SPECIFICITE DES ACIDES GRAS DES SPERMATOZOÏDES CHEZ LE COQ ET LE DINDON EFFETS DES ACIDES GRAS POLYINSATURES DE L’ALIMENT Blesbois Elisabeth S.R.A – I.N.R.A. 37380 Nouzilly France Résumé A l’inverse de beaucoup d’autres espèces, les spermatozoïdes d’oiseaux domestiques contiennent de très faibles proportions d’acides gras poly-insaturés (AGPIs) n-3, et des proportions élevées d’acides gras n-6 associés ou non à des acides gras n-9. L’objectif de ce travail était d’observer si ces taux d’ AGPIs n-3 sont spécifiques de ces espèces ou s’ils proviennent de carences alimentaires en acide gras n-3. Pour cela, des mâles adultes coq et dindons ont été nourris avec des aliments standard (naturellement très riches en acides gras n-6) ou des aliments enrichis en acides gras n-3. La composition en acides gras des spermatozoïdes et la fertilité ont ensuite été mesurées dans les deux espèces. Tout en restant très riche en acides gras n-6 (et n-9 pour le dindon), les spermatozoïdes provenant de mâles nourris avec l’aliment enrichi en AGPIs n-3 ont été enrichis en AGPIs n-3 et leur fertilité améliorée dans les deux espèces. En conclusion, les très faibles proportions d’acides gras n-3 présents dans les spermatozoïdes de coq et de dindon proviennent partiellement de l’effet du régime alimentaire carencé dans ce type d’acides gras. En revanche, les contenus élevés en acides gras n-6 (et n-9 pour le dindon) semblent spécifiques de ces espèces. Introduction Les acides gras poly-insaturés (AGPI) sont les acides gras majoritaires des phospholipides des membranes cellulaires des spermatozoïdes. Ils sont probablement indispensables à la fluidité membranaire ainsi qu’à la régulation des mouvements cellulaires, du métabolisme lipidique et des capacités de fusion nécessaires aux mécanismes de fécondation (Stubbs et Smith, 1984). Chez les volailles, ces acides gras sont majoritairement des acides gras n-6, accompagnés dans certaines espèces comme le dindon d’un fort taux d’acides gras n-9 (Suraï et al, 1998 ; Douard et al, 2000). Ces derniers sont souvent considérés comme des acides gras de carence. Cette situation est singulière dans la mesure ou chez la plupart des mammifères d’élevage, les spermatozoïdes comme la rétine et le cerveau sont au contraire très riches en AGPI n-3, pauvres en AGPI n-6 et ne contiennent pas d’AGPI n-9 (Poulos et al, 1973, Neuringer et al, 1986, Yamamoto et al, 1987). Nous nous sommes donc demandés si les taux élevés d’AGPI n-6 et n-9 et les taux très bas d’AGPI n-3 trouvés dans les spermatozoïdes de volailles étaient vraiment spécifiques de ces espèces ou s’ils provenaient de carence des aliments standard en AGPI n-3. En effet, ces AGPI sont des acides gras essentiels que l’animal ne peut fabriquer que si eux mêmes ou leurs précurseurs sont présents dans l’aliment (Cooks, 1996). Pour cela, des mâles adultes de deux espèces aviaires d’importance économique forte, le coq et le dindon, et dont les AGPI des spermatozoïdes divergent sensiblement (taux élevé d’AGPI n-9 chez le dindon, mais pas chez le coq) ont été nourris avec des aliments standard (naturellement très riches en acides gras n-6) ou des aliments iso énergétiques enrichis en acides gras n-3. La composition en acides gras des spermatozoïdes et la fertilité ont ensuite été mesurés dans les deux espèces. 