Hannah Arendt, The Human Condition Lecture

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Dubuis Quentin
Master 1
Philosophie Contemporaine
Semestre 1
Philosophie économique et sociale
Hannah Arendt, The Human Condition
Lecture analytique du chapitre I : « La condition humaine »
Introduction Générale
Hannah Arendt est née en Allemagne, en 1906. Durant ses études de philosophie,
elle a l'occasion de rencontrer Heidegger (à l'université de Marbourg), Husserl (à
Fribourg), et Karl Jasper (à Heidelberg), tout en héritant de l'influence de Max Weber.
Avec l'arrivée du nazisme au pouvoir, Hannah Arendt, née de parents juifs assimilés, doit
se réfugier en France, où elle a l'occasion de rencontrer Sartre, Raymond Arond, Stephane
Zweig, mais surtout Heinrich Büchler, son second mari, qui dit-on, a révélé sa passion pour
la philosophie politique. En 1940 elle est arrêtée par la police française, et doit s'échapper
du camp dans lequel elle est détenue pour rejoindre New York en 1941. En 1951, elle
obtient la nationalité américaine, et la même année publie son premier grand ouvrage, Les
Origines du Totalitarisme, qui la fait connaître comme grand penseur de philosophie
politique. A partir de 1953, elle commence à enseigner dans les plus prestigieuses
universités américaines, et ce jusqu'en 1973, un an avant sa mort en 1974.
The Human Condition, son second ouvrage, est publié en 1958. Certains on pu y voir un
changement de registre, de la philosophie politique à une philosophie plus fondamentale,
plus anthropologique. En réalité, même s'il en sans doute « l'ouvrage le plus
philosophique » de la philosophe, il reste aussi et surtout un chef d’œuvre de philosophie
politique, comme le fait remarquer Paul Ricoeur dans sa préface 1, né du souci d'Hannah
Arendt pour le monde politique. Un monde politique auquel elle s'est elle-même trouvée
confrontée, et dont elle essaye de déterminer les fondements et les causes de son
« aliénation moderne », dans l'objectif, peut-être, de contribuer à l'élaboration de
« solutions » aux maux politiques contemporains.
En 1956, Hannah Arendt écrivait à son ami Jaspers : « Mon manuscrit est à peu
près au point, mais loin d’être prêt pour l’impression. Je l’appellerai Vita Activa et je
m’intéresserai essentiellement au travail (labour), à l’œuvre (work) et à l’action, et à leur
implication politique. » Si le « manuscrit » est publié aux Etats-Unis sous le titre The
Human Condition, il est par ailleurs paru en Allemagne sous l’appellation Vita Activa oder
vom tätiden Lebens, prouvant si besoin est la centralité du concept dans ce ouvrage. Ce
dernier paraît en France en 1961, sous la traduction Condition de l'homme moderne, qui a
le défaut de ne pas rendre compte des fondements historiques de l'analyse de l'auteur. En
effet, si l'objectif de cet essai est bien de dégager la condition de l'être humain dans les
temps « modernes » qui sont les nôtres, c'est au travers d'une analyse historique de la
condition de l'être humain et des notions qui s'y rattachent, de l'Antiquité grecque,
romaine jusqu'à l'après seconde guerre mondiale, en passant par le Moyen-Age chrétien.
1 Édition Calmann-Lévy, Pocket, collection Agora, Paris, 1983.
Introduction au chapitre I : « La Condition Humaine »
Ce chapitre de l’œuvre occupe une place particulière : Il est de loin le plus maigre
des six chapitres de l'ouvrage (18 pages, soit un peu plus de trois fois moins long que les
autres chapitres en moyenne), si bien que l'on pourrait s'interroger sur son degré
d'importance. Et pourtant, ses autres caractéristiques semblent refléter son autorité : Il est
le premier chapitre, placé avant tous les autres, et reçoit le même titre que l'ouvrage. Car,
comme le lecteur s'en rend vite compte, ce chapitre est primordial : L'auteure y expose
l'ensemble de son projet de réhabilitation, dans tout son détail, du concept de vita activa
et de sa place dans l'analyse de la condition humaine. Ainsi, après avoir exposé ce qu'elle
entend précisément par le concept de vita activa et les trois activités humaines qu'il
renferme (Labour, Work, Action), la philosophe délivre un travail de généalogie
philosophique du terme de vita activa, cherchant à mettre en évidence que la précision du
concept de vita activa a souffert de la domination de son concept concurrent de vita
comtemplativa. Car cette notion de « vie contemplative » a dominé en importance et en
majesté celui de « vie active », et ce tout au long de la tradition philosophique, établissant
un déséquilibre que même le renversement moderne des valeurs porté par Nietzsche ou
Marx n'aurait su corriger.
En ce sens, l'analyse de ce premier chapitre permet de mieux appréhender les fondements
de l'ouvrage, et ce à deux égards : D'une part, l'auteur y expose une première définition
des concepts au centre de sa réflexion, tels que « vita activa », « labour », « work »,
« action », « condition », et bien d'autres. D'autre part, dès ce chapitre, la philosophe se
fait aussi historienne, en inscrivant sa réflexion dans la perspective de l'histoire de la
pensée occidentale.
Si à l'image de l’œuvre qu'il introduit, ce premier chapitre renferme plusieurs axes de
réflexions, il cherche avant tout à répondre à la problématique suivante : Comment se faitil que la vita activa, pourtant au centre de nos sociétés contemporaines, soit un concept si
peu pris en charge par la réflexion politique et philosophique ?
Car pour le lecteur français contemporain, il ne fait aucune doute que l'expression de
« vita activa » renvoie à celle de « vie active », expression courante, voire essentielle,
dans l'analyse politique, en ce qu'elle désigne positivement une vie construite autour d'un
travail rémunéré. Le Bureau International du Travail définit ainsi la « population active »,
c'est-à-dire de la population se trouvant dans la « vie active », comme l'ensemble des
personnes qui soit ont un travail rémunéré soit sont à la recherche d'un (autrement dit,
toute personne sur le « marché du travail »).
