L`interprète communautaire: une pièce centrale dans le puzzle de la

publicité
perspective
L’interprète communautaire :
une pièce centrale dans le puzzle
de la consultation interculturelle
Rev Med Suisse 2010 ; 6 : 336-8
F. Faucherre
O. Weber
P. Singy
P. Guex
F. Stiefel
Dr Florence Faucherre, Orest Weber
Projet PsyMigrants
Pr Pascal Singy
Service de psychiatrie de liaison
Département de psychiatrie
CHUV, Les Allières, 1011 Lausanne
[email protected]
[email protected]
[email protected]
Pr Patrice Guex
Service de psychiatrie générale
Pr Friedrich Stiefel
Service de psychiatrie de liaison
Département de psychiatrie
CHUV, 1011 Lausanne
[email protected]
[email protected]
The community interpreter : a central
piece in the puzzle of the intercultural
consultation
As a consequence of growing global migration,
physicians in French speaking Switzerland
often face communicational difficulties with
allophone patients. This paper first discusses
advantages and shortcomings of various ways
of dealing with this kind of situations. The in­
dication of using professional interpreters will
be addressed, as well as some specific thera­
peutic, linguistic and relational features of
triadic consultations involving a physician, a
patient and an interpreter. Finally, useful
practical information and advices are provi­
ded to clinicians in order to help them opti­
mize their consultations with allophone pa­
tients.
336
16_18.indd 1
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
L’intensification des mouvements migratoires conduit les cliniciens romands à rencontrer de plus en plus régulièrement des
difficultés de communication avec des patients peu à l’aise en
français. Cet article se propose de discuter les avantages et
les inconvénients des différentes solutions qui s’offrent aux
praticiens pour y faire face. Il traite ensuite de l’indication à
recourir à des interprètes professionnels, ainsi que des spécificités du dispositif triadique clinicien-patient-interprète sur
les plans thérapeutique, linguistique, relationnel. Enfin, des in­
formations pratiques et des recommandations concrètes sont
proposées aux cliniciens romands pour optimiser leurs con­sul­
tations avec des patients allophones.
introduction
L’intensification et la globalisation continue des mouvements
migratoires conduisent le système de soins helvétique à pren­
dre en charge un nombre croissant de patients migrants maî­
trisant peu la langue locale. La solution la plus courante pour
faire face aux difficultés de compréhension qui en découlent
passe actuellement par le recours à un tiers pour assurer une
traduction. En Suisse, l’interprétariat communautaire a récem­
ment connu une importante professionnalisation, grâce notam­
ment à la mise en place d’une standardisation et d’une certi­
fication des cursus de formation.1 Parallèlement, le volume
d’activité global des services d’interprètes communautaires
dans la santé tend à s’accroître et certains hôpitaux – dont le
CHUV – se sont clairement positionnés en faveur d’un recours
plus systématisé à l’interprétariat.
Spécialisé dans la communication médicale et la qualité de la
relation thérapeutique, le service de psychiatrie de liaison du
CHUV joue de longue date un rôle actif dans l’étude scientifique et dans la pro­
motion de l’interprétariat en médecine. Depuis plus d’une dizaine d’années, ce
service initie et conduit des recherches dans ce domaine 2 et abrite actuellement
l’équipe du projet PsyMigrants du Département de psychiatrie du CHUV, qui s’en­
gage en faveur d’un recours plus systématique aux interprètes en psychiatrie publi­
que, par le biais, notamment, de séances de sensibilisation des collaborateurs.
Fondé sur diverses recherches, ainsi que sur l’expérience et la connaissance
du terrain des auteurs, cet article se propose, dans une perspective interdisci­
plinaire et pratique, de répondre à quelques questions que les cliniciens romands
peuvent être amenés à se poser en lien avec l’interprétariat médical.
quand avoir recours à un interprète communautaire ?
Un interprète devrait idéalement être convoqué chaque fois que le clinicien
et le patient ne disposent d’aucune langue commune suffisamment maîtrisée
pour qu’une consultation médicale soit menée à bien. Il est tentant et naturel,
lorsqu’un patient ne s’exprime pas bien en français, de chercher à communiquer
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
0
11.02.10 07:47
avec lui à l’aide d’une autre langue – plus ou moins bien
maîtrisée – ou à l’aide de gestes, voire de dessins. Cette
façon de faire, souvent créative, dépanne en cas d’urgence
ou de consultation simple, mais montre vite ses limites
quand des messages plus complexes ou plus fins doivent
être échangés. Il s’agit, dans ces cas, de prendre conscience
de ces limites, de ne pas surestimer la qualité de l’échange
et de passer ainsi à côté de malentendus, source poten­
tielle d’échecs thérapeutiques, voire d’erreurs médicales.
