CONTRE-CROISADE

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CONTRE-CROISADE
Le 11 Septembre
et le retournement du monde
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou
CONTRE-CROISADE
Le 11 Septembre
et le retournement du monde
Seconde édition, mise à jour et augmentée
Préface inédite de l’auteur
Du même auteur
Societal Transition to Democracy, Ibn Khaldoun Center for
Development Studies, Le Caire, 1995.
Iraq and the Second Gulf War – State-Building and Regime
Security, Austin and Winfield, San Francisco, 1998, seconde
édition 2002.
Understanding Al Qaeda – Changing War and Global Politics,
Pluto Press, Londres, 2011.
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55399-6
EAN : 9782296553996
Notre magie à nous est blanche, plus
d’hérésie possible dans l’abondance.
Nous attendons les irruptions brutales
et les désagrégations soudaines qui, de
façon…imprévisible, mais certaine…
viendront briser cette messe blanche.
Jean Baudrillard,
La Société de Consommation
À mon fils Kemal
Préface à l’édition de 2011
x
« Comprendre, c’est beaucoup
demander à l’homme ».
— Fiodor Dostoïevski, brouillons de
L’Idiot
En l’espace de dix ans, le monde est devenu une prison. Cabane
dorée pour les uns, geôle insupportable pour les autres,
univers pénitentiel inévitable pour tous, barbelé de frayeurs
abyssales. De la même façon que le monde du dix-neuvième
siècle s’était évaporé au lendemain de la première guerre
mondiale, révélant brusquement des pistes de modernité
inattendues qui mèneront tour à tour à la crise économique de
1929, au Nazisme et à la seconde guerre mondiale, le mode de
vie dominant du vingtième siècle — un âge d’or des idéologies
(fascisme, communisme, libéralisme) — mourut abruptement
durant la première décennie du vingt et unième siècle.
Coïncidant avec une révolution technologique qui accéléra ce
crépuscule, cette disparition annonça l’avènement d’un
autoritarisme moderne globalisé inédit. Pourquoi, à l’occasion
de ce changement d’époque aussi tranché, une mondialisation,
qui aura transformé la planète de façon immédiate et profonde
et suscité tant d’espoirs, aura, au bout du compte, généré plus
d’injustice, plus d’ignorance, plus d’inégalités sociales et
économiques, plus de conflits barbares et plus de soumission
7
que de liberté, d’éducation, de bien-être et de justice sociale,
demeure l’une des interrogations centrale de notre temps.
Le changement fut moins le fait au bout du compte
anticlimatique d’un « an 2000 » tant attendu que celui,
foudroyant, d’un « 11 Septembre », qui s’invita à la surprise
générale, entamant une infernale décennie bordée, d’un côté,
par le plus grand attentat terroriste de l’histoire moderne et, de
l’autre, par la crise économique la plus sérieuse depuis le crash
financier de 1929.
Vingt ans après le « moment unipolaire »1 de l’après-guerre
froide, celui-ci était devenu un « moment impérial »2 poursuivi
de manière compulsive3 et enthousiaste4 dans un « après-11
Septembre » guère plus défini au-delà de l’identité de son
principal protagoniste. Qui, en effet, dit prison dit geôlier, et en
l’espèce ce furent les États-Unis d’Amérique, unique puissance
planétaire depuis l’autodestruction de l’Union soviétique en
1989, qui mirent en branle ce que nous vivrons désormais
comme la fermeture du monde. En apparence, l’attitude
naissante des États-Unis en 2001 semblait être une réaction
justifiée face aux attaques du 11 septembre, et l’unipolarité
apparaissait essentiellement comme la résultante d’aléas
historiques successifs. Ce n’était point le cas, et, à la faveur du
désir revanchard de cette nation d’assouvir une ambition
impérialiste longtemps en gestation, libérée par un
inconcevable assaut sur son sol, une logique carcérale
mondialisée se mit en place avec une rapidité déconcertante.
