Charles Baudelaire, « La Musique » : commentaire littéraire Les

publicité
Charles Baudelaire, « La Musique » : commentaire littéraire
Les titres et mots en couleur servent à guider la lecture et ne doivent pas figurer sur la copie.
Introduction
[Amorce] Le XIXe siècle est marqué par l’apparition d’une nouvelle génération de poètes : les poètes
maudits, êtres en marge de la société, superbes dans les airs, c’est-à-dire en poésie, mais maladroits
ici-bas. Dans ses Fleurs du mal, Baudelaire désigne leur état d’isolement, de mélancolie profonde
par le mot anglais spleen. Pour décrire leur expérience poétique, ces poètes établissent des liens
forts entre la poésie et les autres arts. Baudelaire, poète mais aussi critique d’art, célèbre la peinture
et les peintres dans « Les Phares », il évoque la sculpture dans « La Beauté »… Dans « La
Musique » qui fait partie de « Spleen et Idéal », il évoque ce qu’il ressent à l’audition d’un morceau
de musique [Problématique] mais son poème dépasse cet aspect anecdotique. [Annonce des
axes] Pour rendre compte de cette expérience musicale indicible tant elle est intense [I], il la
compare à un voyage en mer et invite le lecteur à partager ses états d’âme contrastés lors de ce
périple [II]. Mais il faut interpréter cette double métaphore : à travers elle, Baudelaire exprime son
mal-être tout en évoquant les sources de son inspiration poétique : le poème devient une sorte d’art
poétique [III].
I. Un poème musical pour parler de la musique
1. Une expérience personnelle et répétée
• Le poème est jalonné d’indices personnels de la 1re personne du singulier, à l’exclusion de
toute autre : le pronom personnel est le plus souvent en position de sujet (« je mets ») qui fait
les actions, ou de COD (« me prend », « me berce ») comme unique objet de la musique. Ces
pronoms sont soutenus par des adjectifs possessifs (« ma », « mon »).
• Mais qui est ce « je » qui s’exprime ? Est-ce Baudelaire qui écoute un morceau de musique ?
est-ce le navire qui « met à la voile », « escalade le dos des flots » et a une « toile » (voile) ?
Est-ce le passager (ou le capitaine) sur le pont, « la poitrine en avant », « les poumons
gonflés » ? L’ambiguïté subsiste.
• Cette expérience est présentée presque comme une habitude pour Baudelaire, comme en
témoignent l’adverbe « souvent », l’indication temporelle « d’autres fois » et le présent
d’habitude. C’est une expérience répétée, vécue dans le passé et encore dans le présent, qui
fait partie du quotidien du poète.
2. L’expérience de la musique ? La musique donne le ton
• Le titre du poème et son premier vers indiquent que c’est la musique qui donne son élan et
préside à tout le poème, qui lui donne le ton. Tout part de la sensation auditive. Mais le
poème ne comporte aucun terme technique musical précis et, après le premier vers, le champ
lexical de la musique disparaît ; seuls les mots « vibrer » et « bercent » – polysémiques –
peuvent encore appartenir au réseau lexical de la musique.
• Baudelaire ne se pose ni en critique musical, ni en musicien, mais en simple auditeur saisi
par une expérience envoûtante. La brutalité de l’entrée en matière du premier vers donne
l’impression que le poète est pris au dépourvu. Personnifiée à travers l’expression « me
prend », la musique est présentée dans sa dimension concrète.
3. Un poème morceau de musique
• La composition de ce faux sonnet est calquée sur celle d’un morceau de musique, en trois
mouvements : l’ouverture (v. 1) donne le motif (le thème) et le ton, très lyrique et puissant
avec son exclamation ; les 12 vers suivants, par leur souffle puissant, développent la
métaphore qui va s’amplifiant ; la dernière phrase, elliptique du verbe, a la brutalité d’un
•
•
•
finale en point d’arrêt qui laisse l’auditeur et le musicien un temps silencieux (« calme
plat ») après l’émotion.
La musicalité du poème tient aussi au mariage de la régularité et de l’irrégularité, au
phénomène de l’alternance qui le parcourt : deux quatrains sont suivis de deux tercets, figure
régulière du sonnet, mais – irrégularité – les vers ne sont pas tous de douze pieds comme
dans le sonnet traditionnel ; les alexandrins (pairs) alternent avec les pentasyllabes (impairs),
les rimes masculines (« mer/éther ») avec les rimes féminines (« étoile/voile »…).