1. Effets de régimes divergeant en AGPI sur la composition des acides gras des spermatozoïdes Les acides gras de l’aliment conditionnent la composition des tissus chez toutes les espèces animales. Cependant, les effets de modifications alimentaires sont surtout marqués chez le jeune ou les différenciations et multiplications cellulaires ainsi que la croissance sont intenses. Par exemple, la sensibilité du cerveau de poulet aux manipulations d’AGPI n-3 de l’aliment est particulièrement marquée chez le poussin de 1 jour et l’est moins par la suite (Anderson et al, 1989, 1994). Par contraste, la spermatogenèse se produit exclusivement chez des animaux adultes et est un processus permanent tout au long de la période de reproduction ce qui peut impliquer des besoins particuliers en composants alimentaires. Les aliments donnés aux mâles adultes chez les volailles sont principalement à base de maïs, blé et soja. Leur teneur en lipides est faible (6-7%) mais ils sont riches en acides gras insaturés avec une prédominance pour les acides gras mono-insaturés n-9 et les AGPI n-6 et donc un rapport AGPI n-6/n-3 très élevé. Les AGPI retrouvés dans les spermatozoïdes sont principalement des AGPI à longue chaîne avec une prédominance des acides gras à 20 et 22 carbones. Dans nos expériences (Blesbois et al, 1997 ; 2003), nous avons comparé indépendamment chez le coq et le dindon adultes l’effet d’aliments iso énergétiques (11,7 Méga joules /kg chez le coq; 12,5 chez le dindon), iso lipidiques (7.1% chez le coq, 6.7% chez le dindon), iso protéiques (13,1% chez le coq, 10,4% chez le dindon) mais divergeant dans une même espèce sur leur composition en AGPI. Dans chaque espèce un des deux aliments testés correspondait au régime standard de l’espèce (aliment « Maïs ») et l’autre était enrichi en AGPI n-3 avec 5% d’huile de poisson ). Les animaux étaient rationnés à 110 g/jour chez le coq et ad libitum chez le dindon. Chez le coq comme chez le dindon, le remplacement dans l’aliment d’une partie des lipides provenant du maïs et du soja par de l’huile de poisson (riche en AGPI n-3 à longue chaîne) a entraîné l’augmentation du taux d’AGPI n-3 dans les spermatozoïdes (Blesbois et al, 1997 ; 2003 ; Tableaux 1 et 2). Cependant, l’efficacité de l’incorporation des AGPI n3 est bien différente entre les deux espèces. Ainsi, chez le coq, les variations des taux d’AGPI n-3 de l’aliment étaient considérables (rapport n-3/n-6 de 0.02 à 0.89) mais les variations retrouvées dans les spermatozoïdes l’étaient beaucoup moins (rapport n3/n-6 de 0.13 à 0.43) traduisant une certaine résistance des gamètes à l’incorporation des acides gras alimentaires. Par contre, chez le dindon, les variations des AGPI alimentaires étaient bien moins importantes (rapport n-3/n-6 variant de 0.1 à 0.3) et les variations de composition en acides gras des spermatozoïdes (rapport n-3/n-6 de 0.07 à 0.4) reflétaient bien celles des aliments. Ces différences entre les espèces peuvent avoir deux origines principales : soit chez le dindon, les variations d’AGPI proposées dans l’aliment étaient mieux ciblées par rapport aux besoins de la gamétogenèse que les variations proposées chez le coq ; soit les spermatozoïdes de