Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno Position de thèse Titre de la thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno. Résumé : Ce travail réinterroge la philosophie sociale critique d’Adorno à partir des concepts de règle et de jeu. Il a pour objectif d’exposer la théorie de la société d’Adorno et d’en questionner les fondements. Ces fondements, telle est notre thèse, peuvent être conceptualisés dans un langage propre à la sociologie de l’action si on les reformule en termes de « règles », de « suivi des règles » et de « jeu » – concepts qu’Adorno lui-même utilise afin de décrire le social, plus précisément la société capitaliste dans laquelle il vivait. Le fameux tout « non-vrai », qu’est la société selon Adorno, peut ainsi être compris comme un jeu réglé par lui-même, indépendamment de l’intentionnalité des acteurs. Cette reformulation de la philosophie sociale d’Adorno nous permet de la faire dialoguer avec d’autres conceptions du social (Weber, Habermas, Descombes, Searle et le structuralisme) et de montrer à quel point l’objet d’Adorno diffère de celui de Weber, de Habermas et de Searle alors qu’il est commensurable à celui du structuralisme. La méthode pour saisir cet objet, à savoir les règles non intentionnelles qui structurent le jeu social, est celle de Freud (interprétation, lecture symptômale). Adorno, toutefois, se distingue du structuralisme et aussi de Freud en ce qu’il pense pouvoir établir un lien entre société capitaliste et le social réglé comme un jeu inaccessible aux acteurs : ce jeu est non seulement l’objet de recherche d’Adorno mais aussi l’objet de sa critique. Notre travail s’emploie à étayer la possibilité de cette critique qui ne vise rien de moins que les conditions de possibilité du vivre en commun telles qu’elles ont été établies par la philosophie sociale structuraliste ainsi que par Freud : des règles à effet inconscient qui font en sorte que tous les acteurs ne réalisent ou ne disent pas les mêmes significations font l’objet de la critique adornienne. Critiquer ces règles implique de montrer qu’une critique de l’institution verticale des sujets est possible sans détruire ni poser comme absolu la subjectivité elle-même. Cette critique devient envisageable à partir du moment où l’on examine la pratique qui est incluse dans le suivi aveugle de la règle : au sein de cette « fausse » pratique – qu’Adorno appelle la pratique d’identification – se dégage une pratique autre qui met en question la soumission aveugle à la règle. Cette pratique critique est également appelée « jeu ». Notre travail se conclut sur l’exposition de cette pratique et de son potentiel critique au sein du jeu qu’est la société capitaliste. 1 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno Exposition des chapitres : Le travail présenté commence, dans le premier chapitre, par exposer la problématique propre à la philosophie d’Adorno: selon lui, la philosophie est avant tout une philosophie du social. La raison en est que la philosophie, si elle ne veut pas être métaphysique, doit parler du réel et le réel auquel elle a accès est le réel symboliquement structuré, donc le social. Même si la philosophie ne peut plus être que philosophie sociale et connaît ainsi une restriction, elle a affaire, selon Adorno, à un objet autre que celui des sciences particulières. Cet objet est le social compris comme totalité. Par opposition à d’autres philosophies sociales, le social n’est donc pas compris comme un ensemble de sphères (Habermas, Honneth) ou comme un assemblage d’actions individuelles (individualisme méthodologique). Cette position radicale à l’égard de la complexion du social nous amène dans un premier temps à interroger la théorie de la connaissance d’Adorno : quel est le « sujet » qui garantit l’unité de cette totalité ? En excluant les hypothèses philosophiques traditionnelles sur le « constituant » du tout, nous essayons de montrer que la théorie de la connaissance d’Adorno n’est nullement idéaliste, mais matérialiste. Ceci signifie qu’il défend la thèse forte selon laquelle le social est en lui-même une totalité : ce n’est pas la philosophie qui, de par son angle d’attaque spécifique, fait du social un objet particulier qui constitue le « tout », c’est le social qui forme de lui-même ce tout. Afin d’appuyer cette lecture matérialiste de la théorie adornienne, nous discutons dans ce chapitre les possibles constituants philosophiques que la tradition philosophique a mobilisés pour justifier la prétention de la philosophie à parler