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JUIF, ALLEMAND ET DONC PLUS FRANÇAIS QUE NATURE
N° 179 Semaine du 25 septembre 2000 au 01 octobre 2000
Ce «Français universel» a réussi à incarner l'idéal d'un esprit hexagonal mieux que ne l'auraient fait
certains Français dits «de souche». Il reste, encore aujourd'hui, le meilleur antidote au puritanisme
artistique, au conformisme et à la xénophobie.
Auteur : Duteurtre Benoît
OFFENBACH
Au-delà du tintamarre, «l'affaire Renaud Camus» aura soulevé quelques questions paradoxales sur la censure,
mais aussi sur ces «Français de souche», mieux
habilités que d'autres -selon Camus - à parler de culture
française... Une considération fort discutable si l'on
examine l'histoire artistique de notre pays, dans laquelle
les Français d'adoption occupent une place de choix et
incarnent l'idéal d'un «esprit français», parfois mieux que
les autochtones. Tel l'Italien Lully, qui inventa l'opéra
français à la cour de Louis XIV. Tel l'Allemand
Offenbach, devenu aux yeux du monde l'incarnation
même de cet esprit. Quelques mesures suffisent pour
évoquer ce mélange d'humour, d'insolence et de goût du
plaisir longtemps considéré comme le caractère national.
Un esprit éclairé
Aujourd'hui, l'opérette a déserté Paris. Mais Offenbach
se porte comme un charme, et les grands théâtres de
l'Hexagone n'ont pas de meilleure recette pour retrouver
l'esprit ludique qui manque aux productions
contemporaines. La saison du Châtelet s'ouvre avec la
Belle Hélène, incarnée par la grande mezzo anglaise Felicity Lott, sous la baguette de Marc Minkowski; puis ce sera
la Périchole, adaptée par Jérôme Savary à l'Opéra-Comique; et enfin Orphée aux enfers à l'Opéra de Lyon.
Simultanément paraît, chez Gallimard, une monumentale biographie signée Jean-Claude Yon, le premier ouvrage
de cette importance consacré au maître.
Premier paradoxe: Offenbach naît en 1819 à Cologne, dans cette Allemagne bientôt dominée par le pouvoir
prussien; mais la Rhénanie, où grandit le musicien, a largement les yeux tournés vers la France. Non seulement
pour des raisons politiques, mais surtout parce que Paris représente alors l'horizon intellectuel et artistique. Les
principaux compositeurs européens y résident. Liszt, Chopin, Berlioz, mais aussi les maîtres de l'opéra italien et
français, fort populaires en Allemagne: Rossini, Auber ou Boieldieu. D'autre part, pour une modeste famille juive, la
France reste le pays qui a proclamé l'égalité de tous devant la loi. Paris attire les artistes et les intellectuels comme
un monde plus ouvert, au-delà des séparations nationales et religieuses. Sans jamais renier l'héritage de son père,
musicien de synagogue, ni la petite communauté juive de Cologne, Offenbach épousera volontiers le
cosmopolitisme d'une société favorable à ses aspirations artistiques universelles. Ce Paris où débarque le jeune
Offenbach, âgé de 14 ans, ne lui est certes pas acquis d'avance. Le Conservatoire est réservé, en principe, aux
élèves français- règlement appliqué par le directeur, Chérubini, d'autant plus strictement qu'il est lui-même italien.
L'affaire s'arrange toutefois après une entrevue. Ce qui n'empêche pas Jacob (devenu Jacques) de déserter cette
école, où il se sent mal. Il préfère étudier sur le tas, dans la fosse d'orchestre de l'Opéra-Comique. Lorsqu'il entame
sa première carrière de violoncelliste, Offenbach se fond sans difficulté dans la société artistique parisienne. Son
physique et son accent tudesques sont même excellents pour une carrière musicale (Balzac, à la même époque,
dépeint les musiciens sous les traits d'Allemands excentriques et rêveurs). Les manifestations d'antisémitisme sont
rares sous le règne de Louis-Philippe. Parmi les gloires musicales de la monarchie de Juillet figurent Meyerbeer et
Halévy (compositeur de la Juive, qui sera le maître et le protecteur d'Offenbach).