Au-delà du code de déontologie de la FMH3 et de l’arti­
cle sur l’égalité des chances de la constitution fédérale 4 qui
nous obligent à offrir la même qualité de soins à tous nos
patients, se donner la possibilité de travailler en trialogue
offre toute une série de bénéfices non négligeables. Ce
dispositif permet, avant toute chose, d’améliorer la qualité
de la communication au niveau de son contenu : l’anamnèse,
source primordiale pour identifier les motivations de la de­
mande de soins et pour arriver à poser un diagnostic correct,
sera plus complète et plus détaillée, et les représentations
du patient pourront mieux être prises en compte. La discus­
sion autour du diagnostic et du traitement sera également
plus fournie et le risque d’incompréhension ou de malen­
tendus mis en évidence. De plus, donner à son patient la
possibilité de s’exprimer dans la langue de son choix va sou­
vent permettre à ce dernier d’ouvrir tout un pan de son uni­
vers affectif que son vocabulaire en français, qui s’est géné­
ralement développé pour répondre aux aspects pratiques
de la vie quotidienne, ne lui aurait pas permis d’exprimer.
La possibilité d’avoir un échange plus riche avec son
patient – grâce aussi aux informations culturelles éclai­
rantes que les tiers peuvent apporter – peut ainsi favoriser
la construction d’une alliance thérapeutique, parfois diffi­
cile à établir avec des patients migrants peu intégrés.5 Le
recours à un interprète peut également se révéler un bon
moyen pour nous aider à dépasser les contre-attitudes –
agacement, sentiment d’impuissance – fréquemment ren­
contrées chez le personnel médical confronté à des patients
migrants peu à l’aise en français.6
Que penser du recours à un proche du patient
ou à un collaborateur migrant pour traduire ?
Se faire accompagner par un conjoint, un enfant ou un
ami pour traduire est une solution souvent proposée par
les patients eux-mêmes. Facile à mettre en place, gratuite,
cette formule comporte toutefois de graves inconvénients.
La qualité et la fiabilité de la traduction ne sont d’abord pas
du tout garanties. Le contenu de l’échange peut en effet
être grossièrement déformé par manque de compétences
du traducteur, par crainte ou gêne de transmettre certains
messages ou par volonté délibérée de modifier le sens
des échanges, notamment si le proche cherche à maintenir
un certain contrôle sur le patient. La confidentialité de ce
qui se dit dans la consultation n’est par ailleurs nullement
assurée, le traducteur improvisé ne pouvant être soumis à
aucun secret professionnel. Il peut d’autre part s’avérer
perturbant pour le traducteur, voire même traumatique s’il
s’agit d’un enfant, d’entrer dans l’intimité médicale d’un
proche. Faire appel à un collaborateur de l’institution ou du
cabinet parlant la langue du patient peut comporter, sous
forme atténuée le même type de risques, à l’exception no­
0
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
16_18.indd 2
table de ceux liées au secret de fonction.
Le recours à des interprètes formés évite ce genre de
problèmes. Leur formation assure un bon niveau de con­
naissance des deux langues, des compétences relationnel­
les, ainsi qu’un devoir de confidentialité. De plus, l’absence
de lien direct avec le patient leur permet de garder une
certaine impartialité dans les échanges.
quelles sont les spécificités d’une
consultation avec un interprète
communautaire ?
Traduction littérale ou restitution de sens ?
Généralement, si rien ne lui est précisé, l’interprète com­
munautaire va opter pour une traduction qui restitue le sens
des paroles sans tenter de rendre compte de l’agencement
exact des termes dans le discours. Cette technique a l’avan­
tage de pouvoir laisser parler le patient sans l’interrompre
après chaque phrase. Elle permet aussi à l’interprète de
tenir compte des spécificités culturelles et langagières des
deux interlocuteurs, par exemple en adaptant la forme du
discours au niveau de compréhension du patient. Ce type de
traduction rend l’échange souple et fluide, mais il peut être
indiqué, dans des contextes particuliers – par exemple lors­
que l’on suspecte chez le patient de légers troubles du cours
de la pensée qui pourraient sans cela passer inaperçus ou
lorsque l’on doit arriver à un diagnostic différentiel précis
– de demander une traduction plus pro­che du sens littéral.