Pour Hannah Arendt, le faible intérêt que semble manifester la réflexion philosophicopolitique pour ce concept et les subtilités qu'il renferme s'explique l'ombre que lui a
toujours porté, dans l'histoire de la pensée occidentale, son concept opposé : La vita
contemplativa. Dès lors, vouloir analyser le concept de « vita activa » suppose non
seulement d'en proposer une définition, voire une partition, comme le fait Hannah Arendt,
mais aussi de prendre en compte l'histoire de ce concept et en particulier son rapport
historique avec la vita comtemplativa.
Nous proposons ici une lecture analytique de ce premier chapitre, en respectant autant
que possible le cheminement du développement intellectuel présenté par l'auteur. C'est
pourquoi nous suivrons la tripartition opérée par Hannah Arendt elle-même :
Tout d'abord, nous verrons dans quelles mesure la vita activa est lié à la condition
humaine, dans « La vita activa et la condition humaine » (I).
Puis, nous analyserons l'histoire de l'expression que fournit la philosophe et sa relation
avec la vita comtemplativa, dans « Le terme vita activa » (II).
Enfin, nous commenterons la distinction entre immortalité et éternité que choisit l'auteur
pour illustrer la fracture entre vita activa et vita comtemplativa, dans « Éternité contre
Immortalité (III).
I. La vita activa et la condition humaine
[§1] Le terme de vita activa est proposé par Hannah Arendt afin de désigner « trois
activités humaines fondamentales : Le travail (Labour), l’œuvre (Work), et l'action
(action). »
Avant même de proposer une définition des concepts de travail, œuvre et action, Hannah
Arendt met en avant la fondamentalité de ceux-ci. Ce qui peut paraître précoce pour le
lecteur, et qui fait apercevoir le biais que prend Arendt afin de rétablir l'importance, voire
la dignité, de la vie active, si souvent dédaignée dans le domaine de la philosophie (en
raison, nous le verrons, de son infériorité à la contemplation ou à la réflexion pure), mais
aussi dans la société européenne en général : La distinction faite aujourd'hui en France
dans l’Éducation Nationale entre les bacs « généraux » (Littéraire, Scientifique, et plus
récemment Économique et Social) et « professionnels » peut être une bonne illustration
de la hiérarchisation entre la vie intellectuelle et la vie active, ou professionnelle, que
Arendt dénonce.
Ces trois activités sont fondamentales, donc, parce que « chacune d'elles correspond à
l'une des conditions de base (basic conditions) dans lesquelles la vie sur terre a été
donnée à l'homme. »
Dès ces premières lignes du chapitre, nous nous trouvons confrontés à une difficulté
d'interprétation : Le terme de « condition » employé ici par Hannah Arendt est en effet
hautement équivoque. Arendt elle-même ne manque pas de revenir sur ce terme, et
notamment sur la distinction qu'elle opère entre nature humaine et condition humaine (cf.
II), mais notons déjà ici que les « conditions de bases » qu'elle évoque désignent moins
en l’occurrence l'idée de causalité que celle « d'état ». Ainsi, on pourrait dire que les trois
activités de la vita activa sont fondamentales parce que chacune d'entre elles correspond à
l'une des caractéristiques de l'état dans lequel se trouve l'homme sur Terre.
[§2] Cela ne nous dit cependant pas ce que sont précisément ces activités ! Les
précisions que donne la philosophe dans le second paragraphe livrent à ce propos de
premières définitions du travail, de l’œuvre et de l'action. La première « définition », ou
précision, que l'auteur fournit est celle de « labour » : « L'activité qui correspond au
processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et
éventuellement la corruption, sont liées aux productions élémentaires dont le travail
(Labour) nourrit ce processus vital. » Le travail est ainsi l'activité qui permet au corps
humain de se préserver, ou plus simplement de « continuer à fonctionner ». Sans le
travail, la vie humaine ne saurait perdurer. C'est pourquoi la philosophe ajoute que « la
condition humaine du travail est la vie elle-même ». Le terme de « condition » est ici
encore équivoque : Faut-il comprendre que la caractéristique dans la condition humaine
qui correspond à l'activité du travail est la vie , ou bien que la vie est la condition logique
du travail ? Gageons que les deux interprétations, bien que différentes, soient liées. A
l'aide des précisions que l'auteur apportera dans le reste de son ouvrage, nous pouvons
lever toute ambiguïté : La vie et le travail vont de pair. La vie rend nécessaire le travail, et
le travail en retour permet de continuer à vivre. En ce sens, la vie et le travail sont
inséparables car conditions l'un de l'autre : Sans vie, pas de travail, mais sans travail, pas
de vie durable. Le travail est donc pour Hannah Arendt l'effort fourni par l'être humain
pour simplement rester en vie. En termes spinozistes, on pourrait dire que le travail est
l'expression la plus directe et la plus nécessaire du conatus (latin de « effort ») de l'être
humain. D'où le terme de « Labour », qui renvoie immanquablement à « l'effort ». A ce
propos, la traduction française peut prêter à confusion : Ici «Labour », la « labeur »,
traduit par le « travail », désigne l'activité que les besoins de la vie et du corps rendent
indispensables, alors que la notion de « travail » a généralement une acception plus large.
Si l'on cherchait un équivalent dans la culture française au terme de « Labour », il faudrait
le rapprocher d'une de nos expressions contemporaines : « Le travail alimentaire ».
Cette activité est donc au centre de toute vie humaine, et particulièrement au centre de
nos sociétés occidentales, qu'Hannah Arendt appelle « sociétés de travailleurs ». Nous les
appelons aujourd'hui « sociétés de consommation », mais cela ne signifie pas que le
« Labour » perd de la pertinence pour autant, bien au contraire : Le processus imposé à
l'homme par la vie (le processus vital) commence avec le travail, et culmine avec la
consommation de ses produits (cf. chapitre III, « Une société de consommateurs »).
[§3] Quant à « l’œuvre » (« work » dans la version originale), elle est « l'activité qui
correspond à la non-naturalité de l'existence humaine » : C'est l'activité qui met en
évidence la capacité de l'être humain à produire quelque chose qui dépasse le naturel, qui
soit proprement « artificiel ».