Ces mouvements, ces répétitions, le retour en fin de strophe d’homonymes (« voile » nom,
« voile » verbe) mais aussi les enjambements (v. 2-3, 5-6, 7-8…) créent un bercement,
un rythme qui entraîne et envoûte le lecteur.
Les sonorités contribuent à donner au poème sa musicalité suggestive : les allitérations
en v et en f du premier tercet reproduisent le son du « vent », les allitérations en m de la
dernière strophe suggèrent le « calme » qui clôt à la fois l’écoute du morceau de musique et
le poème.
II. Une métaphore filée : un voyage en mer ?
1. Comment naît la métaphore ? De l’ouïe à la vue, au mouvement
• L’audition bien réelle du morceau de musique se transforme vite en voyage en voilier : dès
le vers 1, d’une sensation auditive naît une vision. Le mot comparatif « comme » joue le rôle
d’axe de symétrie entre les deux pôles de la comparaison (« musique » et « mer ») placés aux
extrémités du vers qui les assimilent : même lettre initiale (m, qui envahit le vers :
« me »/ « comme »), même nombre (les deux noms sont au singulier).
• Associé au nom « mer » qui, à la lecture, présente une ambiguïté possible avec « mère », le
verbe « me prend » traduit cet effet de prise de possession presque amoureuse ou maternelle
(que semble confirmer en fin de poème le verbe en rejet « Me bercent »).
• Puis la comparaison (encore au v. 6 : « comme de la toile ») s’épanouit en une métaphore qui
parcourt tout le poème. Elle est soutenue par des effets de synesthésie : l’expression
« J’escalade [le dos] des flots », associée à la « nuit » (v. 8), indique le mélange des
sensations visuelles et du mouvement qui emporte le poète. Le verbe « vibrer » fait appel
aussi bien à l’ouïe (on parle de vibrations sonores), qu’au toucher (le vaisseau vibre sur la
mer) et à la vue. La métaphore s’appuie aussi sur un lexique ambigu : l’adjectif « calme »
peut s’appliquer aussi bien à une musique qu’à la mer.
2. L’écriture poétique au service de l’évocation d’un voyage en mer
• Il s’agit bien d’un voyage en mer : le poème comporte de nombreux mots qui y renvoient
concrètement. La « mer » est désignée par différents termes (les « flots », « l’immense
gouffre ») et est évoquée dans ses différents états, selon le « vent » : la « tempête et ses
convulsions » ou le « calme plat ». Les conditions de navigation (la « brume » ou « le bon
vent », « dans un vaste éther ») sont mentionnées. Le bateau est un « vaisseau », qui a une
« voile » de « toile ». Enfin, la destination du périple est spécifiée : « la pâle étoile » donne le
cap et guide le marin.
• Mais c’est à travers l’écriture poétique que Baudelaire évoque surtout ce voyage à voir et à
entendre. La phrase qui en rend compte s’étend sur 12 vers et les coupes successives
marquées par des points-virgules (v. 4, 8, 10) traduisent les à-coups de la navigation. Le
rythme poétique est calqué sur celui de la mer : l’alternance d’alexandrins et de
pentasyllabes reproduit visuellement le mouvement des vagues ; les enjambements rendent
auditivement sensibles la fluidité de l’élément et la course continue du voyage.
• Enfin, les images poétiques suggestives contribuent à peindre ce voyage : la nuit est comme
un « voile » ; les vagues, animalisées, ont un « dos », puis elles deviennent des montagnes
que le vaisseau « escalade » ; parfois, elles « bercent » le vaisseau-poète comme une mère ;
le « calme plat », par un effet de métaphore et de synesthésie, devient un « grand miroir ».
3. Sensations et émotions fortes
• La musique suscite en Baudelaire des sensations physiques fortes : champ lexical du corps
(« poitrine, poumons ») et référence au mouvement qui l’agite (« je mets à la voile »,
« j’escalade », « vibrer »).
• Ces sensations vont parfois s’intensifiant jusqu’à la douleur (il « souffre ») et aux
« convulsions » ; parfois, au contraire, elles rappellent un bien-être proche de celui de
l’enfant à naître : le verbe « bercent », associé à l’élément liquide, suggère peut-être un
retour au ventre maternel.
• Le trouble et la possession physique se transmettent à l’affectivité : au vers 9 sont évoquées
les vibrations du corps et « toutes les passions ». Tout l’être du poète est bouleversé. Il s’agit
d’une véritable « tempête » intérieure.