d’un tout. Il faut tout d’abord exclure un premier constituant de ce tout si l’on veut défendre la thèse du matérialisme d’Adorno : le constituant métaphysique, à savoir l’absolu ou Dieu. Adorno, en parlant du tout, ne présuppose pas un tel constituant car il prédique de ce tout sa « non-vérité », alors que l’absolu, dans la tradition philosophique, est nécessairement vrai, et ne peut donc pas constituer un tout « non-vrai ». Le deuxième constituant qu’Adorno exclut est le sujet de connaissance : selon son analyse, le sujet de connaissance, jusque dans ses opérations logiques, est lui-même constitué par les pratiques sociales, si bien que ni le sujet catégoriel transcendantal (Kant) ni le cogito logique (Husserl) ne peuvent être mobilisés afin de justifier le discours philosophique sur le tout ; ce dernier est objectivement là, et n’est pas le résultat des opérations inévitables d’un quelconque sujet de connaissance transcendantalisé. A partir de ce constat nous discutons une troisième possibilité de penser un tout structuré : la théorie d’action dans sa variante wébérienne. Pour Weber l’objet de la sociologie est une totalité, bien qu’il ne défende pas la thèse que cette totalité corresponde au tout réel. Toutefois l’approche wébérienne est importante parce qu’elle explicite les présupposés 2 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno de toute théorie de l’action. Weber ne peut parler d’une entité structurée – donc de ce social qui est l’objet de sa sociologie – qu’en présupposant que les acteurs sociaux ont conscience des règles qu’ils suivent dans leur agir social et qui ont pour effet que le social est une entité particulière que la sociologie peut saisir. Or, dans la théorie wébérienne, les règles constitutives de l’objet de la sociologie sont poursuivies de manière intentionnelle par les acteurs. Adorno récuse cette thèse sur les règles constitutives : s’il y a structuration objective du social, cette structure ne peut pas être expliquée à partir des intentions des acteurs. Par la suite nous montrons que Habermas, qui reprend la méthode et, ce faisant, l’objet wébérien, tout en spécifiant le concept de règle – la règle devient chez Habermas une « raison » de l’agir – n’a précisément pas le même objet qu’Adorno, ce qui nous permet d’émettre l’hypothèse que les divergences entre la première et la deuxième École de Francfort se situent à ce niveau basique : les deux générations ne parlent pas du même objet. Il s’agit pour nous dans la suite de notre thèse de montrer que l’objet d’Adorno correspond au réel social et n’est pas, comme le prétend Habermas en particulier, un objet métaphysique. A cette fin, il faut d’abord spécifier comment l’objet d’Adorno est constitué. Après avoir exclu quatre concepts pouvant le spécifier (l’absolu, le sujet de connaissance, l’acteur social intentionnel et l’acteur social intentionnel rationnel), nous parvenons à la définition suivante de cet objet : en parlant du social comme d’un tout, Adorno se réfère à des structures nonintentionnelles du réel. Ces structures constituent l’objet « tout » qui est le sien. Dans le deuxième chapitre de notre travail, nous essayons de montrer que le concept d’un réel constitué par des règles non-intentionnelles, donc inaccessibles aux acteurs eux-mêmes, n’a pas nécessairement besoin de faire appel à une conception métaphysique pour se justifier. Cette conceptualisation du réel se retrouve dans deux autres types de philosophie. Elle apparaît également, d’une part, dans la philosophie sociale analytique (Searle, Descombes, Brandom) qui analyse les règles du langage comme étant ce qui structure de manière non-intentionnelle l’agir des individus et fait en sorte que le social soit un tout. D’autre part, il ne semble pas problématique de parler de règles non-intentionnelles structurant le social si l’on adopte la perspective du structuralisme : ce dernier s’appuie également sur la thèse selon laquelle la normativité propre au social, soit cette normativité qui fait en sorte qu’on puisse parler du social comme d’une entité, s’effectue de manière non-intentionnelle dans le dire et faire des acteurs. Prétendre que de telles règles existent implique dans les deux cas que la normativité du social n’est pas le fait des acteurs (le produit d’un consensus entre eux) mais précède tout consensus 3 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno normatif et moral conscient. Voilà qui devient particulièrement évident si l’on se concentre sur le phénomène « langage » : le langage