VIE PROFESSIONNELLE Mots clés : anthropologie, santé, sociologie Dans la première partie de cet article, je faisais du désir – et non du besoin – le principe premier des attentes de santé et tenais pour obscur l’objet de ce désir. C’est dans le même sens qu’il sera question, dans cette seconde partie, du lieu caché de la santé. Or le désir ne s’enracine pas seulement dans l’histoire singulière du patient, il dépend encore de ses représentations de la maladie et de la santé. Je m’arrêterai donc, dans un premier temps, sur ces représentations ou plutôt sur les utopies qui orientent, en la matière, notre horizon d’attente. J’ai évoqué, en commençant, l’utopie de la santé parfaite. Il en est cependant une autre. On est frappé en effet de l’opposition, aujourd’hui, entre deux espèces d'attentes : celle d’une médecine naturelle et atechnique à laquelle suffirait la connaissance intime, par l’individu, de son propre corps – chacun pouvant être dans ce cas son propre médecin ; et celle de techniques médicales toujours plus performantes au service d’un corps-machine abandonné entre les mains des spécialistes. Je supposerai que ces deux attentes, malgré leur opposition, ne sont pas sans lien entre elles, et correspondent à deux utopies concurrentes mais complices. C’est contre celles-ci que je parlerai, dans un deuxième temps, du lieu caché de la santé, et que je poserai à nouveaux frais la question de l’évaluation appliquée à la fois aux attentes du patient et à l’efficacité du traitement. L'obscur objet du désir et le lieu caché de la santé Deuxième partie : le lieu caché de la santé « Grande santé » et « santé parfaite » : deux utopies concurrentes mais complices L’une est l’utopie nietzschéenne de la « grande santé », l’autre l’utopie technicienne de la « santé parfaite ». DOI : 10.1684/med.2011.0677 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Jérôme Porée Université de Rennes 1 Médecine et sciences humaines « Grande santé », ou la fiction du « surhomme » La première utopie se confond avec la fiction du « surhomme », développée par Nietzsche dans divers écrits. La lecture du § 120 du Gai savoir permet de la ramener à trois thèses complémentaires : 136 MÉDECINE mars 2011 – première thèse : il n’y a pas de santé en soi ; car il faudrait pour cela qu’il y ait un corps en soi ; or un tel corps n’existe pas ; il ne serait, en effet, le corps de personne ; seul existe le corps qu’un individu peut identifier et s’approprier comme sien ; il n’y a donc pas une mais d’« innombrables santés du corps » ; – deuxième thèse : relative à l’individu dans ce qu’il a de « singulier » et d’« incomparable », la santé l’est par là même à sa propre puissance d’exister, autrement dit à son désir, au sens général que Spinoza donne à ce terme ; – troisième thèse : la santé ainsi définie inclut la maladie ; elle ne peut donc aller jusqu’à ce qui serait la santé parfaite ; vouloir celle-ci, c’est là justement, aux yeux du surhomme, la plus grande maladie ; son attitude à l’égard des pathologies répertoriées par la science médicale n’est pas autre alors que celle qu’il VIE PROFESSIONNELLE Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Médecine et sciences humaines affirme à l’égard de la souffrance, qui constitue pour lui l’épreuve décisive. Trois traits caractérisent cette attitude : Le premier est la force de la volonté. Devant la souffrance, en effet, deux attitudes sont possibles, qui consistent, l’une à s’en plaindre, l’autre à la vouloir « encore plus profonde ». Or cette volonté seule est accordée à la vie réelle. Cette attitude seule par conséquent est sage. Elle prouve la vitalité du vivant et son aptitude à tirer des pires expériences des forces nouvelles. Telle est – deuxième trait – la dynamique de l’affirmation. La souffrance même du surhomme fortifie sa volonté. Souffrir plus est vouloir plus ; et vouloir plus est vivre plus – c’està-dire « croître », « monter », « gagner en puissance ». La découverte de la « volonté de puissance » est précisément celle de cette loi de croissance exponentielle. Il appartient à chaque vivant de la faire sienne en inventant une manière de vivre appropriée. Faut-il ajouter que le surhomme n’a, pour cela, besoin de personne ? Sa liberté l’exige. Elle se confond pour lui avec – troisième et dernier