CONTRE-CROISADE Le 11 Septembre et le retournement du monde Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou CONTRE-CROISADE Le 11 Septembre et le retournement du monde Seconde édition, mise à jour et augmentée Préface inédite de l’auteur Du même auteur Societal Transition to Democracy, Ibn Khaldoun Center for Development Studies, Le Caire, 1995. Iraq and the Second Gulf War – State-Building and Regime Security, Austin and Winfield, San Francisco, 1998, seconde édition 2002. Understanding Al Qaeda – Changing War and Global Politics, Pluto Press, Londres, 2011. © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55399-6 EAN : 9782296553996 Notre magie à nous est blanche, plus d’hérésie possible dans l’abondance. Nous attendons les irruptions brutales et les désagrégations soudaines qui, de façon…imprévisible, mais certaine… viendront briser cette messe blanche. Jean Baudrillard, La Société de Consommation À mon fils Kemal Préface à l’édition de 2011 x « Comprendre, c’est beaucoup demander à l’homme ». — Fiodor Dostoïevski, brouillons de L’Idiot En l’espace de dix ans, le monde est devenu une prison. Cabane dorée pour les uns, geôle insupportable pour les autres, univers pénitentiel inévitable pour tous, barbelé de frayeurs abyssales. De la même façon que le monde du dix-neuvième siècle s’était évaporé au lendemain de la première guerre mondiale, révélant brusquement des pistes de modernité inattendues qui mèneront tour à tour à la crise économique de 1929, au Nazisme et à la seconde guerre mondiale, le mode de vie dominant du vingtième siècle — un âge d’or des idéologies (fascisme, communisme, libéralisme) — mourut abruptement durant la première décennie du vingt et unième siècle. Coïncidant avec une révolution technologique qui accéléra ce crépuscule, cette disparition annonça l’avènement d’un autoritarisme moderne globalisé inédit. Pourquoi, à l’occasion de ce changement d’époque aussi tranché, une mondialisation, qui aura transformé la planète de façon immédiate et profonde et suscité tant d’espoirs, aura, au bout du compte, généré plus d’injustice, plus d’ignorance, plus d’inégalités sociales et économiques, plus de conflits barbares et plus de soumission 7 que de liberté, d’éducation, de bien-être et de justice sociale, demeure l’une des interrogations centrale de notre temps. Le changement fut moins le fait au bout du compte anticlimatique d’un « an 2000 » tant attendu que celui, foudroyant, d’un « 11 Septembre », qui s’invita à la surprise générale, entamant une infernale décennie bordée, d’un côté, par le plus grand attentat terroriste de l’histoire moderne et, de l’autre, par la crise économique la plus sérieuse depuis le crash financier de 1929. Vingt ans après le « moment unipolaire »1 de l’après-guerre froide, celui-ci était devenu un « moment impérial »2 poursuivi de manière compulsive3 et enthousiaste4 dans un « après-11 Septembre » guère plus défini au-delà de l’identité de son principal protagoniste. Qui, en effet, dit prison dit geôlier, et en l’espèce ce furent les États-Unis d’Amérique, unique puissance planétaire depuis l’autodestruction de l’Union soviétique en 1989, qui mirent en branle ce que nous vivrons désormais comme la fermeture du monde. En apparence, l’attitude naissante des États-Unis en 2001 semblait être une réaction justifiée face aux attaques du 11 septembre, et l’unipolarité apparaissait essentiellement comme la résultante d’aléas historiques successifs. Ce n’était point le cas, et, à la faveur du désir revanchard de cette nation d’assouvir une ambition impérialiste longtemps en gestation, libérée par un inconcevable assaut sur son sol, une logique carcérale mondialisée se mit en place avec une rapidité déconcertante. La vélocité avec laquelle la descente aux enfers américaine a eu lieu, s’illustrant d’abord aux États-Unis eux-mêmes, suscite, 1 Charles KRAUTHAMMER, « The Unipolar Moment », Foreign Affairs, 70, hiver 19901991, pp. 23-33. 