« L’école devrait apprendre qu’on peut ne pas tout comprendre, qu’une œuvre
est complexe et qu’elle tire son charme de cette complexité. A trop simplifier,
on détruit une œuvre »
Entretien avec Gilbert Caillat, Professeur de lettre, ex conseiller
pour les actions scolaires à la Drac
Propos recueillis par Pierre-Alain Four, le 7 octobre 2004
Quels est votre parcours dans le milieu théâtral ?
J’ai longtemps animé un atelier théâtre dans le collège où j’enseignais. J’ai aussi
associé à cet atelier des professionnels du théâtre, ce qui m’a amené à fréquenter le
milieu du théâtre. Par ailleurs, j’ai toujours été un spectateur assidu : à Lyon, j’ai
vécu les débuts de l’aventure de Roger Planchon, de Marcel Maréchal et de Robert
Gironès.
En raison de mon implication sur le théâtre, j’ai été amené à travailler au Rectorat de
Lyon en collaboration avec Raymond Cittério qui y était chargé de la culture. En
1993, on m’a proposé un poste à mi-temps à la Drac en conservant mon boulot de
prof. Je m’y occupais de l’éducation artistique en milieu scolaire, une fonction créée
par Jack Lang dans chaque académie pour faciliter les relations entre l’Education
nationale et le Ministère de la culture.
Je suis à la retraite depuis quelques mois, ce qui me permets de me consacrer à
mon travail au sein du Comité d’expert théâtre de la Drac. J’appartiens aussi à la
Commission d’experts pour la danse. Une activité bénévole, qui me conduit chaque
soir ou presque dans une salle de spectacle. Les experts sont présents sur toute la
région, c’est une façon de se partager un territoire très riche en productions et en
créations. Ils émettent un avis consultatif auprès des Conseillers sectoriels en place
à la Drac, afin qu’ils aient un point de vue informé sur la scène régionale. Ils n’ont en
effet pas les moyens matériels de suivre tout ce qui se produit sur la région.
Cependant, l’avis des experts est consultatif. Ce système de commissions est parfois
critiqué, mais je pense qu’il est pertinent, il permet d’exposer une pluralité de points
de vues, d’éviter le fait du prince. De plus, la confidentialité des débats et l’absence
de rémunération des experts garantit une parole libre.
Pourquoi un tel intérêt pour le théâtre ?
Je crois que je m’intéresse au théâtre parce que c’est pour moi une façon de me
situer dans la société actuelle, une façon de marquer mon attachement à l’art, à un
moment où on ne lui fait pas la part belle. Aller au spectacle est pour moi un acte
militant et politique : j’y trouve un espace de réflexion, j’essaye de le faire partager,
d’inciter les gens à y aller pour prendre conscience de l’intérêt des idées qui y sont
produites.
Il est certain que ma fréquentation du théâtre a changé ma vision du monde et ma
façon d’envisager l’enseignement. Aujourd’hui, je poursuis ce travail de transmission
avec les jeunes acteurs et les jeunes metteurs en scène. J’ai une expérience, une
mémoire du théâtre acquise d’une vie de fréquentation régulière des œuvres. Je
peux discuter avec les jeunes professionnels parce que je connais le sujet…
Que fait l’école pour initier au théâtre ?
Je crois qu’on n’aborde pas assez le théâtre, et l’art en général, sous l’angle de la
réflexion, de l’interrogation. C’est un point de vue que j’ai essayé de transmettre à
mes élèves : On ne va pas nécessairement au théâtre pour comprendre.
L’incompréhension suscite des interrogations, et c’est ce qui vous fait vivre et vous
fait évoluer. Contrairement à la télévision, où tout est fait pour que le programme soit
immédiatement et totalement compris. Le théâtre en ce sens est plus difficile que la
télévision ou le cinéma, qui donnent le sentiment, pas toujours juste d’ailleurs, que
l’on a tout compris.
Le théâtre fait bouger vos certitudes. Ce que je vois me laisse souvent perplexe,
mais je n’y vais pas pour revoir ce que je connais déjà. La question n’est pas tant
d’avoir aimé ou pas, mais de trouver une matière qui donne à penser et à réfléchir.
Les grandes œuvres dérangent, et ce depuis bien longtemps. Flaubert ou les
impressionnistes ont choqué en leur temps, ils n’ont pas été compris tout de suite.
