Symptomatologie d`allure maniaque chez l`enfant - chu

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence (2013) 61, 154—159
Disponible en ligne sur
www.sciencedirect.com
ARTICLE ORIGINAL
Symptomatologie d’allure maniaque chez l’enfant :
problèmes diagnostiques et controverse actuelle
Manic-like symptoms in youths: Diagnosis issues and controversies
A. Consoli a,∗, D. Cohen a,b
a
Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, CHU Pitié-Salpêtrière, 75013 Paris,
France
b
CNRS UMR 7222, institut des systèmes intelligents et robotiques, université
Pierre-et-Marie-Curie, hôpital Pitié-Salpêtrière, AP—HP, 47-83, boulevard de l’Hôpital,
75013, Paris, France
MOTS CLÉS
Trouble bipolaire ;
Manie juvénile ;
Dysrégulation
émotionnelle sévère ;
Enfant
KEYWORDS
Bipolar disorder;
Prepubertal mania;
Severe mood
dysregulation;
Child
∗
Résumé Le trouble bipolaire pédiatrique (ou manie juvénile) est un concept qui s’est
largement développé depuis les années 1990 avec l’hypothèse d’une sous-estimation de sa
prévalence chez l’enfant prépubère. Bien qu’il soit largement controversé, même Outre Atlantique, le nombre de publications sur ce sujet a très rapidement augmenté. Au cœur de ce débat,
les notions de « dysrégulation émotionnelle et comportementale sévère » (DES) et de « Temper
Dysregulation Disorder With Dysphoria » (TDD) (en discussion pour le DSM-5) ont fait preuve de
leur intérêt et prennent très récemment leur place dans la littérature. L’objectif est ainsi de
distinguer divers tableaux cliniques et d’éviter une confusion entre ce qui relèverait davantage
d’une dysrégulation émotionnelle avec symptômes d’allure maniaque volontiers chroniques,
en outre, ou d’une labilité de l’humeur telle qu’on la reconnaît clairement aujourd’hui dans
la trouble bipolaire de type I chez l’adolescent avec un caractère épisodique et un épisode
maniaque bien circonscrit. Cela est d’autant plus important que les enjeux thérapeutiques
sont majeurs.
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary Juvenile mania or bipolar disorder in child is a concept which widely developed
since the 1990s with the hypothesis of an under estimation of its prevalence in child. Although
widely debated, even in the United States, the number of publications on this subject very
quickly increased. In the heart of this debate, Severe Mood Dysregulation (SMD) and ‘‘Temper
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (A. Consoli).
0222-9617/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2012.10.002
Symptomatologie maniaque chez l’enfant
Severe mood
dysregulation;
Child
155
Dysregulation disorder with Dysphoria’’ (TDD) (current discussion for DSM V) showed their interest and take very recently their place in literature. The objective is to distinguish two clinical
phenotypes and to avoid confusion between (1) what would raise more of mood dysregulation with chronic manic like symptoms, and (2) bipolar disorder type I clearly established in
adolescent with episodic/acute manic episode. Therapeutic stakes are major.
© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction
L’intérêt exponentiel concernant le trouble bipolaire pédiatrique depuis les années 1990, au détriment de la forme
sévère et reconnue de trouble bipolaire de type I de
l’adolescent, s’inscrit dans un contexte d’élargissement
du « spectre » des troubles bipolaires chez le sujet adulte
et d’enjeux économiques majeurs étant donné l’efficacité
reconnue de traitements pharmacologiques chez l’adulte.
