Ce qu’il désire au fond, c’est la santé sans la maladie, la
jouissance sans la souffrance, la jeunesse sans la vieillesse
et sans la mort. C’est donc une vie préservée de toutes les
contradictions qui réellement la constituent. Comment s’en
étonner, à une époque où la santé est définie officiellement
comme un état complet de bien-être physique, mental et
social ? Cette seule définition eût amené Nietzsche à tenir
l’utopie de la santé parfaite pour la forme achevée du nihi-
lisme.
Aussi peut-on opposer trait pour trait cette nouvelle utopie à
l’utopie nietzschéenne de la grande santé : à la volonté du
surhomme, s’oppose la production technique d’une surna-
ture ; à la dynamique individuelle de l’affirmation, s’opposent
les dispositifs anonymes de la biomédecine ; à l’indépen-
dance enfin s’oppose une dépendance double : à l’égard de
ces mêmes dispositifs d’une part, à l’égard de la société
conçue elle-même comme un grand organisme protecteur
d’autre part.
Et pourtant cette opposition n’empêche pas, je l’ai dit, une
complicité profonde. Ces deux utopies, en effet, conçoivent
un homme invulnérable ; et toutes deux méconnaissent la
dimension intersubjective la vie humaine. Ce sont, ici et là,
un même déni de finitude et un même oubli de l’altérité qui
soutient notre désir d’être.
C’est en un tout autre sens que je dirai un mot pour terminer
du lieu caché de la santé. Il n’y a pas seulement, en effet, la
démesure ; il n’y a pas seulement la pathologie du désir. Il y
a encore, il y a d’abord le désir compris, ainsi qu’il doit l’être,
comme la mesure intérieure d’un homme.
Le lieu caché de la santé
J’emprunte cette expression : « le lieu caché de la santé »,
à Gadamer, l’un des plus importants penseurs contempo-
rains – même s’il reste peu connu du grand public2. La phi-
losophie de la santé de Gadamer se présente comme une
apologie de l’« art médical », par contraste avec les préten-
tions d’une médecine purement scientifique. C’est pour une
telle philosophie que le lieu de la santé reste un « lieu ca-
ché ». La formule signifie d’abord que la santé, à la différence
de la maladie, n’a pas conscience d’elle-même : sa grâce est
de s’oublier. On pense alors à la définition qu’en donne Bi-
chat : « la vie dans le silence des organes ». Mais Gadamer,
grand lecteur des Anciens, cite un fragment d’Héraclite :
« harmonie latente est plus forte qu’apparente »3. Cette har-
monie, en effet, n’est pas seulement enracinée dans les pro-
fondeurs de notre personne, elle est riche encore de poten-
tialités qui fondent notre confiance en l’avenir et que nous
réalisons d’autant mieux que nous n’y pensons pas. Un autre
fragment d’Héraclite ajoute, à la notion d’harmonie, celle
d’équilibre – entendu comme équilibre de forces contraires4.
Or ces deux notions, selon Gadamer, qui rappelle l’impor-
tance qu’elles avaient aussi pour Hippocrate, définissent po-
sitivement la santé5. Aussi formule-t-il à partir d’elles quatre
remarques que je résume grossièrement et qui intéressent
à plusieurs titres notre problème.
Quelle mesure de la santé ?
Première remarque : l’équilibre qui définit la santé est un
équilibre dynamique ; on peut le comparer à l’équilibre qu’on
a sur un vélo6; c’est, par là même, un équilibre qu’il appar-
tient à chacun de trouver ; Nietzsche le dit à sa façon et il y
a ici, même si c’est le seul, un point d’accord : la santé est
individuelle ; elle ne peut être ramenée, sans abstraction, à
une norme établie à partir de valeurs moyennes.