« L’œuvre » produit un monde artificiel d'objets dans lequel les êtres humains évoluent,
mais qui est voué à durer plus longtemps que chaque vie individuelle, à survivre aux
individus. En ce sens, elle est l'activité qui permet à l'être humain d'imprimer sa marque
sur le monde au-delà de son propre destin mortel.
A nouveau, la traduction française peut être trompeuse. Puisqu'elle elle traduit « Labour »
par « Travail », elle se prive de la possibilité de traduire « Work » par « Travail ». On peut
se demander si une traduction plus littérale de «Labour » en « Labeur » d'une part, et
« Travail » d'autre part n'aurait pas été préférable. Cependant, une telle traduction aurait
pu été contre-intuitive pour le lecteur français, pour lequel le « travail » est fortement lié à
l'effort, à la consommation, en somme à la vie, et peut-être moins à l'idée de création
artificielle. Quoi qu'il en soit, l'important est de retenir cette idée de « fabrication », de
« construction », que l'activité d'« œuvre » véhicule.
La condition humaine qui correspondrait à « l’œuvre » serait la « worldliness »,
particulièrement difficile à comprendre pour un lecteur français, traduit par
« appartenance-au-monde ». Cela signifie que c'est parce que l'homme appartient au
monde matériel qu'il est poussé à fabriquer des objets artificiels qui le transformeront.
Ainsi, par ces objets artificiels qu'il fabrique, l'être humain contribue à modifier le monde,
afin de le rendre plus pratique, plus confortable, plus accueillant, pour lui-même.
Hannah Arendt semble ainsi rappeler, par la description du travail et de l'action, que l'être
humain est d'abord un corps matériel, qui appartient à un monde matériel. Un corps qui
s'efforce de survivre et des mains pour rendre le monde plus facile à vivre. En somme,
pour reprendre la terminologie de la philosophe elle-même (que l'on trouve plus loin dans
l’œuvre), l'être humain est avant tout un animal laborans et un homo faber.
[§4] La vita activa ne se résume cependant pas à la relation de l'être humain avec la
matière, qu'il s'agisse de son corps ou du monde matériel. La troisième activité de la vita
activa, l'action, est en effet la seule des trois activités de la vita activa à « mettre en
relation les hommes sans l'intermédiaire de la matière ». A l'occasion de ce premier
chapitre, Hannah Arendt ne donne pas de définition de l'action, mais esquisse d'ores et
déjà son lien intime avec le domaine politique. En ce sens, la philosophe semble hériter du
concept aristotélicien de « praxis », souvent traduit par « action ». Hannah Arendt reprend
d'ailleurs dans le chapitre V notamment l'expression de « zoon politikon » que l'on
retrouve chez Aristote (« L'homme est un animal politique », dans Le Politique), afin de
désigner l'être humain qui se consacre à « l'action ».
Mais dans ce premier chapitre, c'est avant tout sur le rapport étroit de « l'action » avec la
« pluralité de l'homme » que l'auteur insiste. « Pluralité » est ici entendue non seulement
au sens de la pluralité arithmétique (« le fait qu'il y a des hommes, et non l'Homme »)
mais aussi de la diversité (chaque être humain étant unique et distinct de l'autre). Selon
Hannah Arendt, la pluralité de l'être humain est la condition de la politique et de l'action.
Ainsi, elle indique d'abord que si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque
façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition (« condition
sine qua non » et « condition per quam ») de toute vie politique. La pluralité donne
naissance et donne son sens à la politique, car dès qu'il y a pluralité il doit y a avoir
organisation politique. Autrement dit, la pluralité est à la fois la condition de possibilité de
la politique et ce qui la rend nécessaire. Et Arendt de citer la langue des Romains pour qui
« vivre » et « être parmi les hommes » étaient synonymes, mais également la Genèse,
dans laquelle il est écrit que Dieu « les » créa mâle et femelle, preuve s'il en est que la
pluralité est au cœur de l'existence humaine.
De plus, sans pluralité, l'action n'aurait, de l'avis d'Hannah Arendt, aucune raison d'être.
Pour comprendre cet argument, il est nécessaire de donner une définition plus précise de
ce que l'auteur entend par « Action ». S'agit-il là de tout type d'action, au sens courant du
terme ? La question de la délimitation du concept d'action chez Hannah Arendt peut se
poser, car elle n'y répond jamais précisément (du moins dans cet ouvrage). Ce qui est
certain cependant, c'est que « l'action » a ici une très forte connotation politique, au sens
originel de la « polis », de la vie en commun. En ce sens, on peut dire que chez Hannah
Arendt l'action est aussi une inter-action : L'action solitaire, qui peut nous paraître
évidente dans le langage courant, serait ici presque un oxymore. L'action a toujours une
résonance politique, l'action est toujours, à des degrés divers, une interaction. De plus,
pour la philosophe, l'action va toujours de pair, contrairement à l'idée courante que l'on
s'en fait, avec la parole, qui lui donne un sens et qui est en soi une forme d'interaction.
L'action, couplée à la parole, a pour Hannah Arendt un rôle de révélation de l'agent (cf.
chapitre V).
Dès lors, nous pouvons mieux comprendre l'idée de Arendt selon laquelle l'action serait
non seulement absurde mais aussi impossible, sans pluralité. D'une part, une action ne
pourrait pas « exister » s'il n'y avait pas une autre personne que l'agent pour recevoir et
rendre compte de l'action. On peut déceler ici une influence phénoménologique, dans
cette idée qu'un objet (et ici, une action) n'existe que dans la mesure où elle est perçue
par une conscience, ou plus exactement dans la mesure où elle est l'objet intentionnel
d'une conscience, pour reprendre les termes de Husserl. La pluralité arithmétique est donc
une condition de possibilité de l'action. D'autre part, l'action, en tant que révélation de
l'agent, serait superflue et inutile si tous les êtres humains étaient identiques : Il n'y aurait
alors pas besoin de communiquer par exemple, écrit la philosophe, puisque tout le monde
se comprendrait sans mal. On pourrait cependant ajouter à ce dernier argument qu'il
faudrait dans un tel cas de figure que chaque être humain eut conscience qu'il fut
identique aux autres êtres humains, pour rendre absurde toute communication. Par
conséquent, la pluralité de l'être humain entendue au sens de diversité, est une condition
de possibilité de la révélation de l'agent dans l'action. C'est cela que l'auteur exprime,
lorsqu'elle écrit :
« La pluralité est la condition de l'action humaine, parce que nous sommes tous pareils,
c'est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre hommes
ayant vécu, vivant ou encore à naître »
La pluralité humaine est donc la condition fondamentale de l'action (et de la parole) dans
la mesure où elle a le double caractère de l'égalité et de la distinction.