Le même regard que Molière
Très tôt, le compositeur en herbe manifeste son goût pour ce pays, sa langue et sa tradition artistique. Créant son
premier théâtre d'opérettes, les Bouffes-Parisiens, il affirme vouloir «creuser ce filon inépuisable de la vieille gaîté
française». Pour lui, écrit Jean-Claude Yon, «les choses sont claires et nettes: Offenbach a choisi la France et,
contre la conception allemande de la nation fondée sur le droit historique, il pense, comme Renan, que c'est la
volonté de vivre ensemble et la possession d'un passé commun (en l'occurrence, le répertoire théâtral français) qui
font de lui un Français». Trouvant ses modèles musicaux chez les maîtres de l'opéra-comique, il partage le regard
social ironique de Molière ou de Voltaire, qui lui permet, aussi bien, de donner une peinture désopilante du
chauvinisme dans l'opérette Ba-ta-clan. En 1860, le triomphe d'Orphée aux enfers permet enfin à Offenbach
d'obtenir la nationalité française, sans attendre le délai administratif de dix ans, «qui peut être réduit à une année en
faveur des étrangers qui auront rendu à la France des services importants».
Un Français universel
Comment le jeune violoncelliste romantique allemand est-il entré en osmose avec ce pays, pour en sublimer
l'expression artistique ? La genèse de l'art d'Offenbach serait probablement incompréhensible sans le terreau très
particulier de Paris, ville du théâtre par excellence. Dès le XVIIe siècle, des comédiens installés à la Foire Saint
Laurent ont créé des spectacles parodiques, détournant les succès de l'opéra et de la comédie française. Cette
tradition insolente s'est enrichie jusqu'à la création du troisième théâtre officiel, l'Opéra-Comique, où Offenbach rêve
de monter ses ouvrages. Il y connaîtra surtout des échecs; et c'est pour combattre l'institutionnalisation de cet
établissement qu'il va renouer- par ses propres moyens - avec la fraîcheur insolente des origines. Sa musique est
indissociable du théâtre. Dès ses premières compositions sur les Fables de La Fontaine, il explore les relations du
texte et de la musique. Difficile avec ses librettistes, omniprésent dans les répétitions, il ne laissera passer aucun
détail et montre ce souci aigu de l'efficacité scénique, résumé par sa formule aux comédiens: «Très bien,
recommençons !»
Si Offenbach tourne en dérision la société de son temps, il serait excessif d'en faire un révolté. Le théâtre engagé a
cru discerner dans la Vie parisienne ou les Brigands des charges virulentes contre le capitalisme de son temps.
[OK
]
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Mais Offenbach est plus humoriste que révolutionnaire. Guidé par l'ambition artistique, il veut séduire la haute
société française et internationale. Plutôt conservateur en politique, il montre une grande habileté dans les relations
sociales. Des femmes du monde le soutiennent dans son ascension. Son protecteur le plus brillant est le duc de
Morny, frère de Napoléon III, qui signe avec lui (sous le pseudonyme de M. de Saint-Rémy) une hilarante parodie
d'opéra italien, Monsieur Choufleuri restera chez lui le... Ni dénonciateur ni thuriféraire du régime, Offenbach trouve
dans la société impériale un modèle plus universel, dont la seule actualité est celle du spectacle. Autre paradoxe:
c'est peut-être l'apprentissage tardif du français qui fait d'Offenbach le magicien musical de notre langue. Sa
correspondance montre qu'il la maîtrisait parfaitement, malgré son accent allemand. Mais le garçon de Cologne
débarqué à Paris semble avoir gardé toute sa vie une fascination étonnée pour le jeu des syllabes, des rimes, des
prononciations. Détournant les vers de ses librettistes, il s'amuse comme un enfant avec cette langue étrangère -
inventant son répertoire de répétitions de mots, de déplacements d'accents dont les plus célèbres sont «Les rois
barbus qui s'avancent, bus qui s'avancent» de la Belle Hélène.