Deuxième remarque : la santé, bien qu’individuelle, englobe
l’ensemble des rapports qui unissent l’individu, envisagé
comme un tout, à la situation dont il fait partie ; l’homme ne
peut atteindre son état d’équilibre que si l’harmonie règne
non seulement dans son corps et dans son âme, mais encore
entre lui-même et le monde qu’il habite7; cela permet de
comprendre, par contraste, l’expérience qu’il fait dans la ma-
ladie : celle non d’une défaillance mais d’une déchéance8;la
perte de l’équilibre n’est pas seulement, en effet, « un fait
biologique » : c’est encore « un événement biographique » ;
le malade, ainsi, « n’est plus l’homme qu’il était » : « il choit,
2. Gadamer est un représentant de la philosophie herméneutique, qui prit son
essor en Allemagne sous l’impulsion de Schleiermacher, de Dilthey puis de
Heidegger. L’herméneutique fut d’abord l’art d’interpréter les textes, au pre-
mier rang desquels les textes juridiques et religieux. En ce sens, elle resta
longtemps une discipline proche de l’exégèse. Mais la vie et le monde hu-
mains peuvent être conçus eux-mêmes, par analogie, comme des textes à
déchiffrer. C’est ce que pense Gadamer, qui oppose en ce sens la méthode
« compréhensive » des sciences de l’homme à la méthode « explicative » des
sciences de la nature. Or, tout texte, nous le savons, s’offre à plusieurs lec-
tures ; et toute compréhension implique un risque de compréhension erro-
née ; de là justement la nécessité de règles d’interprétation bien définies.
L’interprétation s’impose partout où manque la lumière de l’évidence. C’est
elle que j’avais en vue en parlant, après Platon et Freud, de l’obscur objet du
désir. On peut supposer que l’interprétation n’est étrangère à aucune des
disciplines médicales – à l’exception peut-être de la chirurgie, c’est-à-dire de
la plus technique d’entre elles. La médecine, sans doute, occupe une situation
singulière : d’un côté, elle se rattache à la biologie et partage donc quelque
chose de la méthode explicative des sciences de la nature, qui tient tout phé-
nomène pour l’effet d’une causalité extérieure ; d’un autre côté, elle s’adresse
à un être dont la vie n’est pas celle de la plante ou de l’animal, mais d’une
personne dont les états ont une signification interne et demandent à être
compris comme tels. Mais il n’est pas impossible d’intégrer l’explication à la
compréhension. C’est ce que montrent, sur le plan éthique, l’« information »
et la recherche du « consentement éclairé » du patient. Sur ce plan, toutefois,
la compréhension reste étrangère au processus thérapeutique. Or on pourrait
se demander, en faisant un pas de plus, si elle n’a pas part elle-même à ce
processus. Sans doute faudrait-il alors mettre en avant la fonction du récit
– fonction partagée, au cours de la consultation médicale, par le médecin et
par son patient, et qui permet à ce dernier de s’approprier le sens de sa ma-
ladie. C’est ce qu’ont fait, à l’Université de Columbia, les promoteurs de la
narrative-based medicine. Opposée à l’evidence-based medicine, entièrement
fondée sur l’explication, la narrative-based medicine donne la primauté à la
compréhension, à laquelle elle attribue une efficacité propre.
Je n’évoque la narrative-based medicine que parce qu’elle me paraît s’accorder
avec l’esprit de la philosophie de Gadamer, qui subordonne l’explication par
les causes à la compréhension du sens. Il a cependant peu parlé de la méde-
cine. Sa réflexion sur ce thème se résume à quelques articles réunis dans un
ouvrage paru en langue française sous le titre Philosophie de la santé (Paris,
Grasset-Mollat, 1998).
3. Fragment 54 dans l’édition M. Conche. Paris : PUF ; 1986.
4. « Harmonie qui se retourne sur elle-même, comme l’arc et la lyre : équilibre
de forces contraires. »
5. Il faudrait y ajouter la notion de « rythme ».
6. Op. cit., p. 123.
7. Ibid., p. 52. On peut parler en ce sens d’une conception holiste de la santé.
8. Ibid., p. 66-67.
138 MÉDECINE mars 2011
VIE PROFESSIONNELLE
Médecine et sciences humaines
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