La vélocité avec laquelle la descente aux enfers américaine a
eu lieu, s’illustrant d’abord aux États-Unis eux-mêmes, suscite,
1 Charles KRAUTHAMMER, « The Unipolar Moment », Foreign Affairs, 70, hiver 19901991, pp. 23-33.
2 Jean-Yves HAINE, « The Imperial Moment », Cambridge Review of International
Affairs, 16, 3, automne 2003, pp. 458-511. Voir également Phillipe DROZ-VINCENT,
Vertiges de la puissance — Le « Moment » américain au Proche-Orient, Paris, La
Découverte, 2007.
3 Robert JERVIS, « The Compulsive Empire », Foreign Policy, 137, juillet-août 2003,
pp. 83-87.
4 Max BOOT, « The Case for American Empire : The Most Realistic Response to
Terrorism is for America to Embrace its Imperial Role », The Weekly Standard, 7,
5, 15 octobre 2001.
8
à cet égard, autant de perplexité qu’elle révèle la présence
puissante d’une sourde et obscure ambition5. Ainsi, en moins
de un an après les attaques du 11 septembre 2001, l’opacité du
travail gouvernemental américain avait été érigée en pratique
administrative normale (dans un pays de « gouvernement
ouvert » et de transparence de l’action publique), les atteintes à
la vie privée s’étaient multipliées (dans une contrée où le droit
à la sphère privée est sacro-saint), le traitement des immigrés
avait évolué vers une forme de discrimination ouverte (dans la
terre d’émigration par excellence), le système criminel tolérait
de massives violations des droits des prisonniers (dans un état
de droit), et l’unilatéralisme américain s’était déjà imposé de
façon manichéenne au reste du monde (faisant fi de la
traditionnelle politique étrangère de démocratie et de droits de
l’homme de cette nation)6.
Non moins surprenante fut la faiblesse des oppositions à ce
dessein de domination globale qui vit partout le jour en ce
début de siècle tant au sein de l’Amérique, autrefois protectrice
et retranchée et désormais comme « lâchée », qu’au niveau
mondial, et autant au niveau des institutions qu’à celui des
individus. Partout, et en dépit de critiques sotto voce, on
s’accommoda majoritairement de l’équation « vous êtes avec
nous ou contre nous », faisant partout le premier choix.
Pourtant, ce fut paradoxalement l’Amérique elle-même qui eut
le plus à souffrir des avanies de cette « décennie de l’enfer »7.
Après les élections présidentielles de novembre 2000
entachées d’accusations de fraude, la série noire se poursuivit
de façon ininterrompue immédiatement après les attaques du
11 septembre et au fil des ans : crash du vol American Airlines
Lire Jane Meyer, The Dark Side — The Inside Story of How the War on Terror
turned into a War on American Ideals, New York, Doubleday, 2008.
6 De nombreux rapports des organisations de droits de l’homme, Human Rights
Watch et Amnesty International notamment, illustrent ces dérives. Sur la seule
période septembre 2001-septembre 2002, voir le rapport du Lawyers Committee
for Human Rights, A Year of Loss — Reexamining Civil Liberties Since September
11, New York, septembre 2002.
7 Andy SERWER qui l’affuble également du titre de « décennie des rêves brisés » et
de « décennie perdue » ; « The Decade from Hell », Time, vol. 174, no. 22, 7
décembre 2009, pp. 22-28.
5
9
587 (deux cent soixante-cinq morts), lettres contaminées à
l’anthrax, guerre en Afghanistan, tireur embusqué semant la
panique à Washington durant un mois (dix morts), guerre en
Irak, scandales et faillites financières à Wall Street (Lehman
Brothers, General Motors, Chrysler, United Airlines, Circuit
City, Kmart, Fannie Mae et Freddie Mac), inondations en
Nouvelle-Orléans suite à l’ouragan Katrina, dégringolade des
marchés financiers (moins vingt-six pour cent au plus bas en
2008), triplement des prix pétroliers (le baril atteignant cent
quarante-sept dollars américains au plus fort en juillet 2008),
torture à Abou Ghraib et massacres à Virginia Tech (trentetrois morts) et Fort Hood (treize morts). L’Amérique qui a une
longue histoire de violence et de troubles internes dans sa
jeune existence en a, certes, vu d’autres, mais il semblait
souvent, durant cette décennie, que l’instabilité était devenue
le maître mot aux États-Unis.