III. Un miroir de l’univers mental du poète et un art poétique
1. L’expression lyrique d’un mal-être
• Les variations de la musique et les imprévus de la navigation reproduisent la dualité des
sentiments d’une âme tourmentée, déchirée entre l’enthousiasme de l’aspiration à l’Idéal et
les « longs ennuis » du spleen, opposition douloureuse qui structure toutes Les Fleurs du
mal.
• Quels aspects du spleen sont métaphoriquement mis en relief ? L’oxymore « ma pâle
étoile », la « brume » et la « nuit », qui renvoient à une visibilité réduite, suggèrent à la fois
la perte de tout repère et la tristesse, la monotonie d’une vie sans joie de vivre. Le
« plafond » traduit l’oppression d’un être qui se sent étouffé sur terre. Le verbe « escalader »
souligne la lutte ardue de ce voyage dans la vie d’un poète qui cherche ses prises. Enfin, le
« calme plat » est le « miroir » du vide de la vie.
• La douleur est accrue par le contraste entre ce mal-être et l’aspiration vers l’idéal. Le vers 3
est lui-même déchiré entre ces deux extrêmes à travers les images du « plafond » et
du « vaste éther ». « Mettre à la voile » implique l’exaltation d’un départ et la recherche
dynamique d’un ailleurs. L’« étoile » symbolise à la fois l’espoir et le destin.
2. L’art : un remède au mal-être, mais éphémère
• Dans ce contexte, la musique et implicitement tout art sont un remède au mal-être,
un moyen de s’évader. La préposition « vers » (v. 2) indique le mouvement, l’envol et
l’adjectif « vaste » (v. 3) donne une impression de libération de l’âme, qui élève le poète
dans les airs, au-dessus des mortels, et rend la vie supportable. Par l’art on approche de
l’absolu, de l’infini, voire de l’idéal.
• L’art transforme ainsi la souffrance en une expérience agréable. Pour expliciter cette
transformation magique, Baudelaire oppose, en une antithèse forte, le mot « gouffre », image
de sa vie, au verbe « bercent ». Il illustre par là le principe même des Fleurs du mal : tirer la
beauté de la laideur (« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »). Le poème réunit à la
fois la musique, le voyage et la poésie pour leur donner une fonction métaphysique.
• Cependant, ce remède est éphémère et le poème se clôt sur une note pessimiste. La rupture
que crée le dernier mot, le passage de l’exaltation dynamique à l’immobilité finale révèlent à
la fois la fin du morceau de musique, celle du voyage – qui n’est qu’imaginaire – et
l’incapacité à prolonger ou à retrouver l’état de possession quasi divine de l’acte artistique.
3. Un art poétique ? La poésie comme découverte du monde
• Outre sa vertu thérapeutique, pour le poète le langage poétique est le seul capable de dire
l’indicible, de traduire sa vie intérieure. Mais pour cela, le poète doit à la fois faire preuve
d’un élan volontaire (il « met à la voile ») et accepter de s’offrir à l’expérience poétique,
comme à l’expérience musicale.
• La poésie est aussi un mode privilégié d’accès au monde qu’elle transforme pour mieux le
faire voir et comprendre. Ainsi les images poétiques, par d’étranges « correspondances »,
peuvent faire des vagues un animal redoutable, des montagnes ou de la mer une personne
prise de « convulsions », d’un ciel un « plafond », d’un poète un « vaisseau »…
• Pour atteindre cette mission, le poète doit faire preuve de modernité : le choix de la forme du
faux sonnet avec son alliance de vers pairs et impairs, l’étrangeté des métaphores imbriquées
indiquent une poésie en constant renouvellement, souvent provocatrice, qui allie tradition et
nouveauté.
Conclusion
Dans ce poème, tout à la fois expérience musicale, voyage maritime et définition implicite de la
poésie, se retrouvent la plupart des thèmes majeurs des Fleurs du mal. Il entre en résonance avec les
poèmes qui décrivent le mal-être baudelairien (les quatre « Spleen »), mais aussi avec les pièces qui
traduisent la beauté de l’Idéal (« Élévation », « Invitation au voyage »…). [Ouverture] Au-delà, il
suggère que tous les arts se rejoignent pour rendre supportable la condition humaine, que « l’art est
un anti-destin » (Malraux).
Téléchargement