Enjeux relationnels
La présence d’un interprète suppose la présence d’un
tiers dans la relation dyadique habituelle formée par le
praticien et son patient. Le contexte triadique ou polyadi­
que se caractérise par une plus haute complexité au ni­
veau des relations intersubjectives en jeu : la conduite de
A face à B, par exemple, se modifiera en présence de C ou
la conduite de A face à B dépendra de la relation que A
entretient avec C. Le contexte triadique représente non
seulement un défi parce qu’il est moins prévisible, mais
également parce que la communication et la relation sont
soumises à de multiples modifications selon les liens qui
se tissent entre les partenaires. Par ailleurs, le passage d’une
capacité à se situer dans la dyade vers la capacité d’inté­
grer un tiers représente également un défi dans le déve­
loppement du jeune enfant. Il n’est donc pas étonnant
que des patients – par exemple avec des troubles du dé­
veloppement – puissent rencontrer certaines difficultés
dans une relation triadique. De façon plus générale, le tiers
(interprète, arbitre, juge) peut jouer un rôle structurant,
mais également un rôle qui complexifie l’échange.
Rythme de la consultation
Le rythme de la consultation va également être modifié
par la participation d’un interprète. Même si le traducteur
cherche à restituer le sens plutôt que le «mot à mot» du
discours du patient, le flux des paroles doit être contrôlé
pour laisser l’interprète traduire ; la spontanéité des échan­
ges et l’enchaînement des associations en sont forcément
perturbés. Lors d’entretien de famille, le rôle de l’interprète
devient encore plus complexe et le clinicien doit être at­
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
337
11.02.10 07:47
tentif à cadrer les échanges afin que l’interprète puisse
traduire tous les propos dans les deux langues.
Encadré. Services professionnels d’interprétariat
communautaire
Autres apports de l’interprète communautaire
•Fribourg, Jura, Jura bernois. Se comprendre – CARITAS.
Tél. : 0840 000 999
•Genève. Croix-Rouge genevoise. Tél. : 022 304 04 91
•Neuchâtel. Centre d’interprétariat communautaire
et de traduction. Tél. : 032 889 74 42
•Valais. AVIC. Tél. : 079 794 69 21
Centre Suisses-Immigrés Valais central. Tél. : 027 323 12 16
•Vaud. Appartenances – Service Intermedia. Tél. : 021 341 12 47
La présence d’un compatriote dans la consultation crée
souvent un climat de réassurance et de solidarité pour le
patient. Il arrive que ce soit le même interprète qui accom­
pagne le patient dans ses différents rendez-vous : généra­
liste, psychiatre, assistant social, enseignant des enfants. Par
devoir de transparence, il informe les interlocuteurs d’éven­
tuels liens personnels ou professionnels qu’il aurait avec les
personnes présentes. Par cet accompagnement, l’interprè­te
acquiert une connaissance plus approfondie et plus globa­le
du patient et de sa situation. Il joue alors un rôle soutenant
et favorisant le processus d’intégration du patient migrant.
Lorsque la situation s’y prête, l’interprète communau­
taire, lui-même migrant et généralement issu de la même
culture que le patient, peut apporter au praticien des in­
formations complémentaires sur des éléments sociaux ou
culturels en jeu dans la consultation. Mieux connaître cer­
tains codes culturels ou mieux se représenter les difficul­
tés concrètes, sociales, familiales ou juridiques, auxquelles
les migrants dits «vulnérables» sont confrontés, peut per­
mettre parfois au praticien de mieux comprendre la souf­
france ou le comportement de son patient et surtout lui
donner l’occasion d’aborder ces questions directement avec
ce dernier. Le patient restera en effet toujours le mieux
placé pour parler de son rapport singulier et complexe à
sa culture d’origine et à son environnement. S’intéresser à
la culture de son patient est par ailleurs un bon moyen
pour le clinicien de se «décentrer» et de chercher à modi­
fier sa vision habituelle des choses, de s’ouvrir au mode
de pensée et d’expression différent et inconnu de son pa­
tient et d’entrer dans une clinique du sujet.
besoin d’un interprète : comment
procéder dans la pratique ?
