Strasbourg,
carrefour des sociologies
(1872-1972)
S
trasbourg, ville universitaire
frontière, joue depuis plusieurs
siècles un rôle de pont entre les
traditions scientiques françaises et
allemandes. Ce rôle a été renforcé par
la situation particulière d’une région
disputée lors de trois guerres, et qui
est passée à quatre reprises, en 75 ans,
d’une appartenance nationale à une
autre. La volonté politique des gou-
vernements successifs, allemands et
français, d’ancrer l’Alsace dans leurs
espaces respectifs, les a conduit à
investir Strasbourg d’une signication
symbolique comme pôle scientique
et universitaire.
Ces enjeux ont dessiné une géo-
graphie politique de la recherche et
de l’enseignement universitaires qui
a inévitablement marqué, davantage
que d’autres disciplines, les sciences
sociales naissantes de l’époque. Les
divergences théoriques expriment des
diérences de culture, de sensibilité,
des conceptions spéciques du rôle de
l’individu dans la société, des rapports
contrastés à la gure de l’État.
La création de l’Université impé-
riale en 1872, fortement dotée en pos-
tes d’enseignants, a attiré des grands
noms de la recherche et de l’enseigne-
ment allemands. Gustav Schmoller,
qui enseigne à Strasbourg entre 1872
et 1882, est la gure dominante de
l’économie politique allemande de
l’époque : l’école historiciste dont il
est le chef de le est connue pour sa
participation au Methodenstreit qui
l’opposa à la jeune école autrichienne
de Carl Menger. Max Weber, alors
qu’il est encore étudiant en droit, fait
son service militaire à Strasbourg
entre 1883 et 1884 ; il y trouve une
seconde famille en la personne de
sa tante maternelle et de son mari,
l’historien Hermann Baumgarten,
avec qui il aura d’abondants échan-
ges politiques et intellectuels. Georg
Simmel, qui fonde avec lui en 1909 la
Société allemande de sociologie, est
nommé professeur à Strasbourg en
1914. Il y décédera en 1918. Le déve-
loppement de la sociologie allemande
doit se comprendre dans le débat qui
l’oppose, à travers ces fondateurs, à la
sociologie française naissante repré-
sentée par Durkheim.
Le départ du corps enseignant alle-
mand en 1918 et la volonté de la France
d’armer à son tour sa prééminence
intellectuelle à Strasbourg ont eu pour
conséquence que l’université soit à
nouveau généreusement dotée, mieux
que les universités d’autres métropo-
les régionales démographiquement et
économiquement plus importantes.
L’entre-deux-guerres est marqué par
la présence de gures comme celles
des historiens Marc Bloch et Lucien
Febvre, fondateurs de l’école des
Annales, de Maurice Halbwachs, qui
représente à partir de 1919 l’école
durkheimienne à Strasbourg, et dont
Georges Gurvitch reprendra la chaire
en 1935.
Les lendemains de la Seconde
Guerre mondiale continuent à faire
de Strasbourg une ville symbole, mais
cette fois de la réconciliation fran-
co-allemande et de la construction
européenne. La recherche et l’ensei-
gnement en sciences sociales y sont
marqués par un travail de réception
en France de la sociologie alleman-
de et de confrontation des théories.
Henri Lefebvre, professeur à Stras-
bourg à partir de 1962, y représente
une sociologie marxiste ouverte. On
doit évoquer le travail d’épistémologie
de Julien Freund qui, dans le sillon
de Raymond Aron, introduisit Max
Weber et Georg Simmel en France, et
qui fut l’un des fondateurs de la polé-
mologie. Il faut également signaler
l’enseignement et les travaux d’Abra-
ham Moles en psychologie sociale.
8
Ma u r i c e Bl a n c
Université Marc Bloch, Strasbourg
Centre de Recherches et d’Études en Sciences
Sociales (EA 1334)
&
Fr e d d y ra p h a ë l
Université Marc Bloch, Strasbourg
Laboratoire « Cultures et Sociétés en Europe »
(UMR du CNRS n° 7043)
9
Maurice Blanc & Freddy Raphaël
Strasbourg, carrefour des sociologies (1872-1972)
« Strasbourg, carrefour des sociolo-
gies » explore les débats scientiques
en sciences sociales dont la capitale
alsacienne et européenne a été le théâ-
tre, et resitue ces gures fondatrices
dans leurs contextes historiques, an
de montrer que la métropole alsacien-
ne a constitué un carrefour d’idées et
a contribué par là même à la construc-
tion d’une sociologie plurielle.