Ce concept est amplement controversé aujourd’hui, même
Outre Atlantique [1—4]. Aux États-Unis, en dix ans, la prévalence sur une année du diagnostic posé de troubles bipolaires
chez le sujet jeune a été multipliée par 40 (de 25 à 1003 pour
100 000) [5]. De même, une analyse du nombre d’articles
issus de Pubmed mentionnant le terme de mood stabilizer
(ou stabilisateur de l’humeur) entre 1985 et 2005 retrouve
un nombre exponentiel de publications, notamment depuis
la fin des années 1990 [6]. Ces données soulèvent un certain nombre de questionnements. Chez le sujet jeune, elle
n’est pas sans rappeler une évolution similaire concernant
le trouble hyperactif avec déficit de l’attention (TDAH) aux
États-Unis dans les années 1980, notamment avec un taux
de prévalence qui a très rapidement augmenté. Certains
auteurs ont alors dénoncé le rôle des pressions économiques
des laboratoires pharmaceutiques étant donné l’existence
d’un traitement pharmacologique ayant fait preuve de
son efficacité dans cette pathologie [7]. Plus récemment,
concernant les troubles bipolaires chez le sujet jeune, plusieurs articles du New York Times ont fait état des conflits
d’intérêt non déclarés par certains chercheurs à qui de très
importantes sommes d’argent avaient été versées par de
grands laboratoires pharmaceutiques [8,9]. Un article de
B. Chamak apporte un éclairage pertinent sur ces divers
enjeux aux États-Unis [10].
Quid du trouble bipolaire pediatrique ?
Arguments de la controverse
Rappels et données épidémiologiques
D’un point de vue historique, la rareté des épisodes
thymiques épisodiques de type maniaque chez l’enfant prépubère a toujours été constatée. Pour E. Kraepelin, en 1920,
la psychose maniaco-dépressive est rarissime chez l’enfant.
Ce constat est repris ensuite par Anthony et Scott dans les
années 1960 lors d’une large revue de la littérature, puis par
d’autres plus récemment comme G. Carlson [1]. En 1934,
M. Klein décrit pour la première fois ce qu’elle nomme
« défenses hypomaniaques » chez l’enfant, faisant référence
à un état d’excitation et d’agitation liée à une forte angoisse
face à la perte d’objet, ainsi qu’à l’ambivalence éprouvée dans ce lien à l’objet [11]. Ce n’est que depuis les
années 1990 que l’intérêt pour la « manie juvénile » s’est largement amplifiée avec l’idée d’une sous-estimation de sa
prévalence et d’une large comorbidité avec le TDAH. Deux
équipes américaines, celle de J. Biederman et de B. Geller,
soutiennent fortement ces hypothèses.
Sur le plan épidémiologique, deux études font référence
chez l’adolescent. Elles retrouvent une prévalence de vie
entière stable, concordante selon les études et finalement
rare, de 0,1 % pour le trouble bipolaire de type I et de 1 %
pour les TB I et II [12,13]. Une méta-analyse très récente
incluant 16 222 jeunes âgés de sept à 21 ans, principalement
adolescents, et vivant dans divers pays du monde, retrouve
une prévalence du TB I et II de 1,8 % [14]. Cette prévalence
est stable au cours du temps. Les prévalences chez l’enfant
uniquement sont comprises entre 0 et 1,1 % pour trois études
européennes [15—17]. Aux États-Unis, la Great Smoky Mountain Study retrouve une prévalence chez l’enfant de 0 % pour
le TB de type I et de 0,1 % pour l’hypomanie [18,19]. En
revanche, une prévalence de 3,3 % est retrouvée pour la dysrégulation émotionnelle sévère. Par ailleurs, une importante
cohorte longitudinale, la cohorte nouvelle-zélandaise de
Dunedin, portant sur un échantillon de 1023 sujets, montre
que de jeunes adultes souffrant de troubles bipolaires présentent significativement plus d’antécédents psychiatriques
à type de dépression, troubles des conduites et troubles
oppositionnels mais aucun antécédent dans l’enfance de
manie ou de trouble hyperactif avec déficit de l’attention
[13].