Tout à son désir de frapper un grand coup donc, lorsqu’en
1996 Oussama Ben Laden commandite la préparation d’un
attentat sur le territoire des États-Unis, le millionnaire
saoudien est loin de se douter que ce seul acte fera basculer les
États-Unis dans une telle instabilité, et le monde dans une
réalité toute nouvelle, dont les conséquences se déclineraient
durant de longues années. Victime de son succès, il le sera
assurément, devenant du jour au lendemain l’objet de la plus
grande chasse à l’homme de l’histoire, qui ne prendra fin que le
2 mai 2011. Outre une instabilité désormais pérenne aux ÉtatsUnis, à quel prix se sera faite, pour le reste du monde, cette
attaque ? Quel aura été l’impact de la réaction si mal inspirée
d’une Amérique traumatisée et revancharde ?8 Et quel fut
l’effet du suivisme international qui, derechef, vit le jour ? Dix
ans plus tard, le diagnostic est sévère : celui d’un
Début 2003, un citoyen américain, Wilton Sekzer, dont le fils avait péri le 11
septembre 2001, contacte le secrétaire d’État à la défense pour demander que le
nom de son fils soit inscrit sur une bombe qui sera lâchée sur les Irakiens. Le
département lui répond positivement, l’informant que la bombe a été lâchée le 1 er
avril 2003 « contre des éléments de la garde républicaine » et que « cela a été un
succès à cent pour cent ». Voir Jim DWYER, « Mourning After 9/11, Outrage Ever
Since », The New York Times, 15 mars 2008, p. A18.
8
10
asservissement multiforme passant par l’élaboration d’une
nouvelle grammaire qui, à la fois, redéploie des formes de
colonisation anciennes et consacre un processus de diffusion
mondiale d’un individu dominateur et complice de sa propre
sujétion.
Si la filiation entre le 11 Septembre et l’avènement d’un
monde moderne sous le coup d’une logique de contrôle
globalisée semble a priori étonnante, voire déroutante, puisque
l’assaut de Ben Laden constitue pour la majorité des
observateurs une « attaque contre la démocratie de
l’Occident », cette relation est, en fait, bien réelle et ne relève en
grande partie que de la révélation. En ce sens, le 11 Septembre
est tout autant un départ qu’un aboutissement, au lendemain
duquel les termes de l’échange international ont été
radicalement bouleversés et redéfinis vers une logique
militariste, dans un contexte de fossé toujours plus grandissant
entre métropole et périphérie internationale et de renouveau
des techniques d’asservissement. Par ce même mouvement,
comme l’exprime l’essayiste américaine Joan Didion, le public
mondial a été sommé de se soumettre, à la même enseigne que
la société américaine, à une « préférence pour l’ignorance du
sens de cet événement au profit d’une impénétrable et
réductrice célébration de ses victimes, ainsi que d’une
idéalisation belligérante de l’ignorance historique »9.
Ignorants les raisons pour lesquelles ils ont été attaqués, les
Américains se lancent donc dans une guerre dont ils ne
connaissent pas les causes. Et c’est précisément sur cette
(in)suffisance belligérante, à la fois cruellement réelle et
cyniquement manufacturée, que se bâtira au cours des années
suivantes une architecture de la soumission qui, se ressourçant
dans l’historique d’un colonialisme toujours souterrainement
tapi, jettera, dès l’incipit, les fondements d’un assujettissement
moderne des individus et des sociétés de ce monde. Au final, et
contrairement à ce que beaucoup ont trop vite pensé, ce n’est
pas la continuité historique qui a été déstabilisée le 11
Joan DIDION, « Fixed Ideas America Since 9.11 », New York, New York Review of
Books, 2003, p. 9.
9
11
septembre 2001. Tout au contraire, ce jour-là, forcée de se
regarder dans les yeux, l’histoire a brutalement retrouvé une
cohérence dénuée de faux-semblants. Le problème ne venant
que de la déformation que cette cohérence représente.