L’école devrait apprendre qu’on peut ne pas tout comprendre, qu’une œuvre est
complexe et qu’elle tire son charme de cette complexité. A trop simplifier, on détruit
une œuvre. Au lieu de quoi, on s’inquiète que ça ne soit pas « prise de tête »,
comme si la réflexion pouvait être dangereuse… Mais les gens, l’art, la société, la vie
en somme sont subtils et touffus. C’est une tromperie de véhiculer le contraire.
J’ai l’impression que l’école ne fait pas son travail, l’éducation artistique est très en
deçà de sa mission. Il faudrait permettre de pratiquer davantage, mais aussi de voir
des œuvres. Aller dans des expositions, entendre des concerts, voir des pièces.
Cette pratique là est trop peu développée par l’école. Si on veut accroître le public, il
faut initier les enfants tôt. Un spectacle peut vous bouleverser pour la vie. Mais trop
souvent la fréquentation des œuvres demeure un cheminement personnel, cette
formation là n’est pas accessible à tous. En fait, on ne le souhaite pas : trop de gens
qui réfléchissent, qui s’interrogent sur la société qu’on nous fabrique, c’est
dangereux, il faut que les gens restent gouvernables…
Quel peut-être alors le rôle de la presse dans la médiation de la création ?
Les grands media ne parlent que des spectacles parisiens : les neuf dixième de leur
rédactionnel leur est consacré. Encore faut-il qu’il y ait dans ces spectacles une tête
d’affiche. Et quand ils s’intéressent à autre chose, c’est pour chroniquer la
réouverture d’un équipement, comme tout récemment avec la MC2 de Grenoble. Ça
n’est donc pas la qualité artistique qui motive un « papier », mais d’autres
paramètres comme le lieu et la notoriété des artistes. Finalement, les media ne
reflètent qu’une infime partie de la diversité créative du théâtre. En effet, il y a du
théâtre partout en France, le territoire est très bien irrigué, mais le paysage est
parcellaire, or les media veulent un événement bien délimité.
Les gens de théâtre n’ont pas accès aux media généralistes. Et puis le théâtre n’est
pas montrable à la télé, ça ne rend rien. Il y a aussi très peu de place dans les
journaux. Il leur faut du sensationnel, du people. Et si par hasard, ils parlent d’un
spectacle en province, c’est souvent d’un point de vue social, par rapport à une
action dans les quartiers par exemple. Parce que telle ou telle intervention théâtrale
aurait apporté un peu de paix sociale dans un quartier. L’analyse ne se situe pas sur
un plan artistique.
Que pensez-vous de la situation du théâtre sur l’agglomération et la Région
Rhône-Alpes ?
Il est clair que la Région Rhône-Alpes est probablement une des plus riches qui soit
en matière d’offre théâtrale. Il y a de petites compagnies mais aussi de grandes
institutions : La diversité est incroyable. C’est plutôt la situation du théâtre en général
qui n’est pas brillante.
Ce qui est intéressant localement aujourd’hui, c’est qu’il me semble que l’on assiste à
un renouveau, à une nouvelle orientation artistique. Le théâtre a été à la pointe des
arts dans les années 70’, avec la génération des Patrice Chéreau, Jean-Pierre
Vincent, Antoine Vitez, et ensuite, il y a eu un creux. Au cours de ces années là, le
théâtre a atteint une perfection technique, maniant avec dextérité scénographie,
lumière, son. Les années 80’ n’ont finalement produit que des épigones, moins
inventifs et dotés de moins de moyens. Aujourd’hui, les jeunes metteurs en scène ont
su trouver un nouveau langage, ils abordent le théâtre autrement, ils sont plus
politiques, le théâtre retrouve la parole.
La jeune mise en scène travaille dans une plus grande économie, il n’y a plus cette
perfection technique que l’on a pu connaître. Et en même temps, elle intègre les
nouvelles technologies, la vidéo notamment. Mais surtout, elle a retrouvé le contact
avec d’autres disciplines, qui ont connu un très fort renouvellement, comme la danse
ou la musique. Il y a de plus en plus de spectacles dont on ne sait plus à quelle
catégorie ils appartiennent. Le spectacle de Christian Rizzo qui était présenté dans le
cadre de la dernière Biennale de la danse, relève peut-être de la danse, mais aussi
de bien d’autres disciplines. Et symétriquement, vous allez parfois au théâtre et on
vous y voyiez davantage de danse et de vidéo que ce que vous pensez trouver dans
un « théâtre ». Si les spectacles étaient moins catégorisés, peut-être y aurait-il une
plus grande ouverture à ces expériences scéniques qui apparaissent pour l’instant
déroutantes.