Le point de vue des instances indépendantes
au début des années 2000
En 2001, aux États-Unis, l’institut national en santé mentale (NIMH) conclut après avoir réuni cliniciens et chercheurs
dans ce champ que « le trouble bipolaire existe et peut
être diagnostiqué chez des enfants prépubères » [20]. Des
phénotypes « étroits », « intermédiaires » et « larges » sont
alors décrits. Le phénotype « étroit » correspond au trouble
bipolaire de type I selon les critères diagnostiques du DSM IVR. Les phénotypes dits « intermédiaires » et « larges », ou
troubles bipolaires non spécifiés selon le DSM IV-R, restent
sujet à caution, que ce soit aux États-Unis ou en Europe
[1,4,21,22]. Cela est par ailleurs relayé par les médias du fait
notamment des enjeux thérapeutiques majeurs. Le tableau
clinique de trouble bipolaire pédiatrique s’avère être celui
d’un trouble chronique sans période d’euthymie, avec une
forte comorbidité avec le TDAH et une irritabilité qui peut
être au premier plan voire suffire au diagnostic pour les
phénotypes dits larges.
156
Pour beaucoup d’auteurs, la question de la périodicité
est essentielle. Comme le rappelle le National Institute for
Health and Clinical Excellence (NICE) en Grande Bretagne,
l’impasse ne peut être faite sur le caractère épisodique des
épisodes thymiques dans les troubles maniaco-dépressifs.
Le NICE rejette dès 2003 le point de vue Nord Américain et
recommande de ne pas utiliser le diagnostic de trouble bipolaire chez l’enfant prépubère. Aujourd’hui, pour certaines
équipes américaines, il peut être question de cycles non
seulement rapides (plus de quatre par an) mais également
« ultradian » (ou mini cycles) définis par la présence de symptômes pendant quatre heures par jour ! L’irritabilité comme
critère diagnostique pose aussi question étant donné son
caractère transnosographique et les résultats d’une étude
longitudinale selon laquelle l’irritabilité dans l’enfance
conduirait non pas à la présence de TB à l’âge adulte, mais
plutôt de troubles anxieux, de troubles dépressifs et dysthymiques [23]. La question du diagnostic différentiel entre
trouble bipolaire et TDAH chez l’enfant est aussi cruciale
[21,24,25]. Pour G. Carlson en effet, comment différencier un TDAH avec une irritabilité sévère et une labilité
émotionnelle majeure de troubles bipolaires de l’enfant
qui restent rares ? [21]. G. Carlson insiste sur les risques
d’écueil, en mettant l’accent sur la notion de rupture dans
le fonctionnement dans le cas d’un trouble bipolaire et non
d’une aggravation des symptômes. Elle rappelle combien
il est important d’appréhender l’ensemble du fonctionnement psychique de l’enfant et de ses difficultés dans son
environnement à la fois familial et scolaire (troubles des
apprentissages, du langage. . .). Ainsi, G. Carlson explicite :
« un nombre non négligeable de préadolescents présente des
symptômes de manie, souvent sur fond de troubles développementaux et psychiatriques divers » [2].
A. Consoli, D. Cohen
Tableau 1 Symptômes
maniaques/hyperthymiques
chez l’enfant et l’adolescent : problèmes diagnostiques
et controverses actuelles.
Symptômes maniaques de
l’enfant
« Dysrégulation
émotionnelle sévère »
Épisodes maniaques de
l’adolescent
« Trouble bipolaire de
type I (ou phénotype
étroit) »
Chronique et continu
Comorbidité élevée au
TDAH
Symptômes psychotiques
exceptionnels
ATCDs familiaux très
varies
Facteurs
environnementaux au
premier plan et troubles
des apprentissages
fréquents
Épisodique
ATCDs de TDAH marginaux
30 à 60 % de symptômes
psychotiques
ATCDs familiaux de
bipolarité
Fonctionnement
prémorbide souvent de
bonne qualité
D’après Cohen et al., L’Encéphale, 2009 [30].
TDAH : trouble déficit de l’attention/hyperactivité ; ATCD : antécédent.
cliniques, familiaux, environnementaux des deux tableaux
cliniques (larges et étroits) de troubles bipolaires chez
l’enfant et l’adolescent issus des études réalisées au début
des années 2000. Le constat qu’ils s’opposent point par point
conduit à repenser la clinique de l’enfant dans le cadre du
DSM-5 [30] (Tableau 1).