2 Jean-Yves HAINE, « The Imperial Moment », Cambridge Review of International Affairs, 16, 3, automne 2003, pp. 458-511. Voir également Phillipe DROZ-VINCENT, Vertiges de la puissance — Le « Moment » américain au Proche-Orient, Paris, La Découverte, 2007. 3 Robert JERVIS, « The Compulsive Empire », Foreign Policy, 137, juillet-août 2003, pp. 83-87. 4 Max BOOT, « The Case for American Empire : The Most Realistic Response to Terrorism is for America to Embrace its Imperial Role », The Weekly Standard, 7, 5, 15 octobre 2001. 8 à cet égard, autant de perplexité qu’elle révèle la présence puissante d’une sourde et obscure ambition5. Ainsi, en moins de un an après les attaques du 11 septembre 2001, l’opacité du travail gouvernemental américain avait été érigée en pratique administrative normale (dans un pays de « gouvernement ouvert » et de transparence de l’action publique), les atteintes à la vie privée s’étaient multipliées (dans une contrée où le droit à la sphère privée est sacro-saint), le traitement des immigrés avait évolué vers une forme de discrimination ouverte (dans la terre d’émigration par excellence), le système criminel tolérait de massives violations des droits des prisonniers (dans un état de droit), et l’unilatéralisme américain s’était déjà imposé de façon manichéenne au reste du monde (faisant fi de la traditionnelle politique étrangère de démocratie et de droits de l’homme de cette nation)6. Non moins surprenante fut la faiblesse des oppositions à ce dessein de domination globale qui vit partout le jour en ce début de siècle tant au sein de l’Amérique, autrefois protectrice et retranchée et désormais comme « lâchée », qu’au niveau mondial, et autant au niveau des institutions qu’à celui des individus. Partout, et en dépit de critiques sotto voce, on s’accommoda majoritairement de l’équation « vous êtes avec nous ou contre nous », faisant partout le premier choix. Pourtant, ce fut paradoxalement l’Amérique elle-même qui eut le plus à souffrir des avanies de cette « décennie de l’enfer »7. Après les élections présidentielles de novembre 2000 entachées d’accusations de fraude, la série noire se poursuivit de façon ininterrompue immédiatement après les attaques du 11 septembre et au fil des ans : crash du vol American Airlines Lire Jane Meyer, The Dark Side — The Inside Story of How the War on Terror turned into a War on American Ideals, New York, Doubleday, 2008. 6 De nombreux rapports des organisations de droits de l’homme, Human Rights Watch et Amnesty International notamment, illustrent ces dérives. Sur la seule période septembre 2001-septembre 2002, voir le rapport du Lawyers Committee for Human Rights, A Year of Loss — Reexamining Civil Liberties Since September 11, New York, septembre 2002. 7 Andy SERWER qui l’affuble également du titre de « décennie des rêves brisés » et de « décennie perdue » ; « The Decade from Hell », Time, vol. 174, no. 22, 7 décembre 2009, pp. 22-28. 5 9 587 (deux cent soixante-cinq morts), lettres contaminées à l’anthrax, guerre en Afghanistan, tireur embusqué semant la panique à Washington durant un mois (dix morts), guerre en Irak, scandales et faillites financières à Wall Street (Lehman Brothers, General Motors, Chrysler, United Airlines, Circuit City, Kmart, Fannie Mae et Freddie Mac), inondations en Nouvelle-Orléans suite à l’ouragan Katrina, dégringolade des marchés financiers (moins vingt-six pour cent au plus bas en 2008), triplement des prix pétroliers (le baril atteignant cent quarante-sept dollars américains au plus fort en juillet 2008), torture à Abou Ghraib et massacres à Virginia Tech (trentetrois morts) et Fort Hood (treize morts). L’Amérique qui a une longue histoire de violence et de troubles internes dans sa jeune existence en a, certes, vu