Y a-t-il une fatalité de la guerre économique ? Une analyse à partir de l’agriculture (article paru dans la revue française de Géoconomie, numéro 32, hiver 2004/05) Thierry POUCH* Les conclusions auxquelles était parvenu Montesquieu dans De l’esprit des Lois, selon lesquelles le commerce adoucirait les mœurs, doivent être réexaminées à la lumière des promesses de la mondialisation, et plus spécifiquement, de l’Organisation mondiale du commerce, instaurée à l’issue des Accords de Marrakech. Il s’agissait, pour les promoteurs de l’OMC, d’apporter un dispositif institutionnel régissant le commerce de marchandises, inscrit dans un ensemble plus vaste de dispositifs dont la visée était de définir une gouvernance mondiale. Les différentes négociations qui se sont déroulées sous l’autorité de l’OMC ont abouti soit à des échecs, comme à Seattle ou à Cancún, soit à des décisions marginales. Ces négociations apparaissent en effet comme le lieu de conflits pour la valorisation des avantages comparatifs de chacun des pays. L’objet de cet article est de fournir des éléments d’interprétation de la résurgence d’une conflictualité économique structurant aujourd’hui la mondialisation. L’exemple de l’agriculture permet de mettre au jour la réalité de la mondialisation. L a lecture que P. Hassner a récemment faite du 11 septembre 2001 selon laquelle les attentats auraient fait basculer le monde d’une logique de paix à la Locke ou à la Kant, à une logique de guerre à la Hobbes voire à la Marx, interpelle l’économiste qui, dans son champ, a toujours une propension à réduire l’activité du monde à un marché et à penser les relations qui s’y déploient comme un cheminement vers l’équilibre des offres et des demandes1. On ne cherchera pas ici à savoir si les attentats du 11 septembre constituent un commencement à la conflictualité qui caractérise la mondialisation ou un aboutissement des multiples conflits militaires ou commerciaux enclenchés vers la fin des années soixante-dix, même si une forte présomption incite à opter pour cette seconde hypothèse. Au vingtième siècle, la période qui s’était ouverte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale se distingua par une forme embryonnaire de « juridicisation » des relations économiques internationales au travers notamment d’institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) ou de compromis comme l’Accord général sur les échanges et les tarifs douaniers (GATT). Face au double traumatisme de la crise des années 1930 et de la barbarie de la guerre, c’est-à-dire face au risque d’éclatement, voire d’effondrement, de la civilisation * Université de Marne La Vallée, Laboratoire Organisation et Efficacité de la Production, Atelier de Recherches Théoriques François Perroux. Économiste à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, SousDirection des Études et des Systèmes d’Information. 1 Se reporter à P. Hassner, « La signification du 11 septembre : divagations politico-philosophiques sur l’événement », in La terreur et l’empire. La violence et la paix, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, tome 2, p. 383-402. 1 occidentale, les esprits convergèrent pour instaurer un nouvel ordre économique international structuré autour de cette volonté de pacifier les relations économiques. La violence économique et monétaire de l’entre-deux guerres, qui consista pour chacun des pays pris dans la crise, à exporter chez son voisin ses propres difficultés, en recourant massivement à la dévaluation de sa devise par exemple, fut apprivoisée dans le cadre des accords de Bretton Woods puis du GATT2. Le commerce international devait pour sa part se transformer en un mécanisme apportant un bénéfice mutuel, réciproque, aux économies participant aux échanges de marchandises. Par bénéfice réciproque il faut entendre, ainsi que l’avait indiqué l’économiste anglais J.M. Keynes, l’influence des échanges de marchandises sur l’élévation de la croissance et par conséquent des niveaux de vie des sociétés (export led growth). Associé à la restructuration de certaines des économies dévastées par le conflit armé, le multilatéralisme commercial, encadré par un système monétaire dominé par le principe des taux de change fixes mais ajustables, apporta une contribution décisive à la stabilité dans les relations économiques internationales. Le mode de gouvernance mondiale instauré à cette époque fit entrer les économies dans un monde nouveau, radicalement différent de celui où dominaient les politiques économiques de chacun pour soi. Si les « géopoliticiens » parlent de « monde de Locke », pour signifier que l’État de droit et la démocratie, dans leur fonction de garants de la propriété, du travail et donc de la prospérité, les « géoéconomistes » pourraient qualifier de « monde de Montesquieu » celui qui parvint à pacifier les interdépendances économiques de l’après-guerre. Cette longue phase de stabilité des relations économiques et monétaires internationales a pris fin au début de la décennie 1980. Elle s’était déjà gravement fissurée en 1971 avec la décision unilatérale prise par les États-Unis de suspendre la convertibilité du dollar en or. Les négociations commerciales multilatérales qui démarrèrent en 1986 en Uruguay ont révélé un autre aspect de l’érosion de la gouvernance mondiale. La mise au jour des tensions commerciales relatives à l’agriculture permet d’illustrer la réalité d’un mondialisation se caractérisant par des confits permanents. L’objet de cet article est d’examiner les ressorts du conflit agricole au GATT puis à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le secteur agricole constitue le lieu géométrique où se concentrent les rivalités commerciales les plus dures et les plus prégnantes faisant de la réalité de la mondialisation un champ de forces luttant pour la capture des marchés au travers de la valorisation des avantages comparatifs respectifs. Il est celui par 2 Le GATT ne fut pas une institution internationale au sens propre du terme. Il fallut attendre 1995 pour qu’il accède à ce statut en devenant l’Organisation mondiale du commerce. 