*
Un seul événement, quelle que soit sa gravité, peut-il être aussi
lourd de conséquences ? Une seule attaque, dans une histoire
du terrorisme pourtant bien longue, saurait-elle être à l’origine
de tant de transformations ? On serait tenté de le croire au vu
de la genèse de l’événement, son résultat et l’ampleur de la
rupture qu’il suscita immédiatement.
Examinons les faits. Au début de l’automne 2001, une équipe
de quelque vingt hommes mène une attaque terroriste contre
une série de cibles au cœur des États-Unis. Cette opération, qui
fit plus de trois mille morts, représentait l’acmé d’un effort de
terrorisme militarisé inédit, entamé depuis 1996 par le groupe
armé non-étatique transnational, dit Al Qaida, en représailles à
la politique américaine au Moyen-Orient — un casus belli
s’articulant autour de trois points : (i) la présence de troupes
militaires américaines dans la région, (ii) l’aide à l’occupation
israélienne illégale des territoires palestiniens et (iii) le soutien
apporté aux régimes arabes autocratiques. Mise en mouvement
dès le 7 octobre suivant avec la guerre en Afghanistan, la
réaction américaine aux attaques de New York et Washington
s’illustra par l’invasion de deux pays (l’Afghanistan et l’Irak),
une campagne mondiale ouverte dite « guerre contre le
terrorisme » (Global War on Terrorism, G.W.O.T.) qui, à peu de
chose près et tout en refusant obstinément de dire son nom,
cibla presque exclusivement des Arabes et des musulmans, et
un soutien de plus en plus direct aux ambitions militaires
israéliennes au Moyen-Orient qui culmina en la sixième guerre
arabo-israélienne en juillet-août 2006. (Examinant l’aspect
purement quantitatif du ressentiment musulman à l’égard des
États-Unis, le politologue américain Stephen Walt estimera
que des musulmans avaient, entre 1989 et 2009, tué 10.325
12
Américains, et que, au cours de la même période, les États-Unis
avaient, pour leur part, tué 288.000 musulmans10, c’est-à-dire
que pour chaque Américain mort, trente musulmans l’étaient.)
Sous-tendue par une vision politique néoconservatrice11 aux
relents fondamentalistes souterrains, la marche américaine
post-11 Septembre aboutit rapidement à une remilitarisation
de l’interaction sur la scène internationale (suscitant
directement ou indirectement quatre nouveaux conflits armés
internationaux majeurs en dix ans ; Afghanistan en 2001, Irak
en 2003, Liban-Israël en 2006 et Libye en 2011) comme elle
intégrera l’histoire comme l’une des incartades stratégiques
parmi les plus importantes des relations internationales
contemporaines. De fait, en lançant, le 20 mars 2003, une
guerre illégale et illégitime contre un pays qui ne l’avait pas
attaquée et en plaçant la souveraineté de sa décision au-dessus
de celle des organisations internationales et régionales,
notamment l’organe central de légitimité en matière de conflit
armé et d’usage de la force qu’est le Conseil de sécurité des
Nations unies, l’administration du président George W. Bush
franchira consciemment une ligne qui a essentiellement
renvoyé le monde aux dynamiques de force en place il y a plus
d’un demi-siècle.
10 Stephen M. WALT, « Why They Hate Us : How Many Muslims Has the U.S. Killed
in the Past 30 Years ? », blog sur le site du magazine Foreign Policy, 30 novembre
2009.
