Françoise BENHAMOU
Professeur à l’Université de Rouen, Chercheur au MATISSE, Université de Paris I
LA VARIÉTÉ ET LEFFICACITÉ DES POLITIQUES DE DISCRIMINATION PAR LES PRIX
Bien qu’une large partie des activités culturelles et artistiques soit payante, notamment les
spectacles et les expositions, le prix échappe au libre jeu de l’offre et de la demande. Toute une
série de rigidités conduisent à ce que prévale un mode de régulation reposant sur les quantités
plutôt que sur la flexibilité des prix. Une des raisons d’être de ces rigidités tient à la nature des
biens ou des services offerts : ce sont des biens indivisibles, en ce sens qu’ils peuvent être
« consommés » par plusieurs individus, dans la même quantité et en même temps, du moins
jusqu’au point de saturation que constitue le remplissage complet de la salle de spectacle ou du
musée. Il n’est donc pas possible d’identifier naturellement un consommateur qui en payerait le
prix. Cette impossibilité de fixer simplement un « juste prix » constitue, du point de vue de
l’économiste, une source de pertes d’efficacité (1ere partie).
C’est pourquoi des recherches ont été menées en vue de l’introduction d’une flexibilité
accrue, par la mise en œuvre de politiques de discrimination par les prix. Celles-ci sont d’autant
plus fondées que les dispositions à payer des consommateurs sont extrêmement variables. Elles
peuvent emprunter différentes formes, depuis l’application d’un prix différent selon le groupe
de clientèle, jusqu’à la variation du prix selon l’emplacement, la quantité offerte ou dans le
temps (2ème partie). Mais certaines formes empruntées par ces politiques de discrimination
tendent à bouleverser le contexte concurrentiel, et cela peut s’avérer préjudiciable à la viabilité
des structures les plus fragiles et donc, in fine, à la satisfaction du public (3ème partie).
I. Des rigidités économiques et institutionnelles
La faiblesse de la demande peut procéder d’un prix excessif ; la flexibilité du prix permet
alors de remédier à ce déséquilibre entre la demande et l’offre. Mais celle-ci est susceptible
d’être entravée par deux catégories de facteurs, des facteurs économiques et des facteurs
institutionnels.
Des facteurs économiques de rigidité
Dans le spectacle vivant, la prévisibilité des succès est faible ; pourtant le prix est fixé ex
ante, c’est-à-dire avant que l’on ne connaisse l’ampleur de la demande. Cette fixation a priori
permet d’éviter que le consommateur ne reporte son achat dans l’espoir d’une baisse des tarifs ;
une fois les premiers signes des comportements de demande avérés, les prix demeurent donc
fixes. Or les produits sont analogues, comme le note Courty (2000), à des biens périssables : une
salle presque vide constitue une perte sans appel. Dans le théâtre américain, on emploie à ce
propos l’expression très parlante de « deadwood » [bois mort] afin de désigner les billets
invendus.
En découle un manque à gagner pour les organisations : en cas de succès elles ne peuvent
s’approprier une part du surplus des consommateurs (qu’on approche via le différentiel entre ce
qu’ils étaient prêts à payer et ce qu’ils acquittent réellement) ; inversement elles ne peuvent
tenter d’attirer de nouveaux consommateurs par une baisse des prix en cas d’insuccès. Bien sûr
l’échec peut aussi procéder de facteurs indépendants du prix ; mais en se privant de l’action sur
cette variable, on perd un des éléments possibles de la régulation.
Les organisations culturelles sont de ce fait amenées à des stratégies d’ajustement de
l’offre et de la demande par les quantités plutôt que par les prix. Il est ainsi fréquent que l’on
module le nombre des représentations théâtrales en fonction du taux de remplissage des
représentations passées ; de même fait-on pour les expositions, écourtant ou allongeant leur
durée (sous réserve de différentes contraintes) au vu de la courbe de demande. C’est dans le
cinéma que cette pratique est la plus évidente : le distributeur ajuste le nombre d’écrans alloués
à un film au fur et à mesure des résultats obtenus en matière de fréquentation. C’est ainsi que Le
fabuleux destin d’Amélie Poulain eut droit en 2001 en deuxième semaine à 110 salles
supplémentaires, soient 432 écrans au total, ou que Titanic passa de 564 à 683 écrans dès la
deuxième semaine en 1998 en France aussi. A l’inverse, la baisse de la fréquentation conduit
l’exploitant au retrait d’un titre, même si la demande est encore significative. Les autres
industries culturelles n’échappent pas à la règle : la durée de vie des produits est calculée au
plus juste compte tenu des évolutions de la consommation, et disques et livres disparaissent des
rayonnages quand la demande entame son déclin ; il arrive même que la demande n’ait pas en le
temps de s’exprimer (Benhamou 2002).