2 lequel se révèle le bellicisme des nations, ruinant du coup les espoirs placés dans l’avènement du monde de Montesquieu. Y aurait-il du coup une fatalité de la guerre économique ? C’est pourquoi une analyse des causes de la guerre commerciale que se livrent les principaux producteurs de denrées agricoles et alimentaires permettra d’apporter des éléments de réponse à une telle question. L’originalité de la période actuelle, qui démarre à la fin des années 1990, est que ce conflit ne se réduit plus à un face à face entre les États-Unis et l’Union européenne. Ce conflit implique désormais d’autres protagonistes, détenteurs d’avantages comparatifs dans l’agroalimentaire qu’ils entendent bien valoriser sur les marchés mondiaux. La première partie traitera des aspects méthodologiques. Il s’agira d’abord d’expliciter les raisons qui nous ont conduits à analyser le cas du secteur de l’agroalimentaire plutôt qu’un autre. Ensuite, de souligner ce que l’on entend par guerre commerciale. Elle se prolongera par une mise en perspective historique de la montée du conflit agricole entre les États-Unis et l’Union européenne. La deuxième partie sera consacrée à l’interprétation que l’on peut faire de l’implication d’autres puissances agricoles et alimentaires dans cette guerre commerciale. En quoi cette généralisation du conflit agricole est-elle en mesure de limiter la puissance agroalimentaire jusqu’ici détenus par les deux gros poids lourds du commerce mondial de produits agricoles et alimentaires ? À moins qu’elle ne participe d’une exacerbation de cette guerre, désormais multipolaire. L’agriculture : objet et déclencheur des guerres commerciales Légitimité de l’agriculture et principe de la guerre commerciale Un examen des différents rapports annuels de l’OMC indique que les échanges de produits agricoles et alimentaires occupent une place marginale dans le commerce mondial de marchandises, comparativement aux biens issus des industries manufacturières, et davantage encore par rapport aux échanges de services. Ce commerce est en effet, depuis le début de la décennie 1950, largement dominé par les échanges de produits manufacturés (graphique 1). En 2003, les flux de produits agricoles représentaient 9,2% du total mondial des exportations (7,5% revenant aux produits alimentaires et 1,8% aux matières premières d’origine agricole), contre 11,7% en 1995. Au regard de cette statistique, il apparaît légitime de s’interroger sur la légitimité d’une investigation quant à la logique de la guerre économique, dans la mesure où une telle légitimité ne concerne qu’un secteur dont le poids dans les échanges s’est considérablement affaibli sur cinquante ans. 3 GRAPHIQUE 1 Echanges mondiaux par type de produits 90 80 73,8 70 produits manufacturés en % 60 50 40 matières premières industrielles 30 20 10 0 1959 14,4 8,8 produits agroalimentaires 1964 1969 1974 331 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques 1979 1984 1989 1994 1999 2004 source : OMC Dans une réflexion destinée à s’interroger sur l’idée d’une fatalité de la guerre économique et commerciale, qu’est-ce qui expliquerait que l’agriculture ait une portée analytique supérieure à celle de l’industrie aéronautique par exemple ? Après tout, le différend entre Airbus et Boeing contient tous les attributs d’une guerre, d’ailleurs en passe d’être rallumée à l’OMC par les États-Unis. On pourrait tout autant prendre pour illustration le cas des relations monétaires internationales qui, depuis la fin du système de Bretton Woods et l’entrée des économies dans la globalisation financière, se sont transformées en conflits monétaires et financiers centrés sur les nationalismes monétaires3. Le fait que, dans le monde, en raison des progrès techniques et agronomiques, de la disponibilité de terres de bonne qualité, la production totale de produits agricoles et alimentaires soit suffisamment élevée pour nourrir la population mondiale montre que la guerre économique ne répond pas à une logique de rareté qui pourrait occasionner un conflit commercial lié à des besoins non satisfaits4. Les fondements du conflit agricole résident donc ailleurs. Ils ont trait au fait qu’il s’agit d’alimentation, c’est-à-dire un domaine qui engage, d’une façon ou d’une autre, la souveraineté et l’indépendance des nations. Pouvoir être auto-suffisant constitue un instrument politique au moyen duquel une nation peut échapper à la domination d’une puissance extérieure quant à son approvisionnement alimentaire. La souveraineté alimentaire serait, de ce point de vue, une dimension de la souveraineté nationale, et constituerait un principe politique d’autonomie. En généralisant le raisonnement, on remarque que 3 Lire par exemple M. Aglietta, « La souveraineté monétaire à l’heure de la globalisation », in É. Dourille-Feer et J. Nishikawa (éds.), La finance et la monnaie à l’âge de la mondialisation. Examen comparatif de l’Asie et de l’Europe, Paris, L’Harmattan, coll. « L’esprit économique », 2004, p. 17-39. 4 Cela ne signifie pas, était-il nécessaire de le rappeler, que les hommes ne souffrent pas, ou ne souffriront plus, dans un avenir plus ou moins proche, de malnutrition ou de sous-alimentation. Il ne s’agissait pas de sousestimer le problème de l’inégal accès à l’alimentation dans le monde. 4 l’indépendance alimentaire offre l’opportunité de produire et de consommer différemment, de s’affranchir d’un modèle culturel alimentaire unique imposé de l’extérieur par l’économie dominante. Bref, de surmonter le processus actuel d’homogénéisation des comportements humains alimentaires. Mais, dans la mesure où l’activité agricole, dans ce que nous pourrions appeler, à la suite de L. Malassis, le troisième âge alimentaire, ou « âge agro-industriel » (le premier âge agricole étant celui de la naissance de l’agriculture, le second l’âge agricole où l’homme, de « prédateur devint producteur ») exerce des effets d’entraînement sur le reste de l’économie, que ce soit sur l’agrofourniture, les industries de la transformation ou sur les machines agricoles, sur la balance commerciale, donc sur l’emploi, une guerre commerciale peut dès lors surgir pour peu qu’une économie, jusque là dominante, voire en situation de quasi-monopole, sur les marchés mondiaux, comme ce fut le cas pour les États-Unis des années 1950 aux années 1970, prenne la mesure du rattrapage dont elle est l’objet de la part de nations concurrentes5. L’effectivité du rattrapage laisse entrevoir l’érosion de la capacité de la nation hégémonique à dominer le monde et son aptitude à définir une stratégie réactive visant à contenir, voire à bloquer, les velléités de puissance chez les concurrents. En découle une approche précise de ce que l’on entend par « guerre commerciale ». La théorie traditionnelle de l’échange international, réductible, pour notre propos, à celle qu’avança l’économiste anglais D. Ricardo, puis l’école suédoise autour de B. Ohlin et É. Heckscher, a pour habitude de percevoir dans cet échange de produits une concurrence reposant pour l’essentiel sur l’avantage comparatif et la spécialisation des économies dans une ou plusieurs catégories de marchandises. Au terme du processus de spécialisation, chaque économie tire de sa participation à l’échange un gain commercial. L’ « affrontement » dans les échanges s’effectue au travers d’une allocation sectorielle des facteurs de production, et prend la forme d’une saine concurrence sur les marchés. Il faut entendre par « saine » l’idée que l’échange est pacificateur, engendrant la paix entre les nations. Dès le milieu du XVIIIéme siècle, Montesquieu voyait dans le développement du commerce un substitut à la logique guerrière qui caractérisa jusque-là les monarchies européennes. C’est en effet dans De l’esprit des Lois – Livre XX Chapitre 1 – que Montesquieu livre sa vision du commerce entre les nations. Dans ce chapitre, il est dit en effet que : « Le commerce guérit des préjugés destructeurs : et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que, partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces ». Plus loin, est ajouté : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient 5 On lira sur ce point L. Malassis, Nourrir les hommes, Flammarion, coll. « Dominos », 1994. 