Les problèmes méthodologiques
Un aspect majeur de ce débat concerne le manque de
prise en compte des aspects développementaux, alors même
qu’ils peuvent largement influer la signification de critères
diagnostiques. Les symptômes et les termes sémiologiques
employés chez l’adulte comme les idées de grandeur n’ont
évidemment pas le même sens dans la phénoménologie
de l’enfant [4]. Peut-on interpréter de manière similaire
l’euphorie ou la mégalomanie chez des enfants et chez des
adultes ? Ne faudrait-il pas explorer la relation entre euphorie et âge ? Entre mégalomanie et âge ? [2]. Ainsi, il est
montré que plus un enfant est jeune, plus il se montre hyperactif ou instable sur le plan moteur, agressif et euphorique
ou de même, plus il est jeune, plus il est familier et désinhibé [26]. Une humeur instable, labile et changeante est
normalement observée chez les enfants de moins de dix ans
[27,28]. De plus, les difficultés méthodologiques liées aux
différentes sources d’informations sont majeures (parents,
enseignants, problèmes de compréhension des items, problèmes liés à l’évaluation d’un état psychique interne d’un
enfant par un non-professionnel. . .) [4]. Enfin, les aspects
psychopathologiques sont souvent mis de côté dans les
entretiens diagnostiques structurés. L’impact sur la régulation émotionnelle de facteurs environnementaux, ou bien
d’autres difficultés propres à l’âge comme les troubles des
apprentissages sont souvent mis de côté dans ces entretiens
diagnostiques [1,29]. Le Tableau 1 synthétise les aspects
Garder une perspective développementale
Les notions de dysrégulation émotionnelle et comportementale sévère (DES) ou plus récemment de « Temper
Dysregulation Disorder with Dysphoria » (TDD) paraissent
tout à fait pertinentes pour décrire la symptomatologie clinique présentée par ces enfants en souffrance, étant donné
les arguments de la controverse, la nécessité de distinguer
ces divers phénotypes cliniques et de les explorer davantage (psychopathologie, devenir, prise en charge. . .) [31,32].
E. Leibenluft du NIMH est à l’origine de la description
des critères diagnostiques des dysrégulations émotionnelles
sévères [32]. Ce syndrome concerne l’enfant ou l’adolescent
âgé de sept à 17 ans avec un début de symptômes antérieur à l’âge de 12 ans. Les symptômes comprennent une
irritabilité sévère, non épisodique, des crises de colère
(« rage outbursts »), une hypervigilance (« hyperarousal »),
une réactivité marquée et amplifiée aux stimuli négatifs,
avec bien évidemment des critères de durée et de lieux.
Focus sur quelques études cliniques
Des études très récentes du NIMH vont dans le sens de la
pertinence et de la nécessité de cette distinction nosographique sur les plans clinique, pronostique, familial et
thérapeutique. Ainsi, les antécédents familiaux d’enfants
Symptomatologie maniaque chez l’enfant
et d’adolescents présentant un trouble bipolaire de type I
sont comparés à ceux d’enfants et d’adolescents présentant une DES [33]. Ils s’avèrent significativement différents :
fréquence d’antécédents de troubles de l’humeur dans le
groupe TB I (phénotype étroit) significativement supérieur
comparativement au groupe DES (phénotype large).
Deux autres études amènent des implications thérapeutiques importantes. Dans la première étude, l’effet
thérapeutique des sels de lithium est évalué en double insu
chez des enfants souffrant d’une DES [34]. Dans un premier
temps, 100 enfants souffrant de DES sont hospitalisés. Du
fait même de l’effet thérapeutique de l’hospitalisation, 40 %
de ces enfants présentent une amélioration clinique, sans
aucun traitement médicamenteux. Les 60 % restant, c’està-dire les enfants non améliorés par l’hospitalisation, sont
traités en double insu par sels de lithium versus placebo.