Les dates ont souvent un caractère
articiel, mais il y a exactement un
siècle entre la fondation de l’Université
impériale allemande en 1872 et la créa-
tion, par Julien Freund, de la Revue des
sciences sociales en 1972 : ce rapproche-
ment symbolise d’une certaine façon
le recueil de cet héritage. C’est aussi
le tournant de « l’après 1968 », avec
la mise en place de la Loi dite Edgar
Faure sur la réforme des universités et
le découpage de celle de Strasbourg en
trois, … qui vont se réunir à nouveau
dans les prochains mois !
Patrick Schmoll analyse, à la lecture
des articles de ce numéro, la spécicité
de la sociologie strasbourgeoise. Par-
ler « d’école » est sans doute excessif,
tant cette sociologie est plurielle et
pluraliste. Mais, malgré la diversité
des approches, il y a un point com-
mun qui justie l’expression « esprit
de Strasbourg ». Pour l’énoncer en un
seul mot, c’est la confrontation, c’est-
à-dire le dialogue critique et exigeant.
Les sociologues strasbourgeois ont un
penchant pour la confrontation des
théories sociologiques, des sociologies
françaises et allemandes, de la sociolo-
gie avec les sciences sociales voisines :
ethnologie et démographie, histoire
et géographie, économie et droit, psy-
chologie et philosophie, etc. On ne
peut faire de confrontation véritable
sans sortir d’une logique binaire. Il ne
s’agit pas d’opposer pour exclure, mais
de « travailler » les oppositions pour les
rendre fécondes.
« Strasbourg, carrefour des socio-
logies » est construit dans cet esprit.
Les sociologues présentés sont bien
sûr nombreux, mais il y a aussi des
historiens (Hermann Baumgarten et
Marc Bloch), un économiste (Gus-
tav Schmoller), un psychosociologue
(Abraham Moles) et un philosophe
(Paul Ricœur). Certains articles sont
d’abord une contribution à une histoi-
re des sciences sociales, d’autres à son
épistémologie, d’autres enn relèvent
davantage du témoignage et / ou de
l’hommage. Ils peuvent diverger, mais
ils s’éclairent et se complètent.
Pourtant, un l directeur traverse le
dossier et fait le lien entre les articles :
la tension entre l’identité de la socio-
logie et l’ouverture interdisciplinaire.
Elles forment un « couple simmélien »,
dans lequel les deux termes sont à la
fois opposés et complémentaires : le
sociologue qui pratique l’interdiscipli-
narité prend le risque de voir son iden-
tité de sociologue diluée ; à l’inverse,
celui qui se cantonne dans sa discipline
risque d’en avoir, et d’en donner aux
autres, une vision étriquée.
La période allemande n
Dans l’Université impériale alle-
mande, la sociologie était encore
embryonnaire avant l’arrivée de Sim-
mel en 1914, c’est-à-dire tout à la n
de cette période. Mais elle a trouvé
à Strasbourg un environnement des
plus favorables à son développement.
L’oncle de Max Weber, Hermann
Baumgarten, enseignait l’histoire éco-
nomique et sociale et Karen Denni
montre qu’il a durablement marqué
son neveu, qui a donné plut tard ses
lettres de noblesse à la sociologie histo-
rique. Économiste et historien, Gustav
Schmoller enseignait la Staatswissen-
scha et Stéphane Jonas montre com-
ment ses travaux ont été repris par
Maurice Halbwachs. Ils ont, en quel-
que sorte, préparé le terrain pour des
recherches proprement sociologiques,
sur la division du travail et les clas-
ses sociales notamment. Ce sont deux
exemples de confrontations interdisci-
plinaires fécondes.
Claudia Portioli montre comment
Simmel a mobilisé la sociologie, la
psychologie et la philosophie pour
comprendre la transformation des
catégories esthétiques dans le contexte
de la production industrielle et de la
grande ville. Il a ainsi ouvert la voie
aux travaux de Walter Benjamin, puis
à ceux de l’École de Francfort sur la
culture de masse.