5 ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt à acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels »6. L’histoire contemporaine des faits économiques a contredit l’espoir de Montesquieu. Pour le montrer, on peut s’appuyer sur l’analyse qu’en a livré récemment P. Manent, dans son Cours familier de philosophie politique7. Il rappelle que : « ce sont les nations les plus adonnées au commerce qui ont été en même temps les nations politiquement les plus puissantes et les plus influentes, les nations dominantes, la Grande-Bretagne d’abord, puis les États-Unis. De sorte que le commerce pourrait plausiblement apparaître comme une expression et un instrument de la puissance politique ». S’inspirant de C. Schmitt, P. Manent indique que dans les relations internationales, le fait qui domine pour une nation est d’être constamment exposée à la présence, à la menace, au risque d’un ennemi. En évacuant le politique de sa problématique du commerce et des effets de celui-ci sur les mœurs des nations, les pensées classique puis néo-classique de l’échange international négligent les conflits qui peuvent naître de la rivalité entre ces nations8. Ces dernières sont par conséquent en mesure de recourir à la guerre commerciale pour préserver leurs intérêts économiques, ou, plus généralement, pour persévérer dans leur être (le conatus de l’État), pour se prémunir du danger potentiel que représenterait l’émergence d’une nation, et pour renforcer, accumuler la puissance. L’analyse des relations économiques internationales ne pourraient par conséquent être menée que sous l’angle de la dynamique et non plus de l’équilibre des forces en présence. Cette logique de la guerre commerciale repose sur l’apport de la philosophie de T. Hobbes, développée en particulier dans Léviathan9. Selon Hobbes, il y a trois grandes causes de la guerre. La première a trait à la rivalité économique. Dès que deux États ou deux individus désirent la même chose ou poursuivent un but identique, la potentialité du conflit surgit et enclenche une dynamique de violence acquisitive. La deuxième origine de la guerre réside dans la méfiance qu’inspire l’existence et le projet de l’autre, individu ou État. La méfiance occasionne chez Hobbes la formation d’une stratégie préventive de maîtrise de l’adversaire ou 6 Les deux citations sont issues de : Montesquieu, De l’esprit des lois, tome 2, Livre XX, Chapitre I, page 9, puis Chapitre II, page 10 de l’édition de 1979, Paris, Garnier-Flammarion (première édition de 1748) 7 P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, Chapitre VIII, page 153. 8 On trouvera même chez A. Smith, figure centrale de la promotion du libre-échange, une réserve importante quant à l’efficacité du commerce. Il y voyait potentiellement une source de haines et de querelles. Lire sur ce point A. Smith, Enquête sur la richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, deux volumes, (1776 pour la première édition anglaise), ainsi que P. Pascallon, « La guerre : issue inéluctable de la crise contemporaine ? », Économies et Sociétés, série F, numéros 5-7, juin-juillet, 1980, p. 1033-1056. 9 La publication de Léviathan de Hobbes se situant au dix-septième siècle (1651), c’est-à-dire dans un siècle encore dominé par les monarchies, on pourrait légitimement se demander si les réflexions de Montesquieu, contenues dans De l’esprit des Lois (1748), ne contiennent pas une réfutation de la logique de la guerre telle qu’on la trouve chez Hobbes. L’indication qu’en donne une relecture des Lettres Persanes (1721) du même Montesquieu le laisse supposer. 6 de l’agresseur, conduisant à rechercher le pouvoir de domination sur cet agresseur ou ce rival. Enfin, Hobbes voyait dans le conflit une troisième cause, la gloire, ou la puissance. L’expérience économique des négociations commerciales agricoles depuis 1986 suggère que plusieurs pays sont dans une situation conflictuelle. Il y eut d’abord le conflit entre les ÉtatsUnis et l’Union européenne, qui s’est étendu ensuite à d’autres nations comme l’Australie, le Brésil ou l’Argentine. Mais la particularité de la guerre commerciale est qu’elle ne se traduit pas toujours par des combats effectifs, qui prendraient la forme, en économie internationale, d’une bataille de tarifs douaniers ou de dévaluations compétitives lesquelles appelleraient, de la part des États qui en sont les cibles privilégiés, des représailles commerciales prenant des configurations identiques. Les rounds successifs du GATT ont montré que des compromis, des règles de bonne conduite commerciale, différents arbitrages politiques voire, depuis la création de l’OMC, des règles de droit, pouvaient contenir les risques de guerre commerciale entre les nations. Néanmoins, les discussions autour du dossier agricole ont pris, dès le milieu de la décennie 1980, une tournure nettement conflictuelle. Il s’agit d’une inflexion dans la mesure où, jusqu’en 1986, l’agriculture avait bénéficié, globalement, de ce que l’on appelle communément un régime d’exception. Comme nous allons le voir ci-après, dès lors que, au tournant des années 1970, l’Union européenne devenait auto-suffisante, puis exportatrice de biens agricoles et alimentaires, elle fut perçue par les États-Unis comme une menace, un risque, un ennemi. L’inscription de l’agriculture à l’ordre des négociations de l’Uruguay round en 1986, round dont la visée était d’élargir le principe du libre-échange aux secteurs qui en avaient été écartés précédemment, mit au jour la réalité du conflit commercial entre les deux grands protagonistes de la scène agricole, protagonistes auxquels se greffèrent, par la suite, les économies émergentes et en voie de développement dans le cadre du cycle de Doha10. La guerre agricole n’a, depuis lors, cessé de s’amplifier. Genèse de la guerre agricole Si l’on reprend les trois grandes causes de la guerre que nous a léguées Hobbes, nous sommes en mesure de dire que, de 1950 à 1980, les États-Unis ont disposé d’un quasi monopole sur les marchés mondiaux de produits agricoles et alimentaires, en particulier les 10 La déclaration ministérielle du 14 novembre 2001 de l’OMC indique que, dans la mesure où le système commercial multilatéral a joué un rôle important dans la croissance économique, le développement et l’emploi durant les cinquante dernières années, la priorité de l’OMC serait, dans le cadre du cycle de Doha, d’améliorer les conditions de l’insertion des pays les plus marginalisés dans le commerce mondial, afin que cette insertion favorise leur sorite de la pauvreté et enclenche l’accélération de leur développement. 