Des rigidités institutionnelles
Dans presque tous les cas, le prix incorpore une dimension institutionnelle qui en en
limite la flexibilité : pour le livre ou le cinéma, des réglementations encadrent la fixation du
prix ; dans les musées et les théâtres nationaux, la politique de tarification est contrainte par un
cahier des charges. L’élément de rigidité relève alors d’une politique industrielle, sociale ou
éducative. L’efficacité économique peut se heurter à l’efficacité sociale. Mais on peut tout à fait
défendre ces politiques en arguant des externalités produites par les biens culturels (éducation,
entretien du patrimoine national notamment).
Les politiques de discrimination par les prix ont l’avantage de corriger une part de ces
rigidités et de réintroduire un certain degré de variabilité des prix, en rapprochant le prix de la
disponibilité à payer du consommateur.
II. Vers des politiques de discrimination par les prix
II.1. Une revue de la littérature
Dans les travaux d’économie de la culture, le prix est traité généralement sous l’angle de
l’élasticité prix de la demande. Baumol et Bowen (1966) introduisaient dans leur modèle dit de
« la fatalité des coûts » une hypothèse de sensibilité de la demande au prix relatif du billet dans
le spectacle vivant. Néanmoins la plupart des études attestent d’une élasticité plutôt faible des
biens non industriels (visites dans les musées et monuments historiques, spectacle vivant), et un
peu plus forte pour les biens reproductibles, le livre notamment (Ecalle, 1988) ; elles montrent
que « les variables de qualité ont une importance bien plus grande que le prix sur le niveau de la
demande » (Throsby, 1982, cité in Felton, 1992).
La plupart des études font l’impasse de deux questions essentielles : d’une part, elles
éludent la question des substitutions éventuelles de consommation d’un bien à un autre en cas
de variations des prix relatifs ; pourtant, Gapinski (1986) montre qu’existe un certain degré de
substituabilité entre des sous-ensembles de biens culturels ; cette substituabilité existe
notamment entre diverses formes de spectacles, mais on la repère également au sein de certaines
catégories de biens, de spectacles ou de services. D’autre part, les études économiques font
généralement peu de cas des évolutions éventuelles de la composition socio-économique de la
population des consommateurs quand le prix augmente ou diminue. Une étude sur le musée des
Beaux arts de Boston concluait ainsi à une diminution très faible et temporaire de la
fréquentation suite à une hausse brutale et spectaculaire des tarifs d’entrée (O’Hare, 1975)1.
Mais une stabilité apparente, quantitative, peut aller de pair avec un changement de la
composition sociale de la population des consommateurs, comme le montre une étude menée
1 Pour une hausse du prix de 100%, la fréquentation ne s’était réduite que de 10% au Musée des beaux arts de
Boston, en 1974.
par les services du musée du Louvre à la suite du rétablissement de la gratuité un dimanche par
mois (Fourteau, 2002).
Si variables de qualité d’une part, et caractéristiques socio-économiques d’autre part
conditionnent la sensibilité des pratiques de consommation aux fluctuations des prix, il est alors
important de réfléchir à des politiques tarifaires adaptées à la diversité des dispositions à payer
des consommateurs.
II. 2. La variété et l’efficacité des politiques de discrimination par les prix
II.2. 1. Fondements des politiques de discrimination par les prix
Une politique de discrimination par les prix consiste en la mise en œuvre d’une
tarification variable pour un même bien ou un même service, suivant un certain nombre de
données objectives concernant l’utilisateur ou l’acheteur, ou encore les quantités achetées ; elle
est doit trouver un équilibre entre deux écueils, associés à deux catégories de transférabilité –
Tirole, 1988) : la transférabilité du bien et la transférabilité de la demande.