d’autres, mais il semblait souvent, durant cette décennie, que l’instabilité était devenue le maître mot aux États-Unis. Tout à son désir de frapper un grand coup donc, lorsqu’en 1996 Oussama Ben Laden commandite la préparation d’un attentat sur le territoire des États-Unis, le millionnaire saoudien est loin de se douter que ce seul acte fera basculer les États-Unis dans une telle instabilité, et le monde dans une réalité toute nouvelle, dont les conséquences se déclineraient durant de longues années. Victime de son succès, il le sera assurément, devenant du jour au lendemain l’objet de la plus grande chasse à l’homme de l’histoire, qui ne prendra fin que le 2 mai 2011. Outre une instabilité désormais pérenne aux ÉtatsUnis, à quel prix se sera faite, pour le reste du monde, cette attaque ? Quel aura été l’impact de la réaction si mal inspirée d’une Amérique traumatisée et revancharde ?8 Et quel fut l’effet du suivisme international qui, derechef, vit le jour ? Dix ans plus tard, le diagnostic est sévère : celui d’un Début 2003, un citoyen américain, Wilton Sekzer, dont le fils avait péri le 11 septembre 2001, contacte le secrétaire d’État à la défense pour demander que le nom de son fils soit inscrit sur une bombe qui sera lâchée sur les Irakiens. Le département lui répond positivement, l’informant que la bombe a été lâchée le 1 er avril 2003 « contre des éléments de la garde républicaine » et que « cela a été un succès à cent pour cent ». Voir Jim DWYER, « Mourning After 9/11, Outrage Ever Since », The New York Times, 15 mars 2008, p. A18. 8 10 asservissement multiforme passant par l’élaboration d’une nouvelle grammaire qui, à la fois, redéploie des formes de colonisation anciennes et consacre un processus de diffusion mondiale d’un individu dominateur et complice de sa propre sujétion. Si la filiation entre le 11 Septembre et l’avènement d’un monde moderne sous le coup d’une logique de contrôle globalisée semble a priori étonnante, voire déroutante, puisque l’assaut de Ben Laden constitue pour la majorité des observateurs une « attaque contre la démocratie de l’Occident », cette relation est, en fait, bien réelle et ne relève en grande partie que de la révélation. En ce sens, le 11 Septembre est tout autant un départ qu’un aboutissement, au lendemain duquel les termes de l’échange international ont été radicalement bouleversés et redéfinis vers une logique militariste, dans un contexte de fossé toujours plus grandissant entre métropole et périphérie internationale et de renouveau des techniques d’asservissement. Par ce même mouvement, comme l’exprime l’essayiste américaine Joan Didion, le public mondial a été sommé de se soumettre, à la même enseigne que la société américaine, à une « préférence pour l’ignorance du sens de cet événement au profit d’une impénétrable et réductrice célébration de ses victimes, ainsi que d’une idéalisation belligérante de l’ignorance historique »9. Ignorants les raisons pour lesquelles ils ont été attaqués, les Américains se lancent donc dans une guerre dont ils ne connaissent pas les causes. Et c’est précisément sur cette (in)suffisance belligérante, à la fois cruellement réelle et cyniquement manufacturée, que se bâtira au cours des années suivantes une architecture de la soumission qui, se ressourçant dans l’historique d’un colonialisme toujours souterrainement tapi, jettera, dès l’incipit, les fondements d’un assujettissement moderne des individus et des sociétés de ce monde. Au final, et contrairement à ce que beaucoup ont trop vite pensé, ce n’est pas la continuité historique qui a été déstabilisée le 11 Joan DIDION, « Fixed Ideas America Since 9.11 », New York, New York Review of Books, 2003, p. 9. 