7 marchés céréaliers et du soja. Premiers producteurs et exportateurs mondiaux, les États-Unis détenaient, depuis les années 1930, des moyens techniques et des instruments de politique agricole leur permettant d’accumuler les excédents agricoles. Ces derniers ont constitué un outil stratégique de premier ordre, notamment pour approvisionner les Alliés11. Dans les attributs de la puissance hégémonique, il faudrait par conséquent ajouter, avec la technologie, la monnaie et la culture, l’alimentation. L’Europe, quant à elle, devait reconstruire une partie importante de son potentiel économique, l’agriculture devant contribuer à la modernisation de l’appareil de production. La création de la Politique agricole commune (PAC), à la fin des années 1950, consolidée en 1962, n’exerça qu’une influence marginale sur les marchés mondiaux. L’influence ne pouvait d’ailleurs qu’être réduite car la formation de la PAC correspondait au souci américain de ne pas voir l’Europe communautaire tomber sous la dépendance du bloc soviétique pour ses approvisionnements alimentaires. L’absence de conflit commercial entre ces deux zones apparaissait indissociable du contexte géopolitique de guerre froide. Au GATT, en tant que gardien des principes et des règles du jeu commercial établis en 1947, les débuts de la PAC puis son évolution n’occasionnèrent que des discussions marginales jusqu’en 1986 lors des rounds successifs (Dillon round – 1960/1961 – Kennedy round – 1964/1967 – Tokyo round – 1973/1979). L’agriculture américaine apparaît sans rivale, n’éprouvant qu’une méfiance mesurée vis-à-vis de la capacité de ses partenaires européens à développer rapidement leurs productions et leurs exportations agricoles12. La position dominante des États-Unis va connaître une érosion progressive vers la fin des années 1970. L’efficacité des dispositifs institutionnels de soutien par les prix et des techniques de production dans le cadre de la PAC, se concrétisent par une croissance accélérée des productions agricoles se traduisant par un accès à l’autosuffisance alimentaire de l’Europe communautaire. L’évolution de l’agriculture européenne induit une double érosion de l’hégémonie agricole américaine. D’abord, l’autosuffisance européenne provoqua une perte de débouchés pour les producteurs américains. Ensuite, les premiers signes de saturation du marché intra-communautaire associés à la croissance de la demande mondiale de produits agricoles et alimentaires, incitent l’Europe communautaire à développer ses exportations vers les pays tiers, à l’aide de subventions (les restitutions à l’exportation). En découlent des pertes de parts de marché pour les États-Unis (tableau 1). Ce constat est 11 Se reporter, sur ces aspects historiques, à R.F Hopkins, D.J. Puchala, Global Food Interdependance : Challenge to America Foreign Policy, Columbia University Press, 1980. 12 Les production et la consommation de produits animaux en Europe nécessitèrent des importations massives d’aliments du bétail, soja et maïs, en provenance des États-Unis. Par ailleurs, lors du Tokyo round, les américains renoncèrent à remettre en question les principes fondamentaux de la PAC, les subventions à l’exportation en particulier, tandis que la Communauté européenne s’engagea à en faire un usage modéré. 8 confirmé par le calcul des positions par marché sur la période 1967-2000. Depuis 1990, l’Union européenne fait pratiquement jeu égal avec les États-Unis (graphique 2). TABLEAU 1 Évolution des parts de marchés des principaux pays exportateurs (en % des exportations mondiales) 1980 1990 1997 17.6 13.5 13.0 États-Unis 11.3 12.0 11.9 Union européenne (flux extra-UE) 3.3 2.6 3.0 Australie 3.5 3.5 3.6 Canada 1.4 2.5 2.8 Chine 2.3 2.2 2.8 Argentine 3.4 2.4 3.1 Brésil Source : OMC 2003 11.3 11.0 2.4 5.0 3.3 2.1 3.6 GRAPHIQUE 213 Position sur le marché 10 Etats-Unis en % du commerce mondial 5 1,2 0 -5 -2,3 UE -10 -15 -20 1967 1969 1971 1973 1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 740 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques source : CEPII Le rattrapage de l’Union européenne est alors interprété comme le signe annonciateur d’une menace pour l’hégémonie agricole et alimentaire américaine, nécessitant une réponse adaptée que s’empresse d’élaborer la nouvelle administration républicaine sous l’impulsion de R. Reagan. La réponse prend la forme d’une inscription du dossier agricole à l’ordre du jour du GATT, au moment de l’ouverture des négociations de Punta del Este en 1986. L’agriculture européenne doit désormais s’intégrer dans le cadre commun du libre-échange et se délester de son régime d’exception. L’objectif est de contenir la présence de l’Union européenne sur les marchés mondiaux, faisant passer au second plan le problème de la perte 13 L’indicateur de position par marché, ou sur le marché, se calcule de la façon suivante : POS = [XikMik]/[Xi+Mi]*100, avec X exportation, M importation, k le pays et i le produit, ici produits agricoles et alimentaires. Xi+Mi représentant le commerce mondial des produits agricoles et alimentaires. 9 du débouché européen pour les exportations américaines. L’ordre agricole international issu de la Seconde Guerre mondiale était dès cet instant fissuré, la méfiance s’étant installé du côté des États-Unis. Commencèrent à se dessiner les contours d’une lutte pour la persévérance dans l’être du complexe agroalimentaire américain. Les États-Unis portent toutefois une lourde responsabilité dans le déclenchement du conflit commercial. L’indicateur de position par marché montre bien que, malgré la réussite de la PAC, l’Union européenne n’est pas parvenue à devenir une puissance économique disposant d’un solde excédentaire en produits agricoles et alimentaires. L’Union européenne n’a fait que récupérer des parts de marché laissées vacantes par le durcissement de la politique monétaire américaine laquelle entraîna une appréciation du dollar dévastatrice pour les exportations américaines de produits agricoles et alimentaires. Le recul des exportations américaines sur les marchés mondiaux fut à l’origine du déclenchement de la guerre agricole dont l’objectif était, et est toujours, du côté américain, la préservation de l’excédent commercial agroalimentaire. Dès le commencement de la négociation, les États-Unis proposèrent l’ « option zéro », c’est-à-dire le démantèlement généralisé de toutes les formes d’aides et de subventions versées à l’agriculture européenne14. Cette posture engendra un blocage des négociations jusqu’en 1992, date à laquelle l’Union européenne entreprit une réforme, la première, de sa Politique agricole commune. En annonçant cette « option zéro », les ÉtatsUnis ont exercé un pouvoir de coercition sur l’Union européenne, en formant une coalition avec d’autres pays impliqués dans ce conflit, en l’occurrence l’Australie et les autres membres du Groupe de Cairns (Argentine, Thaïlande, Nouvelle-Zélande…), jouant tout autant sur le clivage entre certaines économies d’Europe du Nord davantage spécialisées dans les produits issus de la transformation alimentaire mais ne disposant pas d’avantages comparatifs dans le secteur des produits bruts (Danemark et Pays-Bas), et les économies qui, comme la France et l’Italie, détiennent des atouts dans ce secteur des matières premières agricoles. L’exercice de cette coercition était assorti d’une menace, celle de faire porter à l’Union européenne la responsabilité d’un échec des négociations qui aurait été préjudiciable à l’ensemble des négociateurs, c’est-à-dire à l’économie mondiale15. On sait que cette réforme de la PAC permit de débloquer les négociations, et de trouver un accord en décembre 1993. L’Accord 14 D’autres pays étaient concernés par cette proposition, mais dans la mesure où ils n’occupent qu’un rang secondaire dans les échanges mondiaux de produits agroalimentaires, le choix a été fait de ne les mentionner que dans une note de bas de page. Il s’agit essentiellement de la Suisse et du Japon. 