précède sans aucun doute les actes de parole des individus : ce ne sont pas les individus qui, par la discussion entre eux, établissent les règles du langage ; tout simplement parce qu’ils ont besoin d’un langage commun pour s’entendre sur l’établissement de n’importe quelle règle. Les deux courants de pensée susmentionnés, notamment par leurs analyses du langage comme « fait social total » (Mauss), parviennent ainsi à montrer que ce qui fait du social un tout, ce sont des règles que les acteurs suivent toujours déjà sans s’en apercevoir. Par là, ils n’émettent pas seulement une hypothèse méthodologique justifiant comment – en ce temps post-métaphysique qui est le nôtre – on peut encore parler du social comme d’un tout ; mais ils montrent surtout que le social n’est compréhensible que si on le conçoit d’abord comme un tout à partir duquel dérive l’individu. On ne pourrait parler de social si les individus ne faisaient pas, avant toute concertation, déjà la même chose ; s’ils ne suivaient pas les mêmes règles « grammaticales ». Ainsi il devient possible de déplacer la question de savoir qui ou quoi constitue le tout vers la question de savoir quelle est la grammaire du social que les acteurs effectuent toujours déjà. Ce déplacement nous semble d’autant plus justifié qu’Adorno lui-même détermine son objet propre, donc le tout, comme étant un texte ; la tâche de la philosophe serait, encore selon Adorno, de lire ce texte. Sachant que ce texte existe lui-même seulement de manière fragmentaire, la tâche de la philosophie est donc de reconstruire les règles qui font en sorte que ce texte, malgré son éclatement manifeste, fait sens. Si l’on prend au sérieux la thèse du caractère fragmentaire du texte, il devient évident que la philosophie d’Adorno non seulement parle d’une totalité que serait le social, mais considère aussi les actions et actes de paroles des acteurs comme des propositions simples qui réalisent, chacune pour soi mais en connexion avec les autres « fragments », la grammaire du social : dans ces actes se manifestent donc à chaque fois en partie les règles que la philosophie doit reconstruire. La question est désormais de savoir par quelle méthode elle peut les reconstruire. Le troisième chapitre affronte cette question de la méthode. Il porte sur Freud dont la méthode d’interprétation est le modèle de la méthode de lecture adornienne. Nous explicitons dans un premier temps cette méthode, qui, afin de reconstruire les règles du social, s’appuie sur ce qui est interdit dans le réel. La méthode freudienne ne fonctionne, en effet, qu’à partir de l’hypothèse que les règles du social ne prescrivent pas ce qu’il faut faire, mais ce qu’il ne faut pas faire. Le matériau de Freud est formé des lacunes du réel, de ces moments où un individu ne fait 4 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno pas ou ne dit pas quelque chose. Comme Adorno se sert de cette méthode, nous parvenons à déterminer plus clairement la figure exacte des règles dont il parle : grâce à l’étude de Freud nous pouvons affirmer que les règles qu’Adorno cherche à reconstruire sont des règles qui déterminent ce que les individus ne peuvent pas dire et faire. Ce sont les lacunes que l’on remarque dans les discours et les actions des individus qui nous renseignent sur les règles structurant le social. Ce déplacement vers la manifestation négative de l’universel nous permet également de dégager l’espace de jeu dont disposent les individus dans le social : des règles qui ne prescrivent pas ce qui est à faire, mais interdisent seulement certaines actions et significations, donnent en effet un espace de jeu assez considérable aux individus ; Adorno, en se servant de Freud, échappe ainsi au reproche d’avoir une conception déterministe du social et de l’agir individuel : les règles n’obligent pas les individus à faire des choses, mais uniquement à éviter de réaliser, par leurs actes ou leurs paroles, certaines significations. L’agir social peut ainsi être défini comme régi par une finalité sans fin : comme un jeu dont les règles ne sont pas accessible aux individus, mais un jeu qui ne prédétermine pas les possibles actions. Après avoir constaté cette complexion très spécifique de l’universel dont parle Adorno nous passons à la théorie freudienne de la socialisation qui explique comment ces règles universelles s’installent dans les individus. Puisqu’Adorno se sert de la méthode freudienne d’interprétation pour reconstruire la structuration du réel, il doit également adopter la théorie de la