9 11 septembre 2001. Tout au contraire, ce jour-là, forcée de se regarder dans les yeux, l’histoire a brutalement retrouvé une cohérence dénuée de faux-semblants. Le problème ne venant que de la déformation que cette cohérence représente. * Un seul événement, quelle que soit sa gravité, peut-il être aussi lourd de conséquences ? Une seule attaque, dans une histoire du terrorisme pourtant bien longue, saurait-elle être à l’origine de tant de transformations ? On serait tenté de le croire au vu de la genèse de l’événement, son résultat et l’ampleur de la rupture qu’il suscita immédiatement. Examinons les faits. Au début de l’automne 2001, une équipe de quelque vingt hommes mène une attaque terroriste contre une série de cibles au cœur des États-Unis. Cette opération, qui fit plus de trois mille morts, représentait l’acmé d’un effort de terrorisme militarisé inédit, entamé depuis 1996 par le groupe armé non-étatique transnational, dit Al Qaida, en représailles à la politique américaine au Moyen-Orient — un casus belli s’articulant autour de trois points : (i) la présence de troupes militaires américaines dans la région, (ii) l’aide à l’occupation israélienne illégale des territoires palestiniens et (iii) le soutien apporté aux régimes arabes autocratiques. Mise en mouvement dès le 7 octobre suivant avec la guerre en Afghanistan, la réaction américaine aux attaques de New York et Washington s’illustra par l’invasion de deux pays (l’Afghanistan et l’Irak), une campagne mondiale ouverte dite « guerre contre le terrorisme » (Global War on Terrorism, G.W.O.T.) qui, à peu de chose près et tout en refusant obstinément de dire son nom, cibla presque exclusivement des Arabes et des musulmans, et un soutien de plus en plus direct aux ambitions militaires israéliennes au Moyen-Orient qui culmina en la sixième guerre arabo-israélienne en juillet-août 2006. (Examinant l’aspect purement quantitatif du ressentiment musulman à l’égard des États-Unis, le politologue américain Stephen Walt estimera que des musulmans avaient, entre 1989 et 2009, tué 10.325 12 Américains, et que, au cours de la même période, les États-Unis avaient, pour leur part, tué 288.000 musulmans10, c’est-à-dire que pour chaque Américain mort, trente musulmans l’étaient.) Sous-tendue par une vision politique néoconservatrice11 aux relents fondamentalistes souterrains, la marche américaine post-11 Septembre aboutit rapidement à une remilitarisation de l’interaction sur la scène internationale (suscitant directement ou indirectement quatre nouveaux conflits armés internationaux majeurs en dix ans ; Afghanistan en 2001, Irak en 2003, Liban-Israël en 2006 et Libye en 2011) comme elle intégrera l’histoire comme l’une des incartades stratégiques parmi les plus importantes des relations internationales contemporaines. De fait, en lançant, le 20 mars 2003, une guerre illégale et illégitime contre un pays qui ne l’avait pas attaquée et en plaçant la souveraineté de sa décision au-dessus de celle des organisations internationales et régionales, notamment l’organe central de légitimité en matière de conflit armé et d’usage de la force qu’est le Conseil de sécurité des Nations unies, l’administration du président George W. Bush franchira consciemment une ligne qui a essentiellement renvoyé le monde aux dynamiques de force en place il y a plus d’un demi-siècle. 10 Stephen M. WALT, « Why They Hate Us : How Many Muslims Has the U.S. Killed in the Past 30 Years ? », blog sur le site du magazine Foreign Policy, 30 novembre 2009. 