15 Il convient d’insister ici sur le fait que ces négociations, ainsi que la réforme de la PAC de 1992, s’inscrivirent dans un contexte idéologique centré sur la remise en cause de toutes les formes de politiques économiques d’inspiration keynésienne. Lire sur ce point B. Jobert (éd.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, ainsi que È. Fouilleux, La politique agricole commune et ses réformes, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2003. 10 Agricole de l’Uruguay Round (AAUR), signé au printemps 1994 à Marrakech, contenait une modification des règles commerciales d’accès au marché (conversion des quotas et autres restrictions aux importations en droits de douane et réduction de ceux-ci de 36% sur une période de six ans assortie d’une réduction minimale de 15% pour chaque produit, accès minimal fixé à 3% de la consommation intérieure de produits provenant de pays concurrents), des versements de subventions aux exportations (baisse de 21% en volume et de 36% en valeur), et des pratiques d’octroi d’aides à l’agriculture (soutiens réduits sur six ans de 20%, comprenant les prix et les aides directes)16. Les répercussions de l’AAUR ont été certes positives, ne serait-ce que par la reprise des échanges mondiaux globaux et agricoles ainsi que le redressement des cours des matières premières agricoles qu’il suscita. Mais les États-Unis furent confrontés à la persistance de l’affaiblissement de leurs performances commerciales en particulier lors de la crise asiatique de 1997, situation qui les précipitèrent dans des déficits commerciaux abyssaux que l’excédent agroalimentaire ne pouvait compenser, excédent d’ailleurs lui-même en régression (graphique 3). Après une courte pose, dans laquelle beaucoup d’observateurs virent la confirmation de leur analyse faisant du libre-échange la voie unique du redressement de la croissance et de l’élévation du bien-être, le conflit s’amplifia et se généralisa, impliquant désormais d’autres nations productrices de produits agricoles et alimentaires. GRAPHIQUE 3 Solde du commerce extérieur des Etats-Unis 100 9,6 en milliards de dollars 0 Produits agroalimentaires -100 -200 -300 Autres produits -400 -500 -600 -686 -700 1968 1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 7 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques source : USDA 16 Pour davantage de détails, voir D. Bureau et J.-C. Bureau, Agriculture et négociations commerciales, Rapport au Conseil d’analyse économique, numéro 16, Paris, La Documentation Française, 1999. 11 La généralisation du conflit commercial agricole La mondialisation agricole fractionnée La généralisation du conflit commercial agricole prit dans un premier temps la forme d’une continuation du conflit bilatéral américano-européen. L’aggravation des déficits courants est, semble-t-il à l’origine du raidissement de la position américaine dans les discussions agricoles (graphique 4). Un examen détaillé des positions des secteurs de l’économie américaine dans l’économie mondiale montre que, à en juger par un indicateur aussi traditionnel que le taux de couverture, l’agroalimentaire est, avec le poste mécanique et dans une moindre mesure la chimie, le seul poste à dégager un taux de couverture supérieur à 100% (106,4% exactement en 2001, 114,5% pour la mécanique, et près de 100% pour le secteur de la chimie, les autres postes de la balance commerciale américaine tombant très vite aux alentours de 60-70%, comme l’électronique, voire moins comme les poste véhicules, 37%)17. L’indicateur d’avantages comparatifs confirme les résultats tirés des taux de couverture. Le tableau 2 retrace l’évolution de cet indicateur (tableau2). En découle l’idée selon laquelle les États-Unis ne peuvent renoncer à la filière agroalimentaire car il s’agit d’une activité qui exerce des effets d’entraînement significatifs sur le reste de l’économie (chaque dollar exporté de produit agroalimentaire engendre 1,57 dollar supplémentaire d’activité dans le reste de l’économie. Pour 53,1 milliards de dollars d’exportations de ce secteur en 2002, ils dégagent un gain net de 85,4 milliards de dollars et de 741 000 emplois civils dont 445 000 dans les secteurs non agricoles)18. Supporter de partager avec l’Union européenne la suprématie agroalimentaire sur les marchés mondiaux, en formant une sorte de duopole, signifierait par ailleurs pour les États-Unis, un affaiblissement de leur hégémonie sur les modes de consommation alimentaire. Car au-delà des stricts aspects économiques, le conflit commercial agricole recèle un affrontement culturel. 17 Le taux de couverture se définit comme le rapport entre les exportations et les importations en pourcentage, soit, TC = (X/M)*100. Dès lors qu’il est supérieur à 100%, on considère que l’économie apparaît spécialisée dans un ou plusieurs secteurs. Des détails sur le structure du commerce extérieur agroalimentaire américain se trouvent dans C. de Lorgeril et T. Pouch, « Structure et évolution du commerce extérieur agroalimentaire américain. Une interprétation économétrique », Économie Appliquée, numéro 1, Tome LIX, mars, p. 59-92, 2006. 18 Se reporter à W. Edmonson, « Food and Agricultural Exports Increased in 2000 at Greater Rate Than Imports, Reversing 5-Year Trend », Rural America, Volume 17, Issue 1, Spring, p. 45-48, 2004. Concernant le calcul de l’indicateur d’avantages ou de désavantages comparatifs, consulter G. Lafay, « La mesure des avantages comparatifs révélés », Économie Prospective Internationale, Revue du CÉPII, numéro 41, p. 243, 1990. 