11 Remettant à jour et amplifiant la pensée des conservateurs américains des
années 1950 et 1960 (George F. Kennan, Hans J. Morgenthau et Edward H. Carr),
le mouvement politique dit des « néoconservateurs » préconise, à partir du début
des années 1990, l’utilisation de la force militaire américaine et sa puissance
économique afin d’asseoir les idéaux (libéraux notamment) des États-Unis à
travers le monde. Les figures de proue du mouvement, dont un nombre important
entourera le président George W. Bush durant ses deux mandats en 2000-2008,
sont : Paul Wolfowitz, Douglas Feith, Richard Perle, Dick Cheney, Donald
Rumsfeld, Lewis Libby, Elliott Abrams, William Kristol, Max Boot, Charles
Krauthammer et Stephen Cambone, Sur le maître à penser des néoconservateurs,
Leo Strauss dont les « truth squads » (escadrons de la vérité) interrompaient
régulièrement les classes à l’université de Chicago dans les années 1960 pour
asséner leur message, lire l’ouvrage d’Anne NORTON, Leo Strauss and the Politics of
American Empire, New Haven, Yale University Press, 2004. Voir également Stefan
HALPER et Jonathan CLARKE, America Alone — The Neo-Conservatives and the
Global Order, New York, Cambridge University Press, 2004.
13
De fait, aujourd’hui, comme en 1956 lorsque la GrandeBretagne et la France s’alliaient à Israël afin de forcer
militairement une configuration néocoloniale du Moyen-Orient
en leur faveur, à peu de chose près et en dépit des ajustements
cosmétiques durant la présidence américaine de Barack
Obama, seul compte le rapport de force sur la scène
internationale. Traduire en dimensions martiales des
ambitions politiques est redevenu, pour trop d’États, et
désormais également de groupes non-étatiques, une
considération opérationnelle des plus immédiates — option
dont la rationalisation s’est révélée plus aisée qu’on ne l’aurait
pensé (en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie, en
Libye, en Côte-d’Ivoire et ailleurs).
L’insécabilité de l’aventure américaine a également guidé
l’évolution des politiques de deux autres acteurs qui lui sont
traditionnellement associées, à savoir l’Europe et Israël, dont
on peut considérer que les gestions respectives de l’après-11
Septembre ont hypothéqué plus en avant leurs relations avec le
monde musulman. Aussi, si le leadership américain n’a pas su
ou voulu prendre la mesure de la folie que représentait
l’invasion de Irak, si les intellectuels américains et européens
ont dans leur majorité accompagné le mouvement, parfois avec
un enthousiasme aux relents racistes à peine voilés et sous le
coup d’une indécente griserie de l’action collective, si le public
américain s’est trop rapidement et trop facilement rallié au
cadre interprétatif sémantiquement dénué de sens et
juridiquement confus d’une « guerre contre le terrorisme » qui
a rendu, paradoxalement, cette population plus vulnérable que
jamais, et si le journalisme américain a toléré un
embrigadement (c’est le sens même de la formule des
reporters « embedded »
au
sein
d’unités
militaires
accompagnant les patrouilles de l’armée américaine en Irak et
en Afghanistan), l’action des États-Unis s’est, au terme de cette
décennie, soldée par un insuccès stratégique et politique
auquel la mort de Ben Laden changera peu de chose
fondamentalement. Cet échec a également été celui de tous
ceux qui, en Europe (à l’image des gouvernements de José
14
María Aznar, Silvio Berlusconi, Tony Blair et Nicolas Sarkozy
respectivement d’Espagne, d’Italie, de Grande-Bretagne et de
France) et dans le monde arabo-musulman (Hosni Moubarak
en Égypte, Zein al Abidine Ben Ali en Tunisie, Mouammar
Kaddafi en Libye et Ali Abdallah Saleh au Yémen), leur avaient
emboîté le pas.
En l’espèce, les États-Unis se seront embourbés en Irak,
réussissant à ne pas gagner une guerre qu’ils ne pouvaient pas
perdre, ont fait match nul avec une Al Qaida dont ils avaient
juré la perte en 2001 et qui, dix ans après, bénéficie
passivement d’un tel statu quo, tout en se réservant le droit de
se transformer perpétuellement et frapper quand et où elle
veut, et ont vu leur protégé israélien perdre pour la première
fois en cinquante ans une guerre contre un ennemi arabe, et
non des moindres, puisque le Hezbollah, qui n’est ni l’Iran ni la
Syrie, n’est qu’un groupe armé non-étatique de quelques
milliers d’hommes.