11 Remettant à jour et amplifiant la pensée des conservateurs américains des années 1950 et 1960 (George F. Kennan, Hans J. Morgenthau et Edward H. Carr), le mouvement politique dit des « néoconservateurs » préconise, à partir du début des années 1990, l’utilisation de la force militaire américaine et sa puissance économique afin d’asseoir les idéaux (libéraux notamment) des États-Unis à travers le monde. Les figures de proue du mouvement, dont un nombre important entourera le président George W. Bush durant ses deux mandats en 2000-2008, sont : Paul Wolfowitz, Douglas Feith, Richard Perle, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Lewis Libby, Elliott Abrams, William Kristol, Max Boot, Charles Krauthammer et Stephen Cambone, Sur le maître à penser des néoconservateurs, Leo Strauss dont les « truth squads » (escadrons de la vérité) interrompaient régulièrement les classes à l’université de Chicago dans les années 1960 pour asséner leur message, lire l’ouvrage d’Anne NORTON, Leo Strauss and the Politics of American Empire, New Haven, Yale University Press, 2004. Voir également Stefan HALPER et Jonathan CLARKE, America Alone — The Neo-Conservatives and the Global Order, New York, Cambridge University Press, 2004. 13 De fait, aujourd’hui, comme en 1956 lorsque la GrandeBretagne et la France s’alliaient à Israël afin de forcer militairement une configuration néocoloniale du Moyen-Orient en leur faveur, à peu de chose près et en dépit des ajustements cosmétiques durant la présidence américaine de Barack Obama, seul compte le rapport de force sur la scène internationale. Traduire en dimensions martiales des ambitions politiques est redevenu, pour trop d’États, et désormais également de groupes non-étatiques, une considération opérationnelle des plus immédiates — option dont la rationalisation s’est révélée plus aisée qu’on ne l’aurait pensé (en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie, en Libye, en Côte-d’Ivoire et ailleurs). L’insécabilité de l’aventure américaine a également guidé l’évolution des politiques de deux autres acteurs qui lui sont traditionnellement associées, à savoir l’Europe et Israël, dont on peut considérer que les gestions respectives de l’après-11 Septembre ont hypothéqué plus en avant leurs relations avec le monde musulman. Aussi, si le leadership américain n’a pas su ou voulu prendre la mesure de la folie que représentait l’invasion de Irak, si les intellectuels américains et européens ont dans leur majorité accompagné le mouvement, parfois avec un enthousiasme aux relents racistes à peine voilés et sous le coup d’une indécente griserie de l’action collective, si le public américain s’est trop rapidement et trop facilement rallié au cadre interprétatif sémantiquement dénué de sens et juridiquement confus d’une « guerre contre le terrorisme » qui a rendu, paradoxalement, cette population plus vulnérable que jamais, et si le journalisme américain a toléré un embrigadement (c’est le sens même de la formule des reporters « embedded » au sein d’unités militaires accompagnant les patrouilles de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan), l’action des États-Unis s’est, au terme de cette décennie, soldée par un insuccès stratégique et politique auquel la mort de Ben Laden changera peu de chose fondamentalement. Cet échec a également été celui de tous ceux qui, en Europe (à l’image des gouvernements de José 14 María Aznar, Silvio Berlusconi, Tony Blair et Nicolas Sarkozy respectivement d’Espagne, d’Italie, de Grande-Bretagne et de France) et dans le monde arabo-musulman (Hosni Moubarak en Égypte, Zein al Abidine Ben Ali en Tunisie, Mouammar Kaddafi en Libye et Ali Abdallah Saleh au Yémen), leur avaient emboîté le pas. En l’espèce, les États-Unis se seront embourbés en Irak, réussissant à ne pas gagner une guerre qu’ils ne pouvaient pas perdre, ont fait match nul avec une Al Qaida dont ils avaient juré la perte en 2001 et qui, dix ans après, bénéficie passivement d’un tel statu quo, tout en se réservant le droit de se transformer perpétuellement et frapper quand et où elle veut, et ont vu leur protégé israélien perdre pour la première fois en cinquante ans une guerre contre un ennemi arabe, et non des moindres, puisque le Hezbollah, qui n’est ni l’Iran ni la Syrie, n’est qu’un groupe armé non-étatique de quelques