12 TABLEAU 2 Avantages comparatifs par filière (PIB/1000) Filières \ Années 1967 1975 1985 1995 2001 Agroalimentaire -1,11 0,64 1,99 4,29 3,17 Energétique -2,87 -9,78 -4,82 -7,86 -7,90 Textile -2,80 -3,61 -4,72 -4,58 -4,74 Bois papiers -1,59 -0,23 -1,55 0,23 -0,80 Chimique 2,57 3,52 4,23 5,27 4,99 Sidérurgique -0,54 -0,82 -0,77 -0,29 -0,23 Non ferreux -0,74 -1,09 -0,50 -0,17 -0,38 Mécanique 4,73 10,78 7,95 8,50 8,64 Véhicules -2,04 -5,21 -6,09 -4,14 -4,42 Electrique 0,84 1,37 0,06 -0,15 -0,33 Electronique 3,57 4,42 4,22 -1,10 2,01 N.D.A. Source :CHELEM – CEPII 0,00 -0,37 0,97 -0,18 -0,25 GRAPHIQUE 4 Déficits exterieurs des USA compte courant biens et services en % du PIB 1980 0,5 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 0 -0,5 -1 -1,5 -2 -2,5 -3 -3,5 -4 -4,5 853 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques source : Department of Commerce Pour persévérer dans son être, le complexe agroalimentaire américain a déployé plusieurs stratégies faisant des relations internationales un système d’actions et de réactions dont la visée n’est autre que de se soustraire à la domination, au dépassement d’un autre acteur concurrent19. La première visait, à l’OMC, à exiger de son adversaire européen la poursuite du démantèlement de la PAC, démantèlement dont on sait qu’il a été entrepris au travers des réformes de 1999 dans le cadre de l’Agenda 2000, et de 2003 lors de la signature des Accords de Luxembourg. L’Union européenne a accentué la principale disposition contenue dans la première grande réforme de la PAC, c’est-à-dire la baisse des prix de 19 Cela rejoint ce qui a été énoncé plus haut, à savoir que les relations internationales ne pouvaient être examinées qu’à partir d’une approche dynamique de l’économie. Sur ces points, lire F. Lordon, « Revenir à Spinoza dans la conjoncture intellectuelle présente » in L’Année de la régulation, numéro 7, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 166-183. 13 soutien, afin d’inciter les producteurs agricoles à effectuer leurs actes de production en fonction des signaux du marché. Le deuxième instrument auquel a eu recours l’Administration Bush a consisté à augmenter considérablement, dans le cadre du Farm Bill 2002, les aides versées aux agriculteurs sur une période de dix ans (180 milliards de dollars, soit une hausse de 76%), alors que l’Administration Clinton avait, en 1996, entrepris de les diminuer et, surtout, d’enclencher un processus de découplage de ces aides par rapport à la production20. Dans le sillage de ces décisions, on peut légitimement s’interroger sur l’objectif que renferme l’imposante dépréciation du dollar vis-à-vis de l’euro depuis le deuxième semestre 2004. Tout un travail de substitution entre une logique de commerce productrice de paix entre les nations et une logique de commerce comme déchaînement d’égoïsme et de violence entre ces mêmes nations s’est effectué depuis le début de la décennie 1980. Cette logique d’affrontement a paradoxalement redonné une légitimité au nationalisme économique censé s’effacer devant la victoire au moins conceptuelle de la théorie libérale faisant des échanges commerciaux de marchandises l’élément structurant d’une harmonisation des sociétés. Mais si le nationalisme peut revêtir un aspect hégémonique, qu’illustrerait le comportement américain dans le domaine de l’agriculture, il peut dans certains cas apparaître comme motivé par la recherche d’une simple existence dans l’économie mondiale. Les revendications exprimées par des nations comme le Brésil, l’Argentine, ou encore la Chine pour ne retenir que ces exemples, dans le cadre des négociations agricoles à l’OMC, à la suite de la mise en place du Cycle de Doha en 1999, processus faisant du développement une priorité pour la poursuite de la mondialisation, constituent un bon moyen de mettre au jour la logique conflictuelle qui structure le commerce mondial. Sous-tendue par le caractère normatif de la théorie du libreéchange, selon lequel toute participation aux flux commerciaux selon sa spécialisation doit nécessairement conduire à une élévation du bien-être de la nation, ces revendications ont toujours comme objectif de faire admettre à l’Union européenne, mais également aux ÉtatsUnis, les préjudices commerciaux et donc économiques qu’engendrent les politiques agricoles pratiquées dans ces deux zones. Si la perspective est d’enclencher une double dynamique de réduction de la pauvreté et de sortie du sous-développement, l’instrument ne peut être, selon ces pays, que le démantèlement des politiques agricoles. 20 Le plan du Président Bush contenait de surcroît un programme d’incitations financières aux exportations, l’extension de l’aide alimentaire (« food stamps »). Lire sur ce thème M. Petit, « La nouvelle loi agricole américaine. Quelles leçons du revirement idéologique qu’elle illustre ? », Économie Rurale, numéro 270, juilletaoût, p . 657-672, 2004. 14 Le thème de la libéralisation du commerce agricole est une antienne dans la littérature économique traitant des échanges mondiaux de marchandises. De nombreux économistes ont très souvent souligné le degré et la capacité de résistance des agriculteurs à l’ouverture commerciale. Il faut y voir le signe, selon l’OCDE, que ce secteur est d’autant mieux armé pour résister aux sirènes du libre-échange que les dispositifs visant à le soutenir sont majoritairement mis au point et utilisés dans les pays industrialisés au sein desquels les producteurs forment un effectif réduit dans la population active, et qu’ils sont mieux organisés, syndicalement et politiquement, que dans les économies en développement. La demande de protection y est donc particulièrement élevée et ce n’est qu’en exerçant une pression sur les États dans le cadre de l’OMC que l’on pourra parvenir à éradiquer la tentation protectionniste en agriculture dans le Nord industrialisé. Si les négociations pouvaient susciter l’adhésion de ces pays, et plus spécifiquement de l’Union européenne, au processus de libéralisation du commerce agricole, voici ce qui en résulterait. La baisse des soutiens et autres subventions provoquerait une changement dans le comportement d’offre des agriculteurs, lesquels renonceraient à produire en aussi grande quantité. Sur le marché mondial des matières premières agricoles, le volume offert étant réduit, on pourrait s’attendre, à demande égale, à ce que les prix remontent et constituent l’amorce d’une rémunération plus optimale des exportations en provenance des pays du Sud enclenchant une dynamique de croissance dans un premier temps puis de développement ensuite. Mais dans la mesure où les pays en développement disposent d’une main-d’œuvre moins coûteuse que dans les pays industrialisés, et de terres encore peu cultivées, les partisans du libre-échange escomptent une diminution des prix agricoles à l’importation dans les pays riches qui auraient ouverts leurs frontières commerciales. L’importation à moindre coût de matières premières alimentaires dans l’UE contribuerait à l’élévation du surplus des consommateurs (effet Ricardo). Ce recours à l’importation permettrait par conséquent de moins produire, induisant une baisse des dépenses budgétaires de l’UE consacrées aux soutiens agricoles, conduisant à une ré-allocation des dépenses budgétaires européennes en faveur d’autres secteurs comme ceux de la technologie et de la recherche, ou, comme le souhaitent les défenseurs d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement, un financement des activités agricoles et rurales en conformité avec ces souhaits exprimés par la société (renforcement des normes agri-environnementales, développement d’une agriculture biologique, bien-être des animaux…). Ces partisans du libre-échange voient surtout dans la libéralisation des échanges agricoles, un moyen d’enrayer