Par conséquent, cette pluralité occupe une place de choix dans l'analyse que fait Hannah
Arendt non seulement de la vita activa, mais aussi de l'histoire politique en général : Elle
semble sous-entendre que certains des maux politiques modernes proviennent d'un oubli
de l'importance de « l'action » dans l'existence humaine, et de la pluralité qu'elle implique.
Et c'est pourquoi elle critique la domination moderne de l'administration bureaucratique
impersonnelle et du travail anonyme de l'animal laborans sur la politique et l'action qui
véhiculent la pluralité (cf. III, mais aussi les chapitres V et VI). A côté de cet oubli de la
pluralité de la condition humaine peut se trouver un autre oubli, non moins dommageable,
qui lui est lié : Celui de la « natalité ».
[§5] En effet, les trois activités de la « vita activa » sont intimement liés « avec la
condition plus générale de l'existence humaine : La vie et la mort, la natalité et la
mortalité. »
A la mortalité tout d'abord, que les trois activités aident, à leur manière, à surmonter :
Le travail assure la survie de l'individu et de l'espèce ;
L’œuvre et ses produits confèrent une permanence face à la futilité de la vie mortelle et le
caractère fugace du temps humain ;
L'action, enfin, en préservant les corps politiques, crée la condition de la mémoire et de
l'histoire.
A la naissance, ensuite : Les trois activités de la vita activa ont la tâche de préserver le
monde pour les nouveaux-nés, pour les générations futures. Mais c'est à propos de l'action
que Hannah Arendt s’appesantit à nouveau, à la raison qu'il s'agit de l'activité humaine
qui « est le plus étroitement lié avec la condition humaine de natalité ».
Et ce, pour deux raisons. La première, c'est que l'initiative, qui est au cœur de toute
action, se retrouve dans la phénomène de natalité. Il s'agit même là de sa caractéristique
principale d'un point de vue politique, car c'est ce qui permet de fournir une épaisseur, un
sens politique au phénomène de la natalité : « Le commencement inhérent à la naissance
ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté
d'entreprendre du neuf, c'est-à-dire d'agir ». Autrement dit, c'est l'action qui donne son
sens politique à la natalité, mais inversement, ce que Arendt ne nous dit pas mais que l'on
devine, l'action, en tant qu'initiative, serait impossible s'il ne naissait pas de nouveaux
êtres humains uniques. La seconde raison est que l'action étant « l'activité politique par
excellence », la natalité se doit d'être au centre de la pensée politique, par opposition à la
métaphysique au centre de laquelle se trouve la mortalité. On note d'ailleurs ici la
référence implicite à Heidegger qui, notamment dans Sein und Zeit, fait de la mort le
centre de sa métaphysique, et de sa conception de l'être et du temps. (L'être humain
étant un « être-vers-la-mort »).
[§6] « La condition humaine », l'expression qu'emploie Hannah Arendt dans le titre de
son ouvrage et de ce premier chapitre, demande clarification. Comme nous l'avons
mentionné, le terme de « condition » est équivoque car polysémique. Or, l'auteur entend
bien jouer sur les différentes définitions du terme.
Ainsi, tout d'abord, « la condition humaine » désigne les conditions dans lesquelles la vie a
été donnée à l'homme sur Terre. C'est ce que nous avons vu jusqu'ici : Natalité, Mortalité,
Pluralité, Appartenance au monde, ainsi que la Vie elle-même.
Cela étant, cette expression signifie aussi que les hommes sont « des êtres
conditionnés », et ce « quoi qu'ils fassent ». Cela s'explique par le fait que leur existence
est constamment forgée par des éléments extérieurs à eux : « Les hommes sont des êtres
conditionnés parce que tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition
de leur existence ». En effet, les choses, y compris celles qui doivent leur existence
exclusivement à l'être humain, contribuent à le former en retour : « Les objets, qui
doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon
constante leurs créateurs ». Les outils, par exemple, développés par l'homme, influencent
immanquablement sa vie en retour. Le dernier grand exemple en date est Internet : Créé
par l'homme, internet a redéfinit en grande partie le rapport au monde de l'être humain
(du moins pour ceux qui ont accès à Internet). Mais l'on pourrait prendre d'autres
exemples, tant les avancées techniques et technologiques sont légion à l'époque moderne,
de la machine à vapeur au smartphone, en passant par l'électricité ou la puce
électronique.
En ce sens, l'être humain a la capacité de créer lui-même ses propres conditions de vie,
qui peuvent exercer sur lui une influence aussi grandes que les conditions naturelles :
« Les hommes créent constamment des conditions fabriquées qui leur sont propres et qui,
malgré leur origine humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement que
les objets naturels »
Ainsi donc, l'objectivité du monde (son caractère d'objet) et la condition humaine sont
complémentaires : L'existence humaine serait impossible sans un conditionnement par les
choses, et le monde serait un « non-monde » s'il ne servait pas à conditionner l'être
humain. Ici encore on peut voir une manière de penser qui n'est pas étrangère à celle de
la phénoménologie d'Husserl, pour laquelle le monde ne serait pas « monde » s'il n'y avait
pas une conscience pour le percevoir.