Le texte de Heribert Becher est une
sorte de témoignage au second degré
sur la n de la vie de Simmel. L’auteur
a réalisé trois entretiens avec Charles
Hauter qui fut l’assistant de Simmel
à Strasbourg et qui est devenu ensuite
Doyen de la Faculté de théologie pro-
testante de Strasbourg. Sur le plan bio-
graphique, selon ce témoin privilégié,
Simmel savait qu’il était médicalement
condamné, mais rien n’accréditerait
ce qu’il appelle « le mythe » de son
suicide. Il aurait cherché à mieux pré-
ciser sa conception de la vie et de la
mort car il n’aurait pas supporté la
critique d’Ernst Bloch qui voyait dans
sa sociologie du conit un éloge de la
guerre et lui reprochait de « trouver la
vérité dans les tranchées », et il crai-
gnait d’avoir été mal compris.
Fondateur de l’École de Chicago,
Robert Park a suivi les cours de Sim-
mel à Berlin et il a soutenu sa thèse à
Strasbourg, mais pas avec lui, contrai-
rement à une légende qu’il n’a pas
démentie. Les recherches de Suzie
Guth dans les archives en apportent
la preuve. Au-delà cette anecdote,
Suzie Guth montre l’inuence réelle
de Simmel sur les débuts de l’École de
Chicago, en particulier pour l’analyse
des relations raciales.
Dans un autre registre, Marie-
Noëlle Denis analyse l’installation de
l’Université impériale à strasbourg.
L’Alsace-Lorraine annexée consti-
tuait un Land rattaché directement à
l’Empereur. La création d’une univer-
sité prestigieuse, avec des professeurs
venant de Berlin et de toute l’Allema-
gne, s’inscrit dans un processus de
colonisation et de germanisation qui
n’a pas été apprécié localement. Le
passé éclaire le présent : après la chute
du Mur de Berlin, les universités de
l’ex-République démocratique alle-
mande ont vécu douloureusement ce
qu’elles ont pu ressentir comme un
processus de colonisation analogue.
D’une guerre à l’autre n
Maurice Halbwachs est la gure
centrale de l’Entre-deux-guerres. Il est
à la fois le défenseur de l’héritage de
Durkheim et de la spécicité du regard
sociologique mais en même temps l’ar-
tisan d’une très grande ouverture. Il
est un n connaisseur de la sociologie
10 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
allemande et des sociologies anglo-
saxonnes et, à Strasbourg, il collabo-
re au développement des méthodes
quantitatives avec les économistes (qui
ont créé un enseignement de démo-
graphie) et les statisticiens. Parallè-
lement, il travaille sur la mémoire
collective avec des psychologues et
des historiens. Dans ce dossier, Chris-
tian de Montlibert souligne sa rigueur
sociologique, théorisant à partir de
données empiriques ables. De façon
complémentaire et cependant oppo-
sée, Jacqueline Carroy, Françoise Oli-
vier-Utard et Freddy Raphaël voient
en lui un passeur de frontières disci-
plinaires. Sociologue incontesté il est
devenu en 1943 président de la Société
de psychologie et il a été élu en 1944 au
Collège de France, pour la chaire de
psychologie collective (qu’il n’a jamais
occupée, puisqu’il a été déporté). Jac-
queline Carroy montre l’intérêt qu’il
portait à l’inconscient et aux rêves,
y compris aux siens. Nous avons ici
un jeu de regards croisés, dans lequel
chacun détient sa part de vérité.
Pour l’Université de Strasbourg, la
Seconde Guerre mondiale et la Libé-
ration ont été une sorte de traversée
du désert. Quand l’Alsace redevient
allemande, l’université est transférée
en catastrophe à Clermont-Ferrand.
Parmi les enseignants résistants, Marc
Bloch et Maurice Halbwachs sont
morts en déportation. À la Libération,
l’Université de Strasbourg reçoit des
soutiens et des encouragements, mais
il y a d’autres priorités et ces bonnes
paroles ne se sont pas concrétisées : les
crédits et les postes ne suivent pas. Le
redémarrage est lent et chaotique.
Cecile Rol montre comment Geor-
ges Gurvitch a été à la fois, l’acteur, le
témoin et la victime de cette période.