Percevez-vous des évolutions esthétiques ? Quels sont les éléments qui
caractérisent les mises en scène contemporaines ?
Je suis toujours étonné de voir à quel point le théâtre est un lieu de prise de parole,
un lieu où s’exprime un point de vue. Cela dit, il est rare de rencontrer des mises en
scène vraiment nouvelles, le plus souvent elles innovent à la marge. Je trouve aussi
qu’il y a beaucoup de produits culturels, qui n’ont pas d’ambition artistique, qui ne
sont là que pour distraire.
Mais il me semble aussi qu’il y a un retour aux origines du théâtre, aux
fondamentaux. Il y a beaucoup plus de formes simples, avec moins d’emballage,
réalisées dans une plus grande précarité. C’est ce qui est intéressant pour moi dans
le théâtre aujourd’hui : repartir sur des bases modestes, directes. Ce théâtre se
préoccupe davantage du sens que d’atteindre une perfection formelle. Dans le même
temps, le théâtre avec de gros moyens n’a pas disparu. Et il me paraît aussi
nécessaire d’avoir de grands spectacles, coûteux et véritablement produits. C’est un
peu comme en peinture, il y a des esquisses prometteuses et des toiles achevées.
Cette cohabitation esthétique me convient.
Ce retour au texte est aussi l’expression d’un balancier qui oppose les tenants
du texte à ceux de la forme. Certains pensent que le théâtre, c’est d’abord le texte,
d’autres ne lui accordent pas cette prééminence. Pour moi, le texte au théâtre est
fondamental, le théâtre est d’abord une parole. Mais un texte ne vit pas seul, il y a
autant de lectures que de lecteurs. Tous les lecteurs de Proust ne lisent pas la même
chose. Et il n’y a pas un metteur en scène qui aborde un texte comme son voisin. Sa
lecture peut privilégier le sens, ou celui qu’il lui donne, ce peut être une lecture
technique, musicale, faite par ce qu’apportent les acteurs…
N’avez-vous pas l’impression qu’il y a beaucoup de textes contemporains
montés au théâtre, alors qu’on dit souvent que l’écriture théâtrale est
mourante ?
Oui et non, car s’il est vrai que l’on monte beaucoup de textes écrits aujourd’hui, tous
ne sont pas contemporains. Je ne suis pas forcément qualifié pour dire ce qui est
contemporain. Mais disons pour commencer à répondre à votre question, que le
théâtre contemporain n’est pas forcément un théâtre de dialogue et de personnages.
Le texte contemporain est souvent déstructuré, la parole y est distribuée autrement, il
donne une importance au rythme de la langue et partant au silence. Il est davantage
fragmenté. Ce phénomène n’est pas propre au théâtre, on le retrouve en art
contemporain, au cinéma, etc.
Pour autant, ces caractéristiques ne sont absolument pas impératives. Bernard-Marie
Koltès, grand auteur contemporain, propose un théâtre construit et dialogué. La
contemporanéité apparaît dans son écriture. Olivier Py aussi propose un théâtre
construit.
Malgré ces réserves, on peut dire qu’il y a plus de textes inédits que de classiques
dans les programmations de ces dernières années. Mais c’est un phénomène récent,
dont on ne s’est pas encore aperçu, ce qui explique la persistance de ce lieu
commun sur la déshérence de l’écriture contemporaine. Les noms des auteurs ne
sont pas, et pour cause, connus, on ne les retient pas. Alors que si vous montez un
Marivaux, c’est un auteur que tout le monde connaît, qui est étudié en classe, qui va
attirer les scolaires et leurs enseignants. Si vous montez Olivier Py, il vous faudra
ramer pour remplir la salle. C’est pourquoi les programmateurs demeurent malgré
tout frileux avec les textes actuels, ils préfèrent les classiques, et s’arrêtent souvent à
Beckett.
Pourquoi y-a-t-il si peu de traces permettant de voir à nouveau un spectacle,
alors que le concert ou la danse sont souvent enregistrés ?
Oui, les spectacles se font et disparaissent, leur mémoire n’est pas conservée,
hormis les notes prises par le metteur en scène et qui sont du domaine privé. Il y a
quelques archives au TNP, à la Comédie Française, mais cela demeure exceptionnel
et confidentiel. En fait, c’est lié à la nature même du théâtre, qui est un art de
l’éphémère. Cela se passe dans une salle, à un moment précis, et n’est pas
réductible à un enregistrement.