[§7] Le lecteur pourrait facilement assimiler l'étude de la « condition humaine » à
laquelle se livre Hannah Arendt à une recherche anthropologique sur la nature de
l'homme. Or, pour l'auteur, il est important de faire la distinction entre la question de la
condition humaine et celle de sa nature :
« La condition humaine ne s'identifie pas à la nature humaine, et la somme des activités
et des facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce
qu'on peut appeler nature humaine »
La philosophe refuse ainsi d'admettre, si ce n'est l'existence d'une « nature » humaine, au
moins la possibilité pour nous de la définir : Selon elle, en effet, la seule certitude que
nous puissions avoir à propos de l'être humain, c'est qu'il sera toujours un être
conditionné. En ce sens, nous pouvons interpréter cette précision de telle manière à
dégager l'idée que pour Hannah Arendt, la seule définition de la nature humaine que l'on
puisse apporter est une définition « a minima », probablement incomplète et impossible à
compléter, selon laquelle la nature humaine est d'« être conditionné ».
[§8] En effet, au-delà de cette caractéristique de l'être humain d'être conditionné, le
problème de la nature humaine « paraît insoluble aussi bien au sens psychologique
individuel qu'au sens philosophique général » : Selon Hannah Arendt, la réponse à la
question « qui suis-je ? » et a fortiori « que suis-je ? » est probablement impossible à
fournir par l'être humain lui-même. En prenant l'exemple du questionnement de Saint
Augustin (« Je suis devenu question pour moi-même », le cite-t-elle), Hannah Arendt écrit
que si l'on peut à la rigueur répondre au « qui suis-je » par « un être humain », la
question du « que suis-je », i.e. celle de la nature humaine, reste en suspens et ne
pourrait être solvable que par l'intervention d'un dieu extérieur à nous : « Si nous avons
une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir ». Car d'une part,
si nous pouvons connaître la nature des objets qui nous entourent, il est « fort peu
probable » que nous soyons capables d'en faire autant pour nous-mêmes : « Ce serait
sauter par-dessus notre ombre ». D'autre part, fait remarquer la philosophe, « rien ne
nous autorise à supposer que l'homme ait une nature ou une essence comme en ont les
autres objets ».
Notons que ces remarques supposent une théorie de la connaissance selon laquelle, d'une
part, il ne peut y avoir connaissance qu'en présence d'un sujet et d'un objet bien distincts,
et que d'autre part, l'être humain est incapable de se diviser lui-même au point d'être à la
fois sujet et objet de sa connaissance. Et la philosophe corrobore cette théorie de la
connaissance selon laquelle il est impossible de se connaître soi-même (réduisant du
même coup à néant la pertinence de la célèbre maxime du temple de Delphes reprise par
Socrate et qui a tant influencé l'histoire de la pensée occidentale : « Connais toi toimême ») en déclarant que « les tentatives faites pour définir la nature humaine
s'achèvent presque invariablement par l'invention d'une divinité quelconque, c'est-à-dire
par le dieu des philosophes [...] ». Remarquons pour abonder dans le sens d'Hannah
Arendt que même l'injonction delphique à se connaître soi-même reprise par Socrate puis
la traduction philosophique dans son ensemble, et dont l'auteur semble à réduire à néant
la pertinence, postulait originellement l'existence d'une divinité supérieure à l'homme :
« Connais toi toi-même et tu connaîtras les dieux et l'univers ». Il s'agit cependant de la
seule similitude notable entre la thèse d'Hannah Arendt et cette injonction célèbre, dans la
mesure où cette dernière ne faisait pas d'une divinité extérieure à l'homme le seul être en
mesure de le connaître réellement (à moins d'en donner une interprétation si originale
qu'elle en perdrait toute crédibilité). Cela étant, il est vrai que les philosophes qui ont
voulu mettre cette injonction en pratique dans le sens d'une connaissance de la nature
humaine semblent pour la plupart avoir fait intervenir ce que Hannah Arendt appelle le
« dieu des philosophes », c'est-à-dire selon elle « une sorte d'idée platonicienne de
l'homme ». (On peut penser notamment aux différentes écoles philosophiques antiques,
telles que le stoïcisme qui replaçait l'existence de l'homme dans celle plus large d'un
cosmos, mais aussi à Descartes ou Kant, qui ont dû à un moment donné recourir à une
existence divine dans leur analyse de l'être humain)
[§9] A la proposition selon laquelle l'homme ne peut connaître sa nature, on pourrait
objecter que certaines de ses caractéristiques, certaines de ses conditions, permettent
pourtant de s'en faire une idée, en le distinguant des autres êtres vivants et autres objets
du monde. Mais pour Hannah Arendt, recenser et expliquer les conditions de l'existence
humaine (« la vie elle-même, natalité et mortalité, appartenance au monde, pluralité, et la
Terre ») ne permettent pas pour autant de répondre à la question de la nature humaine,
« pour la bonne raison qu'elles ne nous conditionnent jamais absolument ». Et la
philosophe est confortée dans son opinion par un événement qu'elle juge majeur dans
l'histoire de l'humanité : L'envoi de satellites dans l'espace en 1957. Pour l'auteur, cet
événement, avec les autres grandes victoires de la science moderne, ont prouvé que « si
nous vivons maintenant et devons probablement toujours vivre dans les conditions d'icibas, nous ne sommes pas de simples créatures terrestres ». Ainsi, si la science moderne a
permis d'entrevoir ne serait-ce qu'un début de possibilité pour l'homme de n'être plus une
créature terrestre, alors on peut induire que l'être humain n'est pas voué à être enfermé à
jamais dans ses conditions d'existence actuelles, ou du moins on peut légitimement en
douter. C'est pourquoi pour Hannah Arendt, à la lumière des découvertes modernes, il
n'est plus possible d'associer les conditions de l'existence humaine à la nature de l'être
humain.
II. Le terme Vita Activa
[§1] Ce terme choisi par Hannah Arendt est loin d'être un néologisme : Comme elle le
note, il est « surchargé de tradition », de Socrate à Marx. Cependant, il reflète toujours le
sens original de « vie consacrée aux affaires politico-publiques ». Y compris dans son
utilisation médiévale, souvent comme traduction du « bio politikos » d'Aristote.
C'est pourquoi afin de justifier sa propre proposition de définition, Hannah Arendt
entreprend d'abord de retracer l'histoire de l'expression, d'en faire en quelque sorte une
généalogie.
