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Maurice Blanc & Freddy Raphaël
Strasbourg, carrefour des sociologies (1872-1972)
« Strasbourg, carrefour des sociolo-
gies » explore les débats scientiques
en sciences sociales dont la capitale
alsacienne et européenne a été le théâ-
tre, et resitue ces gures fondatrices
dans leurs contextes historiques, an
de montrer que la métropole alsacien-
ne a constitué un carrefour d’idées et
a contribué par là même à la construc-
tion d’une sociologie plurielle.
Les dates ont souvent un caractère
articiel, mais il y a exactement un
siècle entre la fondation de l’Université
impériale allemande en 1872 et la créa-
tion, par Julien Freund, de la Revue des
sciences sociales en 1972 : ce rapproche-
ment symbolise d’une certaine façon
le recueil de cet héritage. C’est aussi
le tournant de « l’après 1968 », avec
la mise en place de la Loi dite Edgar
Faure sur la réforme des universités et
le découpage de celle de Strasbourg en
trois, … qui vont se réunir à nouveau
dans les prochains mois !
Patrick Schmoll analyse, à la lecture
des articles de ce numéro, la spécicité
de la sociologie strasbourgeoise. Par-
ler « d’école » est sans doute excessif,
tant cette sociologie est plurielle et
pluraliste. Mais, malgré la diversité
des approches, il y a un point com-
mun qui justie l’expression « esprit
de Strasbourg ». Pour l’énoncer en un
seul mot, c’est la confrontation, c’est-
à-dire le dialogue critique et exigeant.
Les sociologues strasbourgeois ont un
penchant pour la confrontation des
théories sociologiques, des sociologies
françaises et allemandes, de la sociolo-
gie avec les sciences sociales voisines :
ethnologie et démographie, histoire
et géographie, économie et droit, psy-
chologie et philosophie, etc. On ne
peut faire de confrontation véritable
sans sortir d’une logique binaire. Il ne
s’agit pas d’opposer pour exclure, mais
de « travailler » les oppositions pour les
rendre fécondes.
« Strasbourg, carrefour des socio-
logies » est construit dans cet esprit.
Les sociologues présentés sont bien
sûr nombreux, mais il y a aussi des
historiens (Hermann Baumgarten et
Marc Bloch), un économiste (Gus-
tav Schmoller), un psychosociologue
(Abraham Moles) et un philosophe
(Paul Ricœur). Certains articles sont
d’abord une contribution à une histoi-
re des sciences sociales, d’autres à son
épistémologie, d’autres enn relèvent
davantage du témoignage et / ou de
l’hommage. Ils peuvent diverger, mais
ils s’éclairent et se complètent.
Pourtant, un l directeur traverse le
dossier et fait le lien entre les articles :
la tension entre l’identité de la socio-
logie et l’ouverture interdisciplinaire.
Elles forment un « couple simmélien »,
dans lequel les deux termes sont à la
fois opposés et complémentaires : le
sociologue qui pratique l’interdiscipli-
narité prend le risque de voir son iden-
tité de sociologue diluée ; à l’inverse,
celui qui se cantonne dans sa discipline
risque d’en avoir, et d’en donner aux
autres, une vision étriquée.
La période allemande n
Dans l’Université impériale alle-
mande, la sociologie était encore
embryonnaire avant l’arrivée de Sim-
mel en 1914, c’est-à-dire tout à la n
de cette période. Mais elle a trouvé
à Strasbourg un environnement des
plus favorables à son développement.
L’oncle de Max Weber, Hermann
Baumgarten, enseignait l’histoire éco-
nomique et sociale et Karen Denni
montre qu’il a durablement marqué
son neveu, qui a donné plut tard ses
lettres de noblesse à la sociologie histo-
rique. Économiste et historien, Gustav
Schmoller enseignait la Staatswissen-
scha et Stéphane Jonas montre com-
ment ses travaux ont été repris par
Maurice Halbwachs. Ils ont, en quel-
que sorte, préparé le terrain pour des
recherches proprement sociologiques,
sur la division du travail et les clas-
ses sociales notamment. Ce sont deux
exemples de confrontations interdisci-
plinaires fécondes.
Claudia Portioli montre comment
Simmel a mobilisé la sociologie, la
psychologie et la philosophie pour
comprendre la transformation des
catégories esthétiques dans le contexte
de la production industrielle et de la
grande ville. Il a ainsi ouvert la voie
aux travaux de Walter Benjamin, puis
à ceux de l’École de Francfort sur la
culture de masse.
Le texte de Heribert Becher est une
sorte de témoignage au second degré
sur la n de la vie de Simmel. L’auteur
a réalisé trois entretiens avec Charles
Hauter qui fut l’assistant de Simmel
à Strasbourg et qui est devenu ensuite
Doyen de la Faculté de théologie pro-
testante de Strasbourg. Sur le plan bio-
graphique, selon ce témoin privilégié,
Simmel savait qu’il était médicalement
condamné, mais rien n’accréditerait
ce qu’il appelle « le mythe » de son
suicide. Il aurait cherché à mieux pré-
ciser sa conception de la vie et de la
mort car il n’aurait pas supporté la
critique d’Ernst Bloch qui voyait dans
sa sociologie du conit un éloge de la
guerre et lui reprochait de « trouver la
vérité dans les tranchées », et il crai-
gnait d’avoir été mal compris.
Fondateur de l’École de Chicago,
Robert Park a suivi les cours de Sim-
mel à Berlin et il a soutenu sa thèse à
Strasbourg, mais pas avec lui, contrai-
rement à une légende qu’il n’a pas
démentie. Les recherches de Suzie
Guth dans les archives en apportent
la preuve. Au-delà cette anecdote,
Suzie Guth montre l’inuence réelle
de Simmel sur les débuts de l’École de
Chicago, en particulier pour l’analyse
des relations raciales.
Dans un autre registre, Marie-
Noëlle Denis analyse l’installation de
l’Université impériale à strasbourg.
L’Alsace-Lorraine annexée consti-
tuait un Land rattaché directement à
l’Empereur. La création d’une univer-
sité prestigieuse, avec des professeurs
venant de Berlin et de toute l’Allema-
gne, s’inscrit dans un processus de
colonisation et de germanisation qui
n’a pas été apprécié localement. Le
passé éclaire le présent : après la chute
du Mur de Berlin, les universités de
l’ex-République démocratique alle-
mande ont vécu douloureusement ce
qu’elles ont pu ressentir comme un
processus de colonisation analogue.
D’une guerre à l’autre n
Maurice Halbwachs est la gure
centrale de l’Entre-deux-guerres. Il est
à la fois le défenseur de l’héritage de
Durkheim et de la spécicité du regard
sociologique mais en même temps l’ar-
tisan d’une très grande ouverture. Il
est un n connaisseur de la sociologie