voir dans la Commune la 15 fin de l'Etat unitaire et despotique. Ces divisions doivent, cependant, être nuancées. La Déclaration au Peuplefrançais, adoptée le 19 avril, témoigne de ce que ces hommes ont la même vision d'une «Révolution communale» étendant l'autonomie de la Commune à toutes les localités de France, et où l'unité politique de la France serait assurée par « l'association volontaire de toutes les initiatives locales ». Renouant avec la tradition décentralisatrice du jacobinisme (pour lequel le centralisme autoritaire de Paris n'a été qu'une mesure d'exception imposée par les événements), les jacobins de la Commune s'accordent avec les proudhoniens sur la formule: « Paris libre dans la France libre ». 54 jours durant, s'appuyant sur neuf commissions couronnées d'une commission exécutive, la Commune travaille à bâtir la République démocratique et sociale, plus communément appelée « La Sociale ». Il faut d'abord prendre les mesures d'urgence attendues par la population: remise totale des loyers échus d'octobre à avril, moratoire des échéances commerciales, restitution des biens de faible valeur engagés au mont-de-piété. Deux grandes mesures de principes sont adoptées: abolition de la conscription, remplacée par un service militaire municipal obligatoire; suppression du budget des cultes et séparation de l'Eglise et de l'Etat. Une réforme de l'enseignement, qui doit devenir gratuit, obligatoire et laïque, est également mise en chantier, tandis que Courbet cherche à libérer l'art de la tutelle de l'Etat pour le confier aux artistes euxmêmes. La Commune a des velléités socialistes, confuses mais indéniables, comme en témoigne la suppression du travail de nuit des boulangers et l'interdiction des amendes et retenues sur salaires. Les entreprises de la Ville et de l'Etat sont « communalisées », ainsi que les ateliers abandonnés par leur patron, et confiés à l'autogestion ouvrière. Pour l'essentiel, cependant, il faut moins construire la Commune que la défendre. La Commune dispose de plus de 160.000 hommes. Mais les réfractaires sont nombreux et la discipline aléatoire. Après l'échec de la sortie des 2 et 3 avril, Paris est encerclé, et ses défenses peu à peu grignotées par le Sud. La Commune se déchire sur la meilleure façon de rendre son action plus efficace. Dominée par les souvenirs de la Grande Révolution, la majorité se prononce, le 1er mai, pour la constitution 16 d'un Comité de Salut Public, qui ne prend guère que des mesures maladroi tes. Loin de la fièvre qui agite l'assemblée communale, les rues de Paris sont calmes et tranquilles. Sous le clair soleil du printemps, la vie quotidienne a repris son cours. On pèche dans la Seine, on se promène le dimanche. Une atmosphère de fête emplit périodiquement la ville. Le peuple est invité à des cérémonies spectaculaires, comme la proclamation de la Commune, le 28 mars, ou la démolition de la colonne Vendôme, le 16 mai. La parole populaire, intarissable, s'exprime librement dans les journaux, sur les murs, dans les clubs, souvent installés dans les églises, dans le bataillon de la Garde Nationale de chaque quartier. Entre Paris et Versailles, le tiersparti On voit trop souvent dans la Commune un affrontement entre Paris et la province, d'une part, entre républicains révolutionnaires et républicains conservateurs ou libéraux, de l'autre. Sans être fausse, cette vision des choses est trop réductrice. Car, entre les uns et les autres, existe, tant à Paris que dans les villes de province, tout un tiers parti républicain, déterminé à mettre fin à la guerre civile. Aux premiers jours de l'insurrection, le «parti des maires» (Clemenceau, Tirard, ...) a déjà tenté de s'interposer et de trouver un compromis. Début avril, se constitue une Ligue d'Union Républicaine pour la Défense des Droits de Paris qui, soucieuse d'en revenir à la légalité, n'en formule pas moins des revendications très proches de celles de la Commune. Prétendant représenter 150.000 neutres, la ligue ne recrute ni parmi les prolétaires, ni parmi les notables, mais parmi la petite et la moyenne bourgeoisie. Se reconnaissant dans le jacobinisme de l'an II, mais pas véritablement prêts à aborder de front la question du changement social, ces conciliateurs sont d'un esprit radical. Dans les villes de province, qui ont connu quelques journées d'effervescence révolutionnaire dans les dix derniers jours de mars, des initiatives semblables voient le jour. Le 30 avril, les élections municipales organisées dans tout le pays sont un indéniable succès républicain, qui conforte le parti des médiateurs. Un Congrès des «villes républicaines» se tient à Lyon, le 14 mai, pour demander la 17 cessation des hostilités, et les dissolutions respectives de l'Assemblée Nationale et de la Commune. Ni Versailles ni Thiers, cependant, n'acceptent la moindre concession. Tout juste Thiers accepte-t-il de recevoir, froidement, les conciliateurs, le temps, sans doute, de mettre la touche finale aux préparatifs de la répression. La Semaine Sanglante Thiers, qui ne dispose d'abord que de quelques régiments démoralisés, reconstitue rapidement une armée de 170.000 hommes, moralement préparée à la répression. La discipline y est sévère. La propagande, qui répand l'image d'une insurrection parisienne diabolique et orgiaque, issue de la barbarie des bas-fonds, réveille chez ces ruraux la peur ancienne du « spectre rouge ». Les troupes versaillaises, sous le commandement de Mac-Mahon, entrent dans Paris, le 22 mai, par les quartiers bourgeois de l'Ouest. La résistance est d'abord épisodique et mal organisée. Quand il s'agit de défendre le Paris populaire de l'Est, c'est autre chose. Le combat devient farouche le long du canal Saint Martin, aux Buttes Chaumont, au cimetière du Père Lachaise - repris tombe après tombe -, à Belleville. Le 28 mai, tout est fini. L'armée de Versailles a moins de 900 morts. Les « Communeux » (on ne dit pas encore Communards), acharnés à la défense de leurs barricades, perdent près de 4000 combattants. Dès le 22 mai, commencent les exécutions sommaires, œuvres de corps spéciaux chargés de ratisser un quartier après qu'il a été repris. En réponse, les Fédérés (autre nom des Commun eux) entreprennent l'exécution des otages qu'ils retiennent prisonniers. Parmi eux, l'archevêque de Paris, Mgr d'Arboy. Au total, une centaine de personnes. On livre aux flammes le tiers de Paris: l'Hôtel de Ville, les Tuileries, le Palais de Justice, attisant ainsi les fantasmes d'apocalypse de Versailles. Une semaine après la fin des combats, on massacre encore, au sortir de cours martiales improvisées, dans de multiples « abattoirs », comme ceux de la caserne Lobeau ou du jardin du Luxembourg. La répression, la plus effroyable jamais menée en France, fait près de 30.000 morts. 4.000 prisonniers sont exilés en Nouvelle Calédonie, 18