[§2] Et ce, en commençant par l'usage qu'en faisait Aristote, qui distinguait trois modes
de vie que les hommes pouvaient choisir dans la liberté, et qui avaient en commun le
« culte du beau », excluant toute activité nécessaire et utile, tous les modes de vie que
l'homme suit en premier lieu pour rester vivant. Ces trois modes étaient les suivants :
La vie de plaisir, qui consiste à jouir des plaisirs corporels, soit consommer de la beauté
telle qu'elle est donnée ;
La vie politique, dans laquelle « si l'on excelle, on produit de belles actions » ;
La vie du philosophe enfin, « vouée à la recherche et à la contemplation des choses
éternelles dont l'impérissable beauté ne saurait naître de l'intervention agissante de
l'homme ni souffrir de la consommation qu'il en fait ».
[§3] La grande différence relevée par Hannah Arendt entre l'acception aristotélicienne du
terme et l'usage qu'en fit plus tard le Moyen Age est « que le bio politikos désignait
expressément le seul domaine des affaires humaines en soulignant l'action, la praxis
nécessaire pour le fonder et le maintenir », et non le travail (labour) ou l’œuvre (work).
Ces derniers n'avaient pas assez de dignité, produisant le nécessaire et l'utile, alors que
« la vie consacrée à la polis concernait une forme très spéciale librement choisie,
d'organisation politique ».
[§4] Puis, après qu'eut disparu le modèle de la cité antique, l'expression « vita activa »
« perdit son sens spécifiquement politique pour désigner toute espèce d'engagement actif
dans les affaires du monde ». Non pas parce que l'on reconnut au travail (labour) ou à
l’œuvre (work) une plus grande dignité, mais à l'inverse parce que l'on considérât que la
vie politique était autant utile et nécessaire, si bien « qu'il ne resta plus d'existence
vraiment libre que la contemplation (bios theorikos traduit par vita complemplativa ».
[§5] A travers l'histoire de l'expression « vita activa » H. Arendt perçoit « l'énorme
supériorité de la contemplation sur toutes les autres activités » dans la tradition de la
pensée occidentale.
L'origine d'une telle supériorité est à trouver dans la philosophie politique de Platon, qui
tient le mode de vie philosophique pour la clé de voûte de son modèle d'organisation
politique.
Puis elle se retrouve chez Aristote : Comme nous l'avons vu, les trois modes de vie libres
qu'il recommande sont nettement inspirés de « l'idéal de la contemplation (theoria) ».
Par la suite, les philosophes de l'Antiquité tardive ajoutèrent l'activité politique aux activités
non libres, de telle sorte que le christianisme, et son exigence originelle de rester en
dehors de toute affaire « d'ici-bas », trouva dans cette « apolitia philosophique » un
fondement intellectuel qu'elle fit s'étendre à l'ensemble de la société. Ainsi, « ce qui avait
été un rare privilège passa désormais pour un droit universel ».
[§6] C'est pourquoi la « vita activa », entendue comme embrassant « toutes les activités
humaines et définie par rapport au repos absolu de la contemplation » est en réalité plus
proche du concept aristotélicien de « askhole » (un-quiet, non-repos) que du « bios
politikos » (le mode de vie politique), qui procède de l'idée selon laquelle toute activité,
quelle qu'elle soit, « doivent cesser devant la vérité ». Autrement dit, la vérité (qu'il
s'agisse du Logos de la Grèce Antique ou du Dieu chrétien) ne pouvant se révéler que
dans le calme complet, elle implique une division hiérarchique entre la contemplation et
l'activité, entre la « vita comtemplativa » et la « vita activa ».
[§7] Hannah Arendt, qui cherche toujours à rendre compte de la raison, ou plutôt des
raisons, pour lesquelles le concept de « vita activa » a reçue si peu d'attention, si peu
d'analyse détaillée, à travers l'histoire de la pensée, avance une autre explication. La
connotation négative de la vita activa comme « un-quiet, nec-otium, a-skholia », qui se
conserve jusqu'aux débuts des temps modernes, repose aussi sur la distinction grecoantique entre le naturel (physei), i.e. le beau à contempler, et ce qui est produit par
l'homme (nomo), i.e. qui ne pourra jamais atteindre le même degré de beauté.
Ainsi s'explique encore davantage l'absence de toute distinction à l'intérieur de la vita
activa : « Du point de vue de la contemplation, peu importe ce qui trouble le repos
nécessaire, du moment que ce repos est troublé ». Or, c'est précisément la vita
comtemplativa qui par sa dignité supérieure définit par contraste la vita activa : C'est le
« calme » qui par opposition définit le « non-calme ».
[§8] Le peu de dignité qu'il reste à la vita activa lui est conféré « parce qu'elle pourvoit
aux besoins de la contemplation dans un corps vivant ». Mais cela reste bien maigre face à
une contemplation, à laquelle le christianisme a conféré une supériorité religieuse (voire
divine) en ce qu'elle permet d'apercevoir les « délices de l'au-delà », note Hannah Arendt.
Cela étant, pour la philosophe, l'origine de la supériorité de la vita comtemplativa sur la
vita activa reste bel et bien la découverte ancienne de la theoria comme « faculté humaine
distincte de la pensée et du raisonnement ». Cette découverte, que Hannah Arendt situe à
l'époque de l'école socratique, a par la suite « régné sur les doctrines métaphysiques et
politiques tout au long de notre tradition ».
[§9] Le concept de « vita activa » de Hannah Arendt est donc novateur, en ce qu'il
contredit son emploi traditionnel, c'est-à-dire sa signification dans la tradition
philosophique de Socrate jusqu'aux Temps Modernes.