milliers d’hommes. En Irak, l’argument — fallacieux — d’une guerre « préventive » menée en 2003 pour empêcher le développement et l’utilisation d’armes chimiques ayant été infirmé dès 2004, des justifications idéologiques tout autant illégitimes furent substituées ex post facto et la fiction d’une nation irakienne indépendante, réconciliée et en route vers le progrès et la démocratie, continua inlassablement à être présentée au monde, alors même que le chaos, la barbarie et la misère régnaient en Mésopotamie. En 2010, le pays demeura durant neuf mois sans gouvernement. Que, de Mosul à Basra, les nostalgiques de la dictature de Saddam Hussein soient devenus légion en dit long sur l’ampleur de la déconvenue du projet américain dans ce pays où l’on assista à une constante augmentation et aggravation du désordre et de l’insécurité — et ce sans qu’aucun scénario de normalisation durable ne semble receler d’aspects positifs tangibles et immédiats pour la résolution d’une équation irakienne qui a également altéré la géométrie régionale pour des décennies. Avec la nonchalance de celui qui ignore le poids de l’histoire dans une région telle que le Moyen-Orient, les États-Unis ont, face à leur propre 15 ennemi perse, créé en Irak le premier État arabe chiite de l’histoire musulmane depuis le septième siècle. La logique de domination ainsi (re)lâchée — de la même façon que l’invasion israélienne du Liban en juillet-septembre 1982 avait activement attisé les haines locales menant directement aux massacres des Palestiniens des camps de Sabra et Chatila par les Phalangistes libanais12 —, la boîte de Pandore des ressentiments communautaires en Mésopotamie fut tragiquement ouverte par une Amérique inconsciente ou malintentionnée (les deux ne s’excluant pas en l’espèce) et, entre 2003 et 2008, ce pays connu des niveaux de haine et de violence rarement égalés dans son histoire pourtant chroniquement brutale. Au plus fort de cette barbarie, les États-Unis insistaient sur un chimérique progrès dans un Irak qu’ils avaient conquis pour laver un affront commis par le Saoudien Oussama Ben Laden, basé en Afghanistan, ayant dépêché un commando dirigé par un Égyptien, un Libanais et un Émirati. Une telle dérive sociétale peut-elle avoir lieu aussi rapidement sans agents mobilisateurs ? Ni « The Surge » (le sursaut), lancé en janvier 2007 (vingt mille soldats américains déployés en renfort pour mettre fin à l’insurrection irakienne) — deux mois après l’annonce de la nouvelle stratégie, le nombre d’attaques contre les forces américaines avait augmenté de quinze pour cent13 —, ni les annonces à répétition de « départ » des Américains en juin 2009 puis en août 2010 n’ont par la suite fondamentalement altérés la donne (cinquante mille soldats américains étaient encore en Irak en 2011). Certes, l’annonce du retrait de l’Irak mit fin au débat sur cette question aux États-Unis, mais sans que rien ne fut réglé à Lire, dans ce contexte, Pierre PEAN, « Le passé, c’est encore le présent : Sabra et Chatila, retour sur un massacre », Le Monde Diplomatique, septembre 2002, pp. 20 et 21. 13 Sur les résultats mitigés de la stratégie militaire sur le court terme, voir Patrick COCKBURN, « Iraq Violence is Down but not Because of America’s Surge », The Independent, 15 septembre 2008. Concernant son impact négatif sur la reconstruction de l’Irak, lire Steven SIMON, « The Price of the Surge », Foreign Affairs, mai/juin 2008. 