l’appauvrissement des économies en développement. L’ouverture des pays riches aux produits agricoles et alimentaires en 15 provenance du Sud non développé induirait une utilisation intensive du facteur travail, supposé abondant dans ces économies. Cette insertion des pays en développement dans la division internationale du travail agricole aurait comme conséquence directe une augmentation de la production agricole de ces derniers, pouvant avoir des effets d’entraînement sur le reste des secteurs d’activités (effet Rybczynski)21. Le démantèlement des protections aux frontières formerait ainsi un jeu à somme positive, un modèle de « gagnant-gagnant »22. La théorie du commerce international enseigne en effet que la conquête de nouveaux marchés peut contribuer au développement du modèle « gagnant-gagnant » si l’ouverture commerciale approfondit la spécialisation de chacun des pays participant à l’échange et est obtenue au travers de négociations internationales structurées autour du principe de réciprocité. C’est ce qui ressort par exemple des travaux de la Banque mondiale qui, dans ses Perspectives économiques globales de 2002, rappelle l’importance qu’il y a à supprimer les barrières protectionnistes pratiquées dans les économies industrialisées, particulièrement dans le secteur agricole, afin de stimuler la croissance économique des pays en développement et de sortir les populations de la pauvreté23. C’est pourquoi les pays les moins développés ont exprimé leur souhait de voir les économies industrialisées renoncer à des pratiques de politique agricole qui entravent les productions et les exportations de ces pays du Sud. Pour ces derniers, l’enjeu des récentes négociations de l’OMC était donc de faire plier les pays industrialisés qui, comme l’UE et les États-Unis, exercent une concurrence déloyale à leur encontre. La généralisation du conflit agricole modifie toutefois la configuration des rapports de force. Initialement, la guerre commerciale agricole était réduite à son aspect bilatéral, au clivage États-Unis/Union européenne. La recherche de la persévérance dans l’être se situait du côté américain. Avec la montée en puissance de ces nouveaux acteurs que sont les pays émergents, lesquels disposent de puissants avantages comparatifs, la stratégie de persévérance dans l’être se situe tout autant du côté des européens puisque la PAC fait l’objet de critiques virulentes émanant des pays du Sud (tableau 3). On ne peut donc parler d’autre chose que 21 L’exercice intellectuel consistant à discréditer la PAC s’appuie dans ce cas sur le modèle « heckscherohlinien » de l’échange international, modèle selon lequel le secteur agricole produit des biens homogènes comme le blé, et dégage des rendements décroissants. Rappelons aux économistes qui s’en inspirent que le secteur agricole ne peut se réduire à cette vision, car ce secteur apparaît bien plus complexe qu’ils ne se l’imaginent (rendements décroissants compensables par un agrandissement des terres ou une intensification de la production. 22 D’autres auteurs ont montré, sur la base d’un modèle économétrique à trois équations, que l’augmentation d’un point d’exportation par rapport au PIB pouvait être à l’origine d’une hausse du revenu par tête. Se reporter sur ce point à J. Frankel, D. Romer, « Does Trade Cause Growth ? », American Economic Review, Number 3, Volume 89, June, 1999, p. 379-399. 23 World Bank, World Economic Outlook, Washington, 2002. 16 d’une généralisation de la guerre agricole car un examen des soldes commerciaux entre l’Union européenne, qui fut la plus attaquée à Cancún en 2003, révèle que ces pays émergents dégagent des excédents commerciaux structurels au détriment de l’Union européenne et recherchent une exploitation approfondie de leurs avantages comparatifs (graphiques 5 et 6). La bipolarité du conflit agricole s’est transformée en multipolarité mais porte moins sur la sortie du sous-développement que sur la capture des parts de marché. Il est d’ailleurs significatif que les principales revendications destinées à convaincre l’UE de la nécessité d’ouvrir son grand marché intérieur sont formulées par des géants agricoles comme le Brésil, l’Argentine, ou encore par des économies développées comme l’Australie. GRAPHIQUE 5 2 000 Soldes agro-alimentaires de l'UE avec les différentes zones du monde NPI 1 000 651.3 Millions de dollars 0 1967 -1 000 1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000 Asie -580.4 -2 000 -3 000 -3202.5 Afrique -4 000 -5 000 source : CEPII 686 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques TABLEAU 3 Avantages comparatifs révélés dans l’agroalimentaire (en millième de PIB) 1998 Union européen ne Brésil Argentine NouvelleZélande Inde Chine Afrique du sud Australie 1999 2000 2001 Produit Produits Produit Produits Produit Produits Produit Produits s bruts transform s bruts transform s bruts transform s bruts transform és és és és -2.7 0.6 -2.5 0.8 -2.8 1.3 -2.8 0.9 4.3 16.2 27.0 9.0 19.7 61.7 6.7 12.6 31.8 12.9 20.7 68.8 6.9 14.2 38.6 11.4 21.2 88.5 10.5 14.9 36.0 16.1 16.7 107.2 6.7 0.0 8.9 2.6 0.1 9.4 5.5 -0.9 8.5 2.4 1.5 6.7 4.8 -3.3 8.3 4.1 2.1 8.9 3.3 -4.6 11.1 3.6 2.3 9.7 12.4 13.8 17.8 13.3 20.4 16.4 20.5 15.6 17 4.0 2.2 ÉtatsUnis Source : CEPII CHELEM 3.8 2.3 4.1 2.8 3.5 2.1 GRAPHIQUE 6 Soldes agro-alimentaires de l'UE avec les différentes zones du monde 0 1967 1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000 Millions de dollars -2 000 -4 000 Brésil - Méxique - Argentine -6 000 -8 000 -8682.5 -9177.6 -10 000 Autre Amérique Latine -12 000 685 - Chambres d'Agriculture - APCA-Études économiques source : CEPII L’exploitation de tels avantages comparatifs apparaît d’autant plus importante que, dans le cas du Brésil, premier producteur mondial de soja et de viande de volailles, la spécialisation internationale répond à une demande mondiale particulièrement dynamique. Exposée à des menaces multiples, la puissance hégémonique, tente de définir une stratégie de persévérance dans l’être qui passerait par le contrôle de ce multilatéralisme agricole en établissant de plus en plus de relations bilatérales, mais en courant le risque de concentrer sur elle l’ensemble des revendications et de la contestation24. Admettre la guerre en économie La posture intellectuelle consistant à voir dans le libre-échange un principe de pacification des relations économiques internationales, le plus souvent au travers de modèles mathématiques, apparaît, à en juger par l’exemplarité du cas agricole à l’OMC, évacuer les tensions, les conflits, bref, la guerre constitutive des relations internationales. Elle n’est en quelque sorte qu’une approche imaginaire des choses. En prenant le cas de l’agriculture, un cas parmi d’autres, nous l’avons souligné en début d’article, en élargissant les références audelà du champ de la science économique, l’investigation présente n’avait d’autre objet, ainsi que le rappelle P. Manent, que de « porter le monde devant l’œil de l’esprit, de sorte que le 24 Cet aspect du problème est analysé par B. Badie, L’impuissance de la puissance. Essais sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004. 