Les résultats de cette étude montrent qu’il n’y a pas de différence significative quant à l’amélioration clinique entre
les deux groupes de sujets, qu’ils soient traités par sels
de lithium ou placebo. On peut légitimement en conclure
que pour traiter un enfant souffrant d’une DES les sels de
lithium classiquement utilisés dans les troubles bipolaires
ne s’avèrent pas efficaces. Dans la seconde étude, aucune
différence de réponse thérapeutique n’est retrouvée entre
un groupe d’enfants avec TDAH et un groupe d’enfants avec
TDAH et dysrégulation émotionnelle sévère. Par ailleurs, les
enfants de ce dernier groupe cotent fortement à l’échelle de
manie (YMRS), ce qui peut rendre confuse leur symptomatologie. Les traitements amenant une amélioration clinique
chez ces enfants seraient en fait les mêmes que ceux préconisés dans le trouble TDAH sévère à savoir stimulant au
plan pharmacologique et travail en remédiation cognitive
et comportementale au plan psychologique [35].
Enfin, l’étude de l’équipe de Pise paraît tout à fait pertinente [36] : 136 patients, enfants et adolescents, répondant
aux critères diagnostiques du DSM IV-R de troubles bipolaires
(I, II et non spécifiés) sont évalués et comparés en fonction de la présence de signes cliniques (chronicité versus
périodicité et irritabilité versus élation de l’humeur). Ces
deux oppositions cliniques étant choisies du fait des controverses rappelées plus haut. Les analyses distinguent deux
tableaux cliniques : l’un caractérisé par une évolution épisodique des troubles et une élation de l’humeur correspondant
au tableau classique de TB type I, l’autre caractérisé par une
évolution chronique, une irritabilité, un âge plus jeune, un
début plus précoce et des troubles externalisés comme dans
la DES.
Le choix du DSM-5
La terminologie de TDD ou « Temper Dysregulation with
Dysphoria » est la terminologie proposée par le groupe
de travail en vue du DSM-5. Le tableau clinique est tout
à fait semblable à celui proposé par Leibenluft excepté
l’hypervigilance mais axant sur des crises de colère sévères
et récurrentes (outbursts) en réponse à des situations de
stress communes. Ces crises de colère comprennent des
manifestations verbales et comportementales et des réactions qualifiées de disproportionnées en termes d’intensité
et de durée par rapport à la situation. Ces crises doivent
avoir lieu trois fois ou plus par semaine. L’humeur est quant
à elle négative de manière persistante entre les épisodes
157
(irritabilité, tristesse et/ou colère). Il existe aussi des
critères de durée, de fréquence et de lieux.
La question de la crise de colère ou de la rage apparaît
tout à fait cruciale dans ce débat et chez ces enfants qui,
même s’ils ne présentent pas de trouble bipolaire, sont en
grande souffrance. Ces enfants méritent que la recherche
se déploie dans ce domaine afin d’améliorer leur prise en
charge thérapeutique. À ce titre, une étude remarquable
de l’équipe de G. Carlson explore cette notion de crise de
colère, si fréquente chez les enfants hospitalisés quel que
soit la psychopathologie sous-jacente, et risquant d’être
interprétée de manière excessive comme un symptôme de
manie [37,38]. Ainsi, 130 enfants âgés de cinq à 12 ans hospitalisés en psychiatrie infanto-juvénile sont évalués. Parmi
eux, la moitié (55 %) présente des crises de colère intenses
d’une durée d’en moyenne une heure. Ces enfants représentent un groupe diagnostique complexe à divers points
de vue d’après les auteurs. D’abord sur le plan diagnostique, plusieurs diagnostics sont associés avec notamment
troubles des apprentissages et du langage, trouble hyperactif avec déficit de l’attention, troubles oppositionnels
et troubles des conduites. Ces enfants sont plus jeunes,
leurs séjours d’hospitalisation sont plus longs et ils ont souvent bénéficié de traitements antérieurs (antipsychotiques
atypiques). Pour 50 % d’entre eux, les crises se répètent
sans qu’une amélioration franche ait lieu et ces enfants
posent de sérieux problèmes diagnostiques et thérapeutiques. En revanche, 50 % s’améliorent du fait même de
l’hospitalisation et ne présentent plus de crise de colère au
cours des soins en hospitalisation, d’où les liens très étroits
avec le contexte et leur environnement. Il est aussi tout à
fait notable que seulement cinq d’entre eux reçoivent après
une expertise clinique fiable un diagnostic de manie (phénotype étroit) (soit 9 %) alors qu’ils étaient un tiers au début
de la prise en charge à « être diagnostiqué » ainsi par des
professionnels. On voit ainsi combien la « rage » peut être
associée chez les cliniciens au trouble bipolaire [38].
