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L’Affaire de la rue de Lourcine
/22 fév. › 31 mars 07
«Une bouffonnerie féroce et charmante […], l’assassinat en belle humeur, quelque chose comme une tragédie jouée
par des marionnettes et où les victimes reviendraient en ombres chinoises. […] Quelle scélératesse spirituelle et
fine ! Comme [le héros] prend vite son parti du meurtre commis et du meurtre à faire ! Il n’y a pas de degrés pour
lui dans le crime. Il y descend quatre à quatre, gaiement, tranquillement, les mains dans les poches. C’est le
philosophe de l’assassinat», notait Paul de Saint-Victor dans
La Presse
le 29 mars 1857.
L’Affaire de la rue de
Lourcine
fut en effet salué dès sa création comme l’un des chefs-d’œuvre de Labiche. C’est qu’il s’agit de l’une des
plus belles de ces absurdes enquêtes dont l’auteur d’
Un chapeau de paille d’Italie
a le secret. Qu’on en juge :
Monsieur Lenglumé, «homme rangé», tient absolument à prendre part au banquet annuel des anciens élèves de
l’institution Labadens, dont il fut «l’un des élèves les plus… médiocres…». Madame s’y est opposée. Qu’importe :
simulant une migraine, Lenglumé est allé se coucher, puis a filé à l’anglaise pour rejoindre le restaurant. Seulement
voilà – au lendemain de sa soirée entre garçons, lorsqu’il surgit enfin des brumes de l’alcool, Lenglumé ne sait plus
trop ce qu’il a pu faire la veille, au point que les détails les plus triviaux prennent un relief étrange (son réveil est à
lui seul tout un programme : «Où est mon pantalon ?... Tiens ! je suis dedans !... Voilà qui est particulier !...»). Les
recherches qu’il entame alors vont le conduire à découvrir une face de lui-même qu’il ne soupçonnait pas, l’envers
obscur de sa quiétude bourgeoise, dangereux, inexploré – et en fin de compte inexistant. Mais l’enquête fera quand
même une victime… Comme on le voit, sous ses airs de pochade fantaisiste en 21 scènes, la pièce offre l’un des
premiers exemples d’un canevas reposant sur les conséquences d’un épisode amnésique et sur la quête de soi à
laquelle un personnage se voit contraint (le cinéma a donné tout récemment de nombreux exemples de ce type
d’intrigue). Mais la frénésie introspective de Monsieur Lenglumé (où donc, au fait, Labiche allait-il chercher des
noms comme celui-là, qui suggère la combinaison grotesque et un peu poisseuse d’un enrhumé, d’un emplumé et
d’un englué ?) n’est pas seulement le prétexte à un feu d’artifice vaudevillesque. Elle donne aussi à Labiche
l’occasion d’exercer son sens aigu du portrait satirique, aux dépens d’un bourgeois qui en vient à se reconnaître –
et à s’accepter – dans la peau d’un tueur, avant de s’envisager récidiviste… Une comédie hilarante qui est aussi un
hommage volontairement naïf et presque enfantin à l’énormité comique, mise en scène avec tendresse par Makeïeff
et Deschamps (lequel, en complément de programme, interprète lui-même, en alternance, la victime d’un autre trou
de mémoire, dans un lever de rideau insensé signé Georges Courteline).
«Où est mon pantalon ?... Tiens ! je suis dedans !»