trait – l’indépendance. C’est lui seul, en effet, qui oppose la puissance à l’impuissance, lui seul qui transforme ses défaites en victoires, lui seul enfin qui se propulse en avant et se rit de tout. Tout autre est l'homme de la seconde utopie Il va de soi, pour lui, que la souffrance est un mal. La vie bonne, c’est la vie sans souffrance. C’est donc aussi la vie sans la vieillesse et sans les maladies. Que désirer d’autre, si la vie est elle-même la seule valeur ? Une chose, pourtant : la vie sans fin. On est au plus loin alors de l’exigence hautement spirituelle qui anime la doctrine nietzschéenne de la volonté de puissance. Au rire du surhomme et à la force intérieure de sa volonté succèdent la peur de mourir et la hantise des agressions extérieures. Et si c’est symboliquement que le premier, « à l’heure de midi », hume l’air pur des montagnes [1], c’est réellement que celui dont je parle craint la pollution, la fumée, les toxines, le cholestérol et les mauvais gènes. Bien respirer, bien manger, bien dormir, telles sont les nouvelles voies du salut. Elles ne portent pas par hasard le nom de certaines fonctions biologiques. Car le salut est conçu lui-même alors comme l’optimisation de ces fonctions. Il est le salut du corps préalablement réduit à l’organisme. Ajoutons cependant qu’à l’optimisation des fonctions de l’organisme, l’organisme lui-même ne suffit pas. Il a besoin pour cela d’une médecine plus puissante qu’il ne l’est lui-même. Telle est justement la nouvelle médecine scientifique et technique. Elle seule dispose de la puissance. Elle seule donc lui permet de tendre vers sa propre perfection. L’ouvrage que Lucien Sfez a consacré à cette nouvelle utopie [2] s’ouvre sur la fiction de Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, publiée en 1886. Cette fiction raconte la fabrication, par un certain Edison, du double rêvé d’une femme réduite par la grâce de la technique à une poupée insensible et parfaitement idiote. Toujours souriante, toujours jeune, toujours belle, elle ne sait rien du trouble de penser et de la peine de vivre. La nouvelle Ève suppose, bien sûr, un nouvel Adam. Elle suppose donc un homme prêt, lui aussi, à échanger sa liberté contre la sécurité, et son esprit inquiet contre un corps parfait. Fiction sans doute mais fiction réelle puisque, d’une part, elle correspond à la conception dominante dans nos sociétés, et que, d’autre part, elle dispose désormais des moyens que la science et la technique mettent à notre disposition. Voilà précisément l’homme dont nous parlons : un vivant qui se veut seulement vivant et qui atteint sa propre perfection grâce à l’artifice de la science et de la technique biomédicales. On en a un bon exemple avec la médecine prédictive puisqu’elle a pour but de supprimer, avant même leur apparition, toutes les maladies susceptibles de contrarier cet idéal. Sfez évoque à ce propos une femme de la bourgeoisie intellectuelle de Berkeley qui lui annonce un jour qu’elle vient, à titre préventif, de se faire enlever les ovaires. Stupéfaction de notre auteur : « jamais un chirurgien français n’aurait fait cela ! » 1. « Tout de même », réplique-t-elle, « il m’a fallu négocier avec les médecins : ils m’ont fait promettre que, s’ils m’enlevaient les ovaires, je ne supprimerais pas ensuite les seins ». Il est surprenant alors que Sfez, quelques pages plus loin, assimile la santé parfaite à la « grande santé » du surhomme. C’est un contresens manifeste. S’il s’agit, justement, de la prédiction, qui est peut-être le trait le plus caractéristique de l’utopie de la santé parfaite, il n’est qu’à lire par contraste le § 287 du Gai savoir : « mes pensées doivent m’indiquer où j’en suis : non me révéler où je vais ; j’aime l’ignorance de l’avenir et ne veux succomber à l’impatience ni à la saveur anticipée des choses promises ». L’avenir, programmé, n’est plus l’avenir. Calculable et prévisible, il ressemble au passé. L’homme qui désire cet avenir est donc plus mort que vif. 1. La scène se passe en 1990, donc il y a plus de vingt ans... MÉDECINE mars 2011 137 VIE PROFESSIONNELLE Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Médecine et sciences humaines Ce qu’il désire au fond, c’est la santé sans la maladie, la jouissance sans la souffrance, la jeunesse sans la vieillesse et sans