La transférabilité du bien suppose que si le même bien est vendu à deux consommateurs à
des prix différents, le consommateur qui acquitte le prix le plus bas ne doit pas pouvoir revendre
le bien à un consommateur qui aurait à payer plus cher ; sans cela la politique de discrimination
perd son sens ; telle est la question qui se pose lorsqu’on met en place des cartes de fidélité
individuelles. Cette première forme de discrimination incite le vendeur à limiter l’étendue de ses
prix afin de réduire l’incitation au transfert de l’achat.
A l’inverse, la transférabilité de la demande signifie qu’un consommateur, placé devant
différentes options à différents prix, est apte et incité à choisir un prix (s’il lui est effectivement
proposé) en fonction de ses propres préférences. Un tarif très incitatif de dix entrées par
exemple poussera le consommateur à faire évoluer ses souhaits et ses pratiques de
consommation. A l’inverse de la première forme de transférabilité, cette forme, qui suppose une
grande sensibilité de la demande à la variété des options offertes, pousse l’offreur à accentuer
l’étendue de sa politique de discrimination par les prix.
Les politiques de discrimination par les prix sont particulièrement justifiées lorsque,
comme on l’a noté, divers facteurs empêchent le prix de fluctuer au gré de l’offre et de la
demande, et que les consommateurs ont des dispositions à payer très variables. On constate ainsi
qu’à Broadway, selon une recherche menée par Leslie (1998), existent un peu moins de 8 prix
différents en moyenne par spectacle ; l’écart de prix entre deux tickets pris au hasard est en
moyenne de 40% (contre 36% dans le transport aérien). Ces politiques sont efficaces dans les
activités où le coût marginal de l’offre d’un service à un consommateur additionnel est plus
faible que son coût moyen. Tel est le cas du cinéma, du théâtre ou du musée, où le coût du
consommateur additionnel est nul ou très faible, du moins tant que la salle n’est pas saturée
(Rosen et Rosenfield 1997).
Selon une étude menée par la Ford Foundation sur 91 lieux de spectacle aux Etats-Unis au
début des années 1970 (in Seaman, 1997), la discrimination par les prix s’impose en particulier
lorsque les coûts fixes sont élevés, et que la taille de l’audience est relativement faible. Cette
efficacité économique de la discrimination par les prix a été mesurée au Royaume-Uni dans une
étude menée par Huntington (1993) : le chercheur analyse un échantillon de 33 théâtres anglais
subventionnés par les Arts Councils. Il part du postulat qu’il y a politique de variation des prix à
partir du moment où 30% des sièges au moins sont vendus à un prix différent du prix principal.
Un des principaux résultats est que si les salles qui ne pratiquent pas cette discrimination le
faisaient, elles bénéficieraient d’une hausse de 24% de leurs recettes.
II.2. 2. Formes des politiques de discrimination par les prix
On distingue trois grands types de politiques de discrimination par les prix : selon le
profil de chaque consommateur, mais ce n’est là qu’un cas d’école, car elles seraient trop
coûteuses à mettre en place, à supposer que ce fût possible et souhaitable. Second cas, selon le
groupe de clientèle, et enfin, troisième cas, selon la variété, ou la quantité achetée (par
l’introduction d’une non linéarité des prix).
On va ainsi trouver diverses sources de variations de prix pour le même produit ou
service. En premier lieu, le prix varie selon le groupe de consommateurs, cartes jeunes,
chômeurs, etc. Ce sont des politiques bien connues, dont on peut trouver une forme originale
d’une nature un peu différente avec les associations d’amis par exemple. Hansmann (1980)
analyse les stratégies visant à l’accroissement des contributions volontaires comme des
incitations à la révélation de la disposition à payer des consommateurs les plus aisés, et donc
comme des formes originales d’application de systèmes de discrimination par les prix2. Tel est
le cas des musées gratuits qui suggèrent aux visiteurs des contributions volontaires.
2 Voir aussi Seaman (1997).
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