socialisation de Freud qui seule peut justifier une méthode d’interprétation étudiant les faits et les gestes des acteurs dans ce qu’ils évitent comme étant des manifestations des règles du social. Après avoir retracé la théorie freudienne de la socialisation qui explique comment les individus adoptent des règles par crainte d’être exclus du réel s’ils ne suivent pas ces règles, nous examinons la position d’Adorno à l’égard de cette théorie de la socialisation. Cette dernière, en effet, présuppose que l’individu ne peut pas ne pas suivre aveuglément les règles de l’interdit sous peine d’être exclu du réel. Pour Adorno, Freud sert à montrer que la non-intentionnalité qui règne dans la production et la reproduction du tout est le résultat d’une socialisation spécifique des individus : une socialisation qui les rend coupables s’ils ne suivent pas les règles. Adorno, en qualifiant un tel tout de non-vrai, le transforme en l’objet de sa critique. Or, cela pose un problème important, car vouloir critiquer la théorie de la socialisation de Freud suppose de critiquer l’institution verticale de la subjectivité. La théorie critique d’Adorno devient ainsi une critique de l’assujettissement des individus et doit présupposer qu’une autre formation de la subjectivité que celle qui passe par l’identification aveugle avec la règle est possible. 5 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno Après avoir exposé la structuration de l’objet de recherche d’Adorno et sa méthode pour y accéder, nous nous occupons de la question de savoir si une critique de cette forme d’institution de la subjectivité est possible. Car, si l’on songe au fait que c’est la découverte même de cette institution de la subjectivité qui permet de saisir l’efficacité du social dans les individus, voire leur constitution en sujets sociaux (telle serait la thèse du structuralisme avec lequel Adorno partage de toute évidence l’objet), on est amené à se demander comment Adorno peut adresser une critique justifiée à cette manière d’instituer verticalement le sujet. Sachant qu’Adorno critique vivement toute théorie qui croit pouvoir déduire le social des rapports intersubjectifs entre des individus, parce que toute théorie de ce genre doit nécessairement présupposer l’existence d’un individu-sujet précédant la socialité, il est étrange qu’il se range à l’avis de Freud sur la nécessité d’instituer verticalement le sujet et qu’en même temps il critique cette même institution. En somme, cela revient à rien de moins qu’à une critique de ces règles du social qui font en sorte que le social existe. Nous examinons dans un quatrième chapitre la justification de cette critique. Ce chapitre porte sur Hegel ; il a pour objectif de montrer qu’on peut, de fait, critiquer un universel qui se trouve dans une position d’extériorité par rapport aux sujets – les règles avec lesquelles il faut s’identifier de manière aveugle – sans tomber dans un individualisme méthodologique, c’est-à-dire sans hypostasier un individu-sujet préexistant à son institution par les règles. Hegel lui-même critique déjà ce genre de règles institutrices, non parce qu’elles instituent le sujet, mais parce qu’elles demeurent, même après avoir accompli ce travail, inaccessibles aux sujets. Dans sa critique Hegel prend pour point de départ le jugement de subsomption, dans lequel, selon son analyse, se manifeste ce rapport spécifique de l’individu à l’universel consistant dans la soumission aveugle de l’individu sous des règles préétablies. Notre chapitre explicite cette critique hégélienne du jugement de subsomption et montre que, pour Hegel déjà, cette manière spécifique de juger est due à une forme particulière de socialisation, à savoir à la socialisation capitaliste. Hegel appelle la forme de la société qui réalise cette socialisation spécifique un « jeu » (jeu des individualités dans la Phénoménologie de l’esprit, jeu du marché dans la Philosophie du droit). Adorno fera de même par la suite. La thèse de Hegel, que nous concentrons ici à l’extrême, est la suivante : c’est parce que les individus sont connectés les uns aux autres dans un jeu dont personne ne peut déterminer les règles, et parce qu’ils sont du coup obligés de se soumettre aveuglément à toute nouvelle règle du jeu (fonctionnement du capitalisme libéral), qu’ils répètent dans leur pratique de jugement activement ce mouvement de soumission. C’est en tant que 6 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno répétition que le jugement de subsomption peut être considéré comme la