dossier Syrie, G20, innovations, Soft Power… Chindiafrique redessine les grands équilibres mondiaux L Par Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski Coauteurs de Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain1 Les Occidentaux ont découvert ces dernières années la concurrence chinoise et indienne sur le continent africain. Au même moment, l’Afrique prend nettement un essor économique et politique qui en fait un prétendant sur la carte des géants du monde. e front du refus d’une intervention militaire en Syrie, au-delà de la Russie, est passé par un nouveau triangle-clé des relations internationales : Chindiafrique. La Chine, l’Inde et la plupart des grands pays africains, Afrique du Sud en tête, ont vu d’un très mauvais œil une intervention occidentale à Damas. Pour des raisons différentes : la non ingérence dans les affaires intérieures, chère à Pékin, ou plus simplement la crainte d’un engrenage mal maîtrisé pour Delhi ou l’Afrique du Sud, soucieux de ne pas fragiliser leur croissance. Un refus aussi pour des raisons communes : les affaires du monde ne doivent plus se régler sans leur donner droit au chapitre, comme au temps des colonies ou de la guerre froide. Nos trois géants veulent reconquérir une puissance politique à l’aune de leur poids démographique ou économique croissant et ont les moyens de le faire savoir, via un veto chinois au conseil de sécurité de l’Onu ou au sein d’instances comme le G20. Pourtant, ce triangle Chindiafrique va bien au-delà de simples convergences géopolitiques du moment et ne se résume pas non plus à une croissance élevée de pays émergents, comme quand on parle des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Il rebat les cartes plus profondément dans les relations internationales parce qu’il est déjà structuré et structurant dans cinq domaines essentiels, complémentaires et liés : démographie, économie, innovation, ressources naturelles et politique. Capital humain et poids économique 1 - Éditions Odile Jacob janvier 2013. Chindiafrique est d’abord une réalité dans un aspect central du pouvoir démographique : le capital humain. À l’horizon 2030, plus de la moitié de l’humanité sera chinoise, indienne ou africaine. La Chine, l’Inde et l’Afrique pèseront chacun près d’un milliard et demi d’habitants. Cet effet masse intervient surtout dans des populations structurées en puissantes diasporas, jeunes, même en Chine, qui commence à peine à connaître un phénomène de vieillissement et de mieux en mieux éduquées. Le capital humain de ce triangle, son stock éducatif, est en effet en constante augmentation. Si on multiplie le nombre moyen d’années d’études par la population totale, selon la méthode de Robert Barro, la Chine, l’Inde mais surtout l’Afrique vont peser de plus en plus à l’échelle mondiale en volume et dépasser à terme l’Europe, le Japon et même les États-Unis. Au niveau qualitatif aussi, Chindiafrique progresse. Les universités chinoises et indiennes sont de plus en plus présentes dans les classements internationaux comme celui de Shanghai. Sans compter la grande mobilité de ces étudiants chinois, indiens et même africains investissant en masse les grandes universités américaines, quand ces dernières ne viennent pas directement les chercher, en ouvrant des antennes dans des pays africains, pour capter les meilleurs éléments, dans la course mondiale au savoir. En attendant que la politique panafricaine d’universités comme celle du Cap (UCT), en Afrique du Sud, porte ses fruits. Cet élément démographique est fondateur car un des moteurs essentiels du deuxième pilier du triangle Chindiafrique : son poids économique grandissant, avec des interactions de plus en plus fortes. La Chine, d’abord, a profité pleinement d’une formidable fenêtre d’opportunité démographique, avec l’arrivée massive de jeunes actifs qui ont alimenté son décollage économique depuis les années 1980, avec les fameuses décennies de croissance 1990 et 2000, à deux chiffres. Les réformes / octobre 2013 / n°435 41 dossier Géopolitique, Défense et