18 monde, en tant qu’il est à connaître, soit désormais tout entier devant l’œil de l’esprit, en d’autres termes qu’il soit désormais sans mystère »25. Nous avons à répondre à la question figurant dans le titre de cet article. Y a-t-il une fatalité de la guerre économique? Au regard de ce qui précède, on ne peut douter de la réalité de l’économie mondiale. Cette réalité est bien celle du conflit, de la guerre commerciale. En dépit de l’existence d’institutions internationales, dont les missions étaient justement de surmonter les risques de la conflictualité en économie, en dépit de la naissance de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, le cadre coopératif tant recherché antérieurement n’a nullement entravé la permanence, durant toutes ces années, de la tentation nationaliste en économie. Le monde commun tant recherché n’a pas émergé des règles et autres codes de conduite que chacun des pays s’étaient engagés à respecter. À la faveur de la crise, la tentation s’est ensuite transformée en stratégie mercantiliste pour les uns, en réaffirmation de la puissance pour les autres. Le principe hiérarchique en agriculture s’était jusqu’à très récemment, structuré autour de deux puissances, dont une, l’Union européenne, avait pu se hisser à la hauteur des performances de la première, les États-Unis. Ces deux zones avaient donc vocation à l’hégémonie et c’est en cela que la lutte concurrentielle s’était engagée lors de l’ouverture de l’Uruguay round. L’enjeu était, pour les États-Unis, de contenir l’Union européenne dans sa candidature à l’hégémonie sur les marchés européens de produits agricoles laquelle bloquait, amputait celle des Américains. Outre le fait que l’Union européenne soit parvenu à supplanter les États-Unis sur ce marché communautaire, l’autre crainte tenait à ce que l’Union représente une menace supplémentaire sur les marchés mondiaux, faisant de cette zone un concurrent potentiel à l’hégémonie mondiale dans l’agroalimentaire26. Il faut par conséquent poser les limites atteintes par l’entreprise d’intégration des économies dans un jeu coopératif au travers des règles institutionnelles internationales construites il y a soixante ans. Une fois posées, ces limites renverraient alors aux interrogations multiples, récurrentes, relatives au transfert de souveraineté nécessaire vers des institutions internationales qui restent encore à définir27. Il y a une fatalité de la guerre économique parce que chaque nation s’engage à valoriser les avantages comparatifs qu’elle détient, ou s’engage à satisfaire les injonctions de ces acteurs 25 P. Manent, op. cit, p. 11-12. Le sociologue N. Élias a rappelé, dans un de ses ouvrages, qu’il s’agissait dans ce cas, de phase d’élimination, de plus ou moins longue durée, d’un des candidats à la suprématie mondiale. Lire N. Élias, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1993 pour la traduction française (1983 pour la première édition). 27 Consulter sur ces interrogations J.-C. Graz, La gouvernance de la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004. Voir également J.-M. Siroën, Relations économiques internationales, Paris, Bréal, coll. « Amphi économie », 2001. On ne peut que renvoyer aux analyses pénétrantes de F. Perroux, notamment F. Perroux, Pouvoir et économie, Paris, Bordas, 1973. 26 19 aussi puissants que les firmes transnationales de l’agroalimentaire. Le processus de valorisation se traduit par des stratégies de capture de parts de marché, donc de richesses, au détriment de concurrents qui auraient l’impudence de rivaliser avec la puissance en place, de se hisser à son rang. On retombe sur la réflexion de Hobbes, qui indiquait, toujours dans Léviathan, que les États se livrent à des conflits d’appropriation et/ou de ré-appropriation. Ces conflits peuvent être dans un premier temps locaux, puis se généraliser ensuite à d’autres Cités, l’agresseur devenant à son tour agressé. Mais on aura remarqué que, dans cette guerre, aucun combat effectif n’a eu lieu, pas de guerre de tarifs douaniers, si ce n’est à la marge et ponctuellement (cas d’une élévation de droits de douane aux États-Unis à l’encontre d’une liste de produits agricoles en provenance d’Europe par exemple, ou transformation de la baisse des droits de douane en barrières non tarifaires, centrées sur les normes sanitaires le plus souvent). Ce que nous avons voulu établir, c’est que la guerre commerciale agricole se présentait davantage comme un état que comme un conflit effectif28. Guerre déclenchée au milieu de la décennie 1980, suscitée par la menace ressentie, la méfiance envers les performances de l’autre, puis des autres, induisant la formation d’une contre-stratégie combative dont la visée est de se protéger, de persévérer dans son être. Pour le moment, l’issue de cette guerre reste incertain. Les grandes puissances agricoles n’ayant trouvé d’autre voie que la mise en échec des négociations, comme à Cancún en septembre 2003. Conclusion La théorie économique de l’échange international évacue depuis plus de deux siècle la réalité de la guerre et du conflit. Au travers du cas exemplaire de l’agriculture, nous avons montré qu’il était au contraire nécessaire, voire impératif de réintroduire ces notions. Elles sont d’autant plus indispensables à analyser que, dans un texte récent, les auteurs du rapport du Conseil d’analyse économique consacré à La gouvernance mondiale, reconnaissaient que, s’ils avaient à réécrire ce rapport, ils donneraient davantage de place aux questions de pouvoir, afin de saisir les ressorts de la puissance, pouvant inciter un État à accepter ou refuser de se soumettre à une règle internationale édictée par une institution comme l’OMC. Reconnaissant tout autant que la mondialisation n’avait pas atteint ses objectifs, que la création d’un pouvoir arbitral comme celui que détenait désormais l’OMC apparaissait 28 Lire en particulier le chapitre XIII du Léviathan de Hobbes, dans l’édition établie par G. Mairet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001. Se reporter à l’analyse qu’en fait C. Lazzeri, Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements de la politique », 1998, notamment le chapitre II. 20 contesté, ces mêmes auteurs suggéraient de réfléchir aux conditions d’une meilleure gouvernance mondiale. Se livrer à un tel exercice nécessite au préalable d’investir dans un examen des motivations et des objectifs de chacun des États dans la mondialisation, qu’ils ont d’ailleurs souhaitée et ardemment défendue29. En d’autres termes, ne pas séparer l’économie des rapports sociaux comme des rapports inter-étatiques, et donc des logiques de pouvoir et de conflit qui les constituent. 29 Voir P. Jacquet, J. Pisani-Ferry et L. Tubiana, Gouvernance mondiale, Rapport au CAE, Paris, La Documentation Française, numéro 37, 2002. Des mêmes auteurs, lire « À la recherche de la gouvernance mondiale », Revue d’économie financière, numéro 70, janvier, p. 1-13, 2003. 21