manifestation d’un rapport à l’universel devenu habitude. Le jugement de subsomption n’est de fait rien d’autre qu’une pratique qui soumet un inconnu aux règles en vigueur, ce qui devient parfaitement clair si l’on adopte, comme le font Hegel et Adorno, la définition kantienne du concept : est concept ce qui prescrit les règles permettant de rassembler la diversité de l’étant en une unité . Comme le jugement de subsomption subsume précisément un étant sous un concept, on peut dire que le sujet qui l’exerce fait en sorte qu’un étant soit soumis à des règles qui lui sont en partie extérieures : le jugement de subsomption, contrairement à ce qu’il prétend, ne saisit pas le réel dans ce qu’il est, mais en fait quelque chose que l’entendement – l’instance qui juge – connaît déjà. Ce qui ne correspond pas à ces règles, tombe en dehors du concept, ne peut pas faire partie du réel. Ainsi les individus eux-mêmes, de par leurs jugements dans et sur le monde, répètent la subsomption que les règles exercent à leur égard. Or, on trouve également chez Hegel une théorie de l’expérience qui, quant à elle, forme la base de tout jugement, y compris du jugement de subsomption. Car tout jugement, de fait, est un acte – une pratique – d’identification. Au sein de cette pratique le sujet doit faire plus que soumettre l’autre à des règles, à savoir il doit, dans un premier temps, l’identifier dans un sens plein du terme (le reconnaître, le connaître, saisir ce qu’il est) afin de ne pas se tromper dans ses actes d’identification. Cette pratique de connaissance de base fournit à Hegel les critères permettant de critiquer la subsomption. Dans l’expérience, en effet, s’instaure un autre rapport entre les règles (le concept) et le particulier (l’objet dont on fait l’expérience). Ce rapport est empreint de réciprocité : ici ce n’est pas le concept qui soumet l’empirique, mais les deux moments de la relation se déterminent mutuellement. A partir de ce rapport réciproque la critique de la soumission aveugle sous la règle devient possible. Adorno partage la critique du jugement de subsomption hégélienne. Nous commençons notre cinquième et dernier chapitre en démontrant cette affinité qui devient particulièrement évidente dans la critique adornienne de l’identification. Avec Hegel, il la critique en tant qu’elle est subsomption, tout en dégageant en elle le rapport entre sujet et objet (or, l’objet pour Hegel et Adorno est toujours lui-même sujet) qui met en question la validité universelle de la subsomption. Adorno ne partage toutefois pas la solution hégélienne de la contradiction entre expérience et subsomption, qui consiste à réconcilier le particulier et l’universel une fois pour toutes : selon lui, il n’y a pas de « bonnes » règles qui feraient véritablement justice au particulier, le seul rapport entre les deux moments est, à ses yeux, un rapport de mise en question 7 Julia Christ, Position de thèse : Jeu et critique. Objet, méthode et théorie de la société dans la philosophie de Th. W. Adorno permanente des deux moments de la relation. Adorno ne retient de Hegel que l’idée selon laquelle l’identification est une pratique qui dépasse la subsomption ; Adorno lui-même appellera cette pratique un « jeu » avec l’autre. Il déduit les critères de la critique des règles du jeu social de cet autre jeu : non pas en procédant à une critique du contenu de la normativité d’une société donnée, mais en critiquant l’extériorité de la normativité par rapport aux sujets. Autrement dit : l’objet de sa critique est précisément la non-intentionnalité avec laquelle les règles sont suivies. Comme il ne reprend à son compte que l’analyse de la pratique « bonne », incluse dans l’acte d’identification, le rapport « vrai » entre le particulier et l’universel qui se dégage de sa critique doit être conçu comme un rapport où la structure non-intentionnelle, qui reste la condition pour qu’il y ait « sujet », se trouve dans une position foncièrement précaire. Certes, pour devenir sujet, on doit se soumettre aveuglément aux règles, mais cela ne signifie pas que le sujet formé doive rester dans ce rapport de soumission à l’égard de ce qui l’a instauré. La question de savoir si un tel universel précaire est possible ou seulement souhaitable reste à évidemment discuter, tout autant que les implications politiques de cette théorie sur le rapport entre particulier et universel. Nous concluons notre thèse en esquissant ces deux problèmes, sans pour autant être en mesure d’y donner une réponse dans le cadre de ce travail. 8