Stratégie économiques de Deng Xiaoping visaient d’abord à trouver des débouchés à l’ex­ portation pour ces nouveaux entrants sur le marché, à qui il fallait donner du travail, sous peine de créer les conditions de nouvelles révolutions. L’Inde a suivi dans ce chemin de l’ouverture, avec une fenêtre d’opportunité démographique plus étalée et moins grande, ce qui peut aussi expliquer en partie des réformes économiques plus graduelles depuis les années 1990 et une croissance plus sage mais bien réelle. La place de l’Afrique L’Afrique, elle aussi, sans connaître un décollage au sens strict, reste en phase d’ébullition économique. Malgré ses nombreux problèmes politiques et conflits, dont la fréquence baisse cependant net­ tement depuis la décennie noire 1990, le continent aux 53 pays, aux centaines d’ethnies et aux frontières souvent dessinées de manière arbitraire par la colonisation, enregistre depuis 10 ans en moyenne 5 % de croissance. Il devient une destination de choix pour les grands fonds mondiaux d’investissement. L’Afrique commence pourtant globalement à peine à réunir les conditions d’une fenêtre démographique favorable mais timide : les jeunes actifs augmentent en proportion de l’ensemble de la population mais le poids des très jeunes à charge reste élevé. Seulement voilà, le parent pauvre de Chindiafrique bénéficie aussi d’une dynamique unique au sein du triangle : il agit comme un véritable aimant avec ses deux grands partenaires chinois et indien, à la fois terrain d’expérimentation et d’influence, marché et fournisseur de ressources naturelles. L’Afrique est tout d’abord un formidable marché et laboratoire pour les innovations chinoises et indiennes qui, combinées harmonieusement, permettent au continent des sauts technologiques ful­gurants. L’innovation constitue ainsi le troisième élément structurant du triangle Chindiafrique pour déplacer les équilibres mondiaux. Qui aurait imaginé que les téléphones chinois (le hardware) bon marché combinés aux logiciels (le software) indiens innovants, aideraient l’Afrique en à peine une décennie à devenir un eldorado des téléphones portables, nettement plus nombreux désormais qu’en Europe, avec toutes les conséquences sur la mise en réseaux de 42 / octobre 2013 / n°435 l’économie ? Il faut souligner qu’on ne parle pas uniquement d’équipements mais aussi des business models innovants qui les accompagnent. Le mobile africain a notamment décollé grâce aux business models permettant de produire des mobiles bon marché en masse (le taylorisme à la chinoise des usines géantes de Shenzhen) ou de vendre des minutes de communication bon marché (la méthode d’un opérateur indien comme Bharti consiste à partager le gisement de sa clientèle au plus vite avec des partenaires-fournisseurs étrangers, plutôt que de perdre du temps à les concurrencer dans leur domaine, selon la méthode de « l’externalisation inversée »). Nécessité fait loi pour intégrer les plus pauvres dans les circuits de consommation, en leur permettant par exemple d’utiliser leur mobile comme un mini-compte en banque et de réaliser des opérations simples (virement, retrait…) auprès du commerçant d’un village reculé africain. L’Inde et la Chine apportent leur expérience dans ces innovations frugales mais pas forcément de mauvaise qualité, comme la télémédecine indienne qui s’adresse au fameux « bas de la pyramide » des consommateurs pauvres mais nombreux et solvables. L’Afrique est ensuite, bien sûr, un grand fournisseur de ressources naturelles au sein de Chindiafrique. La redistribution des cartes mondiales opère une nouvelle fois à plein dans ce quatrième terrain de jeu, les matières premières. En témoignent les critiques de la « Chinafrique », qui serait un nouvel exemple de néocolonialisme, après la « Françafrique ». Mais là encore, ne nous mépre­ nons pas. Ces critiques sont fondées, notamment quand Pékin achète à bas prix des concessions à long terme de mines en Afrique, contre la fourniture, en grande partie par des équipes chinoises, d’infrastructures gigantesques, à