En Irak, l’argument — fallacieux — d’une guerre
« préventive » menée en 2003 pour empêcher le
développement et l’utilisation d’armes chimiques ayant été
infirmé dès 2004, des justifications idéologiques tout autant
illégitimes furent substituées ex post facto et la fiction d’une
nation irakienne indépendante, réconciliée et en route vers le
progrès et la démocratie, continua inlassablement à être
présentée au monde, alors même que le chaos, la barbarie et la
misère régnaient en Mésopotamie. En 2010, le pays demeura
durant neuf mois sans gouvernement. Que, de Mosul à Basra,
les nostalgiques de la dictature de Saddam Hussein soient
devenus légion en dit long sur l’ampleur de la déconvenue du
projet américain dans ce pays où l’on assista à une constante
augmentation et aggravation du désordre et de l’insécurité —
et ce sans qu’aucun scénario de normalisation durable ne
semble receler d’aspects positifs tangibles et immédiats pour la
résolution d’une équation irakienne qui a également altéré la
géométrie régionale pour des décennies. Avec la nonchalance
de celui qui ignore le poids de l’histoire dans une région telle
que le Moyen-Orient, les États-Unis ont, face à leur propre
15
ennemi perse, créé en Irak le premier État arabe chiite de
l’histoire musulmane depuis le septième siècle.
La logique de domination ainsi (re)lâchée — de la même
façon que l’invasion israélienne du Liban en juillet-septembre
1982 avait activement attisé les haines locales menant
directement aux massacres des Palestiniens des camps de
Sabra et Chatila par les Phalangistes libanais12 —, la boîte de
Pandore des ressentiments communautaires en Mésopotamie
fut tragiquement ouverte par une Amérique inconsciente ou
malintentionnée (les deux ne s’excluant pas en l’espèce) et,
entre 2003 et 2008, ce pays connu des niveaux de haine et de
violence rarement égalés dans son histoire pourtant
chroniquement brutale. Au plus fort de cette barbarie, les
États-Unis insistaient sur un chimérique progrès dans un Irak
qu’ils avaient conquis pour laver un affront commis par le
Saoudien Oussama Ben Laden, basé en Afghanistan, ayant
dépêché un commando dirigé par un Égyptien, un Libanais et
un Émirati.
Une telle dérive sociétale peut-elle avoir lieu aussi
rapidement sans agents mobilisateurs ? Ni « The Surge » (le
sursaut), lancé en janvier 2007 (vingt mille soldats américains
déployés en renfort pour mettre fin à l’insurrection irakienne)
— deux mois après l’annonce de la nouvelle stratégie, le
nombre d’attaques contre les forces américaines avait
augmenté de quinze pour cent13 —, ni les annonces à répétition
de « départ » des Américains en juin 2009 puis en août 2010
n’ont par la suite fondamentalement altérés la donne
(cinquante mille soldats américains étaient encore en Irak en
2011). Certes, l’annonce du retrait de l’Irak mit fin au débat sur
cette question aux États-Unis, mais sans que rien ne fut réglé à
Lire, dans ce contexte, Pierre PEAN, « Le passé, c’est encore le présent : Sabra et
Chatila, retour sur un massacre », Le Monde Diplomatique, septembre 2002, pp. 20
et 21.
13 Sur les résultats mitigés de la stratégie militaire sur le court terme, voir Patrick
COCKBURN, « Iraq Violence is Down but not Because of America’s Surge », The
Independent, 15 septembre 2008. Concernant son impact négatif sur la
reconstruction de l’Irak, lire Steven SIMON, « The Price of the Surge », Foreign
Affairs, mai/juin 2008.
12
16
Mosul, Bagdad ou Basra. Face à ce que le général américain
William Odom qualifia, le 4 octobre 2005, de « désastre
stratégique le plus important de l’histoire des États-Unis », il
n’y eut pourtant que peu de résistance. Incapables de regarder
cet échec dans les yeux, les critiques demeurèrent à un niveau
superficiel. Aussi, les dénonciations qui s’élevèrent portèrentelles généralement sur la manière dont la guerre et
l’occupation avaient été gérées plutôt que sur la question du
bien-fondé et de la légitimité de l’invasion elle-même14.