la mort. C’est donc une vie préservée de toutes les contradictions qui réellement la constituent. Comment s’en étonner, à une époque où la santé est définie officiellement comme un état complet de bien-être physique, mental et social ? Cette seule définition eût amené Nietzsche à tenir l’utopie de la santé parfaite pour la forme achevée du nihilisme. Aussi peut-on opposer trait pour trait cette nouvelle utopie à l’utopie nietzschéenne de la grande santé : à la volonté du surhomme, s’oppose la production technique d’une surnature ; à la dynamique individuelle de l’affirmation, s’opposent les dispositifs anonymes de la biomédecine ; à l’indépendance enfin s’oppose une dépendance double : à l’égard de ces mêmes dispositifs d’une part, à l’égard de la société conçue elle-même comme un grand organisme protecteur d’autre part. Et pourtant cette opposition n’empêche pas, je l’ai dit, une complicité profonde. Ces deux utopies, en effet, conçoivent un homme invulnérable ; et toutes deux méconnaissent la dimension intersubjective la vie humaine. Ce sont, ici et là, un même déni de finitude et un même oubli de l’altérité qui soutient notre désir d’être. C’est en un tout autre sens que je dirai un mot pour terminer du lieu caché de la santé. Il n’y a pas seulement, en effet, la démesure ; il n’y a pas seulement la pathologie du désir. Il y a encore, il y a d’abord le désir compris, ainsi qu’il doit l’être, comme la mesure intérieure d’un homme. Le lieu caché de la santé J’emprunte cette expression : « le lieu caché de la santé », à Gadamer, l’un des plus importants penseurs contemporains – même s’il reste peu connu du grand public 2. La philosophie de la santé de Gadamer se présente comme une apologie de l’« art médical », par contraste avec les prétentions d’une médecine purement scientifique. C’est pour une telle philosophie que le lieu de la santé reste un « lieu caché ». La formule signifie d’abord que la santé, à la différence de la maladie, n’a pas conscience d’elle-même : sa grâce est de s’oublier. On pense alors à la définition qu’en donne Bichat : « la vie dans le silence des organes ». Mais Gadamer, grand lecteur des Anciens, cite un fragment d’Héraclite : 2. Gadamer est un représentant de la philosophie herméneutique, qui prit son essor en Allemagne sous l’impulsion de Schleiermacher, de Dilthey puis de Heidegger. L’herméneutique fut d’abord l’art d’interpréter les textes, au premier rang desquels les textes juridiques et religieux. En ce sens, elle resta longtemps une discipline proche de l’exégèse. Mais la vie et le monde humains peuvent être conçus eux-mêmes, par analogie, comme des textes à déchiffrer. C’est ce que pense Gadamer, qui oppose en ce sens la méthode « compréhensive » des sciences de l’homme à la méthode « explicative » des sciences de la nature. Or, tout texte, nous le savons, s’offre à plusieurs lectures ; et toute compréhension implique un risque de compréhension erronée ; de là justement la nécessité de règles d’interprétation bien définies. L’interprétation s’impose partout où manque la lumière de l’évidence. C’est elle que j’avais en vue en parlant, après Platon et Freud, de l’obscur objet du désir. On peut supposer que l’interprétation n’est étrangère à aucune des disciplines médicales – à l’exception peut-être de la chirurgie, c’est-à-dire de 138 MÉDECINE mars 2011 « harmonie latente est plus forte qu’apparente » 3. Cette harmonie, en effet, n’est pas seulement enracinée dans les profondeurs de notre personne, elle est riche encore de potentialités qui fondent notre confiance en l’avenir et que nous réalisons d’autant mieux que nous n’y pensons pas. Un autre fragment d’Héraclite ajoute, à la notion d’harmonie, celle d’équilibre – entendu comme équilibre de forces contraires 4. Or ces deux notions, selon Gadamer, qui rappelle l’importance qu’elles avaient aussi pour Hippocrate, définissent positivement la santé 5. Aussi formule-t-il à partir d’elles quatre remarques que je résume grossièrement et qui intéressent à plusieurs titres notre problème. Quelle mesure de la santé ? Première remarque : l’équilibre qui définit la santé est un équilibre dynamique ; on peut le comparer à l’équilibre qu’on a sur un vélo 6 ; c’est, par là même, un équilibre qu’il appartient à chacun de trouver ; Nietzsche le dit à