la qualité pas toujours à la hauteur. Mais la Chine ou l’Inde gagnent justement du terrain dans ce domaine car ils apportent des éléments de coopération nouveaux et nécessaires aux pays africains, à travers notamment des fournitures clés en mains, du financement à l’exploitation, d’une usine ou d’un bâtiment que personne n’avait financé auparavant. Les satellites météorologiques de l’agence spatiale indienne Isro sont, dans un autre registre, bien utiles pour améliorer les récoltes de certains pays africains. Les atouts européens L’ouverture du jeu géostratégique doit en réalité inciter les Européens et notamment les Français à prendre pleinement en compte ce triangle Chindiafrique, plutôt qu’en critiquer la dynamique de manière stérile. Sur tous les plans, les Européens ont de bonnes cartes en main, à condition d’accepter la nouvelle donne mondiale dont Chindiafrique est l’exemple le plus structurant. L’Union européenne vieillissante a par exemple tout intérêt à utiliser au mieux les ressources démographiques d’un bassin euro-africain dynamique, en permettant à davantage d’Africains de venir étudier et travailler en Europe, pour revenir ensuite, au gré des besoins au pays, dans une logique de « Brain gain » (retour des cerveaux) plutôt que de « Brain drain » (fuite des cerveaux). Sur le plan de l’économie et de l’innovation, l’Europe doit aussi s’inspirer des business models de nos trois géants pour mieux conquérir les marchés émergents et, pourquoi pas, les réimporter en Europe quand cela fait sens. En combinant par exemple panneaux solaires et éoliennes pour alimenter des antennes relais de télé­ phonie mobile dans certaines régions reculées, à l’instar d’un partenariat sino-indien en Afrique. Cette approche dynamique et adaptée aux spécificités locales est parfaitement possible quand on songe à la politique à succès d’im­plantation et de R&D du français Orange sur le continent africain. Les Européens peuvent enfin faire valoir leur modèle de concertation politique, fondé sur la recherche de consensus démocratique. Malgré ses lenteurs et ses lacunes dans la construction d’une entité politique intégrée, il reste attractif pour un État démocratique également imparfait comme l’Inde ou dossier pour une Union africaine qui se cherche par exemple à la déferlante des instituts encore. Chindiafrique doit ainsi inciter chinois Confucius en Afrique. La guerre des l’Europe à affirmer calmement mais plus bourses d’études et des cours de langues fermement son influence, n’est pas anodine à l’heure à travers des outils où l’Afrique va fournir Les Européens indispensables de « Hard les gros bataillons de la peuvent donc encore francophonie. power » comme des forces militaires d’intervention L’Europe a d’autant moins faire valoir leurs plus intégrées, en cas de atouts, en acceptant de complexes à avoir que, besoin pour un mandat sur le plan politique, de l’Onu par exemple, de changer d’équipiers comme l’a montré l’affaire et de stratégie au gré syrienne, Chindiafrique ne et des outils satellites militaires communs. de parties sans cesse parle d’une seule voix que dans son rejet d’un ordre Dans le domaine du « Soft mouvantes mondial qui serait dominé Power », c’est à l’échelle par certains Occidentaux. européenne également Il en est de même au G20 ou au FMI, où que doit s’envisager l’influence, notamment elle réclame une meilleure représentation. via un réseau d’instituts culturels européens Pour le reste, les rivalités au sein de mutualisant les ressources nationales, via Chindia, Delhi craignant en particulier des structures ombrelles, pour faire face une politique d’encerclement géostratégique menée par Pékin, restent vives. Et les pays africains essayent de jouer la carte chinoise et indienne en même temps, selon leurs intérêts. Pour peu qu’ils acceptent d’accueillir pleinement les autres joueurs à la table, les Européens peuvent donc encore faire valoir leurs atouts, en acceptant de changer d’équipiers et de stratégie au gré de parties sans cesse mouvantes. ■ / octobre 2013 / n°435 43