inséparables car conditions l'un de l'autre : Sans vie, pas de travail, mais sans travail, pas
de vie durable. Le travail est donc pour Hannah Arendt l'effort fourni par l'être humain
pour simplement rester en vie. En termes spinozistes, on pourrait dire que le travail est
l'expression la plus directe et la plus nécessaire du conatus (latin de « effort ») de l'être
humain. D'où le terme de « Labour », qui renvoie immanquablement à « l'effort ». A ce
propos, la traduction française peut prêter à confusion : Ici «Labour », la « labeur »,
traduit par le « travail », désigne l'activité que les besoins de la vie et du corps rendent
indispensables, alors que la notion de « travail » a généralement une acception plus large.
Si l'on cherchait un équivalent dans la culture française au terme de « Labour », il faudrait
le rapprocher d'une de nos expressions contemporaines : « Le travail alimentaire ».
Cette activité est donc au centre de toute vie humaine, et particulièrement au centre de
nos sociétés occidentales, qu'Hannah Arendt appelle
« sociétés de travailleurs »
. Nous les
appelons aujourd'hui
« sociétés de consommation »
, mais cela ne signifie pas que le
« Labour » perd de la pertinence pour autant, bien au contraire : Le processus imposé à
l'homme par la vie (le processus vital) commence avec le travail, et culmine avec la
consommation de ses produits (cf. chapitre III, « Une société de consommateurs »).
[§3] Quant à « l’œuvre » (« work » dans la version originale), elle est
« l'activité qui
correspond à la non-naturalité de l'existence humaine »
: C'est l'activité qui met en
évidence la capacité de l'être humain à produire quelque chose qui dépasse le naturel, qui
soit proprement « artificiel ».
« L’œuvre » produit un monde artificiel d'objets dans lequel les êtres humains évoluent,
mais qui est voué à durer plus longtemps que chaque vie individuelle, à survivre aux
individus. En ce sens, elle est l'activité qui permet à l'être humain d'imprimer sa marque
sur le monde au-delà de son propre destin mortel.
A nouveau, la traduction française peut être trompeuse. Puisqu'elle elle traduit « Labour »
par « Travail », elle se prive de la possibilité de traduire « Work » par « Travail ». On peut
se demander si une traduction plus littérale de «Labour » en « Labeur » d'une part, et
« Travail » d'autre part n'aurait pas été préférable. Cependant, une telle traduction aurait
pu été contre-intuitive pour le lecteur français, pour lequel le « travail » est fortement lié à
l'effort, à la consommation, en somme à la vie, et peut-être moins à l'idée de création
artificielle. Quoi qu'il en soit, l'important est de retenir cette idée de « fabrication », de
« construction », que l'activité d'« œuvre » véhicule.
La condition humaine qui correspondrait à « l’œuvre » serait la
« worldliness »
,
particulièrement difficile à comprendre pour un lecteur français, traduit par
« appartenance-au-monde »
. Cela signifie que c'est parce que l'homme appartient au
monde matériel qu'il est poussé à fabriquer des objets artificiels qui le transformeront.
Ainsi, par ces objets artificiels qu'il fabrique, l'être humain contribue à modifier le monde,
afin de le rendre plus pratique, plus confortable, plus accueillant, pour lui-même.
Hannah Arendt semble ainsi rappeler, par la description du travail et de l'action, que l'être
humain est d'abord un corps matériel, qui appartient à un monde matériel. Un corps qui
s'efforce de survivre et des mains pour rendre le monde plus facile à vivre. En somme,
pour reprendre la terminologie de la philosophe elle-même (que l'on trouve plus loin dans
l’œuvre), l'être humain est avant tout un
animal laborans
et un
homo faber
.
[§4] La vita activa ne se résume cependant pas à la relation de l'être humain avec la
matière, qu'il s'agisse de son corps ou du monde matériel. La troisième activité de la vita
activa, l'action, est en effet la seule des trois activités de la vita activa à
« mettre en
relation les hommes sans l'intermédiaire de la matière »
. A l'occasion de ce premier
chapitre, Hannah Arendt ne donne pas de définition de l'action, mais esquisse d'ores et