sa façon et il y a ici, même si c’est le seul, un point d’accord : la santé est individuelle ; elle ne peut être ramenée, sans abstraction, à une norme établie à partir de valeurs moyennes. Deuxième remarque : la santé, bien qu’individuelle, englobe l’ensemble des rapports qui unissent l’individu, envisagé comme un tout, à la situation dont il fait partie ; l’homme ne peut atteindre son état d’équilibre que si l’harmonie règne non seulement dans son corps et dans son âme, mais encore entre lui-même et le monde qu’il habite 7 ; cela permet de comprendre, par contraste, l’expérience qu’il fait dans la maladie : celle non d’une défaillance mais d’une déchéance 8 ; la perte de l’équilibre n’est pas seulement, en effet, « un fait biologique » : c’est encore « un événement biographique » ; le malade, ainsi, « n’est plus l’homme qu’il était » : « il choit, la plus technique d’entre elles. La médecine, sans doute, occupe une situation singulière : d’un côté, elle se rattache à la biologie et partage donc quelque chose de la méthode explicative des sciences de la nature, qui tient tout phénomène pour l’effet d’une causalité extérieure ; d’un autre côté, elle s’adresse à un être dont la vie n’est pas celle de la plante ou de l’animal, mais d’une personne dont les états ont une signification interne et demandent à être compris comme tels. Mais il n’est pas impossible d’intégrer l’explication à la compréhension. C’est ce que montrent, sur le plan éthique, l’« information » et la recherche du « consentement éclairé » du patient. Sur ce plan, toutefois, la compréhension reste étrangère au processus thérapeutique. Or on pourrait se demander, en faisant un pas de plus, si elle n’a pas part elle-même à ce processus. Sans doute faudrait-il alors mettre en avant la fonction du récit – fonction partagée, au cours de la consultation médicale, par le médecin et par son patient, et qui permet à ce dernier de s’approprier le sens de sa maladie. C’est ce qu’ont fait, à l’Université de Columbia, les promoteurs de la narrative-based medicine. Opposée à l’evidence-based medicine, entièrement fondée sur l’explication, la narrative-based medicine donne la primauté à la compréhension, à laquelle elle attribue une efficacité propre. Je n’évoque la narrative-based medicine que parce qu’elle me paraît s’accorder avec l’esprit de la philosophie de Gadamer, qui subordonne l’explication par les causes à la compréhension du sens. Il a cependant peu parlé de la médecine. Sa réflexion sur ce thème se résume à quelques articles réunis dans un ouvrage paru en langue française sous le titre Philosophie de la santé (Paris, Grasset-Mollat, 1998). 3. Fragment 54 dans l’édition M. Conche. Paris : PUF ; 1986. 4. « Harmonie qui se retourne sur elle-même, comme l’arc et la lyre : équilibre de forces contraires. » 5. Il faudrait y ajouter la notion de « rythme ». 6. Op. cit., p. 123. 7. Ibid., p. 52. On peut parler en ce sens d’une conception holiste de la santé. 8. Ibid., p. 66-67. VIE PROFESSIONNELLE Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Médecine et sciences humaines il est expulsé de son cadre de vie » habituel ; il reste cependant, même alors, un homme qui aspire à réintégrer ce cadre de vie et à retrouver l’équilibre qui y était le sien 9. La question qui se pose alors est de savoir comment mesurer cet équilibre. C’est l’objet de la troisième remarque, qui invite à distinguer entre deux espèces de mesure. Gadamer se fonde ici sur la différence que fait Platon, dans un texte à vrai dire marginal 10, entre metron et metrion. Metron se dit de la mesure appliquée de l’extérieur à une chose à l’aide d’outils censés convenir également à toutes, metrion de la mesure inhérente à la chose même. Si l’une est « entre les mains de la science », l’autre est entre nos mains 11. Les deux, sans doute, sont nécessaires, mais le médecin, s’il ne peut se priver de la première, doit la mettre au service de la seconde : elle ne peut être qu’un moyen auxiliaire pour permettre au patient de retrouver lui-même son équilibre perturbé par la maladie. D’où une quatrième et dernière remarque, relative justement à l’art médical : d’abord la médecine, on l’a dit, est un art et non une science ; ensuite cet art se distingue de tous les autres par le fait qu’il ne fabrique rien ; le mot tékhnè, qui désigne toutes les activités qui trouvent leur fin dans la production d’une œuvre extérieure, ne lui convient que pour une part ; dans « l’expérience de l’équilibration » que font ensemble le patient et le médecin, écrit Gadamer, « tout l’effort tend paradoxalement à [...] laisser l’équilibre se mettre en place de lui-même » 12 : le soin contribue à l’autorégulation de la vie et le rôle du médecin se borne à aider le patient à se passer de sa personne. Aussi est-ce là, en général, le principe de toute action médicale : se supprimer soi-même en s’accomplissant. Tant que l’on tient l’enfant pour l’empêcher de tomber de vélo, il ne sait pas faire du vélo. Mais en quoi consiste, précisément, l’art médical et comment peut-il répondre aux attentes du patient ? Comment surtout peut-il discerner, parmi ces attentes, celles qui correspondent à une nécessité réelle ? Je me 9. Ibid., p. 52-53. 10. Et apparemment étranger à la médecine. Il s’agit d’un passage du Politique où la question est de savoir comment différencier le véritable homme d’État du simple fonctionnaire. 11. Ibid., p. 109. 12. Ibid., p. 48-49. contenterai, pour répondre à ces questions, de citer encore deux propos de Gadamer. Ils pourront sembler triviaux mais ils permettent d’échapper, au moins dans le principe, au dilemme que j’avais formulé en commençant et que renforce à sa façon l’opposition platonicienne entre metron et metrion : ou une mesure objective mais abstraite, le sens que le malade donne à son état et les perspectives qu’il exprime étant exclus alors du savoir médical et des propositions thérapeutiques qui en dérivent ; ou une mesure subjective mais arbitraire – le patient étant supposé alors détenir seul la vérité sur la maladie et sur son traitement. Hugues Rousset parle, eu égard au premier terme du dilemme, d’une « médecine sans malade » [3]. Mais on ne saurait préférer, à cette médecine sans malade, un malade sans médecine. Gadamer écrit d’abord que rien ne compte autant que « l’écoute du patient » et il montre l’importance, à cet égard, de l’interprétation. Car, si écouter est un art (il faut peut-être le rappeler à ceux qui croient que n’importe qui le peut sans formation particulière), cet art consiste bien souvent à chercher le sens caché sous le sens apparent. Rappelons-nous Héraclite : « harmonie latente est plus forte qu’apparente » : la loi de la santé est aussi celle de l’écoute. Or l’écoute implique le dialogue et c’est justement l’objet du second propos, où ce mot reçoit une signification qui n’est en vérité ni creuse ni convenue. « Le dialogue », écrit Gadamer, « détermine la part décisive de l’acte médical et ce, pas seulement chez le psychiatre ». Il permet, en outre, « d’humaniser une relation entre deux êtres fondamentalement inégaux », comme le sont justement le médecin et son patient. On doit donc voir en lui l’instance ultime d’évaluation de ce qui est réellement nécessaire à ce dernier 13. C’est une forme de communication où l’un (le médecin) aide l’autre (le patient) à trouver sa propre mesure. Quelle efficacité thérapeutique ? Mais le dialogue, pour Gadamer, ne permet pas seulement d’évaluer les besoins du patient, il contribue encore au traitement lui-même. C’est pourquoi il voit en lui la « part décisive » de l’acte médical. On peut se demander alors – et c’est la question que je voudrais poser pour finir – s’il ne faut pas réhabiliter certains traitements dont l’efficacité, pour n’être pas scientifiquement prouvée, n’en est pas moins réelle. Qu’est-ce, en effet, qu’un traitement efficace ? Selon les critères en vigueur dans la recherche biomédicale, la seule efficacité qui compte est une efficacité moyenne de type probabiliste. Mais il n’est pas dit qu’un traitement inefficace selon ces critères ne soit pas efficace pour un patient donné. Une étude récente l’a montré pour l’acupuncture contre la volonté d’un chercheur qui espérait démontrer son inefficacité et qui avait divisé à cette fin un ensemble de patients souffrant de douleurs chroniques en trois groupes : dans un groupe, les patients se voyaient appliquer les points d’acupuncture prescrits par la médecine chinoise traditionnelle ; 13. Je rejoins à ce point la notion de « dialogue constructif » mobilisée dans le Livre blanc rédigé sous la responsabilité