Par contre, je crois que le théâtre repose sur une transmission orale. Lorsque j’étais
étudiant, j’ai vu les premières pièces de Planchon. Cela a été pour moi des
expériences extraordinaires. La jeune génération de metteurs en scène n’a pas vu
ces spectacles mais elle les fréquente malgré tout par les échanges, les discussions
qu’elle a avec les générations qui la précède. Moi même, je n’ai pas vu Vilar ou
Jouvet, mais les connais en quelque sorte, pour en avoir parlé avec d’autres.
Finalement, je les fréquente sans les avoir vu. C’est ce que leur travail a pu avoir de
marquant qui m’a été transmis. Et la « subjectivité » d’un souvenir ne me paraît pas
moins intéressante que la « fidélité » d’un enregistrement…
Les metteurs en scène ont acquis dans le spectacle vivant, un rôle de premier
plan. Mais alors qu’à l’Opéra on conserve les mises en scène, au théâtre, on ne
reprend que très rarement une mise en scène. Pourquoi selon vous ?
Il n’y a pas de répertoire pour la mise en scène ou très peu, hormis à la Comédie
Française. Encore une fois, le théâtre est un art de l’éphémère, du moment présent.
Il me semble aussi que le regard porté par un metteur en scène est souvent daté, en
prise avec un questionnement lié à l’époque, et ce quelqu’en soit l’esthétique. Ça
n’aurait pas grand sens de reprendre une mise en scène des années 50, hormis un
témoignage sur la façon dont on envisageait le texte à l’époque. « Le Bourgeois
gentilhomme » a été monté des centaines de fois, et si cela a été possible, c’est
aussi parce que le temps passe, parce que la société évolue, parce que les artistes
ont à chaque génération des questions différentes. Le texte est toujours là, c’est le
regard du metteur en scène qui le met en prise avec l’époque présente. On en
revient à ce que je vous disais : le théâtre est un art de l’ici et du maintenant, aussi
surprenant que cela puisse paraître dans nos sociétés où tout est patrimoine.
Inversement, il y a aussi des textes qui ne parlent plus à l’époque. On ne monte
quasiment plus du tout « Les femmes savantes ». Le texte est considéré comme trop
anti-féministe et les metteurs en scène n’ont pas encore trouvé l’angle qui permettrait
de le faire entendre aujourd’hui, dans le contexte qui est le notre. Autrement dit, il y a
très peu de mises en scène intemporelles. Il n’y a guère que Giorgio Strehler qui soit
très classique dans sa forme, son « Arlequin » a été monté plusieurs fois en 20 ans,
sans que cela ne pose de problème.
En musique, le goût historiciste, notamment avec l’époque baroque s’est avéré très
stimulant artistiquement parlant. On ne constate rien de tel avec le théâtre. Le théâtre
demeure un texte, une vision à un moment donné. Et puis le texte n’est qu’un des
éléments du spectacle, il y les acteurs, la bande son et la musique, les lumières…
Tout cela ne peut pas être reproduit à 50 ans d’intervalle, les acteurs ont vieilli…
Finalement, il n’y a qu’à la Comédie Française où l’on accorde encore une forme de
suprématie au texte, que l’on trouve des spectacles en répertoire, car la vision du
metteur en scène n’y est pas prépondérante.
On reproche au théâtre d’être coûteux, quels sont les arguments qui justifient
selon vous le subventionnement public ?
Sans la subvention publique, le théâtre de création, de recherche, bref, celui qui se
situe dans le champ de l’art, ne pourrait tout simplement pas exister. Le coût de
production d’un spectacle est trop élevé et la pression économique ne le permet pas.
C’est pour cela qu’il faut un subventionnement. Pour permettre l’apparition de
spectacles qui ne pourraient se constituer dans le cadre du marché. C’est vrai pour le
théâtre, comme pour de nombreux autres secteurs : la notion de service public se
fonde justement sur cette inadéquation entre la rentabilité d’un service et la demande
dont il peut faire l’objet. Je situe le théâtre dans ce champ là, dans celui du service
public.
Maintenant, la subvention ne règle pas tout. Il est probable que les œuvres
pourraient être davantage diffusées, qu’il faut améliorer leur circulation. Il y a aussi
une prise de conscience qui dépend des gens de théâtre. Pendant longtemps, le
théâtre subventionné allait dans le même sens, il reposait sur cette idéologie
engagée, d’un théâtre militant, où le collectif pourrait faire bouger les choses. Mais
nous sommes loin de ce temps là, aujourd’hui, on est dans une société beaucoup
plus individualiste, et le théâtre, même public, ne se distingue pas de cette tendance.
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