Seulement, la philosophe tient à préciser que cette contradiction dans l'emploi de
l'expression n'indique pas pour autant une contradiction intellectuelle profonde avec la
tradition philosophique : Tout d'abord, elle clarifie que si elle choisit de donner une
acception nouvelle à l'expression, ce n'est pas parce qu'elle doute de « la validité de
l'expérience » (i.e. de la découverte de la theoria comme faculté humaine distincte des
autres) qui fonde la distinction entre vita activa et vita comtemplativa, mais plutôt parce
qu'elle souhaite remettre en doute la suprématie de la vita comtemplativa sur la vita
activa, suprématie présente dès l'origine. De plus, cette innovation linguistique ne doit pas
être interprétée comme une contestation de la conception de la vérité comme révélation,
ou une défense de « l'assertion pragmatique moderne selon laquelle l'homme ne peut
connaître que ce qu'il fait lui-même ». Il ne s'agit pas de cela, mais plutôt de réhabiliter le
concept même de « vita activa » en rétablissant les distinctions et articulations qui se
doivent d'exister en son sein. Car « l’énorme prestige de la contemplation », comparée au
peu de dignité accordée à l'activité, a brouillé les subtilités du concept de vita activa, qui
n'ont jamais été rétablies (voire établies tout court), pas même par le renversement
moderne entre activité et contemplation. Cette « rupture d'avec la tradition » suivie de
« l'inversion de sa hiérarchie », opérée par Nietzsche et Marx, a laissé la « cadre
conceptuel » plus ou moins intact. Phénomène que la philosophe explique doublement.
D'une part, tout renversement d'une hiérarchie de valeurs suppose l'acceptation tacite de
la teneur même de ces valeurs, et d'autre part, [§10] ce renversement moderne reproduit
l'idée «comme la hiérarchie traditionnelle que la même préoccupation centrale doit
prévaloir dans toutes les activités des hommes », au nom du principe selon lequel aucun
ordre ne peut s'établir « sans un principe compréhensif unique ». Or pour Hannah Arendt
cette dernière hypothèse ne va pas de soi, et c'est pourquoi l'emploi qu'elle fait de la
« vita activa » s'en éloigne : Elle « présuppose que les visées sous-jacentes à toutes les
activités de cette vie ne sont ni identiques, ni supérieures, ni inférieures au dessein central
de la vita comtemplativa ».
III.
Éternité contre Immortalité
[§1] Afin d'illustrer et de cristalliser la fracture historique et philosophique qui s'est
opérée entre d'une part, « les diverses formes d'engagement actif dans les affaires de ce
monde », y compris politiques, c'est-à-dire la « vita activa », et d'autre part, « la pensée
pure culminant dans la contemplation », c'est-à-dire la « vita comtemplativa », jugée
comme relevant d'un principe supérieur à celui qui gouvernait la « polis », Hannah Arendt
choisit de « rappeler la distinction entre immortalité et immortalité ». Elle juge en effet
qu'il s'agit là du « moyen le plus rapide, encore qu'assez superficiel, de définir [les] deux
principes différents et dans une certaine mesure adversaires » qui régissent
respectivement la vita activa et la vita comtemplativa.
[§2] L'auteur commence par définir le principe chronologiquement antérieur à celui
d'éternité : L'immortalité. Elle signifie « durée, vie perpétuelle sur cette terre, en ce
monde, telle qu'en jouissent, dans la conception grecque, la nature et les dieux de
l'Olympe ».
Dans la Grèce Antique, les hommes étaient les « seuls mortels d'un univers immortel mais
non éternel ». Les Dieux, d'abord, jouissaient de vies immortelles : Ils naissaient,
souffraient comme les hommes, mais n'étaient pas sujets à la mort. A l'inverse des
hommes, mortels, mais aussi à l'inverse d'un Dieu unique, chrétien par exemple, qui ne
connaît pas la naissance. Les animaux, ensuite, connaissaient la mort biologique, mais les
grecs considéraient qu'ils étaient immortels dans la mesure où ils se reproduisent en tant
qu'espèce. Les êtres humain, à l'inverse des animaux, ne sont pas seulement membres
d'une espèce, mais ont chacun une existence unique, une « histoire reconnaissable » qui
les détache de la vie biologique.
On peut ainsi dire que l'homme a tout comme l'animal une vie biologique, et tout comme
les dieux il a aussi une vie historique, mais que contrairement à ces derniers il est
confronté comme les animaux à la mort biologique. C'est un entre-deux : L'homme est un
animal avec une histoire et un dieu qui meurt.
[§3] En tant que seuls êtres mortels, l'être humain ne peut atteindre l'immortalité – et
par là même prouver sa « divinité » - que par sa capacité à produire des choses
immortelles. Plus exactement, Arendt relate qu'il était dans le devoir des mortels de
s'élever à la grandeur de l'immortalité du cosmos à travers des œuvres, des exploits ou
des paroles qui mériteraient de s'inscrire dans la perdurance.
Tous les êtres humains ne réalisent cependant pas ce devoir moral de s'élever à
l'immortalité : Il y a donc une distinction à l'intérieur même des hommes, entre ceux qui
vivent et meurent des animaux, se satisfaisant des plaisirs que leur offre la nature, et ceux
qui prouvent constamment qu'ils sont les meilleurs (aristoi) et « préfèrent l'immortelle
renommée aux choses mortelles ».
C'est cependant une conception qui se retrouvera difficilement dans quelque philosophe
que ce soit après Socrate.
[§4]
En effet, cette importance de l'immortalité dans la Grèce antique fit bientôt place à
la conception de l'éternel, comme véritable centre de la réflexion purement métaphysique.
Que ce soit Socrate ou Platon qui ait introduit la première fois cette idée dans l'histoire de
la pensée occidentale, Arendt ne peut le dire avec certitude, mais ce qui est certain, c'est
que dans Platon « la préoccupation de l'éternel, la vie philosophique s'opposent
foncièrement au désir d'immortalité, au mode de vie du citoyen, au bios politikos ».
[§5] En quoi consiste cet éternel ? Selon Platon et Aristote, l'expérience de l'éternel est
ineffable, et est totalement étrangère aux affaires humaines : Elle ne peut se produire
qu'en dehors d'elles, « en dehors de la pluralité des hommes ». La meilleure illustration de
cette idée reste bien sûr l'allégorie de la caverne chez Platon, dans La République, où « le
philosophe, s'étant délivré des liens qui l’enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en
parfaite ''singularité'' ».