Une tentative de synthèse diachronique
Garder une perspective développementale de la symptomatologie maniaque/hyperthymique de l’enfant et de
l’adolescent semble pertinente. La Fig. 1 en présente une
vision schématique distinguant, outre l’âge, le contexte,
la présentation clinique et quelques dimensions psychologiques déterminantes au débat comme l’acquisition par
l’enfant au cours de son développement d’une confiance
de base suffisante et d’une stabilité émotionnelle [30].
L’adolescent peut présenter une symptomatologie maniaque
s’inscrivant clairement dans le cadre de la maladie maniacodépressive avec une symptomatologie classique épisodique
à laquelle succèdent des périodes d’euthymie. Cela est possible du fait de l’acquisition d’une stabilité émotionnelle et
d’une certaine sécurité intérieure au cours du développement. Bien sûr, des facteurs environnementaux participent à
l’étiopathogénie mais vraisemblablement pas avec le même
poids que chez les sujets plus jeunes. Chez l’enfant prépubère, cette symptomatologie maniaque/hyperthymique ne
s’inscrit manifestement pas dans le cadre de la maladie
bipolaire telle que décrite chez l’adolescent et l’adulte.
Cette symptomatologie de l’enfance serait davantage liée
au contexte psychosocial, aux facteurs environnementaux
158
A. Consoli, D. Cohen
Une vue développementale de l’hyperthymie de l’enfant
et de l’adolescent
MANIE
SMD
Carences
précoces
Facteurs
périnataux
Contexte…
mais aussi Manie
inscrite dans maladie
mentale
Contexte
Facteurs sociaux
Apprenssage
Mentalisaon – Sécurité intérieure –Stabilité émoonnelle
Clinique
classique de la PMD
Euthymie possible
quand stabilité
émotionnelle acquise
Clinique
Somatique
Psychomotrice
TDAH
Bébé
Enfant
Adolescent
Adulte jeune
Figure 1. Une vue développementale de l’hyperthymie de
l’enfant et de l’adolescent.
D’après Cohen et al., L’Encéphale, 2009 [30].
au sens large, aux difficultés d’apprentissages et à leurs
conséquences [39]. L’accès à la mentalisation, à une sécurité interne suffisante et à une stabilité émotionnelle,
faisant partie d’un fonctionnement psychique mature, sont
indispensables à l’émergence du caractère épisodique de la
maladie maniaco-dépressive en tant que telle.
Conclusion
Il paraît aujourd’hui pertinent de distinguer le trouble bipolaire de type I de l’adolescent, tableau classique, clairement
reconnu, des tableaux cliniques dits larges de troubles
bipolaires de l’enfant (ou bipolaires non spécifiés selon le
DSM IV-R). Dans ce sens, les concepts de DES ou de TDD
(en cours de discussion pour le DSM V) semblent tout à fait
pertinents. Les enjeux, notamment autour des prises en
charge thérapeutiques et médicamenteuses sont majeurs
[40,41]. Le risque est notamment celui de prescriptions de
traitements médicamenteux chez des enfants de plus en
plus jeunes avec des molécules vraisemblablement peu ou
pas efficaces et loin d’être anodines en termes d’effets
secondaires [42,43]. Dans cette perspective, le NICE en
Grande-Bretagne recommande que les critères diagnostiques de troubles bipolaires du sujet jeune restent très
serrés et intègrent l’idée d’épisode aigu ou de rupture. Ce
débat aujourd’hui permet de rappeler combien il est nécessaire, dans le champ de la psychopathologie de l’enfant et
de l’adolescent, de garder une perspective développementale.
Déclaration d’intérêts
A.C. : financement pour participation à un Congrès international par BMS.
D.C. : interventions ponctuelles : activités de conseil/
conférences pour Schering-Plough, Bristol-Myers Squibb,
Otsuka, Janssen, and Sanofi-Aventis.
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