12 16 Mosul, Bagdad ou Basra. Face à ce que le général américain William Odom qualifia, le 4 octobre 2005, de « désastre stratégique le plus important de l’histoire des États-Unis », il n’y eut pourtant que peu de résistance. Incapables de regarder cet échec dans les yeux, les critiques demeurèrent à un niveau superficiel. Aussi, les dénonciations qui s’élevèrent portèrentelles généralement sur la manière dont la guerre et l’occupation avaient été gérées plutôt que sur la question du bien-fondé et de la légitimité de l’invasion elle-même14. En Afghanistan, premier et dernier théâtre de la « guerre contre le terrorisme », les fêlures se multiplièrent plus lentement mais de façon tout autant accumulatrice, révélant la falsification d’une campagne américano-britannique de 20012002 qui n’empêcha guère que le conflit se poursuive et s’aggrave dix ans plus tard tout s’étendant au Pakistan. À l’époque donnés pour défaits, les Talibans se sont dans un premier temps réinstallés à travers les cinq provinces du Sud du pays puis entamèrent, à partir de 2006, des attaques de plus en plus meurtrières contre les forces américaines et les troupes de l’O.T.A.N. Cette évolution, accompagnée d’une violence d’ampleur toujours plus grandissante révéla également l’importation de tactiques « irakiennes », telles les attaques suicides et les infiltrations de garnisons. Nouvelle ironie de « l’après-11 Septembre » : Al Qaida aura ainsi quitté l’Afghanistan pour y revenir plus expérimentée en guerre nonconventionnelle. De fait, 2009 et 2010 furent les années les plus meurtrières depuis le début du conflit en octobre 2001. Les États-Unis et le Vietnam permanent Incapable de consigner le déroulement de ces manifestations dissonantes — c’est-à-dire les conséquences d’une politique étrangère fonctionnant formellement et invariablement sur le mode antithétique — le système politique américain 14 Philip S. GOLUB, « Les États-Unis face au traumatisme de la fin de l’empire », Le Monde Diplomatique, 643, octobre 2007, p.8. 17 s’accommoda tant bien que mal de ces revers et violences déclinés un peu partout, et qui étaient avant tout le contrecoup d’une vision impériale latente brusquement accélérée à l’automne 2001. Pourtant, les deux analogies les plus convoquées par les observateurs furent celle de la guerre du Vietnam, conflit que les États-Unis avaient perdu, et celle de l’empire romain, dont la puissance mondialisée et le lent et vaste déclin donnent la mesure historique de la portée des dysfonctionnements du dessein américain. L’historien américain Morris Berman, qui avait consigné l’étiolement culturel aux États-Unis avant le 11 septembre 2001, attribua les déboires politiques des États-Unis de l’après-11 Septembre à une sénescence de fin d’empire telle, précisément, celle de Rome15. Or, le « fiasco »16 américain a d’abord été bel et bien celui du manque de compréhension de la nature des défis auxquels les États-Unis ont eu à faire face suite aux attaques du 11 Septembre. L’inopérabilité de la matrice réactive pour laquelle le pays avait opté s’illustra avant toute chose par des procédés artificieux (juridiques notamment, mais également idéologiques comme la notion de vouloir refondre une région et ses peuples dans un « Grand Moyen-Orient » de l’américain Colin Powell, petit-fils du « Grand Jeu » du britannique Rudyard Kipling) et par une impatiente logique de criminalisation urbi et orbi. Ceux qui s’opposèrent — ou de par leur identité ou culte pouvaient être amenés à s’opposer — aux États-Unis, et leurs alliés furent affublés derechef du statut indélébile de « terroristes ». De fait, l’èthos des sociétés (musulmanes) auxquelles appartiennent ces individus ou dont ils tirent un lignage culturel fut conçu comme un pathos qu’il fallait soigner, à défaut de le recoloniser. À cet égard, le discours, aux allures 15 Voir Morris BERMAN, The Twilight of American Culture, New York, Norton and Company, 2001 ; et Dark Ages America — The Final Phase of Empire, New York, Norton and Company, 2006. 16 Lire Thomas E. RICKS, Fiasco — The American Military Adventure in Iraq, New York, Penguin Press, 2006 ; et Ron SUSKIND, The One Percent Doctrine — Deep Inside America’s Pursuit of Its Enemies Since 9/11, New York, Simon and Schuster, 2006. 18