En Afghanistan, premier et dernier théâtre de la « guerre
contre le terrorisme », les fêlures se multiplièrent plus
lentement mais de façon tout autant accumulatrice, révélant la
falsification d’une campagne américano-britannique de 20012002 qui n’empêcha guère que le conflit se poursuive et
s’aggrave dix ans plus tard tout s’étendant au Pakistan. À
l’époque donnés pour défaits, les Talibans se sont dans un
premier temps réinstallés à travers les cinq provinces du Sud
du pays puis entamèrent, à partir de 2006, des attaques de plus
en plus meurtrières contre les forces américaines et les troupes
de l’O.T.A.N. Cette évolution, accompagnée d’une violence
d’ampleur toujours plus grandissante révéla également
l’importation de tactiques « irakiennes », telles les attaques
suicides et les infiltrations de garnisons. Nouvelle ironie de
« l’après-11 Septembre » : Al Qaida aura ainsi quitté
l’Afghanistan pour y revenir plus expérimentée en guerre nonconventionnelle. De fait, 2009 et 2010 furent les années les
plus meurtrières depuis le début du conflit en octobre 2001.
Les États-Unis et le Vietnam permanent
Incapable de consigner le déroulement de ces manifestations
dissonantes — c’est-à-dire les conséquences d’une politique
étrangère fonctionnant formellement et invariablement sur le
mode antithétique — le système politique américain
14 Philip S. GOLUB, « Les États-Unis face au traumatisme de la fin de l’empire », Le
Monde Diplomatique, 643, octobre 2007, p.8.
17
s’accommoda tant bien que mal de ces revers et violences
déclinés un peu partout, et qui étaient avant tout le contrecoup
d’une vision impériale latente brusquement accélérée à
l’automne 2001. Pourtant, les deux analogies les plus
convoquées par les observateurs furent celle de la guerre du
Vietnam, conflit que les États-Unis avaient perdu, et celle de
l’empire romain, dont la puissance mondialisée et le lent et
vaste déclin donnent la mesure historique de la portée des
dysfonctionnements du dessein américain. L’historien
américain Morris Berman, qui avait consigné l’étiolement
culturel aux États-Unis avant le 11 septembre 2001, attribua
les déboires politiques des États-Unis de l’après-11 Septembre
à une sénescence de fin d’empire telle, précisément, celle de
Rome15.
Or, le « fiasco »16 américain a d’abord été bel et bien celui du
manque de compréhension de la nature des défis auxquels les
États-Unis ont eu à faire face suite aux attaques du 11
Septembre. L’inopérabilité de la matrice réactive pour laquelle
le pays avait opté s’illustra avant toute chose par des procédés
artificieux
(juridiques
notamment,
mais
également
idéologiques comme la notion de vouloir refondre une région
et ses peuples dans un « Grand Moyen-Orient » de l’américain
Colin Powell, petit-fils du « Grand Jeu » du britannique Rudyard
Kipling) et par une impatiente logique de criminalisation urbi
et orbi. Ceux qui s’opposèrent — ou de par leur identité ou
culte pouvaient être amenés à s’opposer — aux États-Unis, et
leurs alliés furent affublés derechef du statut indélébile de
« terroristes ». De fait, l’èthos des sociétés (musulmanes)
auxquelles appartiennent ces individus ou dont ils tirent un
lignage culturel fut conçu comme un pathos qu’il fallait soigner,
à défaut de le recoloniser. À cet égard, le discours, aux allures
15 Voir Morris BERMAN, The Twilight of American Culture, New York, Norton and
Company, 2001 ; et Dark Ages America — The Final Phase of Empire, New York,
Norton and Company, 2006.
16 Lire Thomas E. RICKS, Fiasco — The American Military Adventure in Iraq, New
York, Penguin Press, 2006 ; et Ron SUSKIND, The One Percent Doctrine — Deep
Inside America’s Pursuit of Its Enemies Since 9/11, New York, Simon and Schuster,
2006.
18
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