dindon sont naturellement plus aptes à refléter les variations des acides gras alimentaires que ceux du coq. Les taux d’AGPI n-9 des spermatozoïdes n’ont cependant pas été significativement modifiés par l’aliment. Cela suggère que, même chez le dindon ou le C22 :3n-9 est un AGPI majeur, les AGPI n-9 ne proviennent pas d’une carence alimentaire en AGPI n3. Le taux élevé d’AGPI n-9 chez le dindon semble donc bien être spécifique de cette espèce. Nous avons par ailleurs montré chez le dindon que la supplémentation en AGPI n-3 de l’aliment augmentait les taux d’AGPI n-3 chez les spermatozoïdes provenant d’animaux en phase optimale de reproduction, comme chez les mâles en fin de saison sexuelle (Blesbois et Hermier, 2003 ; Blesbois et al 2003. Ceci implique que les possibilités de transfert des acides gras de l’aliment vers les tissus de reproduction ne sont pas affectées par l’altération de reproduction liée au vieillissement dans la saison sexuelle. 2. Effets de régimes divergeant en AGPI sur la fertilité Les variations de composition de l’aliment en AGPI n’ont pas toujours donné les résultats espérés sur la fonction de reproduction des mâles en fonction des espèces. Ainsi, chez la truite arc en ciel, la fluidité membranaire des spermatozoïdes a pu être affectée, mais pas la fertilité (Labbé et al, 1995). Chez le porc en revanche la supplémentation conjointe de l’aliment en antioxydants (vitamine E et sélénium) et en AGPI n-3 a provoqué une amélioration de la fertilité des mâles, mais sans que l’on puisse savoir si le bénéfice provenait des antioxydants ou des AGPI n-3, ou les deux (Penny et al , 2000). Les résultats de fertilité obtenus chez le coq et le dindon avec de la semence inséminée fraîche (Tableau 3 ; Blesbois et al, 1997 ; Blesbois et al, 2003) ont clairement montré que l’augmentation du taux d’AGPI n-3 dans l’alimentation améliore la fertilité des mâles reproducteurs même sans qu’il soit besoin d’augmenter l’apport habituel en antioxydants dans l’aliment. Et ceci est vrai même en fin de période de reproduction chez le dindon. Ces résultats indiquent bien que chez le coq comme chez le dindon, les régimes standard des mâles adultes sont habituellement légèrement déficients en AGPI n3 pour les besoins de la reproduction. Conclusion Les proportions élevées d’AGPI n-6, et parfois n-9 des spermatozoïdes de volailles semblent bien spécifiques de ces espèces. Cependant, même si le besoin en AGPI n-3 semble moins important que dans d’autres espèces, une quantité significative de ces AGPI n-3 doit être apportée par l’aliment pour assurer de façon optimale la reproduction. Ces résultats doivent être pris en compte dans la formulation des aliments des volailles mâles adultes. Remerciements Pour leur participation indispensable aux travaux du laboratoire: I Grasseau, D. Philippe, et bien sûr tous les nombreux coauteurs cités dans les références. Références bibliographiques Anderson, G.J.; Connor, W.E.; Corliss, J.D.; Lin, D.S., 1989. J. Lipid Res, 30; 433-441. Anderson, G.J. , 1994. J. Lipid Res, 35; 105-111. Blesbois E.; Lessire M.; Grasseau I.; Hallouis J.M.; Hermier D.,1997. Biol. Reprod. 