Ociellement enseignant à Strasbourg
de 1935 à 1948, il a été très peu pré-
sent physiquement, avec une période
d’exil à New York. Gurvitch avait deux
handicaps : sur le plan scientique, il
était rejeté par les sociologues durkhei-
miens car il était philosophe du droit ;
sur le plan administratif, il avait un
statut précaire car il était étranger. Sa
sociologie n’est pas celle de Durkheim
et Halbwachs, mais il a su faire des
alliances et retourner la situation à son
avantage.
Les années
1950 et 1960 n
Christian de Montlibert présente
aussi Georges Duveau, qui succéda
à Gurvitch en 1948, jusqu’à sa mort
prématurée en 1958. Il avait été jour-
naliste, historien et écrivain. Il a intro-
duit une manière littéraire de faire de
la sociologie, sur l’utopie notamment,
laissant des traces durables à Stras-
bourg.
Crédit photo : éo Haberbusch / AEFC, reproduit avec l'autorisation du groupe AEFC
11
Maurice Blanc & Freddy Raphaël
Strasbourg, carrefour des sociologies (1872-1972)
ierry Paquot présente Julien
Freund, une gure importante de la
sociologie strasbourgeoise d’après
guerre. Fin connaisseur de Weber et
Simmel, il a fait connaître leurs œuvres
en France, jouant un rôle de passeur de
frontières. Dans le prolongement de
Simmel, il a développé une sociologie
du conit originale et il appartient
aux fondateurs de la polémologie, qui
fait partie de la tradition strasbour-
geoise. Il a fondé le Centre d’Études
et de Recherches en Sciences Sociales
(CRESS), Le Laboratoire de sociologie
régionale (qui à travers plusieurs chan-
gements de dénominations deviendra
l’actuel Laboratoire “Cultures et socié-
tés en Europe”) et la Revue des Sciences
Sociales (sous l’appellation de Revue
des Sciences Sociales de la France de
l’Est). ierry Paquot mentionne avec
pudeur ses échanges, à la n de sa vie,
avec l’extrême droite intellectuelle, qui
ont été et restent aujourd’hui matière
à controverse.
Henri Lefebvre a fait un bref pas-
sage à Strasbourg (1961-1966), avant
de « monter » à Paris, comme Hal-
bwachs, Gurvitch et d’autres. Marxiste
non-conformiste, bon connaisseur de
la philosophie allemande, il s’oppose
à Louis Althusser auquel il reproche
de ger le marxisme dans un struc-
turalisme déterministe. Il plaide en
particulier pour la prise en compte
de l’imaginaire et de l’utopie. Michèle
Jolé a fait partie de ses étudiants stras-
bourgeois et son témoignage porte sur
sa pédagogie : ses étudiants ont mené
des enquêtes pour l’Agence d’urba-
nisme, sur la ville de Strasbourg et
sur le projet de ZUP de Hautepierre.
Ils se sont ainsi formés à la fois à la
sociologie urbaine et à une recherche
interdisciplinaire.
Abraham Moles est un enseignant
chercheur inclassable. Physicien, il
s’est reconverti aux sciences humai-
nes et il a élaboré une psychosociologie
de l’espace originale, bénéciant de la
proximité de Lefebvre. Stéphane Jonas
retrace la période où il enseignait à
la fois à l’Université de Strasbourg
et à l’Institut de Design (Gestaltung)
d’Ulm. Il est lui aussi un passeur de
frontières, de l’Allemagne vers la Fran-
ce et vice versa. Lors de la partition des
universités strasbourgeoises, la psy-
chologie s’est séparée de la sociologie
et elle a opté pour l’Université Louis
Pasteur (scientique et médicale), ce
qui a aaibli la psychosociologie stras-
bourgeoise. Abraham Moles n’a pas eu
de successeur.
Le dernier texte du dossier est
consacré au philosophe Paul Ricœur,
qui a enseigné à Strasbourg de 1948 à
1956. Ricœur met le dialogue au cen-
tre de sa philosophie et Gilbert Vin-
cent montre comment il l’a pratiqué
avec les sciences humaines et sociales,
avec Weber et Durkheim notamment
et, marginalement, avec Pierre Bour-
dieu.
Notes
1. Mot à mot, la science de l’État (mais c’est
aussi le sens de statistique). C’est une
combinaison des sciences politiques et
administratives.
2. Ne pas confondre la Lorraine annexée
avec l’actuelle Région Lorraine : elle cor-
respondait au seul Département de la
Moselle.
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !