Synthèse Conférence du 24 juin 2010 – Bernard Benattar à la CCI de Besançon – Contacter Fact : 03 81 25 52 80 Qualité de vie au travail : utopie ou opportunité ? Bernard Benattar http://penser-ensemble.eu/ La manie des philosophes c’est d’aller chercher les significations multiples des termes d’un énoncé, de les discuter avant de prendre parti. Vouloir réunir philosophie et travail, peut paraître paradoxal, tant la philosophie académique semble vouloir tenir à distance tous ceux qui n’en sont pas. Et pourtant tous les jours j’entends des gens se plaindre d’avoir « la tête dans le guidon ou les mains dans le cambouis ». Une manière de dire ce désir de s’arracher aux contraintes quotidiennes et aux urgences de la production, en prenant le temps de réfléchir à ses enjeux, au bien fondé de leurs actions, a des accords de fonds, à l’amélioration de la qualité de vie au travail... Cette réflexion là est aussi je crois une part non négligeable du travail. Un technicien de France Télécom me disait qu’il serait urgent par exemple de s’arrêter un moment pour se demander ce qu’est une intervention (qui est au cœur du métier), à partir de quand cela commence ? Au moment de sonner chez le client ou en amont par la consultation des manuels techniques ? On manque disait-il d’une théorie partagée de l’intervention sur laquelle s ‘appuyer pour construire son propre jugement et décider quoi faire. Je voudrais revenir sur tous ces mots – comme réservoirs de pensée -, que nous avons ici en commun : Qualité de vie au travail : Opportunité ou utopie ? Quel est le mot le plus important ? J’ai envie de choisir en premier lieu le mot vie si peu discuté ! Tout à l’heure on disait qu’il faut d’abord être en bonne santé avant de s’occuper de qualité de vie. Quelle idée nous faisons nous de la vie ? Descartes la considérait comme une mécanique indépendante de l’esprit. Il n’aurait jamais parlé des RPS comme facteur des TMS ! Il aurait seulement étudié les frottements, les usures, les anomalies de fonctionnement. Une autre conception de la vie consiste à la représenter comme un ensemble de petites machines autonomes mais articulées les unes aux autres. De là on a pensé soigner les organes directement en rapport avec l’action, on a conçu des postes de travail intégrés pour limiter les fatigues. Mais un courant « vitaliste » a élargi la conception de la vie en termes de souffle, d’énergie, de mouvement, d’animation et de dynamisme. C’est évidemment là que se situe ma préférence pour parler de qualité de la vie d’homme au travail, du coté de cette vitalité qu’on ne peut jamais seulement réduire à l’un ou l’autre de ses organes. Une qualité de vie telle que l’on puisse se sentir vivant ! La qualité d’un produit ou d’un process, au sens actuel des normes ISO 9000, doit pouvoir s’objectiver, se mesurer et se modéliser, afin d’en assurer la constance dans la reproduction. Mais qu’en est-il de la qualité de la vie au travail pas si facile à distinguer du process ? Synthèse Conférence du 24 juin 2010 – Bernard Benattar à la CCI de Besançon – Contacter Fact : 03 81 25 52 80 Je me souviens d’une fabrique de chocolat où j’étais intervenu, qui était entrée dans un processus de certification. Un jour un des artisans chocolatiers m’avait dit : « tu sais, on m’a demandé d’indiquer les températures de cuisson, j’ai répondu n’importe quoi, parce que moi je sens le parfum, je goute, j’observe la teinte et je regarde les nuages dans le ciel, pour décider de la bonne cuisson, ça dépend de tellement de facteurs ! ». Les qualités organoleptiques du produit proviennent des qualités sensorielles de l’opérateur, tenter de les objectiver, c’est aussi le déposséder d’un plaisir d’appréciation qui engage le corps au travail et participe grandement à sa propre qualité de vie ! La qualité de vie au travail se compare certainement à ce que nous sommes légitimes d’attendre dans une époque et un contexte. Non pas gagner 18 000 Euros par mois pour la plupart des salariés en France, mais « une bonne ambiance dans des locaux agréables, un bon travail utile dont je puisse être fier, une bonne entente, la confiance réciproque, un chef juste, liberté, reconnaissance, autonomie, souplesse», ont répondu les personnes interrogées dans la rue. Rien de très couteux ici, mais des valeurs existentielles difficiles à définir une fois pour toutes, dont la réalisation relève bien plus à mon sens, d’un questionnement philosophique partagé que d’une mesure normative. D’un autre coté, il est aujourd’hui fréquent de rappeler l’étymologie du mot travail, tripalium en latin, c’est-à-dire torture, pour signifier sans doute qu’il est obligation, contrainte, domination, souffrance, à l’opposé du jeu, du loisir ou du plaisir. Est-ce à dire qu’une trop bonne qualité de vie au travail risquerait de nous faire oublier que c’est du travail, oublier les luttes politiques et syndicales, oublier la rigueur et la vigilance nécessaires à la tâche, s’oublier soi-même ? La qualité de vie, il faudrait en ce sens aller la chercher ailleurs, en famille, entre amis, à condition bien sûr de ne pas se laisser tuer à la tâche. Cela ne fait pas si longtemps que ça que le minimum dans le travail institué est de protéger absolument la vie. C’est un grand pas en héritage de la philosophie des lumières, un tournant Kantien : « l’homme ne peut pas être employé comme un moyen, sans tenir compte du fait qu’il est en même temps une fin en soi ». Il y a sans doute un bon nombre de lois du travail qui découlent de ce tournant moral et qui imposent au minimum de ne pas sacrifier la vie au nom de la production ou de l’œuvre. Mais si chaque homme doit être est considéré comme une fin en soi, une volonté autonome, c’est le travail qui devient un moyen : Il n’est plus seulement obligation subie mais nécessité assumée, celle de gagner sa vie, de contribuer au vivre ensemble, au bien commun, à la croissance de la société, à la civilisation. Il est médiation entre les hommes, les cultures, les territoires, facteur indéniable de socialisation. Il favorise le dépassement de soi, l’apprentissage de l’effort, l’inventivité, le développement des compétences. Où commence l’utopie et où finit une juste revendication ? J’ai un jour proposé sous forme de plaisanterie, à des banquiers d’imaginer un monde sans banque et l’un d’entre eux en me regardant droit dans les yeux m’a répondu : « Bernard les plaisanteries les plus courtes sont les meilleurs ! ». L’utopie n’a pas bonne presse aujourd’hui, tant elle connote une chimère inconsistante ou un totalitarisme par où tout est pensé d’avance. Pourtant je prendrais volontiers la défense de l’utopie en ce qui concerne le travail, comme courage d’imaginer pour demain ou après demain et pour nos enfants, une autre façon de travailler, pour qui, pour quoi, au nom de quoi. De quoi participent nos Synthèse Conférence du 24 juin 2010 – Bernard Benattar à la CCI de Besançon – Contacter Fact : 03 81 25 52 80 progrès, nos conversions ou mutations ? Sans doute de cette conjonction entre la rencontre avec l’âpreté du réel et notre capacité à imaginer un monde meilleur. Se donner le droit et le courage de construire une idée du travail utopique, optimiste et critique, en référence à nos valeurs communes, semble opportun aujourd’hui, pour échapper aussi à cette vision anesthésiante d’un pire à venir et du déclin qui nous obsèdent tant, une manière de savoir ensemble ce que l’on veut vraiment, même si l’on est loin du compte. D’un point de vue philosophique, j’en vois cinq grandes directions concomitantes, bien évidemment non exhaustives, pouvant faire débat : . Persévérer dans son être : pouvoir rester en vie et intègre . Développer sa puissance d’agir : avoir des effets visibles sur le monde, se reconnaitre utile, capable, créateur, libre . Trouver du plaisir dans ce qu’on fait : éprouver des sensations variées, s’émouvoir, se laisser affecter, user de toutes ses facultés . Pouvoir désirer et aimer : chercher, vouloir autant la fin que les moyens, le beau, le bon, le vrai, le bien, le juste . Faire autorité : créer du sens et le transmettre Le travail nous spécialise tant, qu’avec le temps on en oublie bon nombre de nos facultés. Se sentir vivant c’est avoir l’usage de ses facultés, non pas toutes en même temps, mais tour à tour, dans leur variété, pouvoir en pessimiser certaines pour en optimiser d’autres et inversement. J’ai vu dans une usine de production de produits chimiques très dangereux pour l’environnement, des ingénieurs surdiplômés passer leur temps à contrôler des écrans sans rien avoir d’autre à faire. On a eu la bonne idée de leur proposer de se former au métier de pompier et de partager leur temps entre ces deux métiers pour qu’ils retrouvent l’emploi d’autres facultés, d’autres sensations et par la même qu’ils renouvellent leurs capacités d’attention. Le désir, cœur de notre vitalité, boussole de notre puissance d’agir et de nos joies, est une culture sans fin et se nourrit sans cesse de son objet, contrairement au besoin qui s’y épuise. Dormir s’est mettre fin à son sommeil, mais le désir de justice ou de vérité ou de reconnaissance n’a pas de terme. Le problème c’est que le désir est fragile et peut s’éteindre si on ne trouve plus rien pour le cultiver. Dans notre tradition philosophique occidentale, on court (peut-être trop), tout particulièrement après ces inépuisables valeurs que sont le beau, le bien, le vrai, le juste et le bon. Un magistrat me disait que ce qu’il cherchait avant tout c’était à pouvoir rédiger un beau jugement, sans quoi son travail perdait son sens. On mésestime souvent la force motrice de ce désir de beau dans des environnements de travail pensés seulement en termes d’efficacité. Les magnifiques machines exposées au musée des Arts et Métiers à Paris témoignent indéniablement de ce désir là encore à l’œuvre dans le début de l’ère industrielle, la belle machine valorisant le bel ouvrage. Le désir de vérité, de parler vrai, de franchise, non loin de la confiance, occupe bien des conflits dans le travail, quand les signes en interdisent l’accès. Le désir de justice ou d’équité aussi : la directrice d’une agence bancaire à qui on demandait de pousser vers la porte un collaborateur qui ne faisait plus ses résultats m’avait confié qu’elle ne pouvait pas le faire parce qu’elle était catholique et qu’elle le savait en grande détresse suite à son divorce. Son référentiel intime de la justice ne pouvait s’accommoder de cette injonction professionnelle. Synthèse Conférence du 24 juin 2010 – Bernard Benattar à la CCI de Besançon – Contacter Fact : 03 81 25 52 80 Conclusion sur l’opportunité : Il y a un mot philosophique très joli pour désigner ce qui est opportun, c’est le Kairos. C’est le moment opportun, le moment précis, le moment ou jamais. Avant ce n’est pas possible et après c’est trop tard. Améliorer la qualité de vie au travail, qui se pose la question et à quel moment ? L’ergonome, l’employeur, le cadre, le salarié, l’actionnaire, l’intervenant, le philosophe, avant, pendant ou après la crise ? Evidemment, les urgences ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. A un moment donné, un seul ressent la fatigue, c’est celui qui travaille. Et c’est le seul qui peut s’insurger contre celui qui n’est pas fatigué. Le Kairos, c’est la conscience avisée de ce qui dépend de moi, parce que ça ne peut pas continuer comme ça. Et puis l’opportunité, comme je le disais pour la banquière, c’est aussi la rencontre réelle avec l’autre, une responsabilité dont je fais l’expérience et qui n’est pas toujours écrite dans ma mission. Souvent, les gens disent « avec les collègues ça va bien parce qu’ils comprennent », ils comprennent non pas seulement parce qu’ils sont collègues mais parce que la responsabilité des uns vis à vis des autres est concrète, tangible, elle est liée à la rencontre du visage de l’autre (cf. Emmanuel Levinas). L’urgence pour moi devient l’urgence pour l’autre, parce que je le rencontre dans un vrai dialogue. Cela se passe dans un musée, grande maison bourgeoise située en pleine campagne, à quinze km de la ville. Les gardiennes sont rassemblées chaque matin à la queue leu leu pour que le chef leur distribue les taches de ménage, cahier à l’appui. Une gardienne est envoyée chaque jour depuis 15 ans au dernier étage, celui où les visiteurs ne viennent jamais. Une autre se sentant observée par le chef au moment de faire sa caisse, se trompe systématiquement et s’entend dire : « heureusement que je vous contrôle ! ». Le chef pense que c’est un bon moyen de manager, participatif et méthodique, alors que les salariés expriment vivre un calvaire d’humiliations et de déni. En réunissant l’ensemble de l’équipe, j’ai cherché à donner l’hospitalité à la plainte, en faire un objet commun, non pas à faire un procès. Chacun a été invité à écrire ce qu’il lui importait de dire de sa vie au travail pour ensuite le lire à haute voix. A la fin de l’exercice, le gardien chef parlant de lui, a eu ces mots, abasourdi : « je me rends compte de ce que c’est que la connerie humaine ». De ce jour l’équipe a pu retrouver un collectif de travail, où la coopération l’emportait sur les attributions, où le métier pouvait se repenser ensemble du coté du service rendu et de l’initiative que chacun pouvait y apporter. L’opportunité de la qualité de vie au travail, c’est la crise dont on sort ensemble au moment où s’impose la responsabilité.