56; 1216-1220. Blesbois E.; Douard, V; Germain, M; Pellet, F.,2003. Theriogenology, submitted. Blesbois, E.; Hermier, D., 2003. In: Phospholipids and Male Fertility; De Vriese, S. (ed.), in press. American Oil Chemist’s Society Press, Champaign (USA). Cook, H.W., 1996. In Biochemistry of Lipids, Lipoproteins and Biomembranes, pp. 129-152. Vance, D.E. and Vance, J., Elsevier, Amsterdam. Douard V.; Hermier D.; Blesbois E., 2000. Biol. Reprod. 63; 1450-1456. Labbé, C.; Loir, M.; Kaushick, S.; Loir, M. ,1995. Lipids 30, 23-33. Neuringer, M.; Connor, W.; Lin, S.; Barstad, L.; Luck, S.J.,1986. Proc. Nat. Acad. Sci. USA, 83; 40214025. Penny, P.C.; Noble, R.C.; Maldjian, A.; Cerolini, S., 2000. Pigs News Inf. 21; 119-126. Poulos, A.; Darin Benett, A.; White , I.G.; Hoskin, D.O. , 1973. Comp. Biochem. Physiol. 46; 541-549. Stubbs, C.D.; Smith, A.D.,1984. Biochim. Biophys. Acta. 779: 89-137. Suraï, P.F.; Blesbois, E.; Garsseau, I.; Chalah, T.; Brillard, J.P.; Wishart, G.J.; Cerolini, S.; Sparks N.H.C. ,1998. Comp. Biochem. Physiol. 120;527-533. Yamamoto, N.M.; Saitoh, A.; Moriuchi, A.; Nomura, M.; Okuyama, H.,1987. Journal of Lipid Research 28; 144-151. TABLEAU 1: Effet de la supplémentation en AGPI n-3 de l’aliment sur la composition des spermatozoïdes de coq (35-40 semaines d’âge) Acides gras (%) Aliment Spermatozoïdes Maïs poisson Aliment maïs Total saturés 23.0 28.7 39.3 ± 2.2 mono-insaturés 30.3 43.1 23.1 ± 0,80 18:2n-6 45.8 15.0 3.3 ± 0.3 Aliment Poisson 39.6 ± 1.6 * 27.4 ± 1.4 2.1 ± 0.3 20:4n-6 9.0 ± 0.5 * 5.3 ± 0.6 22:4n-6 21.0 ± 0.8 * 15.0 ± 1.2 33.3 ± 1.0 * 22.4 ± 2.0 Total AGPI n-6 45.8 15.0 18:3-4 n-3 4.1 20:5n-3 4.9 22:5n-3 4.9 2.1 ± 1.0 * 4.10 ± 1.0 22:6n-3 4.2 2.2 ± 0.9 * 5.5 ± 1.0 4.3 ± 2.0 * 9.6 ± 1.9 Total AGPI n-3 22:3n-9 Total AGPI n-3/n-6 1.4 51.0 0.02 33.0 0.89 1.1 ± 0.7 36.6 ± 2,1 0.13 ± 0,04 1.1 ± 0.6 * * 22.4 ± 2,0 0.43 ± 0,01 * représentent les différences significatives (p<0.05) de composition des spermatozoïdes en fonction de l’aliment TABLEAU 2: Effet de la supplémentation en AGPI n-3 de l’aliment sur la composition des spermatozoïdes de dindon (34 semaines d’âge) Acides gras (%) Aliment Maïs Spermatozoïdes Huile de poisson Aliment standard Total saturés 14.6 16.8 35.9 ± 1.2 mono-insaturés 33.4 33.4 21.4 ± 0,80 18:2n-6 46.3 36.3 3.7 ± 0.3 Aliment poisson 37.8 ± 1.6 * 21.2 ± 1.4 3.1 ± 0.3 20:4n-6 11.5 ± 0.7 * 8.2 ± 0.7 22:4n-6 16.0 ± 0.8 * 9.5 ± 0.5 31.2 ± 1.0 * 20.7 ± 2.0 Total AGPI n-6 18:3-4 n-3 46.3 36.4 5.4 4.4 20:5n-3 3.5 22:5n-3 1.0 0.6 ± 0.2 * 1.9 ± 0.3 22:6n-3 1.8 1.7 ± 0.2 * 6.5 ± 0.6 10.6 2.3 ± 2.0 * 9.6 ± 1.9 1.4 9.1 ± 3.8 11.5 ± 2.0 33.0 42.7 ± 2.1 41.8 ± 2,0 Total AGPI n-3 5.4 22:3n-9 Total AGPI n-3/n-6 51.0 0.02 0.89 0.07 ± 0,01 * 0.40 ± 0,01 * représentent les différences significatives (p<0.05) de composition des spermatozoïdes en fonction de l’aliment TABLEAU 3 : Amélioration des taux de fertilité et d’ éclosivité après supplémentation de l’aliment des mâles reproducteurs en AGPI n-3 % œufs fertiles/incubés % œufs éclos/incubés Coqs (40-45 semaines d’âge) + 3* points de fertilité Dindons (32-45 semaines d’âge) + 0.68 + 1.53 Dindons (49-58 semaines d’âge) + 1.00 + 1.90 _ * chaque valeur indique le nombre de point d’amélioration significative des taux de fertilité ou d’éclosivité ((p<0.05) obtenus avec les mâles dont l’aliment est supplémenté en AGPI n-3 par rapport à la situation standard.