Tout le paradoxe de cette expérience de l'éternel est précisément qu'elle suppose une
forme de mort, comme le souligne Arendt : Une mort sociale du philosophe qui cesse
pendant un moment d'être parmi les hommes. En ce sens, la signification latine de
« mort » en « cesser d'être parmi les hommes » est éloquente : « Politiquement parlant,
si mourir revient à ''cesser d'être parmi les homme'', l'expérience de l'éternel est une sorte
de mort ». La seule différence avec la mort biologique est que cette « mort sociale » est
provisoire, puisque personne « ne peut l'endurer bien longtemps ». Il s'agit d'ailleurs de la
principale séparation entre vita activa et vita contemplativa au Moyen-Age : Hannah
Arendt cite ainsi Thomas d'Aquin qui indique dans sa Somme Théologique que si l'on peut
rester fixement dans la vie active, on ne peut soutenir indéfiniment la contemplation dans
la vita contemplativa.
Mais la différence la plus importante eu égard à la distinction que Hannah Arendt veut
mettre en évidence, c'est que l'expérience de l'éternel est étrangère à toute activité, y
compris l'activité de pensée : « même l'activité mentale qui se poursuit en nous à l'aide
des mots non seulement est de toute évidence impuissante à l'exprimer, mais en outre ne
saurait qu'interrompre et ruiner l'expérience elle-même ».
[§6] En plus de cette découverte de l'éternel, et c'est peut-être d'ailleurs ce qui l'inspira,
les philosophes doutaient des chances d'immortalité même des choses produites par
l'homme, et de la « polis », centre de l'activité politique humaine. Et c'est peut-être ce
doute sur la capacité même de l'homme à atteindre l'immortalité réelle qui les poussa à
« dédaigner comme vaine et futile toute quête d'immortalité ».
Cela étant, ces découvertes philosophiques sont-elles suffisantes pour expliquer la
domination de la vita comtemplativa dans l'histoire de la pensée occidentale ? Pour
Hannah Arendt, ce n'est pas le cas : « Lorsque le souci de l'éternel triompha de toutes les
aspirations à l'immortalité, ce ne fut pas l’œuvre de la réflexion philosophique ». Ce fut
plutôt les conséquences de deux événements historiques presque simultanés : D'une part,
la chute de l'Empire romain, qui « démontra avec éclat qu'aucune œuvre humaine ne
saurait échapper à la mort », et d'autre part le christianisme « prêchant la vie éternelle »
qui s'imposa progressivement comme la seule religion de l'Occident.
Selon la philosophe qui se fait ici historienne, « cette chute et cet avènement rendirent
inutiles et futiles tous les efforts d'immortalité terrestre ». Or, si l'immortalité n'était plus
atteignable par l'Homme grâce à la vita activa, alors la quête de l'expérience de l'éternel
s'imposait comme la seule manière pour l'être humain de prouver sa grandeur et de
vaincre son funeste destin mortel.
Et c'est cette évolution, avec ses causes philosophiques, historiques, et religieuses, qui
nous ont fait oublier, y compris à nous, hommes modernes, la quête d'immortalité que
renfermait originellement la vita activa :
« Et ils réussirent si bien à faire de la vita activa, de la bios politikos les servantes de la
contemplation que ni l'évolution laïque des temps modernes ni le renversement connexe
de la hiérarchie traditionnelle séparant action et contemplation ne suffirent à sauver de
l'oubli la quête d'immortalité qui avait été à l'origine le ressort essentiel de la vita activa ».
Conclusion Générale
Remarquons avant tout sur un plan littéraire, davantage que philosophique, que
Hannah Arendt fait dans ce premier chapitre de The Human Condition l'expression de son
style d'écriture dense mais limpide, qui se caractérise par une manière dramatique (au
sens premier du terme) et presque lyrique de mettre en scène la réflexion philosophique,
qu'elle replace dans une perspective historique. En cela, elle s'inscrit dans la droite lignée
de philosophes écrivains tels que Nietzsche, qui ont un goût pour la mise en scène
historique et un style clair. Si d'un point de vue purement philosophique cela importe peu,
on peut toutefois considérer avec Victor Hugo que « la forme, c'est le fond qui remonte à
la surface » : La manière d'écrire de Hannah Arendt rend sa réflexion limpide et
accessible. Ce qui la rend plus difficile d'accès, à l'inverse, est le manque de précisions
dans ce premier chapitre quant aux termes centraux de la réflexion de Hannah Arendt, et
qui obligent paradoxalement le lecteur à se référer à des chapitres subséquents.
Quant au fond, notons que l'objectif qui sera celui de Hannah Arendt dans l'ensemble de
l'ouvrage se fait déjà jour dans ce premier chapitre : Celui de remettre au centre des
préoccupations de la philosophie politique moderne la « vita activa ». En opérant ce
mouvement de la pensée, Hannah Arendt rend possible une meilleur appréhension du
monde politique occidental moderne.
Des trois activités de la vita activa que la philosophe décrit, l'action est sans doute le plus
original, mais aussi celui qui a le plus d'importance aux yeux de l'auteur. Car si les homo
laborans et homo faber du travail et de l’œuvre ont déjà gagné leur place dans le monde
moderne, on peut s'interroger en ce qui concerne le zoon politikon, et les concepts de
pluralité, de natalité, et de quête d'immortalité qui l'accompagnent. Ainsi, si les
enseignements que l'on peut tirer de ce premier chapitre sont nombreux, retenons avant
tout celui-ci : Toute forme d'organisation politique moderne se devrait de prendre en
considération « l'action », dans la mesure où celle-ci fait immanquablement partie de la
condition humaine. Cela signifie en pratique que pour qu'un régime politique puisse être
considéré comme respectueux de l'être humain, il est nécessaire qu'il fasse place à cette
« pluralité » caractéristique de l'être humain, et ménage des espaces qui permettent à la
natalité et à l'esprit d'initiative, de s'exprimer, à l'agent, de se révéler dans l'action. Et par
conséquent, on peut à l'inverse considérer que toute forme d'organisation politique qui ne
permettrait pas à « l'action » de se faire de manière satisfaisante serait inhumain et
condamné à l'échec. A cet égard, on ne peut s'empêcher de penser aux totalitarismes du
début du XXe siècle, qui furent l'objet de réflexion du premier ouvrage de Hannah Arendt,
l'Origine des Totalitarismes.
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