Lorsqu’ils ont besoin d’un interprète, les cliniciens
s’adressent en principe directement au service profession­
nel d’interprétariat communautaire de leur région (encadré)
qui les mettra en contact avec l’un de leurs collaborateurs.
A noter qu’à ce jour, les frais d’interprétariat ne sont pas pris
en charge par l’assurance maladie de base. Ils doivent être
inclus dans le budget souvent déjà serré des institutions
publiques et peuvent poser problème dans la pratique
privée. Deux motions demandant d’inclure les interprètes
parmi les fournisseurs de prestations reconnus par l’assu­
rance maladie ont déjà été déposées au niveau fédéral.
Souhaitons qu’une mobilisation générale des institutions
hospitalières et du corps médical obligera, dans un avenir
pas trop lointain, les pouvoirs publics à trouver un moyen
de régler le financement de l’interprétariat médical de ma­
nière uniforme et cohérente. On signalera toutefois que,
d’ores et déjà, dans certains cantons, des sources de finan­
cement sont disponibles pour les patients requérants d’asile
affiliés à des réseaux de santé. Les services régionaux d’in­
terprétariat communautaire sauront vous renseigner sur
cette possibilité.
Introduire un interprète dans le suivi demande parfois
un certain doigté de la part du clinicien, les patients n’étant
pas toujours d’emblée acquis à l’idée de voir un tiers par­
ticiper à leur consultation. Les motifs de réticence les plus
couramment rencontrés relèvent de craintes liées à la con­
fidentialité, a fortiori lorsque l’interprète pressenti fréquen­
te les mêmes réseaux communautaires que le patient. Il
est donc crucial de rappeler, devant le patient, que l’inter­
prète est soumis au secret de fonction. La proposition de
recourir à l’aide d’un tiers traduisant peut également pro­
voquer une blessure narcissique chez des patients migrants
maîtrisant déjà un peu le français. Le clinicien aura donc
intérêt à commencer par expliquer au patient pourquoi il
juge utile la présence de l’interprète et à préciser que l’in­
terprétariat fait partie de son dispositif de travail habituel
avec les patients allophones. Il va toutefois sans dire que
si un patient refuse finalement la présence du tiers, cette
position doit être respectée.
Au cours de la consultation, il est nécessaire, pour le cli­
nicien, d’adapter son style de communication en recourant
à un langage simple et en interrompant souvent son dis­
cours afin de laisser à l’interprète le temps de traduire. De
même, il peut parfois se voir amené à interrompre les pa­
tients lorsque les interprètes n’en prennent pas eux-mêmes
l’initiative. De façon générale, il est recommandé de méta­
communiquer sur les responsabilités de chacun,7 surtout
si l’on a l’impression que l’interprète dépasse son rôle ou
qu’il est mal à l’aise. Une fois la consultation terminée, il
peut s’avérer utile de consacrer quelques minutes à l’in­
terprète et de recueillir ses impressions et son vécu de la
consultation.
Bibliographie
1 www.inter-pret.ch
2 Guex P, Singy P (dir). Quand la médecine a besoin
d’interprètes. Genève : Editions Médecine et Hygiène,
2003.
3 Code de déontologie de la FMH, article 4.
4 Constitution fédérale de la Confédération suisse,
article 8, 18 avril 1999.
338
16_18.indd 3
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
5 Boss-Prieto O, de Roten Y, Elghezouani A, et al.
Differences in therapeutic alliance when working with
an interpreter : A preliminary study. Schweiz Arch
Neurol Psychiatr ; in press.
6 Durieux S, Dominicé Dao M, Junod Perron N. Patients migrants au cabinet médical : médecine générale
ou pratique spécialisée ? Rev Med Suisse 2007;3:2167-70.
7 Weber O, Singy P, Guex P. La communication triadique en psychiatrie : quels rôles pour l’interprète ? In :
Goguikian B ed. Clinique de l’exil. Genève : Médecine
et Hygiène, 2009;43-54.
* à lire
** à lire absolument
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 17 février 2010
0
11.02.10 07:47
Téléchargement