du président du Comité médical d’une mutuelle de santé, Antoine Rogier. Le constat de départ est le même : « on n’investit pas [suffisamment] aujourd’hui sur la relation patient-médecin, sur sa fonction d’échange et d’éducation à la santé, comme levier de l’amélioration de l’usage des soins » (op. cit., p. 41). MÉDECINE mars 2011 139 VIE PROFESSIONNELLE Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Médecine et sciences humaines dans le deuxième, les aiguilles étaient appliquées au hasard ; dans le troisième enfin, les patients continuaient de recevoir leur traitement habituel. Or le résultat fut identique pour les deux premiers groupes – ce qui confirmait, en un sens, les soupçons du chercheur – mais dans ces deux groupes, un patient sur deux se déclara durablement soulagé. Dans le dernier groupe, en revanche, aucun ne le fut [4]. Un traitement irrationnel selon la mesure de la science, n’est donc pas forcément déraisonnable selon la mesure de la personne. Et cela n’est pas, faut-il le dire, une défense de l’acupuncture, mais une invitation à interroger à nouveaux frais les notions d’efficacité et de service médical rendu. Ne peut-on d’ailleurs étendre cette observation à d’autres médecines alternatives ? On peut se demander, dans tous les cas, ce qu’il faut préférer : une thérapeutique dont l’efficacité est démontrée mais faible ou une thérapeutique dont l’efficacité est indémontrée mais forte ? À titre de comparaison, le taux de satisfaction à moyen terme de quelques uns des antidépresseurs les plus courants est de 2 pour 54 [4]. Cela ne dispense pas, certes, de s’interroger sur ce qui fait que « ça marche ». La notion d’« efficacité symbolique », chère à Lévi-Strauss [5], trouverait sans doute ici sa place. Une telle efficacité n’a cependant rien de mécanique. Elle dépend fondamentalement du désir compris comme désir de l’autre. Plutôt que d’« effet placebo », il vaut donc mieux parler à son propos d’effet relation. Cet effet n’a rien d’étonnant si l’on admet, avec Gadamer, que la consultation est la modalité essentielle de l’acte médical. Il n’est pas étonnant non plus qu’il augmente avec la durée. C’est une fleur dans le jardin de l’homéopathie, lors même qu’on nierait l’efficacité spécifique des traitements qui s’en réclament. C’en est une aussi, s’il s’agit de santé mentale, dans celui de la psychanalyse. Mais les choses, ainsi dites, sont encore trop simples. « Simplifiez ! Simplifiez ! », entend-on dire partout. « Compliquez ! Compliquez ! », répondent Gadamer et les philosophes de son école. C’est ce que j’ai essayé de faire, trop longuement sans doute, pas assez cependant. Références : 1. 2. 3. 4. 5. Nietszche F. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris: Rééditions Livre de Poche. Sfez L. La santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie. Paris: Seuil; 1995. Rousset H. Communication lors du « colloque « Herméneutique et médecine ». Université de Lyon, 22-24 janvier 2009 . Beaussageon R. Polysémie de la notion d’efficacité thérapeutique. In : Introduction à l’herméneutique médicale. Paris : Le Cercle Herméneutique, 2011: 63-71. Lévi-Strauss C. Anthropologie structurale. Paris: Pocket; 2003. L'obscur objet du désir et le lieu caché de la santé La médecine est un art et non une science, art distinct de tous les autres par le fait qu’il ne fabrique rien. Le soin contribue à l’autorégulation de la vie et le rôle du médecin est d’aider le patient à se passer de sa personne. Cela ne dispense pas de s’interroger sur la notion d’efficacité, mais celle-ci dépend fondamentalement du désir compris comme désir de l’autre. Plutôt que d’effet placebo, il vaut donc mieux parler à son propos d’effet relation. The obscure object of desire and the secret places of Health Medicine is an art, not a science, an art distinct from all others in that it does not produce anything. Care contributes to the autoregulation of life and the physician’s role is to assist the patient to live without his person. This should not prevent us from questioning the concept of efficiency, but fundamentally this relies on understanding the desire as the desire of the other. Rather than a placebo effect, it is better to talk about it as a relationship effect. Key words: anthropology, health, sociology 140 MÉDECINE mars 2011