Si Offenbach atteint la dimension universelle qui manque à la plupart des compositeurs d'opérettes, c'est enfin
parce que ce roi de Paris n'a pas oublié que le monde existe, au-delà de Paris. Il consacre beaucoup d'énergie à sa
carrière internationale, voyage continuellement, prépare les reprises de ses opérettes à Vienne ou à Londres. Il
accomplit une tournée triomphale en Amérique, épouse une femme catholique d'origine espagnole. Ce Français
universel semble animé, comme sa musique, par l'énergie frénétique des diligences et des locomotives.
La gloire vaut à Offenbach d'être violemment attaqué. Des compositeurs expriment leur mépris pour ce musicien
d'opérette, prié de rester dans son pré carré. Berlioz ne comprend rien à une invention théâtrale si éloignée de ses
recherches. Mais c'est surtout après la défaite de 1870 qu'Offenbach fera soudain figure de bouc émissaire,
coupable d'avoir démoralisé la nation par ses pitreries. Exactement comme, en 1940, le régime de Vichy dénoncera
les Années folles, responsables de la «décomposition morale» du pays.
Les attaques sont incohérentes: certains accusent Offenbach d'être à la solde des Prussiens, d'autres lui reprochent
ses liens avec Napoléon III. Même la presse allemande se déchaîne contre ce musicien décidément trop léger dans
le climat moralisateur des années 1870: «Offenbach s'est rendu coupable d'un véritable attentat contre son pays
natal en composant ses opérettes», écrit le Leipziger Allgemeine.
Attaqué par l'Allemagne
Le compositeur répond dans le Figaro: «Certains journalistes allemands poussent la calomnie jusqu'à imprimer que
j'ai composé plusieurs chants contre l'Allemagne. Les injures les plus misérables accompagnent ces assertions. J'ai
en Allemagne une famille et des amis qui me sont chers; c'est pour eux que je viens vous prier d'imprimer ceci.
Depuis l'âge de 14 ans, je suis en France. J'ai reçu des lettres de grande naturalisation. J'ai été nommé chevalier
de la Légion d'honneur. Je dois tout à la France et je ne me croirais pas digne du titre de Français, que j'ai obtenu
par mon travail et par mon honorabilité, si je me rendais coupable d'une lâcheté envers ma première patrie.»
L'après-guerre est moins triomphal pour Offenbach. Il retrouve tout de même le succès, à Londres, à Viennes, à
Paris, avec des chefs-d'oeuvre: l'opéra bouffe-féerie le Roi Carotte ou l'opéra-comique Mme Favart. Quelques
années après sa mort - en pleine affaire Dreyfus -, les attaques antisémites se multiplient. Jaloux de ses succès,
Wagner comparait déjà sa musique à un «fumier» où se vautraient «tous les cochons d'Europe». En 1895, le
critique wagnérien Willy écrit: «C'est grâce à ce youpin néfaste que l'oreille contemporaine s'est lentement faussée,
au point de ne trouver mélodiques que les phrases des quadrilles...» A ces jugements misérables, on peut opposer
ceux de Nietzsche, qui voyait dans la musique d'Offenbach «la seule chose que l'opéra ait faite jusqu'à présent en
faveur de la poésie».
Malgré l'oubli de certaines oeuvres, la gloire d'Offenbach n'a jamais connu d'éclipse. D'un côté, elle exaspère ceux
qui ne peuvent comprendre l'art comme divertissement. De l'autre, elle fascine les esprits plus sensibles aux
relations du théâtre et de la musique. Les poètes surréalistes ne cachaient pas leur fascination pour les jeux de
langage de la Périchole ou de la Belle Hélène. Ainsi, jusqu'à nos jours, chaque génération redécouvre «son»
Offenbach, comme une nouvelle facette de cet esprit français universel qui constitue le meilleur antidote contre le
puritanisme artistique, l'esprit de sérieux, le conformisme et la xénophobie
La Belle Hélène, du 29 septembre au 27 octobre, théâtre du Châtelet. Tél.: 0140282828. La Périchole, du 31
octobre au 7 janvier, Opéra-Comique. Tél.: 0825 00 00 58. Orphée aux enfers, du 21 novembre au 10 décembre,
Opéra de Lyon. Tél.: 04 72004500.
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