Michel Schneider : La comédie de la culture – 1993

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Michel Schneider : La comédie de la culture – 1993
Rien n’est pire qu’un prince qui se prend pour un artiste, si ce n’est un artiste se
prenant pour un prince.
Deux façons de mépriser l’art : l’ignorer et le subventionner.
Créateurs et fonctionnaires s’épaulent, les premiers méprisant mais flattant les
seconds. Les seconds enviant mais servant les premiers. Ne pouvant faire que les
fonctionnaires deviennent créateurs, l’Etat fit que les créateurs devinssent
fonctionnaires.
Je suis certain que les princes aiment vraiment l’art ; sinon ils ne lui voudraient pas
tant de mal. Et que les artistes raffolent du pouvoir, sans quoi ils ne passeraient pas
leur temps à le critiquer.
Depuis que Malraux compara ses maisons de la Culture à de modernes cathédrales,
toute la thématique de la création esthétique emprunte son vocabulaire au sacré et
au religieux.
L’expression « politique culturelle » sonne mal. Il n’y a de politique que collective, et
de création qu’individuelle. Il n’y a d’art que libre, et d’intervention de l’Etat
qu’accompagnée de finalités, de jugement et d’évaluation.
Quand un art est malade, l’Etat a deux façons d’en prendre soin : le musée et la fête.
Il y a encore une troisième solution pour sauver un art qui se meurt, qui combine le
mouroir et l’unité de soins intensifs : le salon, compromis entre le musée et la fête, la
vitrine et la foire.
La démocratisation de l’accès à la culture ne se résout pas par l’instauration d’une
impossible culture de masse. Culture de masse. La contradiction est dans les
termes. Hannah Arendt écrivait qu’il n’y avait pas de culture de masse, mais
seulement des loisirs de masse : « Loin de se répandre dans les masses, la culture
se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration ,
mais une pourriture… ».
A l’échelle planétaire, seuls les produits s’uniformisent, pas les idées ou les œuvres,
sauf si celles-ci se dégradent en produits.
Mais s’il n’y a pas et ne saurait y avoir culture de masse, une diffusion vaste peut
exister pour les œuvres qu’une telle diffusion ne détruit pas.
Hannah Arendt : « Le seul critère authentique et qui ne dépend pas de la société
pour juger des choses spécifiquement culturelles est leur permanence relative, et
même leur éventuelle immortalité. Seul ce qui dure à travers les siècles peut
finalement revendiquer d’être un objet culturel ».
Ce qui dure, à travers les générations, les formes sociales, les structures étatiques,
qui lui donnent des sens variés et successifs où son sens ultime ne s’épuise pas,
devrait être le premier objet d’une action de l’Etat. Il en découle qu’il a le devoir de
faire que ce qui dura jusqu’à lui dure encore après lui.
En matière de diffusion, l’Etat devrait borner son rôle à supprimer les obstacles de
toute sorte à la diffusion de l’art.
L’éducation artistique est le volet le plus important. L’accès aux œuvres du passé et
du présent nécessite d’abord d’offrir les outils de compréhension et de réception qui
conditionnent cet accès, qui n’est jamais immédiat.
La culture n’est que la fréquentation lettrée de l’art. La formation est le premier
moyen et le seul, d’une vraie politique de réduction des inégalités d’accès à la
culture. Elle est également la condition nécessaire, quoique non suffisante, du
développement des institutions culturelles existantes.
L’Etat doit enfin, en fixant les règles, permettre le libre jeu des forces de la création.
Si l’on refuse le principe d’interventions sur la création elle-même, et la subvention
directe d’artistes ou de pans entiers de la vie artistique comme le spectacle vivant,
l’expression même d’aides à la création apparaît en elle-même comme une
contradiction.
Les Etats modernes subventionneurs se posent en véritables mécènes collectifs.
Il faut distinguer la réception des œuvres du passé, objet légitime d’un devoir de
démocratisation, car là le choix artistique n’est plus à faire, et la création
d’aujourd’hui, relevant essentiellement du risque individuel.
Chacun ses goûts, c’est aussi cela la démocratie ; et l’Etat ne devrait pas afficher les
siens, car il n’en a pas et ne doit d’ailleurs pas en avoir.
A l’inverse, les mécènes des peintres de la Renaissance, les princes musiciens du
XVIIIème siècle , les bourgeois collectionneurs du XIXème siècle étaient des sujets.
Animés d’un désir, ils risquaient, avec leur fortune, leur subjectivité, dans leurs choix
esthétiques.
On devrait par principe préférer la défiscalisation à la subvention.
L’Etat n’a pas à administrer la culture, n’a pas à faire de choix artistiques, et doit s’en
tenir aux trois missions qui n’en impliquent aucun : préservation du patrimoine, accès
démocratique aux œuvres, notamment par les enseignements artistiques et le
soutien à la pratique d’amateurs, réglementation.
La plus importante question est celle-ci : peut il y avoir un Etat culturel sans culture
d’Etat ? On ne peut parler de culture d’Etat que lorsque existe la volonté de façonner
les sensibilités pour forger une mentalité collective totale et unifier la société dans
l’identification au chef ou au parti.
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